L’Esprit chrétien et la Politique de concorde

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L’Esprit chrétien et la Politique de concorde
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 876-891).
L'ESPRIT CHRETIEN
ET LA POLITIQUE DE CONCORDE
A PROPOS D'UNE PUBLICATION RECENTE.

En face des périls qui menacent la France et la société, nous sentons plus vivement chaque jour la nécessité de l’esprit de concorde. Telle est du moins l’impression de tous ceux qui mettent le salut de la patrie au-dessus de leurs préférences politiques. De nobles appels sont faits de bien des côtés afin de rendre possibles les mesures préservatrices qui assureront au pays le temps de se recueillir et de réparer ses forces. Ces appels seront-ils toujours vains ? L’entêtement des passions sera-t-il toujours plus fort que les conseils du patriotisme ? Si les fanatiques de droite et de gauche s’obstinent dans leurs prétentions, ne verra-t-on pas du moins, sur la frontière des groupes intraitables, les esprits encore libres d’eux-mêmes se rapprocher du seul drapeau qui doive aujourd’hui rallier les cœurs honnêtes ? Ce drapeau-là signifie l’apaisement des partis, l’ajournement des luttes funestes, la régénération de la France par le recueillement et le travail. Voilà ce que demande le pays, le vrai pays, celui qui est à l’œuvre et à la peine, celui qui porte le poids du jour et qui se préoccupe du lendemain. Les agitations factices ne nous donneront pas le change à ce sujet. La France veut vivre afin de reprendre son rang parmi les nations européennes, et elle ne peut vivre d’une vie forte et féconde qu’à la condition d’écarter toutes les causes de déchirement intérieur. C’est donc un devoir impérieux pour tous ceux qui aiment sincèrement leur patrie de ne pas troubler un repos auquel sont attachées des questions de vie et de mort. S’il y eut jamais une trêve de Dieu que les hommes fussent tenus de respecter, c’est bien celle que nous impose à tous la situation présente.

Ces conseils d’apaisement ne sont que l’application d’une loi perpétuellement remise à l’ordre du jour pendant tout un siècle et perpétuellement violée. Est-il une seule de nos grandes crises, depuis le commencement du règne de Louis XVI, qui n’ait montré la nécessité d’une politique de conciliation, c’est-à-dire de concessions réciproques, soit qu’il fallût s’entendre comme autrefois pour opérer la transformation pacifique de l’ancien régime, soit qu’il faille se concerter comme aujourd’hui pour préserver la société même des dernières catastrophes ? Assurément c’est demander beaucoup aux passions, aux passions rétrogrades comme aux passions révolutionnaires, de les inviter à sacrifier quelque chose de leurs exigences au devoir même le plus manifeste et aux intérêts les plus pressans. Ne semble-t-il pas cependant qu’après tant de leçons terribles, après tant de cruelles expériences, nous devrions être plus disposés à comprendre que les intransigeans de toute couleur sont les pires ennemis de la France ? On ne l’a compris ni en 1789, ni en 1830, ni en 1848 ; si on se refuse à le comprendre aujourd’hui que la situation générale ajoute aux périls du dedans les périls du dehors, quelles leçons faudra-t-il que nous recevions encore pour revenir au sentiment exact de la réalité ?

On sait ce que répondent les partisans des principes extrêmes : eux seuls possèdent la vérité, eux seuls ont une foi, et quiconque parle de conciliation est atteint de scepticisme. La modération, à leurs yeux, est une défaillance, et l’esprit de concorde une trahison. Le meilleur moyen de les convaincre, pourvu qu’on n’ait pas affaire à un aveuglement de parti-pris, c’est d’appeler en témoignage les hommes de foi qui ont passé leur vie à concilier ce que les âmes étroites déclarent incompatible. Le petit-fils de Malouet obéissait à cette inspiration excellente lorsqu’il publiait récemment la seconde édition des Mémoires de son aïeul, et nous avons pris plaisir à signaler d’après lui ces conseils d’un constituant de 89 à la France d’aujourd’hui. M. de Falloux vient de servir la même cause d’une façon plus expressive encore en retraçant avec émotion la vie de M. Augustin Cochin[1]. Jeté au milieu des grandes discussions de l’assemblée constituante, Malouet a travaillé sans relâche à rallier les forces morales du pays, à prévenir les bouleversemens en préparant les réformes, à faire comprendre aux intraitables que la cause de la monarchie, pour être sauvée, devait être absolument dégagée de la cause de l’ancien régime. Sur un théâtre moins éclatant, mais au milieu d’épreuves non moins tragiques, M. Augustin Cochin a donné le modèle du rôle qui nous semble à la fois le plus noble et le plus pratique en un temps comme le nôtre. Sa famille, son éducation, ses croyances, tout semblait l’attacher d’avance à la vieille société légitimiste ; il aurait pu s’enfermer, comme des milliers d’autres, dans l’ignorance du présent, il aurait pu du moins, comme les meilleurs, se consacrer d’une manière exclusive aux œuvres de la charité catholique ; il comprit qu’il y avait mieux à faire pour un chrétien du XIXe siècle. Dans ce monde où se heurtent tant d’élémens contraires, il ne vit pas seulement des misères à soulager, il vit des malentendus à éclaircir, des préjugés à vaincre, des conciliations à tenter, et devint ainsi l’un des ouvriers les plus actifs, l’un des serviteurs les plus bienfaisans de la société moderne.

