L’Espion (Cooper)/Chapitre 4

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 44-58).


CHAPITRE IV.


Ce sont les traits, le regard, le son de voix, le port de ce lord étranger. Sa taille mâle, hardie et élevée, semble la tour d’un château quoique les proportions en soient si heureuses qu’il déploie avec aisance toute la force d’un géant. Le temps et la guerre ont laissé des traces sur ce visage majestueux ; mais quelle dignité dans ses yeux ! C’est à lui que j’aurais recours en humble suppliant, au milieu des chagrins, des dangers, des injustices, et j’aurais la confiance d’être consolé, protégé, vengé ; mais si j’étais coupable, je craindrais son regard plus que la sentence qui prononcerait mon trépas. — Il suffit, s’écria la princesse ; c’est l’espérance, la joie, l’orgueil de l’Écosse.
Sir Walter Scott. Le Lord des Îles.


Un profond silence régna quelques moments après le départ du colporteur. M. Wharton en avait assez appris pour éprouver de nouvelles inquiétudes relativement à son fils. Le capitaine désirait de tout son cœur que M. Harper fût partout ailleurs qu’à la place qu’il occupait en ce moment avec un calme en apparence si parfait. Miss Peyton préparait le déjeuner avec l’air de complaisance qui lui était naturel et qu’augmentait peut-être un peu de satisfaction intérieure provenant de l’emplette qu’elle venait de faire d’une bonne partie des dentelles du colporteur. Sara examinait et rangeait les marchandises qu’elle venait d’acheter, et Frances l’aidait complaisamment sans songer à ses propres emplettes. L’étranger rompit le silence tout à coup :

— Si c’est à cause de moi, dit-il, que le capitaine Wharton conserve son déguisement, je l’engage à bannir toute crainte et à se détromper. Quand j’aurais eu quelques motifs pour le trahir, ils seraient sans force dans les circonstances présentes.

Frances tomba sur sa chaise, pâle et interdite. La théière que miss Peyton levait lui échappa des mains ; Sara resta muette de surprise sans penser davantage aux marchandises étalées sur ses genoux ; M. Wharton resta comme stupéfait ; mais le capitaine, après avoir hésité un instant par suite de son étonnement, s’élança au milieu de la chambre, et jeta loin de lui tout ce qui servait à le déguiser.

— Je vous crois, s’écria-t-il, je vous crois de toute mon âme, et au diable le déguisement ! Mais comment se fait-il que vous m’ayez reconnu ?

— Vous avez si bonne mine sous vos propres traits, capitaine, dit Harper avec un léger sourire, que je vous engage à ne jamais les cacher. En supposant que je n’aie pas eu d’autres moyens pour vous reconnaître, croyez-vous que ceci n’ait pas été suffisant pour vous découvrir ? Et en même temps il montra un portrait suspendu sur la boiserie, représentant un officier anglais en uniforme.

— Je m’étais flatté, dit Henry en riant, que j’avais meilleure mine sur cette toile que sous mon déguisement. Il faut que vous soyez bon observateur, Monsieur.

— La nécessité m’y a contraint, répondit Harper en se levant.

Il s’avançait vers la porte quand Frances, se précipitant au devant de lui, lui saisit une main, la serra entre les siennes, et lui dit avec l’accent de la nature, les joues couvertes du plus vif incarnat : — Vous ne trahirez pas mon frère ! il est impossible que vous le trahissiez.

Harper s’arrêta, resta un moment les yeux fixés sur l’aimable jeune fille avec un air d’admiration, et appuyant une main sur son cœur, il lui dit d’un ton solennel. — Je ne le dois, ne le veux, ni ne le puis. Étendant alors une main sur la tête de Frances, il ajouta : — Si la bénédiction d’un étranger est de quelque prix à vos yeux, recevez-la, mon enfant. Et, saluant toute la compagnie, il se retira dans son appartement.

