L’Espion (Cooper)/Chapitre 24

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 283-295).


CHAPITRE XXIV.


Les lèvres de sa Gertrude étaient fermées, et cependant leur douce et charmante expression semblait animée par un amour qui ne peut mourir ; et elle pressait encore la main de son amant sur un cœur qui avait cessé de battre.
Campbell, Gertrude de Wioming.


L’appartement que les dragons avaient préparé à la hâte pour les dames était composé de deux pièces contiguës, dont l’une devait leur servir de chambre à coucher. On transporta sur-le-champ Isabelle dans celle-ci à sa propre demande, et on la plaça sur un mauvais lit à côté de Sara qui ne parut pas s’en apercevoir. Quand miss Peyton et Frances coururent pour lui donner des secours, le sourire qu’elles virent sur ses lèvres, : et le calme qu’exprimait sa physionomie, les portèrent à croire qu’elle n’avait pas été blessée.

— Dieu soit loué ! s’écria miss Peyton toute tremblante ; le bruit du coup de feu et votre chute m’avaient fait concevoir des craintes terribles. Hélas ! nous avons vu cette nuit assez d’horreurs, et celle-ci pourrait bien nous être épargnée.

Isabelle pressa ses mains sur son sein en souriant encore, mais il y avait dans son sourire quelque chose qui glaça le sang de Frances, tandis que sa malheureuse compagne disait :

— George est-il encore bien loin ? informez-le… qu’il vienne bien vite, que je puisse voir mon frère encore une fois.

— Mes craintes étaient donc fondées ! s’écria miss Peyton… Mais vous souriez, sûrement vous n’êtes pas blessée.

— Je suis bien, tout à fait bien, murmura Isabelle la main toujours appuyée sur sa poitrine il y a un remède pour tous les maux.

Sara, qui était couchée près d’elle, se souleva et la regarda d’un air égaré. Elle étendit le bras, prit la main d’Isabelle, et vit qu’elle était teinte de sang.

— Voyez, dit-elle, c’est du sang, mais le sang est un remède contre l’amour. Mariez-vous, jeune fille, et alors personne ne pourra le bannir de votre cœur, à moins, ajouta-t-elle en baissant la voix et en se penchant vers sa compagne, à moins qu’une autre ne s’y trouve avant vous. En ce cas, mourez et allez au ciel : il n’y a pas de femmes dans le ciel.

La pauvre fille se cacha la tête sous les couvertures, et garda le silence tout le reste de la nuit. Ce fut en ce moment que Lawton arriva. Quoique habitué à voir la mort sous toutes ses formes, et toutes les horreurs d’une guerre de partisans, il ne put être témoin, sans la plus vive émotion, du spectacle qui s’offrit à ses yeux. Il se pencha sur le corps épuisé de miss Singleton, ses yeux exprimant les mouvements extraordinaires qui agitaient son âme.

— Isabelle, dit-il enfin, je sais que vous avez un courage au-dessus de la force de votre sexe.

— Parlez, lui dit-elle ; si vous avez quelque chose à me dire, parlez sans crainte.

— On ne peut survivre à une telle blessure, répondit-il en détournant la tête.

— Je ne crains pas la mort, Lawton, répondit Isabelle. Je vous remercie de ne pas avoir douté de mon courage. J’ai senti sur-le-champ que le coup était mortel.

— Une pareille fin ne devait pas vous être destinée, ajouta Lawton. C’est bien assez que l’Angleterre force tous nos jeunes gens à prendre les armes ; mais quand je vois la guerre choisir une victime telle que vous, mon métier me fait horreur.

— Écoutez-moi, capitaine Lawton, dit Isabelle se soulevant avec peine, mais refusant toute assistance : depuis ma première jeunesse jusqu’à ce jour, je n’ai habité que les camps et les places de garnison et c’était pour égayer les loisirs de mon père et de mon frère. Croyez-vous que j’eusse voulu changer ces jours de dangers et de privations pour le luxe et les plaisirs d’un palais d’Angleterre ? Non, ajouta-t-elle, tandis que ses joues pâles se couvraient d’une légère rougeur, j’ai la consolation de savoir, en mourant, que tout ce qu’une femme pouvait faire pour une pareille cause, je l’ai fait.

— Qui pourrait voir un tel courage sans en être transporté ! s’écria le capitaine en appuyant la main sans y penser sur la poignée de son sabre. J’ai vu des centaines de guerriers baignés dans leur sang, mais jamais je n’ai vu une âme plus ferme.