M. Augustin Cochin était issu d’une saine et solide lignée. Il appartenait à cette vieille bourgeoisie parisienne qui a été à toute époque une des forces de la France. Au XIIIe siècle, un de ses ancêtres fut échevin de Paris et contribua pour sa part aux premiers embellissemens de la cité de saint Louis. Au XVIe siècle, sous les derniers Valois, on rencontre un autre Cochin à Paris, dans l’administration municipale. L’église, la magistrature, l’université, le barreau, le commerce, les arts, peuvent citer avec honneur bien des membres de cette famille laborieuse et féconde. Sous le règne de Louis XIV, lorsque messire Claude-Denis Cochin mourut à l’âge de quatre-vingt-huit ans, il était « doyen des anciens juges consuls, doyen des anciens échevins de Paris, doyen des grands messagers jurés de l’Université, doyen des quarante porteurs de la châsse de sainte Geneviève, doyen des commissaires des pauvres. » M. de Falloux fait remarquer ici que, pour obtenir la plupart de ces dignités, il fallait être d’origine parisienne et de réputation sans tache. Voilà des parchemins qui sont vraiment des titres de noblesse.

Cent ans après, à l’époque où la parole judiciaire commence à se débarrasser de la scolastique et du mauvais goût, les grands avocats du temps de Voltaire et de Beccaria, les Mariette, les Élie de Beaumont, saluent comme leur ancien et comme leur maître l’éloquent Henri Cochin, qui, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, fit l’admiration du parlement de Paris. Il excellait dans l’improvisation ; il avait le feu, l’abondance, la grâce ; sa voix était harmonieuse, sa diction vibrante, et tous ces dons extérieurs, toutes ces qualités du talent étaient au service de l’âme la plus scrupuleuse, de la conscience la plus droite. Cet avocat faisait office de juge. Ses plaidoyers avaient souvent l’autorité d’un arrêt, et sa parole a suffi pour faire réformer « une multitude d’abus. » C’est le témoignage que lui rend un de ses confrères du XVIIIe siècle dans un panégyrique très curieux signalé par M. de Falloux. On ne peut lire cet éloge d’Henri Cochin sans penser au portrait que La Bruyère a tracé de l’avocat. « La fonction de l’avocat est pénible, laborieuse, et suppose dans celui qui l’exerce un riche fonds et de grandes ressources. Il n’est pas seulement chargé, comme le prédicateur, d’un certain nombre d’oraisons composées avec loisir, récitées de mémoire, avec autorité, sans contradicteurs, et qui, avec de médiocres changemens, lui font honneur plus d’une fois ; il prononce de graves plaidoyers devant des juges qui peuvent lui imposer silence, et contre des adversaires qui l’interrompent ; il doit être prêt sur la réplique ; il parle en un même jour, dans divers tribunaux, de différentes affaires. Sa maison n’est pas pour lui un lieu de repos et de retraite, ni un asile contre les plaideurs : elle est ouverte à tous ceux qui viennent l’accabler de leurs questions et de leurs doutes… Il se délasse de longs discours par de plus longs écrits, il ne fait que changer de travaux et de fatigues ; j’ose dire qu’il est dans son genre ce qu’étaient dans le leur les premiers hommes apostoliques. » Cette page était toute neuve, toute fraîche, lorsque Henri Cochin commença de s’exercer au palais ; ne dirait-on pas qu’il en fit l’idéal de sa profession et la règle de sa vie ? Il se souvenait aussi du texte de La Bruyère, le magistrat qui, en 1749, chargé d’examiner le panégyrique de feu M. Cochin, ancien avocat au parlement, n’hésitait pas à écrire ces paroles : « c’est honorer le barreau que de louer le plus grand homme qu’il ait produit. »

Peut-être La Bruyère, s’il eût pu assister au succès de Cochin, eût-il été aussi étonné que ravi de se voir pris au mot de la sorte. A vrai dire, il n’avait pas tracé une image d’après nature, il avait combiné une figure idéale, et d’un idéal singulièrement malicieux, puisqu’il s’agissait pour lui d’opposer la rude existence de l’orateur homme d’affaires à l’épicurisme délicat du prédicateur à la mode. Sa surprise eût redoublé, s’il eût vu paraître, à côté de l’avocat apostolique inspiré de son tableau un apôtre d’enseignement et de charité qui démentait ses fines satires. L’avocat et le prédicateur sont mis en contraste dans la galerie du peintre ; au contraire, dans la famille Cochin, ils se font pendant l’un à l’autre de la façon la plus harmonieuse. Cet homme de Dieu continuant l’homme de loi, c’est Jean-Denis Cochin, ne en 1726, mort en 1783, qui a passé sa vie à évangéliser les âmes, à secourir les pauvres, à soigner les malades. Nul n’a laissé de plus touchans souvenirs dans ces domaines du XVIIIe siècle que les grandes crises publiques ont rejetés dans l’ombre. Il appartenait à cette obscure élite du clergé de France qui rachetait les désordres des rangs supérieurs de l’église, et dont le souvenir a maintenu à travers les crises meurtrières les traditions chrétiennes du pays. Jean-Denis Cochin, curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, nous apparaît comme un saint au milieu d’une société tombant en ruines. Un des hôpitaux de Paris porte son nom, c’est lui qui l’a construit de ses deniers, du fruit de ses labeurs et de ses quêtes, et, quand il en posa les premières pierres, il ne voulut pas que la cérémonie fût présidée selon l’usage par quelque grand personnage de l’état : il confia cet honneur à deux pauvres choisis parmi les plus méritans.

