L’Estancia de Santa-Rosa, scènes et souvenirs du désert argentin

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L’Estancia de Santa-Rosa, scènes et souvenirs du désert argentin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 315-361).
L'ESTANCIA
DE SANTA-ROSA
SCENES ET SOUVENIRS DU DESERT ARGENTIN

Les provinces unies du Rio de la Plata offrent aujourd’hui le spectacle émouvant d’une société civilisée encore aux prises avec une société barbare dont la résistance acharnée se prolonge dans les vastes solitudes bordées par les Cordillères, où on l’a refoulée. En prenant possession, il y a trois cents ans environ, de ce beau pays, les Espagnols ne purent lui donner ce qu’ils savaient pas eux-mêmes, une organisation saine et vigoureuse, des lois positives, des institutions susceptibles de développement et de progrès. L’antique appareil de législation castillane transplantée dans le. Nouveau-Monde ne servit qu’à immobiliser des usages absurdes et qu’à favoriser des routines qui facilitaient la tyrannie des vice-rois. Leur administration, se traînant d’un pas boiteux dans l’ancienne ornière tracée par la mère-pairie, n’y prépara aucun élément de prospérité et de vie pour les générations futures. L’Espagne se contenta de faire élever des palais pour ses gouverneurs, d’entretenir une armée qui tînt les Indiens en respect et d’introduire l’esclavage des noirs : c’était impatroniser le pouvoir arbitraire, la guerre permanente, la désorganisation du travail. Tandis que, sous l’influence austère et pratique du génie anglo-saxon, l’Amérique du Nord se recueillait d(avance pour la lutte glorieuse qui devait assurer son indépendance, les vice-royautés espagnoles du continent méridional, accablées sous des pouvoirs oppressifs et manquant de tout caractère individuel, n’eurent que la force de pousser le cri de liberté, sans être en état de conquérir les avantages de la vie libre. Cependant quelques hommes de cœur et d’énergie, parmi lesquels se place don Estanislao Lopez, celui qu’on nomme encore dans le pays le grand général Lopez, se mirent à la tête d’un mouvement organisateur et progressif, et ils luttèrent, au péril de leur vie, contre le parti rétrograde, astucieux et barbare, dont le représentant le plus tristement célèbre a été le dictateur Rosas.

Voilà quarante ans que dure ce duel : grâce aux marches et aux contre-marches de hordes indisciplinées qui se harcèlent sans relâche, une terre dont la charrue pourrait féconder merveilleusement les sillons se trouve frappée presque partout de stérilité et de mort. Au foyer domestique, dans les salons, dans les champs, au pied des autels, on retrouve le choc implacable des deux élémens en lutte. Dans les villes où a pénétré le commerce étranger, la barbarie primitive bat décidément en retraite devant la civilisation industrielle, que des ingénieurs infatigables lancent avec leurs engins à la conquête pacifique de l’élément indigène. Celui-ci se montre bien encore çà et là dans ces marais dormans qui s’étalent en pleine rue à la porte des somptueux palais, et où chevaux et mulets enfoncent jusqu’au poitrail ; il se montre dans ces cadavres d’animaux oubliés sur la voie publique, et que dévorent des vautours rapaces, dans ces débats électoraux où l’on assaisonne volontiers ses argumens de coups de couteau ; il se montre enfin dans mille détails de la vie domestique, où un luxe parfois excessif se marie à des coutumes de la plus étrange sauvagerie. Partout néanmoins apparaissent des signes visibles d’un état nouveau. Le clergé même, secouant l’amas des superstitions naïves et des rites puérils, encourage le progrès à sa manière ; le prêtre affecte les dehors de l’homme du monde : il se pique de libéralisme, lit les sermons du père Lacordaire, chante des airs d’opéra, va aux courses de chevaux, aux combats de coqs, et transforme la sacristie en salon.

Il est manifeste que, dans les grands centres de commerce et d’industrie, le progrès n’a pas d’autre antagoniste que la nonchalante indifférence des races créoles, tandis que dans les provinces du centre, à mesure que l’on se rapproche des déserts du Chaco, la civilisation se heurte contre l’élément indien, personnifié d’une manière sombre et insaisissable tantôt dans l’homme de la tribu, dans le fils du désert, tantôt dans le centaure moderne, armé de sa lance et de sa fronde, dans le gaucho, qui, vivant au milieu des vastes pampas, loin de tout rayonnement intelligent, a le culte de l’immobilité. Ce n’est pas qu’il ait abdiqué toutes les austères vertus castillanes : il est esclave de sa parole, hospitalier, généreux ; mais le sang qui coule dans ses veines, c’est le sang de ses aïeux, les fiers Andalous, qui ont repoussé et tué le négoce avec les Juifs, l’industrie et l’agriculture avec les Maures, et qui, à force de détruire, de brûler et de ravager, n’ont abouti qu’à un résultat, la transformation des mosquées arabes en églises catholiques. Entre ces races libres et les propriétaires des immenses troupeaux installés dans les pampas existe une bizarre solidarité d’instincts, d’habitudes et de passions tour à tour féroces et généreuses. Ils s’entendent d’ailleurs admirablement pour repousser la civilisation, qu’ils considèrent comme une atteinte à leur liberté. L’abolition de l’esclavage, en enlevant au gaucho les bras qui travaillaient la terre, l’a forcé à se faire lui-même cultivateur, sembrador ; mais dans l’exercice de ses fonctions agricoles il se contente de labourer ou plutôt d’effleurer à peine le sol avec une branche d’arbre formant un coude aigu et terminé par une pointe de fer. Un fagot d’épines traîné par une lanière de cuir lui sert de herse. Chez lui, toutes choses sont à l’avenant. Il mettra volontiers mille piastres au caparaçon de son cheval, il ne pensera pas à se procurer une bonne charrue, une faucheuse, ou l’un de ces engins utiles, venus de l’ancien monde, qui ne lui inspirent que dédain et méfiance. Dans son intérieur, sa femme et ses filles portent de traînantes robes de soie et des colliers de perles fines, les diamans, les émeraudes brillent à leurs mains et à leurs oreilles, parfois même le luxe va jusqu’à remplacer par le disgracieux chapeau parisien l’élégante mantille andalouse ; mais cette invasion des modes européennes constitue en général la plus réelle conquête de l’esprit civilisateur, le gaucho ne voit guère plus loin. Dans la vie isolée des estancias, ou fermes de bétail, l’élément indien, représenté par les prisonniers de guerre, produit peu de bons résultats. Trop de discordes, de haines, de représailles, ont creusé entre ces deux races, qui se disputent le même sol, un abîme que rien ne saurait combler. Pour l’habitant primitif, l’Espagnol est toujours l’usurpateur, l’homme violent qui l’a rejeté dans les vastes déserts de l’extrême nord, lui dérobant des centaines de lieues de ces immenses llanos dont il se croyait le roi absolu. Ni les bienfaits, ni les bons procédés, ni les fortes habitudes de la vie commune ne peuvent effacer du cœur de l’Indien l’amer souvenir de cette dépossession. À toutes ces complications de races, de position, de luttes entre l’ancien et le nouvel état de choses, s’ajoutent les discussions politiques, et les Indiens, flattés tour à tour par les partis qui les recherchaient comme auxiliaires, ont gardé la conscience et le ressentiment d’avoir été dupes en plus d’une rencontre.