Le peu de paroles que venait de prononcer M. Harper, le ton et la manière qui les avaient accompagnées, firent une impression profonde sur tous ceux qui avaient été témoins de cette scène, et tous, à l’exception du père, en éprouvèrent un grand soulagement. On trouva quelques anciens vêtements du capitaine qu’on avait apportés de la ville quand la famille l’avait quittée, et le jeune Wharton, enchanté d’être délivré de toute contrainte, commença enfin à jouir du plaisir qu’il s’était promis en s’exposant à tant de dangers pour faire cette visite à son père et à ses sœurs. M. Wharton s’était retiré pour vaquer à ses occupations ordinaires, les trois dames et le jeune homme restèrent à jouir pendant une heure du plaisir d’une conversation sans contrainte, sans penser un instant qu’ils pussent avoir à craindre aucun danger. La ville de New-York et les connaissances qu’on y avait ne furent pas longtemps négligées, car miss Peyton, qui n’avait jamais oublié les heures agréables qu’elle y avait passées, demanda bientôt, entre autre choses, à son neveu des nouvelles du colonel Wellmere.

— Oh ! dit le capitaine avec gaieté, il est encore dans cette ville, aussi galant et aussi recherché que jamais.

Quand bien même l’amour n’existerait pas dans le cœur d’une femme, il est rare qu’elle entende sans rougir nommer un homme qu’elle pourrait aimer, et dont le nom a été joint au sien par les bruits du jour et les caquets de société. Telle avait été la situation dans laquelle Sara s’était trouvée à New-York, et elle baissa les yeux vers le tapis avec un sourire qui, joint à la rougeur qui lui couvrait les joues, ne lui faisait rien perdre de ses charmes.

Le capitaine Wharton ne fit pas attention à l’espèce d’embarras que sa sœur éprouvait : — Il est quelquefois mélancolique, continua-t-il, et nous lui disons qu’il faut qu’il soit amoureux. Sara leva les yeux sur son frère, et elle les tournait sur le reste de la compagnie quand elle rencontra ceux de Frances qui s’écria en riant de tout son cœur : — Le pauvre homme ! est-il au désespoir ?

— Je ne le crois pas, répondit le capitaine ; quel motif aurait pour se désespérer le fils aîné d’un homme riche, qui est jeune, bien fait et colonel ?

— Ce sont de puissantes raisons pour réussir, dit Sara en s’efforçant de rire ; et surtout la dernière.

— Permettez-moi de vous dire, répliqua Henry gravement, qu’une place de lieutenant-colonel dans les gardes a bien son mérite.

— Oh ! le colonel Wellmere est un homme parfait ! dit Frances avec un sourire ironique.

— On sait fort bien, ma sœur, répliqua Sara avec un mouvement d’humeur, que le colonel n’a jamais eu le bonheur de vous plaire. Vous le trouvez trop loyal, trop fidèle à son roi.

— Henry l’est-il moins ? demanda Frances avec douceur en prenant la main de son frère.

— Allons, allons, s’écria miss Peyton, point de différence d’opinion sur le colonel : je vous déclare que c’est un de mes favoris.

— Frances aime mieux les majors, dit Henry avec un sourire malin, en attirant sa sœur sur ses genoux.

— Quelle folie ! s’écria Frances en rougissant et en cherchant à lui échapper.

— Ce qui me surprend, continua le capitaine, c’est que Dunwoodie, en délivrant mon père de la captivité, n’ait pas cherché à retenir Frances dans le camp des rebelles.

— Cela aurait pu mettre sa propre liberté en danger, dit Frances avec un sourire malin, en se rasseyant sur sa chaise ; vous savez que c’est pour la liberté que combat le major Dunwoodie.

— La liberté ! répéta Sara, jolie liberté que celle qui donne cinquante maîtres au lieu d’un seul !

— Le privilège de changer de maîtres est du moins une liberté, dit Frances avec un air de bonne humeur.

— Et c’est un privilège dont les dames aiment quelquefois à jouir, ajouta le capitaine.

— Je crois que nous aimons à choisir ceux qui doivent être nos maîtres, dit Frances, toujours sur le ton de la plaisanterie ; n’est-il pas vrai, ma tante ?

— Moi ! s’écria miss Peyton ; et comment le saurai-je, ma chère enfant ! il faut vous adresser à d’autres, si vous voulez vous instruire sur ce sujet.

— Ah ! s’écria Frances en regardant sa tante avec un air espiègle, vous voudriez nous faire croire que vous n’avez jamais été jeune. Mais que faut-il que je pense de tout ce que j’ai entendu dire de la jolie miss Jeannette Peyton ?