Enfin, tout près de nous, le père de l’homme dont nous voulons parler ajouta un noble anneau à cette chaîne illustre. Sous la restauration, sous la monarchie de juillet, il fut un grand travailleur municipal ; il dirigea longtemps la mairie du XIIe arrondissement, multiplia les écoles primaires, introduisit en France les salles d’asile dont il avait emprunté la méthode aux Anglais, tint à honneur pendant toute une année de remplir lui-même le rôle de maître, de père, dans ces petites classes enfantines pour mieux assurer le succès d’une innovation si précieuse. Lorsque le choléra fit sa première invasion à Paris en 1832, le vaillant maire montra un tel dévoûment qu’une grande médaille d’honneur lui fut décernée aux applaudissemens de ses concitoyens.

Du XIIIe siècle au XIXe, voilà une grande tradition de vertus civiques soutenues par la foi chrétienne. Ce qui distingue M. Augustin Cochin parmi les représentans de cette forte race, c’est l’intelligence la plus vive des conditions de la société nouvelle. Un sage l’a dit : la chose la plus difficile en temps de révolution, ce n’est pas de faire son devoir, c’est de le connaître. Combien de gens dans le mouvement révolutionnaire qui nous emporte feraient tout naturellement leur devoir, s’ils pouvaient le découvrir ! On sait la belle recommandation du poète latin :

……. Quem te Deus esse
Jussit et humana qua parte locatus es in re
Disce ……….

Lorsque Perse tenait ce langage, ce n’était qu’une indication générale et plus abstraite que pratique. Relisez aujourd’hui les vers du moraliste stoïcien, et vous verrez tout ce qu’ils renferment pour un homme du XIXe siècle. On dirait que M. Augustin Cochin, dès qu’il eut atteint l’âge viril, a été préoccupé de cette science particulière recommandée par le poète. Je ne connais pas d’épigraphe qui résume d’une façon plus expressive cette existence vouée au service de Dieu et au service des hommes. M. Cochin a voulu savoir quelle était pour lui la meilleure manière de servir ses contemporains afin de se conformer aux ordres d’en haut. Il y a bien des façons de comprendre son devoir avec des intentions élevées et pures. les uns s’occupent de l’humanité sans penser à Dieu ; les autres vivent tout en Dieu sans s’inquiéter des hommes. Les uns sont des disciples du XVIIIe siècle, ardens, généreux, pleins du sentiment de la communauté sociale, toujours prêts à la défense du faible et de l’opprimé ; les autres sont de belles âmes révoltées contre un siècle qui servait l’humanité tout en la blessant, comme dit Montesquieu, à l’endroit le plus tendre. De là une scission funeste ou plutôt une contradiction fondamentale qui pèse sur la société de nos jours : d’un côté, le zèle le plus actif pour tout ce qui intéresse le bien-être des classes les moins favorisées, mais un zèle terrestre, pour ainsi dire, et indifférent aux conditions morales du progrès qu’il poursuit ; de l’autre, un sentiment très pieux des devoirs individuels, d’aumône et de charité, avec l’ignorance ou le dédain des obligations imposées à la communauté tout entière. L’honneur de M. Augustin Cochin est d’avoir senti si vivement dès sa première jeunesse que la religion chrétienne ne pouvait rester étrangère aux grandes questions sociales. Nous vivons dans une société démocratique ; laisser croire que le christianisme est la religion de l’aristocratie, abandonner aux systèmes qui se passent de Dieu la recherche des améliorations possibles dans l’ordre économique, c’est le tort le plus grave qu’on puisse faire à la religion, comme c’est la plus étrange insulte à l’histoire. Par quelle perversion de la logique pouvait-on soutenir que le Dieu de la crèche et de la croix avait cessé d’être le Dieu des misérables ? M. Cochin, héritier d’une race d’hommes qui s’étaient toujours consacrés au service des humbles, devait être plus particulièrement blessé de cet immense malentendu ; il comprit le rôle que lui assignait sa destinée. Les devoirs changent de siècle en siècle suivant le milieu où la Providence nous fait naître ; il connut son devoir, il sentit sa vocation. Quem te Deus esse jussit.

C’est de vingt à trente ans, en général, que l’homme fixe ses sentimens, détermine ses idées, sauf à leur donner par la suite plus de précision et en même temps plus d’ampleur. On peut dire qu’en ce premier travail l’avenir de chacun de nous se prépare, et que sa physionomie morale se dessine. M. Cochin atteignit sa vingtième année en 1843, à un moment où la presse qui se prétendait religieuse jetait d’odieux défis à la société moderne, semant partout le découragement ou la haine. Ame douce et discrète, malgré sa flamme intérieure, il n’était pas fait pour les besognes périlleuses de la polémique. Au lieu de contredire les étranges docteurs qui s’appliquaient à rendre le christianisme incompatible avec les principes et les institutions du monde nouveau, il entreprit de montrer ce que produirait l’application des doctrines de l’Evangile aux problèmes qui tourmentent notre âge. C’était prouver à la fois que la société moderne a besoin du christianisme, et que le christianisme, supérieur à toutes les vicissitudes sociales, ne se désintéresse d’aucune des questions pratiques où est engagé le sort de l’humanité. L’Académie des Sciences morales et politiques en 1847 avait mis au concours l’examen critique du système d’instruction et d’éducation de Pestalozzi, considéré principalement dans ses rapports avec le bien-être et la moralité des classes pauvres. M. Cochin était déjà sérieusement initié à l’étude des classes pauvres ; dans ses voyages à l’étranger, dans ses courses plus instructives encore à travers les quartiers populeux de la grande ville, il n’avait négligé aucune occasion d’interroger les ouvriers. Sa charité persuasive avait reçu bien des confidences. Il avait touché du doigt les misères du corps et les misères de l’âme. Il connaissait les pères, les mères, les enfans. Il aurait pu dire comme le poète, en promettant au peuple ses censures loyales :