À travers cette cohue et cette confusion, le colon européen ne fait pas trop mal son chemin. Les gauchos le regardent avec une sorte d’indifférence et lui témoignent même quelque bienveillance, pourvu qu’il ne cherche pas à les convertir aux idées nouvelles. Au fond, les Indiens le craignent et le ménagent dans leurs courses pillardes, car il est pour eux l’homme buen tirador, c’est-à-dire habile à manier les armes à feu, et comme tel il leur inspire un certain respect. Enfin, au-dessus de ce chaos, plane comme un vautour le chevalier d’industrie moderne, personnage multiple et changeant, possédant l’art de se rendre indispensable à certaines gens, leur créant des besoins que lui seul peut satisfaire, leur suggérant des idées dont lui seul comprend les conséquences. Quant au mérite discret et modeste, il ne réussit, guère dans ces régions lointaines, où l’outrecuidance fleurit et prospère, grâce au désordre d’une société désorganisée. L’étude de mœurs qu’on va lire n’est pas une fiction ; aussi ne finit-elle, pas comme un roman, quoiqu’elle en ait parfois les allures. les personnages sont pris ici sur le vif ; ce sont des souvenirs, des faits réels, que l’on a groupés dans un épisode caractéristique de la vie hispano-américaine.


I

Il y a quelques années, vivait à Londres un Anglais nommé sir Henri Williams. Dévoré de bonne heure d’un ennui profond et tourmenté par un éternel besoin de mouvement, il avait parcouru l’Europe dans tous les sens, porté ses pas vers le Levant, visité Tunis, l’Égypte, la Palestine, sans réussir à secouer le spleen qui le minait ; sa tristesse s’était même accrue de ses déceptions. Un jour qu’il confiait son chagrin à un de ses amis, lieutenant de frégate de la marine royale celui-ci lui dit : « Je connais un pays qui peut-être vous procurerait des distractions assez fortes et assez nouvelles pour chasser votre mélancolie ; on y trouve la vie primitive avec toutes ses privations et tous ses dangers, mais aussi avec toute sa grandeur mélancolique et sa majesté sauvage. Partez pour le Brésil, longez la côte de l’Amérique jusqu’à l’embouchure du Rio de la Plata, remontez ce fleuve immense, pendant une centaine de lieues, et enfoncez-vous dans les pampas qui s’étendent à perte de vue des bords du Parana jusqu’au pied des Cordillères. Je vous réponds que vous y goûterez sang ennui la, vraie barbarie, avec ses plus pures saveurs de virginité. »

Quelques jours après, sir Henri, impatient de tenter l’épreuve, s’embarquait, et en trente-trois jours de navigation il arrivait devant l’embouchure d’un fleuve immense de près de cent lieues de large, et, le franchissant là où d’une rive à l’autre il a encore quarante lieues, il entrait dans la vaste rade de Buenos-Ayres. Les personnes auxquelles sir Henri avait été adressé lui conseillèrent, pour mieux satisfaire ses goûts d’aventures, de ne pas remonter le fleuve sur les grands steamers du Paraguay, mais de choisir plutôt les goëlettes gênoises qui font la navigation du fleuve. Il monta donc à bord d’un petit bâtiment à voiles, la Joven-Baldomera, capitaine ! don Gaëtano Peretti. Il y trouva un équipage composé de ces braves marins italiens qui quittent leur belle patrie pour venir gagner, par dix ou quinze années de rude labeur sur le continent américain, le droit de se reposer dans leurs vieux jours : excellentes gens gais comme des enfans, sobres, probes, courageux, et qu’on s’attache facilement par une parole bienveillante ou par une marque de sympathie.