— Ah ! ce n’est que l’âme, dit Isabelle ; mon sexe et mes forces m’ont refusé le plus précieux des privilèges. Mais vous, capitaine Lawton, la nature a été libérale à votre égard : vous avez un cœur et un bras capables de faire trembler le plus fier des soldats anglais, et je sais que ce bras et ce cœur seront fidèles à votre patrie jusqu’à la fin.

— Aussi longtemps que la liberté en aura besoin, et que Washington me montrera le chemin, répondit le capitaine avec un ton de détermination et un sourire de fierté.

— Je le sais, dit Isabelle, je le sais, et George, et… Elle se tut, ses lèvres tremblèrent, et elle baissa les yeux.

— Et Duuwoodie, dit Lawton. Plût au ciel qu’il fût ici pour vous voir et vous admirer !

— Ne prononcez pas son nom, dit Isabelle en se laissant retomber sur le lit et en se cachant le visage. Laissez-moi, Lawton, et allez préparer mon frère à ce coup inattendu.

Le capitaine resta encore quelques instants, regardant avec un intérêt mélancolique les convulsions dont tout le corps d’Isabelle était agité, et que ne pouvait cacher la mince couverture qui la couvrait. Enfin, il se retira et alla chercher Singleton. L’entrevue entre sa sœur et lui fut pénible, et pendant quelques instants Isabelle se livra à tout l’abandon de la tendresse fraternelle. Mais comme si elle eût su que ses heures étaient comptées, elle fut la première à faire un effort sur elle-même pour s’armer d’énergie. Elle insista pour que son frère et Frances fussent les seules personnes qui restassent auprès d’elle, et elle ne voulut pas même recevoir les soins de Sitgreaves, qui se retira enfin fort à contrecœur. L’approche rapide de la mort donnait à la physionomie d’Isabelle un air d’égarement, et ses grands yeux noirs offraient un contraste frappant avec la pâleur cendrée de ses joues. Cependant Frances, penchée sur elle avec affection, trouvait un grand changement dans l’expression de ses traits. Cette hauteur, qui était le caractère habituel de sa beauté, avait fait place à un air d’humilité, et il n’était pas difficile de reconnaître que la fierté mondaine disparaissait pour elle avec le monde.

— Soulevez-moi, dit-elle, que je voie encore une fois ce visage qui m’est si cher. Frances fit en silence ce que désirait sa compagne, et Isabelle dit, en tournant vers George des yeux où brillait encore toute l’affection d’une sœur : — Il n’importe que peu, mon frère… quelques heures vont finir cette scène.

— Vivez, ma sœur, vivez, ma chère Isabelle ! s’écria le jeune officier avec un transport de chagrin qu’il ne put maîtriser. — Mon père, mon pauvre père !

— Ah ! c’est là l’aiguillon de la mort dit Isabelle en frémissant ; mais il est soldat, il est chrétien… Miss Wharton, je désire vous parler de ce qui vous intéresse, pendant qu’il me reste encore assez de force pour m’acquitter de cette tâche.

— Non ! non ! lui dit Frances du ton le plus affectueux ; que le désir de m’obliger ne mette pas en danger une vie qui est si précieuse à… à… à tant de personnes ! Ces mots furent presque étouffés par son émotion, car elle touchait une corde dont les vibrations se faisaient sentir jusqu’au fond de son âme.

— Pauvre fille ! dit Isabelle en la regardant avec un tendre intérêt : votre cœur est bien sensible ; mais le monde est encore ouvert devant vous, et pourquoi troublerais-je le peu de bonheur qu’il peut vous procurer ? Continuez vos rêves innocents, et puisse Dieu éloigner le jour fatal du réveil !

— Et quelles jouissances peut m’offrir la vie à présent ? dit Frances en se cachant le visage. Mon cœur est déchiré dans tout ce que j’aimais le plus.

— Non, reprit Isabelle ; vous avez encore un motif pour désirer de vivre, un motif qui plaide fortement dans le cœur d’une femme. C’est une illusion que la mort seule peut dissiper. L’épuisement la força de s’arrêter, et son frère et sa compagne restèrent en silence, osant à peine respirer. Mais miss Singleton ayant repris haleine, et recueillant ses forces, appuya une main sur celle de Frances, et ajouta du ton le plus doux : — Miss Wharton, s’il existe un cœur qui soit en rapport avec celui de Dunwoodie, et qui soit digne de son amour, c’est le vôtre.