Enfant du vieux Paris et des piliers des halles,
J’ai vu le fond secret de maint noir atelier
Et plus d’un cœur mauvais sous plus d’un tablier.
Je fais sa large part aux gênes de la vie,
Sans jamais excuser la bassesse et l’envie.
Mais il est en tout temps des écrivains menteurs ;
Comme jadis les rois, le peuple a ses flatteurs.
Ceux qui plaignent le pauvre au riche font la guerre,
Car, les devoirs du pauvre, ils n’en parlent plus guère.
Je voudrais l’éclairer par un double savoir,
En face de son droit, lui montrer son devoir…

C’est ce qu’il fit en répondant à l’appel de l’Académie des Sciences morales ; il traita ce sujet en philosophe, en économiste, et par-dessus tout en chrétien. Philosophe, il veut que l’instituteur se rende compte de certaines choses desquelles dépend tout le reste. D’où vient l’enfant ? Il a un père, une mère, une famille ; il faut donc savoir ce que représente ce mot et de quels devoirs il éveille l’idée. Quels sont les moyens de connaître que Dieu a donnés à l’enfant ? Il a des instincts, des facultés, une force qui pense et qui veut ; il faut diriger ces instincts, développer ces facultés, régler cette force : nous voilà au cœur de la philosophie. Pour quel but doit être élevé l’enfant ? Pour le service de la communauté sociale ; c’est l’idée de patrie qui apparaît. Enfin ces devoirs divers étroitement enchaînés, devoirs envers la famille, envers lui-même, envers la patrie, qui donc en inspire l’amour et en fournit la sanction ? La pensée de Dieu et la religion. Ainsi parle le philosophe, et voilà les connaissances qu’il exige de l’instituteur digne de ce titre. L’économiste aura son tour ; l’enfant confié au maître d’école a besoin d’être préparé aux choses utiles, aux choses qui lui feront gagner sa vie ; il faut donc imprimer dans son esprit les principes de toute science sociale, et plaise à Dieu qu’il se rappelle toujours ces paroles de Franklin : « si quelqu’un vient vous dire qu’il est d’autres moyens pour faire fortune que le travail et l’économie, chassez-le, c’est un empoisonneur ! » Travail, économie, c’est précisément ce que le christianisme enseigne, puisqu’il condamne la paresse et prescrit la tempérance. Loin de nuire à la production de la richesse, le christianisme y contribue, et ses préceptes, qui visent plus haut, sont d’accord avec les résultats de la science économique. Le théologien le plus exact ne s’exprimera pas ici autrement que le bonhomme Richard. Voilà comment M. Cochin, soit qu’il parle en philosophe, soit qu’il parle en économiste, est toujours ramené à la religion de Jésus-Christ. C’est elle qui est le fondement de l’éducation, elle forme le lien de toutes les parties du système et assure l’harmonie de l’ensemble.