La Joven-Baldomera, jolie goélette peinte à neuf, propre et coquette, se balançait gracieusement sur ses ancres. Elle était en grande rade quand sir Henri y aborda vers trois heures de l’après-midi. Don Gaëtano le reçut sur le pont, et installa son mince bagage dans l’unique cabine du navire. On arrangea près du grand mât une petite cuisine, où frissonnait, dans une casserole de cuivre fort propre la carbonada, mélange de bœuf et de mouton cuit au riz, aux tomates et aux épices. Des quartiers de viande séchée à l’air étaient suspendus à la proue. Du côté de la poupe, dans une sorte d’armoire, don Gaëtano fit voir à sir Henri des dames-jeannes de vin carlon, des oranges, des pâtes de Gênes, des raisins secs et des noix de Mendoza, de beaux légumes et des pommes de Montevideo, des poivrons rouges comme du corail, des tomates, des olives, et ces mille petites herbes odoriférantes qui aromatisent la cuisine des gens du midi. Le temps était parfaitement calme. Le Rio de la Plata, immense comme la mer, confondait ses lignes avec celles de l’horizon. Don Gaëtano attendait le vent, qui dans ces parages s’élève d’ordinaire vers le soir, pour appareiller et tâcher d’arriver à l’une des quatre embouchures du Parana, Vers cinq heures, la brise se leva en effet, mais avec une telle violence que le capitaine jugea prudent de ne point partir. Le fleuve, labouré par un vent de sud-ouest, se gonflait en vagues énormes qui déferlaient avec furie contre des îlots dont les contours se distinguaient encore à l’horizon. La goélette chassait sur ses ancres et semblait au milieu de la tourmente comme une feuille d’arbre devenue le jouet de l’ouragan ; mais avec ses mâts calés, ses voiles carguées, son capitaine l’œil au guet et ses hommes d’équipage prêts à la manœuvre, la Joven-Baldomera était loin de faire une mauvaise figure. Cependant l’orage ne s’apaisait pas. Quoique le soleil ne fût pas couché, de vastes ténèbres enveloppaient le Rio de la Plata ; un seul point du ciel demeuré clair répandait une lueur blafarde qui permettait de voir les objets comme à travers un voile grisâtre. Les parois du ciel ressemblaient à une muraille de fonte qu’une fournaise cachée eût crevassée de place en place pour en faire jaillir des ruisseaux de flammes. Le bruit du vent, le roulement incessant du tonnerre, le clapotement sourd des vagues, formaient une de ces harmonies sauvages et grandioses comme la nature seule en sait composer. De temps à autre, l’on distinguait entre les vagues et le ciel quelques points blancs balancés, soulevés, tour à tour cachés et visibles : c’étaient de petites embarcations qui, surprises par l’orage, tentaient, comme de pauvres oiseaux effarouchés, de regagner le port ou de se réfugier dans quelque anse entre les îles. Le capitaine Peretti les montra du doigt à sir Henri. — Par un temps comme celui-ci, dit-il, et avec un vent de sud-ouest, le voisinage de la côte est dangereux ; mieux vaut rester au large. Nous avons trois bonnes ancres, et quoique nous chassions un peu, je ne crois pas que nous courions le moindre danger.

Tout à coup le vent s’apaisa pour quelques secondes. Les vagues bouillonnaient sans s’élever, frémissant sous une pression invisible ; un éclair aussi large que le fleuve enveloppa toute la scène d’une lumière bleuâtre, des craquemens épouvantables se firent entendre, et la foudre, pareille à des cascades de feu précipitées de la voûte du ciel, tomba sur cinq ou six points à la fois. Presque au même instant un vent très fort balaya les nuages et les emporta au loin avec une sorte de furie ; l’azur du firmament reparut pur et brillant, et, sans qu’il y eût d’arc-en-ciel, l’horizon, les îles, la goélette, apparurent comme baignés dans les couleurs du prisme. Ce magique changement à vue, phénomène qui n’est point rare dans ces parages, émerveilla sir Henri.

Une heure après, la Joven-Baldomera levait l’ancre, et, toutes voiles dehors, glissait gracieusement sur les flots apaisés. À la nuit, le vent tomba, et l’on s’arrêta près d’une île, à l’embouchure du Parana de la Palma. La lune se leva sereine, transformant l’immense fleuve en un miroir argenté, où les splendeurs du firmament se reflétaient avec un doux éclat. Les hommes de l’équipage, enveloppés dans leurs manteaux, dormaient sur le pont du navire. Sir Henri descendit dans le canot, accompagné du capitaine don Gaëtano. Ils se mirent à côtoyer les bords charmans d’une petite rivière qui traversait l’île. Le silence était solennel : on n’entendait au loin que le bruit cadencé des avirons qui entr’ouvraient la nappe d’eau lumineuse et limpide. Sir Henri, passionné pour les fleurs, en vit de magnifiques, et, faisant approcher le canot de la terre, il s’apprêtait à recueillir une ample moisson. — Avez-vous votre revolver ? lui demanda Gaëtano.

— Oui, mais pourquoi cette question ? craignez-vous les pirates de rivière ? dit en souriant sir Henri.

— Non pas, mais les jaguars. La nuit, et surtout par des temps clairs comme celui-ci, ils guettent dans les fourrés les grandes dorades du Parana que la lumière attire à fleur d’eau, et qui viennent déposer leurs œufs dans les herbes flottantes du bord.

Don Gaëtano avait à peine fini de parler qu’un grand corps noir, passant comme une ombre épaisse par-dessus la tête des promeneurs, donna une secousse terrible au canot, et fendit l’onde à quelques pas d’eux. — Tirez ! s’écria Gaëtano.

Sir Henri visa avec adresse et sang-froid. Un rugissement rauque et strident tout à la fois se fit entendre. L’animal blessé au poumon teignait l’eau tout autour de lui, et tournoyait dans les convulsions de l’agonie. On voyait surnager tantôt sa large poitrine blanche, tantôt son magnifique pelage jaune marqué de taches noires. Ses yeux, qui avaient lui comme deux charbons ardens, s’éteignaient peu à peu. — Vite, vite ! tâchons de le maintenir sur l’eau avant qu’il ne s’enfonce, dit Gaëtano, et, prenant un lasso, il le lança avec l’adresse d’un gaucho au jaguar expirant, puis, faisant approcher la barque du bord, il l’amarra, et, sautant à terre, amena le lasso. — Deux hommes ne suffiraient pas, dit-il, pour soulever cet énorme animal ; notre canot aurait chaviré sous nos efforts ; nous allons traîner le jaguar à terre, et demain, avant le lever du soleil, j’enverrai quelques-uns de mes matelots pour enlever la fourrure.

Cet incident, qui avait troublé pour quelques instans le silence et la solennité de cette belle nuit, enchanta l’aventureux sir Henri, et lui parut inaugurer heureusement son voyage en pays primitif. La navigation se fit de la manière la plus agréable. Lorsque le vent était bon, on en profitait pour voguer ; puis, au détour de quelque île charmante, on jetait l’ancre, en attendant le moment favorable pour mettre à la voile. Le voyageur ne pouvait se lasser d’admirer ce fleuve immense qui se déroulait comme une mer sans bords et se confondait avec l’horizon. Les îles près desquelles oh stationnait offraient à sir Henri l’agrément de la promenade, de la pêche, de la chasse. Il avait le goût des collections, et bientôt le pont de la goélette fut transformé en une espèce de musée. On n’y voyait qu’animaux empaillés, oiseaux et oisillons suspendus à des ficelles, papillons et scarabées embrochés et fixés au mât par de fortes épingles. Don Gaëtano avait ordre d’emballer soigneusement tout ce butin, et, de retour à Buenos-Ayres, de le remettre au consul, qui devait l’expédier en Angleterre.