Un feu soudain brilla sur les joues de Frances, et un éclair de plaisir partit de ses yeux tandis qu’elle les levait sur Isabelle ; mais la vue de sa compagne expirante la rappela à des sentiments plus dignes d’elle, et sa tête retomba sur la couverture du lit. Isabelle suivait tous ses mouvements avec un sourire qui annonçait l’admiration et la pitié.

— Telles ont été les sensations auxquelles j’échappe, dit-elle oui, miss Wharton, Dunwoodie est entièrement à vous.

— Soyez juste envers vous-même, ma sœur, s’écria Singleton ; qu’une générosité romanesque ne vous fasse pas oublier le soin de votre propre réputation.

Elle le laissa parler, jeta sur lui un regard plein du plus tendre intérêt, et lui répondit en secouant doucement la tête.

— Ce n’est pas un sentiment romanesque, c’est la vérité qui me fait parler. Oh ! combien j’ai vécu depuis une heure !… Miss Wharton, je suis née sous le soleil brûlant de la Géorgie, et mes sentiments semblent en avoir pris toute la chaleur… Je n’ai existé que pour l’amour.

— Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure ! s’écria son frère avec une vive agitation. Songez avec quel dévouement vous avez aimé notre vieux père… combien a été désintéressée votre affection pour moi !

— Oui, dit Isabelle, un sourire de plaisir ranimant un instant ses traits, c’est une réflexion qu’on peut porter au tombeau.

Ni son frère ni Frances ne l’interrompirent dans ses méditations qui durèrent quelques minutes ; mais revenant à elle tout à coup, elle reprit la parole :

— L’égoïsme vit donc jusqu’au dernier instant, dit-elle. Miss Wharton, l’Amérique et sa liberté ont été la première passion de ma jeunesse, et… Elle s’arrêta encore, et Frances crut qu’elle commençait à lutter contre la mort ; mais revenant à elle, miss Singleton ajouta avec une rougeur qui eût été remarquée sur son visage même en santé : — Pourquoi hésiterais-je à l’avouer sur le bord du tombeau ? Dunwoodie a été ma seconde, ma dernière passion ; mais, continua-t-elle en se cachant de nouveau le visage, il n’avait nullement cherché à la faire naître.

— Isabelle ! s’écria son frère en quittant le chevet de son lit, et en se promenant dans la chambre avec un air d’agitation.

— Voyez comme nous sommes esclaves de l’orgueil du monde ! reprit miss Singleton. Il est pénible pour George d’apprendre qu’une sœur qu’il aime n’a pu s’élever au-dessus des sentiments que la nature et l’éducation lui avaient inspirés.

— N’en dites pas davantage, lui dit Frances à demi-voix ; vous ne faites que nous affliger tous deux : n’en dites pas davantage, je vous en conjure !

— Il faut que je parle pour rendre justice à Dunwoodie, et pour la même raison, il faut que vous m’écoutiez, mon frère. Jamais une action, jamais une parole de Dunwoodie n’a pu me faire croire qu’il eût pour moi un autre sentiment que celui de l’amitié… et même… depuis peu… oui, j’ai eu la honte de penser qu’il évitait ma présence.

— S’il l’avait osé !… s’écria Singleton avec vivacité.

— Paix ! mon frère, et écoutez-moi, dit Isabelle faisant un dernier effort pour parler : voici la cause innocente qui le justifie. Nous avons tous deux perdu notre mère, miss Wharton… mais votre tante… cette tante si bonne, si douce, si prudente… vous a assuré la victoire… Oh ! quelle perte fait celle qui perd la protectrice de sa jeunesse ! J’ai laissé apercevoir ces sentiments qu’on vous a appris à gouverner. Après cela, puis-je désirer de vivre ?

— Isabelle ! ma pauvre sœur ! votre raison s’égare.

— Encore un mot, et j’ai fini… car je sens que mon sang, qui a toujours coulé trop rapidement, prend un cours que ne lui avait pas donné la nature. On n’attache de prix à une femme qu’autant qu’il faut de soins pour lui plaire. Sa vie se compose d’émotions qu’il faut qu’elle dissimule. Heureuses celles que leurs premières impressions mettent en état de remplir cette tâche sans recourir à l’hypocrisie ! elles seules peuvent être heureuses avec des hommes comme… Dunwoodie. La voix lui manqua, et sa tête retomba sur son oreiller. Un cri que poussa Singleton ramena toute la compagnie près du lit d’Isabelle ; mais la mort était déjà empreinte sur tous ses traits. Il lui restait à peine assez de force pour prendre la main de son frère, et l’ayant appuyée un instant sur son cœur, ses doigts se relâchèrent, et elle expira avec une légère convulsion.