Ce beau livre sur Pestalozzi et l’éducation du peuple parut en 1848. L’explosion des idées socialistes qui couvaient déjà sous le règne de Louis-Philippe ne prit pas M. Cochin au dépourvu. M. Cochin était socialiste à sa manière, c’est-à-dire à la manière de l’Évangile ; il n’était pas de ces esprits fermés qui croient que tout est pour le mieux dans l’ordre une fois établi, et que la moindre innovation est un péril. Il était persuadé au contraire que pour faire régner la justice parmi les hommes il fallait une vigilance perpétuelle et des améliorations continues. Seulement à l’ardeur de réformes la plus généreuse il joignait les scrupules les plus attentifs. On peut dire qu’à l’heure où Proudhon étonnait le public par ses incartades, il y avait dans l’ombre un socialiste chrétien qui lui donnait, sans y prétendre et le plus modestement du monde, de vigoureuses répliques. Proudhon a raconté que, pendant les journées de juin, il flânait volontiers sur les quais déserts, admirant de loin les sublimes horreurs de la canonnade. M. Cochin ne flânait pas et admirait encore moins ; il faisait son devoir, il défendait l’ordre, il voyait ses amis tomber à ses côtés, et, la lutte finie, il se trouvait naturellement désigné pour un poste d’adjoint dans une des mairies de Paris. On cherchait les citoyens qui eussent à cœur et qui fussent en mesure d’apaiser les passions ; on pensa tout d’abord à ce jeune homme, déjà maître dans la science du perfectionnement social, et dont la renommée naissante signifiait la recherche obstinée du juste, la pratique bienfaisante du vrai. Il eut bientôt une autre occasion de montrer la richesse de ses aptitudes. A la présidence du général Cavaignac, nommé par l’assemblée nationale, avait succédé la présidence du prince Louis-Napoléon, élu par le suffrage universel. Un ministère, à la tête duquel était placé M. Odilon Barrot, réunissait les représentans des nuances diverses dans le libéralisme conservateur, M. Buffet et M. de Tracy, M. Passy et M. de Lanjuinais, M. Dufaure et M. de Tocqueville. M. de Falloux avait accepté dans ce cabinet le portefeuille de l’instruction publique, à la condition expresse qu’il lui serait permis de présenter une loi sur la liberté de l’enseignement secondaire. Il se mit à l’œuvre sans retard et constitua une commission chargée de préparer cette grande transformation. Cette commission était composée dansée sens le plus large, avec une loyauté irréprochable. M. Thiers, l’ancien défenseur de l’enseignement public contre de calomnieuses attaques, y brillait au premier rang. : D’illustres universitaires, M. Cousin, M. Saint-Marc Girardin, M. Dubois, y siégeaient à côté de M. de Montalembert et de l’abbé Dupanloup, oubliant tous leurs dissentimens d’autrefois et rapprochés par un sentiment impartial des nécessités publiques. Le ministre, qui connaissait la valeur de M. Cochin, l’avait appelé à prendre part aux travaux de la commission. La première fois que l’auteur du mémoire sur Pestalozzi prit la parole au milieu de tant de glorieux maîtres, bien que sa voix tremblât un peu, une éloquence qui venait de l’âme frappa immédiatement cette réunion d’élite. « On fut ravi, dit M. de Falloux, par ce mélange de timidité naturelle et de précoce autorité. » Quel était donc ce jeune homme que l’on croyait absorbé par les œuvres de la charité pratique et la réforme des institutions municipales ? Où avait-il puisé ces connaissances précises unies à des vues si élevées ? il se mouvait à l’aise dans les questions les plus ardues, il exposait nettement les difficultés, proposait modestement les solutions ; il était clair, modéré, persuasif, il cherchait le bien avec son cœur et le trouvait avec son esprit. Nous avons découvert un homme, disaient ses collègues charmés, et savez-vous de quel nom ils se servaient pour exprimer leur admiration ? On l’appelait un Thiers catholique. M. Thiers le sut, nous dit M. de Falloux, et ne s’en montra nullement blessé. Bien au contraire, c’est à ces débats de 1849 que remonte la longue amitié de M. Thiers et de M. Cochin. Le jeune orateur admirait, comme tout le monde, le merveilleux esprit de l’homme qui était alors le chef incontesté du parti conservateur, et M. Thiers appréciait très haut ce collègue, à peine connu la veille, qui lui résistait parfois avec autant de franchise que de déférence. Le président de la république en 1871 s’est souvenu de ces impressions de 1841 lorsqu’il a fait venir M. Cochin tout près de lui, à la préfecture de Versailles. M. Cochin a donc été un des principaux auteurs de cette loi de 1850, qui a fondé en France la liberté de l’enseignement secondaire, loi excellente qui, malgré les alarmes des esprits routiniers et les clameurs des partis intolérans, a profité à tout le monde, à l’enseignement public comme à l’enseignement privé, ainsi que le fera toujours la liberté légale unie aux conditions de l’ordre. Il en sera de même pour l’enseignement supérieur, si ces conditions de l’ordre ne sont pas séparées de la liberté que nous réclamons tous, et si la collation des grades est maintenue, comme par le passé, aux mains désintéressées de l’état.

Les événemens politiques ne permirent pas à M. Cochin de poursuivre ses succès sur un plus grand théâtre. Il a parlé de ces déconvenues avec un mélange de tristesse et de résignation souriante dont il est impossible de ne pas être touché. « Quand nous faisions notre droit, écrit-il à un des compagnons de sa jeunesse, nous avions des rêves, les pensées les plus généreuses, l’esprit en feu, l’ardeur la plus impatiente. Jugeant et gouvernant le monde par des conversations, nous nous figurions le juger et le gouverner en effet, et lorsque entre la barrière de l’Étoile et la place de la Concorde nous avions parlé philosophie, politique, droit et religion, nous nous figurions être des philosophes, des politiques, des jurisconsultes et des théologiens. La société devait nous accepter comme tels et nous ouvrir les bras au lendemain de notre dernière thèse ; elle ne l’a pas fait, nous nous trompions. Nous aurions dû commencer une carrière ou une étude pas à pas au lieu de penser l’escalader et commencer par en haut. Il eût mieux valu prendre la carrière de nos pères, embrasser une étude spéciale que de vouloir tout de suite avoir quarante ans sans passer par vingt-cinq ans : nous avons tous en effet quarante ans, mais nous y resterons vingt ans jusqu’à ce que tout le monde s’en aperçoive. Notre rôle est maintenant de nous remettre dans un chemin battu et de le suivre ; nous y ferons plus de bien. Si la Providence veut nous grandir soudainement, elle nous prendra où nous serons. Jusqu’à ce qu’elle nous mette à la tête des armées, tâchons d’être de bons et obscurs soldats dans ses troupes ; soyons les hommes d’une étude, ou les hommes d’une œuvre, ou les hommes d’une carrière, ou les hommes d’un pays, mais habituons-nous à appliquer des pensées très hautes, très larges et très générales à des occupations très étroites, très petites et très obscures. » Voilà le programme que M. Cochin s’était tracé au commencement de l’empire. Charmante modestie ! ce qu’il appelait des occupations très étroites, très petites, très obscures, c’étaient ses enquêtes sur les classes pauvres, premier objet de ses études juvéniles, et qui, agrandies de jour en jour, devinrent la passion et l’honneur de sa vie.