— Sornettes, ma chère, sornettes, dit la tante en cherchant à réprimer un sourire ; vous imaginez-vous devoir croire tout, ce que vous entendez dire ?

— Vous appelez cela des sornettes ! s’écria le capitaine avec gaieté. Encore à présent le général Montrose porte la santé de miss Peyton ; et il n’y a pas huit jours que j’en ai été témoin à la table de sir Henry.

— Vous ne valez pas mieux que votre sœur, Henry, répliqua la tante ; et pour couper court à toutes ces folies, il faut que je vous fasse voir mes étoffes fabriquées dans le pays : elles feront contraste avec toutes les belles choses que Birch vient de nous montrer.

Les jeunes gens se levèrent pour suivre leur tante, satisfaits l’un de l’autre, et en paix avec tout l’univers. En montant l’escalier qui conduisait à la chambre où étaient déposées les étoffes dont elle venait de parler, miss Peyton saisit pourtant une occasion pour demander à son neveu si le général Montrose souffrait encore autant de la goutte que lorsqu’elle l’avait connu.

C’est une découverte pénible que nous faisons en avançant dans la vie que nul de nous n’est exempt de faiblesses. Quand le cœur est neuf encore, et que l’avenir s’offre à nos yeux sans aucune de ces taches dont l’expérience viendra le souiller, tous nos sentiments ont un caractère de sainteté. Nous aimons à supposer à nos amis naturels toutes les qualités auxquelles nous aspirons nous-mêmes et toutes les vertus que nous avons appris à révérer. La confiance avec laquelle nous accordons notre estime semble faire partie de notre nature, et l’affection qui nous unit à tout ce qui nous tient par les liens du sang a une pureté qu’on peut rarement espérer de voir conserver tout son éclat pendant tout le cours de la vie. La famille de M. Wharton continua à jouir, pendant tout le reste de cette journée, d’un bonheur qu’elle n’avait pas connu depuis longtemps et qui naissait, du moins dans les plus jeunes de ses membres, des délices d’une affection pleine de confiance, et de la réciprocité des sentiments les plus désintéressés.

M. Harper ne reparut qu’à l’heure du dîner, et, dès que le repas fut terminé, il se retira dans sa chambre, sous prétexte de quelques affaires. Malgré la confiance qu’avaient inspirée ses manières, son absence fut un soulagement pour la famille ; car la visite du capitaine Wharton ne pouvait durer que quelques jours, tant parce que son congé était limité qu’à cause du danger qu’il courait d’être découvert.

Cependant le plaisir de se revoir l’emporta sur la crainte. Une ou deux fois pendant la journée, M. Wharton avait encore témoigné des doutes sur le caractère de son hôte inconnu, et des craintes qu’il ne donnât des informations qui pussent faire découvrir son fils. Mais tous ses enfants repoussèrent vivement cette idée, et Sara même s’unit à son frère et à sa sœur pour plaider avec chaleur en faveur de la sincérité, de l’air de franchise et de candeur de M. Harper.

— De telles apparences sont souvent trompeuses, mes enfants, dit le père avec un ton de découragement. Quand on voit des hommes comme le major André se prêter à la fausseté, il est inutile de raisonner d’après les qualités d’un individu et surtout d’après celles qui sont extérieures.

— À la fausseté ! s’écria son fils avec vivacité ; vous oubliez, mon père, que le major André servait son roi, et que les usages de la guerre justifient sa conduite.

— Et ces usages de la guerre ne justifient-ils pas aussi sa mort, mon frère ? demanda Frances d’une voix émue, ne voulant pas abandonner ce qu’elle regardait comme la cause de son pays, et ne pouvant en même temps résister à l’influence de sa sensibilité.

— Non sans doute, s’écria le jeune homme en se levant avec précipitation, et se promenant à grands pas. Frances vous me transportez d’indignation. Si mon destin me faisait tomber en ce moment entre les mains des rebelles, vous excuseriez ma sentence de mort ; — vous applaudiriez peut-être à la cruauté de Washington.

— Henry ! s’écria Frances d’un ton solennel, mais tremblante et pâle comme la mort, vous connaissez bien peu mon cœur.

— Pardon, ma sœur, ma chère Fanny ! s’écria le jeune homme repentant, en la pressant contre son cœur, et en essuyant avec ses lèvres les larmes qui coulaient de ses yeux.