Frances Wharton avait cru que le destin, après avoir mis en danger la vie de son frère et égaré la raison de sa sœur, ne pouvait lui réserver de nouveaux chagrins ; mais le soulagement que lui fit éprouver la déclaration d’Isabelle mourante lui apprit qu’une autre cause avait contribué à plonger son cœur dans l’affliction. Elle reconnut toute la vérité sur-le-champ ; elle apprécia la délicatesse qui avait empêché Dunwodie de mieux s’expliquer. Tout tendait à augmenter l’estime qu’il lui inspirait ; elle regretta que son devoir et sa fierté l’eussent portée à concevoir de lui une opinion moins avantageuse, et se reprocha de l’avoir éloigné d’elle en proie au chagrin, sinon au désespoir. Cependant il n’est pas dans la nature que la jeunesse se livre à une affliction excessive, et Frances, au milieu de tous ses chagrins, éprouvait une joie secrète qui donna un nouveau ressort à tout son être.

Le lendemain de cette nuit de désolation, le soleil se leva avec un éclat qui semblait se jouer des chagrins de ceux qu’éclairaient ses premiers rayons. Lawton avait ordonné que Roanoke lui fût amené à la pointe du jour, et il était prêt à monter à cheval quand la lumière de cet astre naissant commença à dorer la cime des montagnes. Ses ordres étaient déjà donnés, et le capitaine se mit en selle en silence. Jetant un regard de regret et de courroux sur le court espace de terrain qui avait favorisé la fuite du Skinner, il lâcha la bride à Roanoke et partit vers la vallée.

Le silence de la mort régnait sur sa route, et pas le moindre vestige des scènes terribles de la nuit précédente ne ternissait la pureté de cette belle matinée. Frappé du contraste qu’offraient l’homme et la nature, l’intrépide dragon traversa tous les défilés dangereux sans penser une seule fois aux périls qu’il pouvait y rencontrer ; et il ne fut distrait des réflexions auxquelles il s’abandonnait que lorsque son noble coursier se mit à hennir pour saluer ses compagnons attachés au piquet près de leurs maîtres, les quatre dragons restés avec Hollister.

Là, l’œil apercevait de toutes parts les tristes preuves des malheurs dont ce lieu avait été le théâtre quelques heures auparavant. Lawton y jeta un coup d’œil avec le sang-froid d’un vétéran, s’avança vers le poste qu’avait choisi le prudent Hollister, fit arrêter son cheval, et répondit par une légère inclination de tête au salut respectueux du sergent.

— N’avez-vous rien vu ? lui demanda-t-il.

— Non, Monsieur, répondit Hollister d’un ton presque solennel, c’est-à-dire rien que nous pussions attaquer. Nous nous sommes pourtant une fois mis en selle, en entendant un coup de feu dans le lointain.

— C’est bien, dit Lawton d’un air sombre. — Ah ! Hollister ! j’aurais donné Roanoke pour que votre bras pût s’étendre entre le scélérat qui a tiré ce coup de fusil et ces misérables rochers qui s’avancent de tous côtés comme s’ils étaient jaloux des pâturages qui les séparent.

Les dragons se regardèrent avec surprise, ne concevant pas quel puissant motif aurait pu déterminer leur capitaine à un tel sacrifice.

— À la lumière du jour, et homme contre homme, il y a peu de chose que je craigne, dit le sergent avec un air de résolution mais je ne puis dire que je me soucie beaucoup de me battre contre des êtres que ni le plomb ni l’acier ne peuvent abattre.

— Que voulez-vous dire, imbécile ! s’écria Lawton ; où est l’être vivant qui puisse résister à l’un ou à l’autre ?

— Quand un être est vivant, il est facile de le priver de la vie, répondit Hollister ; mais les coups de sabre ou de mousquet ne peuvent nuire à celui qu’on a déjà placé dans le tombeau ; et je n’aime pas un objet noir que nous avons vu rôder sur la lisière du bois depuis le premier point du jour, ainsi que deux fois pendant la nuit ; nous l’avions vu à la lueur du feu traverser la vallée sans doute dans de mauvaises intentions.