Il y joignait des travaux qui ne permettaient à personne de l’oublier. En 1853, il fut nommé maire du Xe arrondissement ; l’empire faisait appel à son patriotisme, le sachant capable de ne pas se soustraire par rancune politique à un devoir de bon citoyen. C’était montrer une noble confiance en sa générosité. Dans cette même mairie, deux années auparavant, M. Cochin, adjoint et remplaçant le maire absent, avait reçu les membres de l’assemblée nationale venus pour protester contre le coup d’état. Le petit-fils des vieux échevins de Paris ne crut pas devoir refuser une fonction municipale qui lui permettait de servir la grande cité et de secourir les pauvres. En 1855, quand fut organisée la première exposition universelle, il y prit une part active dans ce sentiment de charité sociale qui ne le quittait plus. Il obtint qu’un jury spécial fût constitué pour apprécier la fabrication des objets à bon marché. Ces objets mêmes furent exposés et réunis à sa demande dans une section spéciale. C’est ce qu’il appelait la galerie d’économie domestique. Son rapport au jury sur cette exposition est plein de vues excellentes et tout animé de la passion, du bien. « Désormais, écrit-il, aucune exposition universelle ne doit avoir lieu sans qu’un large espace soit réservé à l’exhibition spéciale des objets utiles au bien-être physique ou au développement intellectuel des classes les plus nombreuses de la société. On ne pourra plus dire que ces magnifiques et louables efforts encouragent seulement le luxe, et sont destinés à réunir tous les moyens inventés par l’homme pour travailler de moins en moins et jouir de plus en plus. » Ailleurs, dans une lettre familière, parlant à un ami de son exposition domestique et des peines sans nombre qu’elle lui a causées, il se console en ces termes : « ce sera pourtant quelque chose d’avoir forcé, au nom de la charité, les portes de l’industrie. » Soutenu par cette pensée, il n’a plus que des sentimens d’admiration pour ces efforts du génie de l’homme, et tandis que certains censeurs croient faire œuvre chrétienne en maudissant la science, il répète avec enthousiasme les paroles où elle est glorifiée : « tout ignorant que je suis, je m’associe à l’orgueil de la science humaine ; la galerie des machines est merveilleuse. Avez-vous lu la belle expression de M. Dumas : « les machines, ces esclaves, qui rendent à l’homme sa liberté, qu’on peut torturer sans scrupule et qu’on entend gémir sans remords ? »

Un des plus nobles épisodes de la vie intellectuelle de M. Augustin Cochin, c’est la guerre qu’il a faite à l’esclavage dans le monde entier. Le livre où il a exprimé ses ardentes protestations est une œuvre magistrale. L’auteur ne déclame pas, il raconte, il discute, il juge. On a dit que dans certains pays l’esclavage était un mal nécessaire, on a essayé de le justifier au nom de l’économie politique ; M. Cochin s’attache à montrer que l’histoire inflige à tous les argumens de ce genre d’éclatans démentis. Il n’y a pas là de nécessités fatales qu’on soit forcé de subir et qui défient les principes ; l’esclavage est condamné par l’économie politique aussi énergiquement que par la philosophie et la religion. Voilà la thèse du livre. La démonstration, aussi franche que hardie, porte ses coups au point central de la défense. Si les partisans de l’esclavage se retranchent derrière la nécessité, c’est par un sentiment de pudeur ; au fond, il n’y a en jeu que leurs intérêts. C’est à ces intérêts que s’attaque la pressante argumentation de M. Cochin. Vous croyez que l’esclavage est une source de richesses ? Rien de plus faux, c’est une cause de ruine. Vous croyez qu’il est nécessaire à la culture ? Regardez-y de plus près, vous verrez qu’il en accroît les difficultés. Partout où l’esclavage s’implante, « il diminue la population, restreint le commerce, tue les noirs, corrompt les blancs, et, pernicieux aux deux races, fait peser sur toutes les deux un joug également funeste. » Ce ne sont pas là des théories préconçues, c’est la leçon qui résulte des faits. Dans les colonies où l’esclavage a été supprimé, l’auteur compare l’état qui a suivi l’abolition à celui qui l’a précédée ; il n’en est pas une où l’abolition de l’esclavage n’ait été le point de départ d’une vie nouvelle. Au travail libre correspond infailliblement une plus-value de la terre. Les colonies de toute race, françaises, anglaises, portugaises, suédoises, danoises, ont fourni la vérification de cette loi. Aux États-Unis, où l’esclavage avait jeté de si profondes racines, il a fallu un tel effort pour extirper le fléau que les effets de la guerre civile n’ont pas encore disparu ; l’apaisement viendra, et là, comme ailleurs, des élémens de prospérité se substitueront aux causes de décadence. Un seul pays a semblé démentir le système de M. Cochin : il y a une île des Grandes-Antilles où l’esclavage est maintenu avec cynisme, et qui récemment encore étonnait le monde par le scandale de sa prospérité. Est-il besoin de nommer Cuba ? Il est vrai que cette prospérité tient à un climat incomparable, à la richesse prodigieuse du sol, à une situation qui fait de l’île merveilleuse l’entrepôt des deux Amériques ; mais ne vous arrêtez pas à la surface, allez -au fond des choses, que voyez-vous ? L’affreuse gangrène engendrée par l’esclavage, des révoltes périodiques, le gouvernement transformé en dictature, la dépravation des mœurs dépassant tout ce qu’on peut imaginer, l’idée de famille détruite, la magistrature vénale, le clergé avili, souillé, méprisé, enfin la race noire disparaissant de jour en jour, et cette dépopulation arrivée à un point qui frapperait les âmes d’horreur, « si des gouverneurs corrompus ne favorisaient la traite qu’ils sont chargés de réprimer. » M. Cochin dénonçait tout cela en 1861 ; la situation présente de Cuba, la guerre qui la désole et qui finira un jour ou l’autre par la livrer aux États-Unis, n’ont que trop justifié ses prévisions.