Quinze jours se passèrent ainsi. Enfin la goëlette jeta l’ancre en face du Rosario, principal marché de la confédération et la ville la plus importante de la province de Santa-Fé. Là, sir Henri prit congé de don Gaëtano et de son équipage. Le consul, son compatriote, à qui il expliqua ses idées de voyage et son désir de s’initier à la vie sauvage du campo ou désert argentin, lui donna une lettre de recommandation pour don Estevan Gonzalès de Santa-Rosa, dont il avait entendu vanter l’hospitalité) et qui passait poux, un des plus riches estancieros du pays.


II

L’estancia de Santa-Rosa, qui avait pour seigneur et maître don Estevan Gonzalès, passait, et avec raison, pour l’une des plus belles du campo. Construite au temps des vice-rois, elle se distinguait par sa solidité et ses vastes proportions. Le principal corps de logis était de ce style oriental que les Andalous, ont emprunté aux Maures, et qu’ils ont transporté, sans aucune altération, dans la province de Santa-Fé. Les chambres de la maison étaient disposées autour d’une cour carrée ou patio dont le centre était occupé par une citerne surmontée d’un puits qu’ornait ne ; arcade mauresque en fer ouvragé. Une magnifique véranda garnie de vigne donnait une ombre fraîche et délicieuse au large trottoir sur lequel s’ouvraient les portes des appartemens principaux. Dans chaque angle du patio se dressait une énorme amphore en terre rouge, appelée tinacone, et destinée à rafraîchir l’eau pendant les chaleurs de l’été. Après cette première cour, il en venait une seconde, puis une troisième. Des groupes d’orangers et de palmiers, entremêlés de citronniers et de lauriers-roses, en occupaient le milieu et les côtés. Au fond, dans un coin, se trouvaient les dépendances de la maison, cuisine, chambres de domestique, etc, L’estancia de Santa-Rosa étant isolée, on l’avait bâtie de manière à pouvoir résister à une attaque. Ses très rares fenêtres à l’extérieur étaient garnies de solides barreaux de fer. Les murs des cours, très élevés, épais, construits en pisé, avaient un revêtement de briques. Au-dessus de la porte d’entrée, une chambre unique, nommée altillo, ayant la forme d’un cube en maçonnerie, offrait un mirador ou balcon, d’où le regard s’étendait fort loin. Le toit plat de l’altillo formait terrasse. En temps de troubles, on y établissait un canon : ce n’était, à vrai dire, qu’un vieux tuyau de poêle monté entre deux roues de charrette ; mais cette inoffensive machine avait de loin un aspect formidable, et son profil menaçant, qui se détachait sur l’azur inaltérable du ciel, avait écarté plus d’une fois les maraudeurs peu curieux de la mitraille. Don Estevan se piquait, du reste, d’être un homme à précautions. Il étalait avec orgueil dans sa chambre quelques antiques carabines espagnoles, à crosses d’ébène incrustées d’argent, que ses ancêtres avaient apportées d’Andalousie ; c’étaient, il est vrai, de lourds et incommodes engins, tout au plus propres à la parade. Les péons, qui les contemplaient avec la répugnance instinctive des gens du pays pour les armes à feu, ne se fiaient, eux, qu’à leurs couteaux et à leurs lassos, et, la fronde à la main, ils se sentaient suffisamment protégés contre toute attaque indigène.

Au côté nord de la seconde cour s’élevait une petite chapelle dédiée à sainte Rose, dans laquelle un padre, missionnaire franciscain, venait un jour chaque mois dire la messe. C’était un ancien édifice en briques que le temps avait bruni. Un portail, entre deux pilastres, était surmonté d’une architrave au-dessus de laquelle une sorte d’enfoncement dans le mur abritait la statue de sainte Rose de Lima, patronne de l’Amérique du Sud. Cette statue, faite au Pérou, était de bois, peinte à l’huile et chargée d’ornemens dorés. Sa couronne de roses, fleurs qui ne manquent jamais dans ces beaux climats, était renouvelée chaque jour par les soins des femmes de l’estancia. Au-dessus de la statue s’élevait une petite tourelle surmontée d’une coupole où pendait une cloche, à laquelle la pluie et le soleil avaient donné une belle teinte de vert-de-gris. À l’extérieur, l’estancia était entourée de plusieurs corrals, enceintes circulaires faites de pieux très serrés et où l’on enferme le soir le bétail auquel on tient particulièrement, comme les chevaux de prix, les bœufs d’attelage, les vaches laitières avec leurs veaux. Un corral plus petit contenait les chèvres et les moutons, un autre les mulets, désagréables compagnons qu’il faut laisser seuls. Auprès, et à l’ombre de quelques arbres gigantesques nommés ombùs, on voyait plusieurs petits ranchos de briques sèches et de paille, où logeait le personnel très nombreux de l’estancia. Une maisonnette plus grande et plus jolie que les autres servait de demeure à Demetrio, le majordomo ou chef de l’escouade des capatas, chargés des soins du bétail : ceux-ci ont à leur tour sous leurs ordres les péons, qui sont, à proprement parler, les bergers, armés et à cheval, gardant les troupeaux, souvent à plusieurs lieues de distance, et menant l’existence nomade des peuples pasteurs de la Bible.