— Ah ! s’écria le capitaine, est-ce cette boule noire que je vois là-bas près de ce rocher couvert d’érables ? De par le ciel ! elle remue !

— Oui, répondit le sergent en regardant le même objet avec une sorte de crainte respectueuse, mais son mouvement n’a rien de naturel. C’est un être qui semble glisser sur le terrain, et aucun de nous n’a pu lui apercevoir de jambes.

— Quand il aurait des ailes, s’écria Lawton, il est à moi : restez à votre poste jusqu’à ce que je revienne. À peine avait-il prononcé ces mots que Roanoke courait déjà dans la vallée, galopant de manière à réaliser la fanfaronnade de son maître.

— Ces maudits rochers ! s’écria Lawton en voyant l’objet qu’il poursuivait s’en approcher ; mais soit qu’il fût aveuglé par la terreur, soit qu’il désespérât de pouvoir les gravir, ce nouvel ennemi passa à côté, et resta dans la plaine.

— Je vous tiens, homme ou diable ! s’écria le capitaine en tirant son sabre. Arrêtez-vous, et je vous promets quartier.

La proposition parut acceptée, car au son de la voix forte du dragon, cette espèce de boule noire s’arrêta, et parut une masse informe privée de vie et de mouvement.

— Qu’avons-nous ici ! s’écria Lawton en s’arrêtant à côté ; est-ce une robe de gala de cette bonne dame miss Jeannette Peyton qui rôde autour de son ancien domicile et qui cherche sa maîtresse ?

S’appuyant sur ses étriers, et plaçant la pointe de son sabre sous le bord d’une grande robe de femme de soie noire, il la souleva, et vit par dessous le révérend aumônier de l’armée royale, qui s’était enfui des Sauterelles la nuit précédente, revêtu de ses habits sacerdotaux.

— Sur ma foi ! l’alarme d’Hollister n’était pas sans quelque fondement, dit le capitaine. Un aumônier d’armée a toujours été un objet de terreur pour un détachement de dragons.

Le révérend personnage avait suffisamment recouvré l’usage de ses facultés pour voir qu’il avait affaire à une figure qu’il connaissait, et un peu déconcerté de la terreur qu’il avait montrée, il se releva, et chercha à s’excuser le mieux qu’il lui fut possible. Lawton écouta ses explications avec bonne humeur, quoique sans y ajouter entièrement foi, et après l’avoir assuré qu’il n’y avait plus rien à craindre dans la vallée, il mit pied à terre avec politesse, et ils se dirigèrent vers l’endroit où étaient restés les dragons.

— Je connais si peu l’uniforme des rebelles, Monsieur, dit l’aumônier, qu’il m’était réellement impossible de savoir si ces hommes, que vous dites être sous vos ordres, n’appartenaient pas à cette bande de maraudeurs.

— Vous n’avez pas besoin d’apologie, Monsieur, répondit Lawton avec un sourire ironique ; comme ministre de Dieu, votre besogne n’est pas de faire attention aux parements d’un habit : nous reconnaissons tous l’étendard sous lequel vous servez.

— Je sers sous l’étendard de Sa très-gracieuse Majesté George III, répliqua l’aumônier en essuyant la sueur froide qui lui couvrait le front ; mais réellement l’idée d’être scalpé suffit pour faire perdre courage à un novice comme moi dans le métier des armes.

— Scalpé ! répéta Lawton un peu brusquement, et en s’arrêtant tout à coup. Mais se calmant sur-le-champ, il ajouta avec beaucoup de sang-froid : — Si vous parlez de l’escadron de cavalerie légère des dragons de la Virginie, commandé par Dunwoodie, il est bon de vous informer qu’ils n’enlèvent jamais une chevelure sans y joindre quelque partie du crâne.

— Oh ! je n’ai pas la moindre crainte des personnes que vous commandez, dit le ministre d’un ton patelin ; ce sont les naturels du pays que je crains.

— Les naturels ! j’ai l’honneur d’en être un, Monsieur, je puis vous l’assurer.

— Entendez-moi bien, Monsieur, je vous prie. Je veux parler des Indiens, qui ne font que voler, saccager et tuer.

— Et scalper.