— J’ai été folle de prendre à la lettre quelques mots prononcés à la hâte, dit Frances en se dégageant de ses bras, et en levant sur lui avec un sourire ses yeux encore humides ; mais les reproches de ceux que nous aimons sont bien cruels, Henry, surtout quand nous croyons… quand nous sentons… et… — les couleurs reparurent sur ses joues lorsqu’elle ajouta en baissant la voix, et les yeux fixés sur le tapis, — que nous ne les méritons pas.

Miss Peyton quitta sa chaise pour aller s’asseoir près de Frances, et elle lui dit en lui prenant la main avec bonté : — Il ne faut pas que l’impétuosité de votre frère vous affecte à ce point. Vous savez, et personne ne l’ignore, ajouta-t-elle en souriant, que les jeunes gens sont ingouvernables.

— Et d’après ma conduite vous pourriez ajouter cruels, dit le capitaine en s’asseyant de l’autre côté de sa sœur ; mais quand il est question de la mort d’André, nous sommes tous d’une susceptibilité qui ne connaît pas de bornes. Vous ne l’avez pas connu ? C’était l’homme le plus brave, le plus accompli, le plus estimable. Frances sourit faiblement en secouant la tête, mais ne répondit rien. Son frère remarquant sur sa physionomie des signes d’incrédulité, ajouta : — Vous en doutez ? sa mort vous paraît juste ?

— Je ne doute pas de ses bonnes qualités, répondit Frances avec douceur, je ne doute pas qu’il ne méritât un destin plus heureux ; mais je doute que Washington se fût permis un acte illégal. Je connais peu les usages de la guerre, je ne désire pas les connaître mieux ; mais quel espoir de succès pourraient avoir les Américains dans cette contestation, s’ils consentaient que tous les principes établis depuis longtemps ne profitassent qu’aux Anglais ?

— Mais pourquoi cette contestation ? s’écria Sara avec impatience. D’ailleurs ce sont des rebelles donc tous leurs actes sont illégaux.

— Les femmes, dit Henry, ne sont que des miroirs qui réfléchissent les objets que leur imagination leur présente. Je vois en Frances les traits du major Dunwoodie, et en Sara je reconnais ceux du…

— Du colonel Wellmere, ajouta Frances, riant et rougissant. Quant à moi, j’avoue que je dois au major l’idée que je viens d’exprimer n’est-il pas vrai, ma tante ?

— Je crois, répondit miss Peyton, qu’il y avait quelque chose de semblable dans la dernière lettre qu’il m’a écrite.

— Je ne l’ai pas oublié, continua Frances, et je vois que Sara se souvient également des savantes dissertations du colonel Wellmere.

— Je me flatte que je me souviendrai toujours des principes de la justice et de la loyauté, répliqua Sara en se levant pour s’éloigner du feu, comme si une trop grande chaleur eût appelé sur ses joues le carmin dont elles étaient couvertes.

Il n’arriva rien d’important pendant le reste du jour mais dans la soirée César rapporta qu’il avait entendu des voix causant d’un ton très-bas dans la chambre de M. Harper. L’appartement occupé par le voyageur était situé dans une des deux petites ailes à l’extrémité de la maison, et il paraît que César avait établi un système régulier d’espionnage, pour veiller à la sûreté de son jeune maître. Cette nouvelle répandit quelque alarme dans la famille de M. Wharton ; mais l’arrivée de M. Harper avec son air de bienveillance et de sincérité, malgré sa réserve habituelle, bannit bientôt le soupçon de tous les cœurs, à l’exception de celui de M. Wharton. Ses enfants et sa sœur crurent que César s’était trompé, et la soirée se passa sans autre sujet d’inquiétude.