On racontait dans le pays d’étranges choses sur l’estancia de Santa-Rosa : don Estevan l’avait héritée de ses oncles, deux célibataires âgés, que les troubles politiques du temps de Rosas avaient forcés à s’exiler. Ils étaient restés près de dix ans dans la province de Corrientes. Comme ils s’apprêtaient à revenir chez eux, ils moururent tous les deux, l’un d’apoplexie, l’autre d’une rapide maladie. Don Estevan, fils de leur sœur, était leur unique héritier. Il avait entendu dire à sa mère que, fort riches et possesseurs de sommes considérables en or et en argent, les deux oncles les avaient enterrées au moment de partir. Une massive argenterie, des joyaux de famille, avaient été joints à l’argent monnayé ; mais les deux vieillards n’avaient confié leur secret à personne, et ils l’avaient emporté, avec eux dans la tombe. Don Estevan fit faire toutes les recherches imaginables ; elles furent infructueuses. La légende des trésors cachés de Santa-Rosa occupait souvent l’imagination des gens du pays. Plus d’un berger passa la nuit à creuser la terre dans quelque endroit isolé, toujours dans l’espoir de découvrir ces richesses tant convoitées, et plus d’une bonne femme récita des neuvaines à cette intention. Il est à remarquer que les peuples pauvres, nomades, contemplatifs, paresseux, sont tous plus ou moins préoccupés de l’idée de découvrir des trésors, manière commode de se procurer les richesses que les peuples actifs et industrieux trouvent dans les inventions de leur génie et dans les forces de leurs bras. Quant à don Estevan, riche d’ailleurs et sur la voie de le devenir toujours davantage, il avait complètement renoncé à découvrir l’héritage de ses oncles. Il avait même défendu à ses gens d’en parler. Cependant il arrivait que les petits bergers qui jouaient aux cartes et ne possédaient jamais le sou disaient quelquefois entre eux : « Que n’avons-nous les trésors de Santa-Rosa ! » Un jour une femme indienne, nommée Carmen, qui faisait partie du domestique de l’estancia, entendit cette exclamation et voulut savoir ce qu’elle signifiait. Elle écouta dans un silence sévère et recueilli, puis se frappa le front, comme pour y faire entrer à jamais le récit qu’elle venait d’entendre. Voici dans quelles circonstances cette Indienne avait été introduite chez don Estevan.

Quinze années avant le jour où nous place cette histoire, par une chaude soirée de l’été sud-américain, qui correspond à nos mois de décembre et de janvier, une grande agitation régnait dans l’estancia de Santa-Rosa. Doña Isabel Valdivia, femme de don Estevan Gonzalès, allait être mère. La vieille mulâtresse Eusebia, autrefois nourrice de doña Isabel et qui était demeurée à l’estancia, avait eu recours pour soulager sa jeune maîtresse à tous les remèdes en usage dans le pays. Elle avait arraché à chaque angle du toit de jonc d’un bâtiment de la cour quatre poignées de chaume, répondant aux quatre points cardinaux, et elle les avait brûlées en faisant le signe de la croix. Elle avait posé sur la tête de la patiente un chapeau emprunté à l’un des péons de l’estancia, baptisé sous l’invocation de saint Jean Népomucène, procédé infaillible pour se bien faire venir de ce saint dans la situation critique où se trouvait doña Isabel. Eusebia n’avait rien oublié : détachant d’une image de saint Raimond, habillé en moine, le cordon de l’ordre de Saint-François qui entourait la petite statue, elle l’avait fixé autour de la taille de la pauvre malade ; puis, appelant quatre négresses des plus robustes, elle leur avait enjoint d’envelopper doña Isabel dans une vaste couverture et d’imprimer au hamac une oscillation des plus prononcées. Grâce à toutes ces belles recettes, et un peu aussi la nature aidant, vinrent au monde deux charmantes petites filles. Selon l’usage, Eusebia leur passa immédiatement dans les oreilles une aiguille enfilée d’un brin de soie rouge, et y fit glisser un petit anneau d’or. Un berceau garni de toisons d’agneaux d’une blancheur éblouissante attendait les deux enfans. Avant de les y déposer, Eusebia se tourna vers doña Isabel. Elle fut saisie de l’étrange pâleur répandue sur les beaux traits de la jeune mère ; néanmoins, sans laisser voir ses appréhensions, elle s’approcha d’elle, et lui demanda quels noms il fallait donner à ces deux petites. doña Isabel releva la tête avec effort : — Mercedes y Dolores, dit-elle d’une voix éteinte. Elle suivit encore des yeux Eusebia, qui figurait sur le front des enfans le signe de la croix avec l’eau bénite, et les baptisait au nom de la très sainte Trinité ; puis, tout à fait épuisée par cet effort, elle retomba sur ses oreillers. Eusebia s’élança vers elle et la prit dans ses bras. La jeune femme pencha la tête comme une plante délicate sur laquelle passe un souffle d’orage, et expira… « Elle est morte, elle est morte ! » s’écria Eusebia, et, se laissant aller à sa douleur avec cette violence qui caractérise les races métisses, elle remplit l’air de cris déchirans. Les quatre négresses, assises par terre auprès d’elle, hurlaient d’une manière lugubre. « Elle est morte ! répétait Eusebia, et pas de nourrice pour ces créatures ! » Tout à coup elle prêta l’oreille. Le bruit sourd du galop de plusieurs chevaux se fit entendre, puis expira à la porte de l’estancia. Eusebia se redressa. « C’est don Estevan, s’écria-t-elle, je reconnais le hennissement de Corazon. » Presque au même instant, un homme jeune encore, d’une physionomie noble et sévère, et portant avec une dignité mêlée de gracieuse élégance le costume des gauchos, entra dans la chambre. D’un regard il comprit tout. Il se découvrit, s’agenouilla auprès du lit de doña Isabel, baisa ses mains glacées ; puis, se relevant et trempant ses doigts dans le bénitier, il fit sur la dépouille de la jeune mère le signe de la croix. Sa douleur était terrible, mais concentrée, muette, pleine d’une sombre résignation. Eusebia n’osait plus parler. Néanmoins, épiant le moment où don Estevan relevait les yeux, elle lui montra du doigt le petit berceau blanc couvert. « Elles dorment, dit-elle. — Deux ! » s’écria don Estevan, et, soulevant le rideau, il contempla avec une tendresse recueillie les deux petites têtes aux cheveux soyeux qui reposaient sur le même oreiller. — Baptisées ? dit-il d’une voix mal assurée.

Si, señor, Mercedes et Dolores.

— Miséricorde et douleur ! c’est bien cela, dit-il lentement, et il retourna s’agenouiller auprès du lit de doña Isabel. Les négresses l’avaient revêtue de blanc et l’avaient ornée une dernière fois de camélias et de jasmins du Cap. À travers les reflets mouvans des cierges, le front jeune et paisible de doña Isabel paraissait celui d’un ange endormi. Don Estevan suivait des yeux ces funèbres apprêts. Les petites filles se mirent à pleurer.

Santa. Maria ! s’écria Eusebia, voilà ces enfans qui pleurent, et nous n’avons point de nourrice !

Don Estevan se frappa le front.— J’en connais une, dit-il ; je vais la chercher.