M. Cochin ne se bornait pas à dénoncer le mal ; avec cette vertu agissante qui est le trait distinctif de son esprit, il organisait des comités, soulevait l’opinion à la manière anglaise, intéressait les gouvernemens et les peuples à la destruction du fléau. Ce livre sur l’esclavage venait de le faire entrer à l’Académie des Sciences morales et politiques. Comme il était de ceux qui donnent davantage à mesure qu’ils s’enrichissent, il voulut que cet accroissement d’autorité tournât au profit de ses cliens. On le vit redoubler de zèle et de généreuse passion. La grande crise des États-Unis, l’assassinat d’Abraham Lincoln, la guerre du nord et du sud, fournirent à son activité des occasions nouvelles. Bien des hommages ont été rendus à Lincoln dans notre France, je n’en connais pas de plus touchant que celui d’Augustin Cochin. Par-dessus les barrières des églises, le catholique tendait une main fraternelle au protestant, honorant en lui le courageux homme d’état et le chrétien digne des premiers âges. Le comité formé à Paris sous la présidence de M. Edouard Laboulaye pour l’abolition de l’esclavage n’a pas eu de collaborateur plus ardent et plus efficace que M. Augustin Cochin ; personne n’a eu plus grande part aux résultats obtenus. Ce fut là, parmi tant de déceptions politiques, une des sérieuses consolations de sa vie. il avait en 1861 adressé d’éloquens appels au gouvernement du Brésil pour l’encourager à détruire l’esclavage ; dix ans plus tard, au milieu de nos angoisses patriotiques, il eut la joie d’apprendre que sa voix avait été entendue, et il s’empressa d’annoncer ici même cette grande nouvelle[2]. La comtesse d’Eu, régente du Brésil pendant le voyage en Europe de son père l’empereur dom Pedro II, avait promulgué le 28 septembre 1871 une loi importante en faveur de l’émancipation des esclaves. Cette loi, sans supprimer immédiatement l’esclavage, le condamnait à disparaître dans un délai certain. S’il restait encore trop de malheureux enfermés dans leur condition passée, on savait du moins qu’il ne naîtrait plus un seul esclave sur la terre brésilienne. Une loi de transition laisse toujours quelques regrets ; comment ne pas se réjouir pourtant d’une pareille victoire, surtout quand la promesse de la loi est entourée de si hautes garanties ? L’empereur dom Pedro il a toujours secondé les représentans du pays qui se montraient favorables à l’émancipation des noirs, et on sait que le comte d’Eu, après ses brillantes victoires sur le Paraguay, a tenu à honneur de prononcer l’abolition de l’esclavage dans le pays pacifié par ses armes. M. Cochin, malgré ses réserves, pouvait donc se féliciter ; il pouvait aussi, heureux de ce résultat, s’en servir pour stimuler l’Espagne et prévoir que l’institution infâme ne tarderait pas à être abolie sur toute la surface du monde chrétien. « L’Espagne, disait-il, la première à renouveler l’esclavage dans l’histoire moderne, sera la dernière à effacer cette souillure ; mais ce sera certainement, bon gré mal gré, à bref délai. Qui sait ? L’abolition de l’esclavage dans le monde chrétien, réclamée il y a cinquante ans par quelques hommes de cœur obstinés, que l’on était bien près de trouver ridicules, sera peut-être à la fin du XIXe siècle le seul triomphe complet, la seule gloire sans ombre et sans reproche de notre génération agitée. »

C’est ici, c’est dans la Revue, que M. Cochin a écrit ces nobles paroles. Il avait, on le sait, un autre organe de publicité auquel l’attachaient d’anciennes et intimes relations personnelles ; il ne croyait pas devoir s’y confiner à tout jamais. On nous permettra bien de dire, sans manquer à aucune convenance, que M. Augustin Cochin, chaque fois qu’il voulait s’adresser au grand public, se présentait volontiers à cette tribune où nous sommes heureux aujourd’hui de lui rendre témoignage. Il était assuré d’y trouver toujours l’accueil dû à l’élévation de son talent. Déjà, en 1868, il avait publié dans la Revue des Deux Mondes une excellente étude sur l’état de la question de l’esclavage à Cuba et à Porto-Rico. C’était la suite de la vaste enquête qu’il avait si vigoureusement ouverte. En 1870, à propos d’un autre sujet qui avait été aussi une de ses pensées maîtresses, il comparait le régime administratif et financier des grandes capitales dans le monde entier. Une étude faite pièces en mains sur l’organisation municipale de Londres, de Paris, de Vienne, de Berlin, de Genève, de Bruxelles, de New-York, lui montrait que Paris et New-York, les deux plus grandes capitales du globe après Londres, représentaient à cette date les deux régimes les plus opposés, celui où le gouvernement règle tout à l’exclusion des représentans de la commune, celui où les conseils populaires règlent tout à l’exclusion du gouvernement. Est-il besoin d’ajouter que ce sage et libéral esprit plaçait la vérité entre ces deux excès ? Pendant le siège de Paris, consacrant aux ambulances son activité patriotique, allant chercher nos blessés jusque sous les batteries prussiennes, il trouvait encore le temps d’écrire trois études, l’une sur le service de santé des armées, l’autre sur les modifications que nos désastres de 1870 devaient nécessairement introduire dans le régime politique et municipal de Paris, la troisième sur la reine Louise de Prusse, dont le souvenir évoqué si à propos se dressait entre le vainqueur et nous, pour condamner l’abus de la force et relever la notion du droit. C’est encore à la Revue que M. Cochin avait voulu donner ces pages généreuses, dictées par le même sentiment qui inspirait alors les lettres fortifiantes de M. Vitet.