Dans la soirée du lendemain, comme on venait de se réunir pour prendre le thé que miss Peyton préparait dans la salle à manger, un changement s’opéra dans l’atmosphère. Les légers nuages qu’on voyait flotter à peu de distance sur la cime des montagnes, commencèrent à courir vers l’est avec une rapidité surprenante. La pluie continuait à battre avec une force incroyable contre les fenêtres de la maison donnant sur le levant, et le ciel était sombre du côté de l’ouest. Frances regardait cette scène avec le désir naturel à la jeunesse de voir se terminer une détention de deux jours, quand tout à coup l’orage se calma comme par un effet magique. Les vents impétueux s’étaient tus, la pluie avait cessé, et elle vit avec transport un rayon de soleil brillant sur un bois voisin. Les feuilles humides, empreintes des belles teintes d’octobre, réfléchissaient toute la magnificence d’un automne d’Amérique. La famille courut à l’instant sur une grande terrasse donnant sur le sud. L’air était doux, frais et embaumée Du côté de l’est on voyait encore accumulés d’épais nuages semblables aux masses d’une armée qui se retire en bon ordre après une défaite. Des vapeurs condensées, partant de derrière une colline située à quelque distance des Sauterelles, se précipitaient encore vers l’orient avec une rapidité étonnante ; mais, à l’ouest, le soleil brillait dans toute sa splendeur, et paraît la verdure d’un nouvel éclat. De tels moments n’appartiennent qu’au climat de l’Amérique, et l’on en jouit d’autant mieux que le contraste est plus rapide, et qu’on éprouve plus de plaisir en échappant à la fureur des éléments déchaînés pour retrouver la tranquillité d’une soirée paisible, et un air aussi doux et aussi frais que celui des plus belles matinées de juin.

— Quelle scène magnifique ! dit Harper à demi-voix, oubliant un instant qu’il n’était pas seul. Quel grand et sublime spectacle ! Puissent se terminer ainsi les cruels débats qui déchirent ma patrie ! Puisse un soir de gloire et de bonheur succéder à un jour de souffrance et de calamité !

Frances, qui était près de lui, fut la seule qui l’entendit ; jetant sur lui un regard à la dérobée, elle le vit la tête nue et les yeux élevés vers le ciel. Ses traits n’offraient plus cette expression paisible et presque mélancolique qui leur était habituelle ; ils semblaient animés par le feu de l’enthousiasme, et un léger coloris était répandu sur ses traits pâles.

— Un tel homme ne peut nous trahir, pensa-t-elle ; de pareils sentiments ne peuvent appartenir qu’à un être vertueux.

Chacun se livrait encore à ses réflexions silencieuses, quand on vit venir Harvey Birch, qui avait profité du premier rayon du soleil pour se rendre aux Sauterelles. Il arriva luttant contre le vent qui soufflait encore avec force, le dos courbé, la tête en avant, les bras faisant le balancier de chaque côté ; il marchait du pas qui lui était ordinaire, du pas leste et allongé d’un marchand qui craint de perdre l’occasion de vendre en arrivant trop tard.

— Voilà une belle soirée, dit-il en saluant la compagnie sans lever les yeux, une soirée bien douce, bien agréable pour la saison.

M. Wharton convint de la vérité de cette remarque et lui demanda avec bonté comment se portait son père.

Harvey entendit la question et garda le silence. Mais M. Wharton la lui ayant faite une seconde fois, il lui répondit d’une voix entrecoupée par un léger tremblement : — Il s’en va grand train. Que faire contre l’âge et le chagrin ?

Une larme brilla dans ses yeux pendant qu’il prononçait ces paroles ; il se détourna pour l’essuyer avec sa main ; mais ce mouvement de sensibilité n’avait pas échappé à Frances, qui sentit pour la seconde fois que le colporteur s’élevait dans son estime plus qu’il ne l’avait encore fait jusqu’alors.

La vallée dans laquelle se trouvait l’habitation dite des Sauterelles s’étendait du nord-ouest au sud-est, et la maison étant située à mi-côte d’une colline, une percée, pratiquée en face de la terrasse entre une montagne et des bois, faisait apercevoir la mer dans le lointain. Les vagues, qui naguère venaient se briser avec fureur sur la côte, n’offraient plus que ces ondulations régulières qui succèdent à une tempête, et un vent doux et léger soufflant du sud-ouest contribuait à calmer ce reste d’agitation. Quelques points noirs pouvaient se remarquer sur la surface des ondes, quand une vague les élevait au-dessus du niveau des autres, mais ils disparaissaient quand les flots qui les soutenaient s’abaissaient, et ne redevenaient visibles que quelques instants après. Personne n’y fit attention, excepté le colporteur. Il s’était assis sur la terrasse, à quelque distance de M. Harper, et semblait avoir oublié le motif de sa visite. Cependant ses yeux toujours en mouvement aperçurent bientôt le spectacle que nous venons de décrire, et il se leva avec vivacité regardant du côté de la mer. Il se débarrassa de la chique qu’il avait dans la bouche, changea de place, jeta rapidement un regard d’inquiétude sur M. Harper, et dit d’un ton expressif :

— Il faut que les troupes royales soient en marche.