Il reparut un instant après avec une femme indienne d’une stature colossale : elle avait le teint bronzé, les dents éblouissantes ; ses cheveux tombaient droit comme des crins, ses mains et ses pieds étaient petits. Ses traits auraient été assez beaux sans une expression de fixité dure et sauvage qui les déparait. Une couverture de laine était entortillée autour d’elle en guise de jupe. Une sorte de châle enroulé à son cou et formant un sac du côté du dos soutenait un enfant de six à huit mois dont la tête endormie reposait sur son épaule. Un autre enfant de deux à trois ans se cramponnait à sa robe. À l’entrée de la chambre, elle s’arrêta. Elle regarda curieusement la vaste pièce au sol couvert de nattes, le plafond traversé par des poutres sculptées, les fauteuils antiques de cuir de Cordoue, les tableaux religieux de l’ancienne école espagnole qui ornaient les murs blancs ; puis, quand ses yeux se furent reportés sur la fraîche dépouille de doña Isabel, une sorte de stupeur morne se répandit sur ses traits.

— Avancez, Carmen, lui dit don Estevan.

L’Indienne fit quelques pas, et, s’agenouillant avec le respect que les fils du désert ont pour la mort, elle resta recueillie, murmurant dans une langue inconnue quelques paroles brèves, gutturales, semblables à un chant plaintif.

En se relevant, elle aperçut les deux petites filles qu’Eusebia venait de prendre dans leur berceau. Les traits durs de Carmen s’éclairèrent d’un beau sourire.— Bijoux de mon âme ! s’écria-t-elle en mauvais espagnol, qu’elles sont jolies ! Puis-je les nourrir ?

Eusebia mit les deux petites filles sur ses genoux, et celles-ci, bientôt apaisées et endormies, furent replacés dans leur petit lit.

Cependant les deux enfans de Carmen, deux charmans petits garçons, considéraient d’un air ébahi les objets qui les entouraient. Don Estevan, absorbé dans sa douleur, n’avait point fait attention à eux. Eusebia les regardait avec l’espèce de dédain que les mulâtres ont pour les Indiens. Elle était bonne néanmoins, et, rappelant tout son courage pour quitter la chambre où reposait du dernier sommeil celle qu’elle avait aimée comme sa fille, elle fit signe à Carmen de la suivre vers les dépendances de l’estancia. Arrivée là, elle installa la nourrice dans un petit rancho ou bâtiment de terre recouvert de paille ; puis elle lui donna un cuir de cheval pour elle, des toisons d’agneaux pour ses enfans, et prit à la cuisine un plat de viande sèche appelée charque et une grande terrine de masamora (maïs cuit au lait). Elle posa le tout devant Carmen, et se hâta de retourner, là où son cœur, l’appelait.

Elle trouva don Estevan en contemplation devant les petites filles. — Quelle grâce de Dieu, señor, dit-elle, que cette femme qui nous arrive si à propos pour nourrir nos enfans !

— Il est vrai, Eusebia. J’étais à Santa-Fé lorsqu’on y amena les prisonniers de guerre, et le général Echagie, avec qui je suis très lié, m’a fait cadeau de cette femme et de ses fils.

Caramba[1] ! señor, quel beau don il vous a fait là, quoique, à vrai dire, cette femme me fasse peur !

— N’importe, Eusebia, il faut la traiter doucement, afin qu’elle donne volontiers son lait aux petites. Elle ne paraît pas avoir plus d’une vingtaine d’années ; elle est forte, bien portante : si on lui témoigne des égards, elle prendra de l’attachement pour nous et ne pensera plus à retourner au désert. Elle est Indienne abipone, et son mari, qui a été tué dans la dernière guerre, était cacique.

Ces renseignemens ne détruisirent pas les préventions instinctives qu’inspiraient à Eusebia tous les Indiens en général et Carmen en particulier ; mais dans l’intérêt des enfans de doña Isabel elle résolut de se faire violence et de vaincre sa répulsion pour la nourrices

« L’homme est poudre, et il retournera en poudre. » Ces paroles se réalisèrent le lendemain pour doña Isabel. Pendant la nuit, un péon était allé commander un cercueil à Coronda, petite ville voisine de l’estancia. On l’envoya au matin. Il était de bois de caroubier, recouvert de velours noir et doublé de satin blanc. On y déposa la jeune femme, et elle fut rendue à la terre. Sur la croix qui marqua sa tombe en attendant un élégant mausolée se lisaient ces simples paroles : « Doña Isabel Valdivia de Gonzalès, dix-sept ans. De Profundis. »

Comme Eusebia l’avait promis à don Estevan, elle témoigna quelque bienveillance à Carmen. Celle-ci resta telle qu’on l’avait vue tout d’abord, fière, sauvage, silencieuse, n’ayant de douceur dans la voix et dans le regard que pour les deux petites filles, dont l’heureuse nature de ces climats favorisait la rapide croissance. Gonzalès avait fait baptiser Carmen ainsi que ses deux fils, José et Manuel, qui étaient les plus beaux enfans que l’on pût voir. L’Indienne semblait avoir perdu toute pensée de retour au désert. Elle profita néanmoins de quelques absences de don Estevan pour disparaître de l’estancia. La première fois, Eusebia, ne la voyant pas au crépuscule, avait envoyé à sa recherche tous les serviteurs de la maison. Les péons s’étaient élancés au galop dans toutes les directions, avaient exploré tous les endroits qui auraient pu servir de refuge ou de cachette, et étaient revenus deux jours après sans Carmen. José et Manuel, interrogés, n’avaient point parlé. Ni caresses ni menaces n’avaient pu vaincre l’impassibilité des deux enfans, qui ne savaient rien ou étaient résolus au silence. À l’aube du troisième jour, un capataz qui passait devant le rancho de Carmen, dont la porte était ouverte, vit l’Indienne paisiblement endormie sur sa natte. Il en avertit Eusebia, qui interrogea sévèrement la nourrice à son réveil ; mais celle-ci fut impénétrable. On avait remarqué qu’un joli et rapide alezan avait disparu en même temps qu’elle. Les vêtemens déchirés de l’Indienne, sa figure et ses mains égratignées témoignaient d’une course à travers les fourrés. Tous ces indices, commentés devant elle, ne lui arrachèrent aucun aveu. Peu à peu, comme on vit qu’après ces absences Carmen revenait fidèlement à la maison, on cessa de prendre souci de ses singulières équipées.