— Oui, Monsieur, et scalper, répondit l’aumônier en regardant son compagnon avec une certaine crainte ; les sauvages indiens à couleur de cuivre.

— Et vous attendiez-vous à rencontrer de ces Messieurs sur ce qu’on appelle le Territoire Neutre ?

— Bien certainement. On nous assure en Angleterre que tout l’intérieur de ce pays en fourmille.

— Et appelez-vous ce canton l’intérieur de l’Amérique ? demanda Lawton en s’arrêtant de nouveau et en regardant le révérend ministre avec une surprise dont l’expression était trop naturelle pour qu’elle pût être affectée.

— Assurément, Monsieur, je crois me trouver dans l’intérieur du pays.

— Faites attention, dit Lawton en étendant le bras vers l’orient ; ne voyez-vous pas cette immense pièce d’eau dont l’œil ne peut atteindre les bornes ? À l’autre extrémité se trouve cette Angleterre que vous jugez digne de soumettre à ses lois la moitié du monde. Apercevez-vous la terre qui vous a donné le jour ?

— Il est impossible de voir les objets à mille lieues de distance, répondit l’aumônier fort étonné, et commençant à douter que son compagnon fût sain d’esprit.

— Non ! Quel dommage que les facultés de l’homme ne soient pas égales à son ambition ! Maintenant, tournez les yeux vers l’occident. Voyez-vous cette vaste étendue d’eau qui roule entre les rivages de l’Amérique et ceux de la Chine ?

— Je ne vois que de la terre ; mes yeux ne peuvent découvrir d’eau.

— C’est qu’il est impossible de voir les objets à mille lieues de distance, répéta Lawton fort gravement en se remettant en marche. Si ce sont les sauvages, cherchez-les dans les rangs de ceux qui servent votre prince. L’or et le rhum ont acheté leur loyauté.

— Il est très-probable que j’ai commis une méprise, dit l’aumônier en jetant un regard furtif sur la taille colossale et les épaisses moustaches de son compagnon ; mais les bruits qui courent en Angleterre, et la crainte de rencontrer un ennemi qui ne vous ressemblât pas, m’ont déterminé à fuir en vous voyant approcher.

— Ce n’est pas un parti très-judicieux, car Roanoke a un grand avantage sur vous du côté des jambes. D’ailleurs en cherchant à éviter Scylla vous pouviez tomber dans Charybde. Ces bois et ces rochers peuvent cacher les ennemis que vous deviez le plus craindre.

— Les sauvages ! s’écria l’aumônier en se plaçant par instinct derrière le capitaine.

— Pires que des sauvages, s’écria Lawton en fronçant le sourcil d’une manière qui ne calma nullement les craintes de son compagnon ; des hommes qui, sous le masque du patriotisme, répandent partout la terreur et la dévastation, qui sont dévorés d’une soif insatiable de pillage, et près desquels les Indiens, pour la férocité, ne sont que des enfants ; des monstres dont la bouche ne fait entendre que les mots de liberté et d’égalité, et dont le cœur est le séjour de tous les vices et de tous les crimes ; ces messieurs, en un mot, qu’on nomme les Skinners.

— J’en ai entendu parler dans notre armée, mais je les croyais aborigènes.

— En ce cas, vous faisiez injure aux sauvages, répondit Lawton avec son ton naturellement sec.

Ils arrivèrent bientôt à l’endroit où était resté Hollister, qui vit avec une grande surprise le caractère sacré du prisonnier que son capitaine ramenait. Lawton donna des ordres sur-le-champ, et ses dragons se mirent à recueillir les effets les plus précieux sauvés de l’incendie dont il leur était possible de se charger. Le capitaine ayant pu faire alors monter son révérend compagnon sur un excellent cheval, reprit le chemin des Quatre-Coins.

Singleton ayant désiré que les restes de sa sœur fussent transportés au poste où son père commandait, on fit de bonne heure tous les préparatifs nécessaires à cet effet, et l’on envoya un messager au colonel pour lui porter la triste nouvelle de la mort de sa fille. Les blessés anglais furent réunis à l’aumônier, et vers le milieu du jour Lawton vit que tous les apprêts étaient tellement avancés, qu’il était probable que, sous quelques heures, il resterait seul avec son détachement en possession paisible de l’hôtel Flanagan.