— Qui peut vous le faire croire ? demanda le capitaine Wharton. Dieu le veuille, au surplus ! Je ne serai pas fâché d’avoir leur escorte.

— Ces dix grandes barques n’avanceraient pas si vite, répondit Birch, si elles n’avaient un équipage plus nombreux que de coutume.

— Mais n’est-il pas possible, dit M. Wharton d’un ton d’alarme, que ce soit une division des… des Américains ?

— Cela m’a l’air d’être des troupes royales, répéta le colporteur, en appuyant sur ces derniers mots.

— Comment, l’air ! répéta Henry ; on ne peut distinguer que quelques points noirs.

Harvey ne répondit pas à cette observation et semblant se parler à lui-même : — Je vois ce que c’est, dit-il ; ils sont partis avant l’orage, ils ont passé deux jours dans l’île ; la cavalerie de Virginie est en marche, on ne tardera pas à se battre dans les environs.

Tout en parlant ainsi, il jetait de temps en temps un coup d’œil sur Harper qui semblait à peine l’écouter et qui, sans montrer la moindre émotion, jouissait avec calme et plaisir du changement de l’atmosphère.

Cependant, lorsque Birch eut cessé de parler, Harper se tourna vers son hôte, et lui dit que ses affaires n’admettant aucun délai inutile, il profiterait de cette belle soirée pour avancer de quelques milles. M. Wharton lui exprima tout le regret qu’il éprouvait d’être si tôt privé de sa société ; mais il connaissait trop bien ses devoirs pour ne pas se prêter au désir qu’avait son hôte de partir et il donna sur-le-champ les ordres nécessaires à ce sujet.

Cependant l’inquiétude du colporteur augmentait d’une manière qui paraissait inexplicable. Ses yeux se portaient à chaque instant vers l’extrémité de la vallée, comme s’il se fût attendu à quelque interruption de ce côté. Enfin César parut, amenant le noble animal qui devait porter le voyageur, et le colporteur s’empressa de l’aider à en serrer la sangle, et à attacher solidement sur sa croupe une valise et un manteau bleu.

Tous les préparatifs du départ étant terminés, M. Harper fit ses adieux à ses hôtes. Il prit congé de Sara et de sa tante avec aisance et politesse ; mais quand il s’approcha de Frances, il s’arrêta un instant ; son visage prit une expression de bienveillance plus qu’ordinaire ; ses yeux répétèrent la bénédiction que sa bouche avait déjà prononcée, et la jeune fille sentit la chaleur monter à ses joues et son cœur battre avec plus de rapidité que de coutume quand il lui adressa ses adieux. Il y eut un échange de politesses réciproques entre le voyageur et son hôte mais, en offrant sa main avec un air de franchise au capitaine Wharton, il lui dit d’un ton solennel :

— La démarche que vous avez faite n’est pas sans danger ; il peut en résulter des conséquences très-désagréables pour vous ; mais en ce cas il est possible que je trouve l’occasion de prouver ma reconnaissance de l’accueil que j’ai reçu dans votre famille.

— Sûrement, Monsieur, s’écria le père, ne songeant plus qu’au danger que pouvait courir son fils, vous garderez le secret sur une découverte que vous ne devez qu’à l’hospitalité que je vous ai accordée ?

Harper, fronçant le sourcil, se tourna avec vivacité vers M. Wharton, mais déjà le calme était revenu sur son front, et il lui répondit avec douceur :

— Je n’ai rien appris dans votre famille que je ne connusse auparavant Monsieur ; mais il peut être heureux pour votre fils que j’aie été instruit de sa visite ici et des motifs qui l’ont occasionnée.

Il salua toute la compagnie, et sans faire attention au colporteur autrement que pour le remercier de son attention, il monta à cheval avec grâce franchit la petite porte, et disparut bientôt derrière la montagne qui abritait la vallée du côté du nord.