Don Estevan, qui avait les habitudes grandes et généreuses des Espagnols d’antique race, traitait au mieux la veuve du cacique et ses enfans. Il avait envoyé ceux-ci à l’école de Coronda, où ils apprirent en peu de temps tout ce que savait le digne magister, — lire, écrire et compter. Soignés et même élégans dans leur mise, ils accompagnaient partout don Estevan, et révélaient l’un et l’autre, José surtout, une nature expansive et reconnaissante. Carmen au contraire était toujours triste et hautaine : l’Indienne semblait tacitement désapprouver l’espèce d’intimité affectueuse mêlée de respect qui unissait José et Manuel à don Estevan, et quant à Eusebia, qui n’avait jamais beaucoup aimé les fils de Carmen, elle trahissait par des airs dédaigneux et des mots à double entente son hostilité sourde contre leur mère. Le seul trait d’union qui rapprochât tant bien que mal tous ces élémens opposés, c’était Mercedes et Dolores, que la vieille mulâtresse s’était habituée à considérer comme des êtres d’une nature supérieure. Pareilles aux lianes fleuries qui croissent autour des cactus à longues pointes et des mimosas épineux, elles enveloppaient d’un réseau de grâces affectueuses et d’innocentes câlineries Eusebia et Carmen. Eusebia subissait complètement le charme ; Carmen, plus indépendante, se tenait toujours sur la réserve, recevant les caresses sans les rendre, et dans ses jours de mauvaise humeur regardant Mercedes et Dolores de l’air d’une tigresse forcée d’allaiter deux agneaux. Ces éclairs de haine concentrée n’échappaient point à l’œil observateur d’Eusebia, qui se promettait d’être sur ses gardes. Don Estevan, lui, s’inquiétait peu de ces animosités féminines ; il savait qu’Eusebia, sous le despotisme un peu maussade de ses allures, cachait une fidélité et un dévouement éprouvés. Pour toutes les choses du ménage, elle avait en réalité la haute main. Quand les péons venaient à la cuisine chercher leur ration de viande et de riz, et qu’ils apercevaient de loin, au fond de la troisième cour, la haute taille un peu voûtée d’Eusebia, son visage brun et sévère encadré dans les plis du pañuelo rebozo, ils hâtaient le pas machinalement ; ils oubliaient de complimenter, comme à l’ordinaire, d’un ton narquois la cuisinière Ramona, négresse des plus crépues, sur la beauté de ses longs cheveux ou sur la blancheur de son teint. Les gais propos et les lazzis s’arrêtaient court, et chacun n’avait qu’un souci : c’était de se mettre le plus tôt possible hors des regards de l’intrépide vieille femme.

Dans la vie simple et monotone du désert, les jours passent rapides comme la flèche des Indiens. Quinze années s’étaient écoulées : Mercedes et Dolores étaient devenues les plus jolies filles du pays. Elles tenaient de leur mère des cheveux et des yeux d’un noir de jais, des traits fins, des dents éblouissantes, et ce teint d’un blanc mat à reflets dorés particulier aux 1ndalouses. Elles portaient admirablement la tête, et leurs attitudes étaient pleines de grâce et d’élégance. Toutes les deux aussi, elles avaient un esprit doux et conciliant, une tendresse pleine de soumission et de respect pour leur père, et en fait de foi religieuse cette résignation profonde que l’islamisme des Maures semble avoir léguée au génie des races espagnoles. Leurs occupations étaient celles des personnes riches du pays. Enfans, elles avaient appris de leur père à écrire et à compter. Eusebia leur avait enseigné, outre la lecture et leur chapelet (rezar), l’art de faire à l’aiguille ces charmantes dentelles, véritables merveilles d’adresse et de patience où excellent les femmes créoles. Elles étaient passionnées pour les fleurs et les oiseaux. Devant leurs fenêtres, des caissons en maçonnerie, de petites barriques, des vases de faïence contenaient toute sorte de plantes cultivées avec un grand soin ; la rose de Banks pourpre, l’odorant jasmin du Chili s’enroulaient autour des piliers de bois de la véranda. Elles y avaient attaché des branches d’arbres prises dans la forêt et chargées d’orchidées odorantes. José et Manuel, qui connaissaient leur goût favori, ne faisaient pas une course au dehors sans leur rapporter quelque jolie plante ou quelque nouveau prisonnier au brillant plumage destiné à la grande cage de bambous qu’ils avaient fabriquée eux-mêmes. Un jour, ils revinrent avec deux petites gazelles des pampas aux yeux noirs bordés de longs cils, aux jambes si fines qu’elles semblaient presque hors d’état de supporter le poids de leur corps. Ces charmantes créatures avaient été prises à leur mère avant le sevrage. Mercedes et Dolores leur donnèrent à manger du pain et du lait jusqu’au jour où elles purent se nourrir d’herbes. Les pauvres petites bêtes s’attachèrent à elles ; elles les suivaient partout comme de jeunes chiens. Lorsque les deux sœurs brodaient sous la véranda, entourées de fleurs, les gazelles à leurs pieds, des lianes flottantes au-dessus de leurs têtes, il eût été difficile à un artiste ou à un poète de rêver un plus ravissant tableau.

Mercedes étant venue au monde la première, on l’appelait la major, l’aînée ; elle était un peu plus grande que sa sœur. Cette différence de taille était la seule qui les fît reconnaître, car du reste leur ressemblance était parfaite. Mercedes avait aussi plus d’initiative et de résolution ; elle gouvernait en réalité Dolores, dont l’obéissance était instinctive et cordiale, tant sa sœur mettait de douceur et de grâce insinuante à se saisir de son âme et de sa pensée.