Tandis qu’il était sur le seuil de la porte, regardant en silence et encore avec humeur le terrain sur lequel il avait poursuivi le Skinner la nuit précédente, son ouïe toujours fine distingua le bruit d’un cheval au galop sur la route : et l’instant d’après il vit paraître un dragon de sa compagnie, courant avec une rapidité qui annonçait quelque affaire de grande importance. Son cheval était couvert d’écume et de sueur, et le cavalier lui-même ne paraissait pas moins fatigué. Sans prononcer un seul mot, le soldat lui remit une lettre et conduisit sa monture à l’écurie. Lawton reconnut l’écriture de Dunwoodie, et lut sur-le-champ ce qui suit :


« Je suis charmé d’avoir à vous apprendre que Washington vient d’ordonner que toute la famille Wharton soit envoyée au-delà des montagnes. Elle aura la liberté de communiquer avec le capitaine Wharton, qui n’attend que l’arrivée de ses parents pour être mis en jugement, parce qu’ils doivent être entendus. Vous leur ferez part de cet ordre, et je ne doute pas que vous n’y mettiez toute la délicatesse convenable.

« Dès que les Whartons seront partis, vous quitterez les Quatre-Coins pour venir rejoindre votre compagnie. Vous ne tarderez probablement pas à y avoir de l’occupation, car un nouveau détachement de troupes anglaises remonte l’Hudson, et l’on assure que sir Henry Clinton en a donné le commandement à un bon officier. Tous les rapports doivent se faire désormais à l’officier qui commande à Peek-Skill, le colonel Singleton ayant été chargé d’aller présider le conseil de guerre qui va juger le pauvre Henry Wharton. On a reçu de nouveaux ordres pour faire pendre Harvey Birch dès qu’on pourra s’en emparer, mais ils ne sont pas émanés du commandant en chef. Adieu ; faites escorter les dames par un petit détachement, et soyez en selle le plus tôt possible.

« Votre ami,
« Peyton Dunwoodie. »


Cette lettre changea tous les arrangements qui avaient été pris. Il n’existait aucun motif pour transporter le corps d’Isabelle à un poste où son père ne se trouvait plus, et Singleton consentit, quoiqu’un peu à contre-cœur, qu’on lui rendît sur-le-champ les honneurs funèbres. On choisit un endroit retiré et agréable au pied des rochers, et l’on mit à ses obsèques autant de décence que les circonstances et la situation des choses le permettaient. Quelques habitants des environs, attirés soit par la curiosité, soit par l’intérêt qu’inspirait sa fin malheureuse, suivirent ses restes au lieu où l’on devait les déposer, et miss Peyton et Frances versèrent des larmes sincères sur sa tombe. Le service de l’église fut célébré par le même ministre qui, si peu de temps auparavant, avait rempli des devoirs si différents. Tandis qu’il prononçait les mots qui allaient faire descendre dans la tombe celle qui avait été si belle et si aimante, Lawton, appuyé sur son sabre, avait la tête baissée et passait une main sur ses yeux.

La nouvelle contenue en la lettre de Dunwoodie fut un nouveau stimulant pour tous les membres de la famille Wharton. César et ses chevaux furent de nouveau mis en réquisition ; ce qui pouvait rester de mobilier fut confié aux soins d’un voisin digne de confiance, et M. Wharton partit avec miss Peyton, Frances et Sara, qui était toujours plongée dans le même délire. Sa voiture était escortée par quatre dragons, que suivaient tous les blessés américains. Le départ de l’aumônier et des blessés anglais eut lieu presque au même instant, et ils se dirigèrent du côté de la mer, où un bâtiment les attendait. Dès qu’ils furent hors de vue, Lawton, qui avait suivi tous ces mouvements avec joie, fit sonner de la trompette, et chacun se prépara à partir. La jument de mistress Flanagan fut attelée à sa charrette ; le docteur Sitgreaves se plaça gauchement sur son bon cheval, et le capitaine sauta sur sa selle, enchanté de la perspective d’être bientôt en activité.

Le mot marche se fit entendre, et Lawton jetant un regard de dépit vers le lieu où s’était caché le Skinner, et un autre de regret mélancolique vers la tombe d’Isabelle, se mit à la tête de sa petite troupe, tout pensif, et ayant le chirurgien à son côté. Le sergent Hollister et Betty formaient l’arrière-garde. Le vent frais du sud sifflait tristement à travers les portes ouvertes et les fenêtres brisées de l’hôtel Flanagan, qui avait retenti naguère de la gaieté bruyante et des plaisanteries de nos valeureux partisans.