Les yeux de Birch suivirent le cavalier tant qu’il put l’apercevoir, et quand il l’eut perdu de vue, il respira avec force, comme s’il eût été soulagé d’un poids terrible d’inquiétude. Pendant ce temps toute la famille Wharton avait médité en silence sur la visite et sur le caractère du voyageur inconnu ; enfin le père dit au colporteur, en s’approchant de lui :

— Je suis toujours votre débiteur, Harvey. Je ne vous ai pas encore payé le tabac que vous avez bien voulu m’apporter de la ville.

— S’il n’est pas aussi bon que le dernier, répondit Birch en jetant un dernier regard du côté de la route que M. Harper avait prise, c’est parce que cette marchandise devient rare.

— Je le trouve fort bon, répondit M. Wharton, mais vous avez oublié de m’en dire le prix.

La physionomie du marchand changea tout à coup, et perdit son expression d’inquiétude pour prendre celle d’une intelligence pleine de finesse.

— Il est difficile de dire quel devrait en être le prix, dit-il ; je crois qu’il faut que je laisse à votre générosité le soin de le fixer.

M. Wharton avait tiré de sa poche une main pleine d’images de Carolus[1], et il l’étendit vers Birch en en tenant trois entre l’index et le pouce. Les yeux du colporteur brillèrent en contemplant ce métal, et tout en roulant dans sa bouche une quantité assez considérable de feuilles semblables à celles dont il allait recevoir le prix, il étendit la main avec beaucoup de sang-froid. Les dollars y tombèrent avec un son très-agréable à son oreille ; mais cette musique momentanée ne lui suffisant pas, il les fit sonner l’un après l’autre sur une des marches de la terrasse avant de les faire entrer dans une grande bourse de cuir, qu’il fit disparaître ensuite avec tant d’adresse que personne n’aurait pu dire où il l’avait placée.

Cette affaire importante étant terminée à sa satisfaction, il se leva, et s’approcha de l’endroit où le capitaine Wharton était debout entre ses deux sœurs auxquelles il donnait le bras, et qui écoutaient sa conversation avec tout l’intérêt de l’affection.

L’agitation occasionnée par les incidents qui précèdent avait tellement épuisé les sucs qui étaient devenus nécessaires à la bouche du colporteur, qu’il, fallait qu’il fît entrer un nouvel approvisionnement avant de pouvoir donner son attention à un objet de moindre importance. Cela fait, il s’approcha du capitaine, et lui demanda tout à coup :

— Capitaine Wharton, partez-vous ce soir ?

— Non, Birch, répondit-il en regardant ses sœurs avec affection. Voudriez-vous que je quittasse si tôt semblable compagnie, quand il est possible que je ne la revoie jamais ?

— Plaisanter sur un tel sujet est une cruauté, mon frère, dit Frances avec émotion.

— J’ai dans l’idée, continua Birch avec sang-froid, qu’à présent que l’orage est passé, il est possible que les Skinners courent les champs. Si vous m’en croyez, vous abrégerez votre visite.

— N’est-ce que cela ? dit Henry d’un ton léger ; si je rencontre ces coquins, quelques guinées me tireront d’affaire. Non, monsieur Birch, non. Je reste ici jusqu’à demain matin.

— Le major André ne s’est pas tiré d’affaire avec quelques guinées, répliqua le colporteur d’un ton sec.

Les deux sœurs commencèrent à prendre l’alarme. — Mon frère, dit l’aînée, vous feriez mieux de suivre le conseil d’Harvey. Ses avis ne sont pas à dédaigner en pareille affaire.

— Si, comme je le soupçonne, ajouta Frances, Birch vous a aidé à venir ici, votre sûreté et notre bonheur exigent maintenant que vous l’écoutiez.

— Je suis sorti seul de New-York, et je suis en état d’y rentrer seul, répondit le capitaine d’un ton positif. Birch n’était chargé que de me procurer un déguisement et de m’avertir quand les chemins seraient libres. — À ce dernier égard, Birch, vous vous étiez trompé.

— J’en conviens, répondit le colporteur avec quelque intérêt, et c’est une raison de plus pour que vous partiez ce soir. La passe que je vous ai procurée ne peut servir qu’une fois.