Nous n’avons pas à retracer dans toutes ses phases la vie de M. Cochin. M. de Falloux s’en est chargé ; l’œuvre est faite et de main d’ouvrier. Il y a une telle conformité de sentimens entre le peintre et le modèle qu’on ne pouvait souhaiter une plus intime ressemblance. Il appartenait au biographe de puiser dans la correspondance familière de son ami, de le suivre à son foyer, de raconter ses joies domestiques ; il lui appartenait aussi d’exposer, d’expliquer les combats, les angoisses, les résolutions suprêmes de sa conscience dans les crises du catholicisme de nos jours. M. J.-J. Weiss disait dernièrement à propos de ce livre même qu’un récit complet du réveil religieux du XIXe siècle, comme celui que Sainte-Beuve a consacré à Port-Royal, devrait nécessairement accorder une place considérable à Augustin Cochin. La remarque est très juste ; or, grâce aux informations si détaillées que renferme cette biographie, surtout grâce à la délicatesse et la sûreté de touche dont M. de Falloux fait toujours preuve en ces délicates matières, le travail est bien simplifié d’avance. Pour nous, dans cette vie si pleine de bonnes pensées, si riche de généreuses entreprises, nous avons surtout cherché ce qui peut montrer le véritable esprit chrétien, c’est-à-dire la poursuite du mieux en toute chose, et la véritable politique chrétienne, c’est-à-dire une large inspiration de sympathie humaine et de concorde. M. Cochin a eu d’autant plus de mérite à suivre cette voie qu’elle devait l’exposer aux violences du fanatisme. « Je ne sais, dit M. de Falloux avec l’autorité qui lui appartient, je ne sais si de nos jours saint Bernard pourrait impunément répéter ses doléances contre les abus de son temps, et si certains journaux permettraient à saint Matthieu de dire encore que — tout docteur versé dans la science du royaume des deux est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes. — Aujourd’hui, pour nos publicistes transcendans, les choses anciennes ont toujours été irréprochables, les choses nouvelles sont toujours inutiles ou répréhensibles… » L’homme qui de son trésor chrétien tirait si utilement tant de choses nouvelles ne devait pas échapper à l’insulte. Il y eut contre lui à de certains jours, je cite les expressions de M. de Falloux, une véritable orgie de haine et de diffamation. M. Cochin a pu être affligé de ces fureurs, il a pu être épouvanté du mal que font ces doctrines et ce langage, jamais il ne s’est cru autorisé à rendre coup pour coup et injure pour injure. Quoi de plus facile pourtant ? Quoi de plus légitime peut-être à l’égard des hommes qui veulent absolument faire du catholicisme une secte haineuse et qui éloignent de la religion tant d’âmes scandalisées ? Il a poursuivi sa tâche, toujours calme et souriant, confiant en Dieu, confiant dans les destinées de la France, confiant dans l’esprit chrétien et la politique de concorde.

C’est cette confiance que nous avons jugé utile de recommander aux générations nouvelles. Il ne faut pas laisser croire que le christianisme et la société moderne ne peuvent marcher ensemble. Rien n’est plus faux, rien ne serait plus funeste. Il ne faut pas laisser croire non plus que les choses nouvelles et les choses anciennes, comme dit l’évangéliste, ne puissent être tirées du même trésor et concourir à la même œuvre. Le spectacle des misérables divisions qui paralysent aujourd’hui l’assemblée nationale pourrait accréditer ces erreurs, entretenues à dessein par les partis extrêmes. Il n’y a rien de tel pour les réfuter que l’exemple d’un homme de foi. Voilà pourquoi nous avons tenu à signaler cette noble biographie de M. Augustin Cochin par M. le comte de Falloux. Lorsque M. Cochin mourut le 15 mars 1872, à peine âgé de quarante-neuf ans, dans cette préfecture de Versailles, qu’il avait acceptée par dévoûment à la chose publique, sa suprême pensée fut pour la France et la religion du Christ. Dans une lettre, qu’il dictait de sa voix défaillante et qu’il n’eut pas le temps d’achever, il s’adressait à M. Thiers, à son cher président et ami, pour lui recommander à la fois la vérité éternelle et la vérité du moment. La vérité éternelle, c’était le christianisme ; la vérité du moment, c’était la nécessité d’assurer au plus tôt le salut de la France en lui donnant, sous une forme ou sous une autre, le moyen de se relever. Noble et touchante constance d’une âme véritablement maîtresse d’elle-même ! M. Cochin, jusqu’à la dernière heure, est resté fidèle aux deux idées qui avaient dirigé tous ses travaux : Dieu et la patrie, le christianisme et la société moderne.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Augustin Cochin, par le comte de Falloux, de l’Académie française, Paris 1874 ; Didier.
  2. Voyez, dans la Revue du Ier décembre 1871, les pages intitulées l’Abolition de l’esclavage au Brésil.