— N’en pouvez-vous fabriquer une autre ? demanda Henry.

Les joues pâles du colporteur se couvrirent d’une rougeur qui y paraissait rarement mais il garda le silence, et resta les yeux fixés sur terre.

— Quoi qu’il en puisse arriver, ajouta Henry, je ne partirai que demain.

— Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, capitaine Wharton, dit Harvey d’un air grave, prenez bien garde à un grand Virginien ayant de grosses moustaches. Je sais qu’il n’est pas loin, et le diable, ne le tromperait pas ; moi-même je n’ai pu le tromper qu’une seule fois.

— Eh bien ! que lui-même prenne garde à lui, répondit Henry. Au surplus, monsieur Birch, je vous décharge de toute responsabilité.

— Me donnerez-vous cette décharge par écrit ? demanda le prudent colporteur.

— De tout mon cœur, s’écria le capitaine en riant : César, vite, papier, plume et encre, que je donne une décharge en bonne forme à mon fidèle serviteur Harvey Birch, colporteur, etc.

Tout ce qu’il fallait pour écrire fut apporté, et le capitaine, avec beaucoup de gaieté, écrivit en style analogue à son humeur la décharge qui lui était demandée. Le colporteur la reçut, la déposa à côté des images de Sa Majesté Catholique, salua toute la famille et s’en alla comme il était venu. On le vit bientôt dans le lointain entrer dans son humble demeure.

Le père et les sœurs du capitaine étaient trop charmés de l’avoir près d’eux pour exprimer les craintes que sa situation pouvait raisonnablement exciter, et même pour les concevoir. Mais comme on allait se mettre à table pour souper, de plus mûres réflexions firent que le capitaine changea d’avis ; ne se souciant pas de quitter la protection de la maison de son père, il dépêcha César chez Harvey pour lui dire qu’il désirait avoir une autre entrevue avec lui. Le nègre revint bientôt avec la mauvaise nouvelle qu’il était trop tard. Katy lui avait dit que Birch devait déjà être à quelques milles du côté du nord, étant parti de chez lui au crépuscule avec sa balle. Il ne restait donc plus au capitaine qu’à prendre patience, sauf à voir le lendemain matin quel parti la prudence lui suggérerait.

— Ce Harvey Birch, avec ses airs entendus et ses avis mystérieux, me donne plus d’inquiétude que je ne voudrais l’avouer, dit le capitaine Wharton après quelques moments passés dans des réflexions dans lesquelles le danger de sa situation entrait pour une bonne part.

— Comment se fait-il, dit miss Peyton, que dans le moment actuel il puisse parcourir le pays en tout sens sans être inquiété ?

— Je ne sais trop comment il se tire d’affaire avec les rebelles, répondit Henry ; mais sir Henry Clinton ne souffrirait pas qu’on lui arrachât un cheveu de la tête.

— En vérité s’écria Frances avec intérêt, sir Henry connaît donc Harvey Birch ?

— Il doit le connaître du moins, répondit Henry avec un sourire qui disait bien des choses.

— Croyez-vous, mon fils, demanda M. Wharton, qu’il n’y ait pas à craindre qu’il ne vous trahisse ?

— J’y ai réfléchi avant de me confier à lui, dit Henry d’un air pensif. Il paraît fidèle dans ses promesses. D’ailleurs son intérêt me répond de lui. Il n’oserait reparaître à New-York s’il me trahissait.

— Je crois, dit Frances, que Birch n’est pas sans bonnes qualités ; du moins il en montre l’apparence en certaines occasions.

— Il a de la loyauté, s’écria Sara ; et pour moi c’est une vertu cardinale.

— Je crois, dit son frère en riant, que l’amour de l’argent est une passion encore plus forte chez lui que l’amour de son roi.

— En ce cas, dit M. Wharton, vous n’êtes pas en sûreté ; car quel amour peut résister à la tentation qu’offre l’argent à la cupidité ?

— Oh ! répondit Henry avec gaieté, il y a un amour qui résiste à tout ; n’est-il pas vrai, Frances ?

— Voici votre lumière, répondit sa sœur décontenancée ; vous retenez votre père au-delà de son heure ordinaire.

  1. À l’image de Charles III d’Espagne.