Lorsqu’elles parurent pour la première fois au bal du gouverneur à Santa-Fé, elles firent grande sensation, même dans ce pays où la beauté n’est point rare. Vêtues de taffetas rose, leurs cheveux ornés de jasmins du Cap et de belles perles qui avaient appartenu à leur mère doña Isabel, elles étaient charmantes. Quelques jours après, don Estevan reçut plusieurs propositions de mariage pour ses filles. Il les déclina, prétextant leur extrême jeunesse ; mais un ou deux mois après arrivèrent à l’estancia de Santa-Rosa deux jeunes gens, fils d’un Catalan ami de don Estevan. C’étaient, comme les Catalans le sont d’ordinaire, de beaux hommes, aux yeux bleu foncé, au teint coloré, aux cheveux châtains. Eusebia les déclara buen mozos (de jolis garçons), et don Estevan les traita avec une considération marquée. Les deux sœurs parurent leur accorder peu d’attention. Pendant leur séjour à l’estancia, ils donnèrent cependant lieu à une scène assez significative pour attirer les regards de Mercedes, plus observatrice que Dolores.

Un jour, don Estevan se trouvait avec ses hôtes dans la seconde cour, parlant d’une course qu’il projetait de faire avec eux jusqu’à une petite ferme qu’il possédait non loin de l’habitation. José et Manuel étaient occupés à seller pour eux-mêmes les beaux chevaux richement caparaçonnés qu’ils tenaient de don Estevan. Celui-ci se tourna vers eux. — Préparez, dit-il, des chevaux pour ces caballeros et pour moi.

José le regarda d’un air sombre et hautain ; puis, appelant un petit péon qui se roulait dans la poussière comme un poulain : — Cipriano, dit-il, va dire au corral que l’on amène ici deux chevaux pour ces étrangers, et fais venir aussi Corazon pour que je lui passe la bride de don Estevan.

Le maître de l’estancia, préoccupé, ne remarqua pas l’incident, qui n’échappa point à sa fille aînée. S’adressant de nouveau à José : — Vous nous accompagnerez, dit-il.

José lança un regard perçant à son jeune frère.

— Excusez-nous, señor, répliqua-t-il ; on marque les animaux à Romero, nous avons promis d’y être.

Et, sautant en selle tous les deux, ils disparurent en un instant.


III

Cependant sir Henri Williams était en route pour l’estancia de Santa-Rosa. Du Rosario à Santa-Fé, une diligence, lourde machine nommée galera, cahotait à mort chaque semaine les cinq ou six malheureux qui ne craignaient pas de se confier à ce mode de locomotion. Sir Henri préféra voyager seul, à cheval, avec un guide, un vaquiano, nommé Pastor Quiroga, que le consul lui procura. C’était un grand garçon brun, à l’air mélancolique et quelque peu féroce. Il portait une veste de drap bleu foncé, de larges pantalons blancs brodés, une chilipa, ou pièce d’étoffe enroulée autour des reins et formant haut-de-chausses. Sa ceinture de cuir ciselé était garnie de boutons formés de pièces de monnaie et d’un coutelas passé au côté du dos. Son poncho, manteau du pays, était relevé sur une épaule. Fièrement campé sur ses hanches et doué de cette élégance propre aux gauchos, le vaquiano faisait très bonne figure. Il promit au consul de soigner à merveille el señor Inglese. Celui-ci paya la moitié du prix demandé ; l’autre moitié devait rester jusqu’au retour entre les mains du représentant de sa majesté britannique. Pour compléter ses arrangemens, sir Henri acheta un recado ou selle du pays, équipement de cheval composé de dix-huit pièces, couvertures, carrés d’étoffes de laine tissées et brodées, tapis de cuir de Cordova, fourrure à longs poils nommée pelone, le tout surmonté de deux petits bâts qui servent d’oreillers au voyageur, pendant que tapis de cuir, couvertures et le reste, étendus à terre, forment un matelas assez passable. Sir Henri joignit au recado un lasso et des bolas, armes dont il comptait apprendre à se servir. Ses fontes contenaient en outre deux excellens revolvers.

Le vaquiano craignait les armes à feu, comme tout fils du pays. Il avait son couteau, son lasso, sa fronde, et avec cela, disait-il, il pouvait aller jusqu’au bout du monde. Il est vrai qu’il était de ces géographes qui placent l’Europe à côté de la république orientale de l’Uruguay, et les États-Unis de l’Amérique du Nord un peu au-dessus. Il demanda à sir Henri s’il voulait acheter une troupe de chevaux qu’il revendrait ensuite, ou voyager avec les relais de la poste aux lettres, correo, qui a ses stations sur la route du Rosario à Santa-Fé. Sir Henri se décida pour ce dernier arrangement, le moins compliqué, et l’on partit.

À une petite distance du Rosario, les quintas (les maisons de campagne) devenaient déjà rares, et le désert dans toute sa solennité s’étendait à perte de vue. Çà et là se dressait un ombù gigantesque, des buissons d’énormes cactus, d’aloès agaves, de juccas entremêlés d’artichauts sauvages, de mimosas, de caroubiers. De temps à autre, une raie verdâtre à l’horizon dessinait une de ces forêts qui dans le pays servent invariablement de lisière aux fleuves. Des lagunes, dont les eaux tranquilles reflétaient l’azur du ciel, brillaient çà et là dans l’herbe déjà un peu jaunie par les premières chaleurs de l’été. Les grands terriers des viscachos ou chiens des prairies s’élevaient comme de petits monticules couverts d’une herbe fine et percés de trous réguliers. D’immenses troupeaux paissaient dans les pampas. Les péons qui les gardaient à cheval, la pique à la main, le teint bronzé par le vent du désert, avaient un air sauvage et mélancolique.

Après trois ou quatre heures de galop, on arriva au premier relais de poste. Ces relais ne sont d’ordinaire que de misérables ranchos de terre et de roseau, avec un galpon (toit) soutenu par des piquets et un corral pour les animaux. Les voyageurs ne doivent pas s’attendre à y trouver le moindre comfort. Il faut se procurer soi-même vivre et couvert, et camper poétiquement à la belle étoile.

En mettant pied à terre, Pastor aperçut un petit garçon de sept à huit ans, qui, les jambes en l’air et la figure dans le sable, pirouettait comme un jeune singe.

— Y a-t-il quelqu’un à la maison, muchacho ? demanda-t-il à l’enfant.

— Personne, señor.

Pastor se tourna vers sir Henri. — Il en est presque toujours ainsi dans ces relais, dit-il ; il faut que chacun se serve à sa guise. Descendez de cheval, señor, et reposez-vous un peu pendant que je vais m’occuper du nécessaire.

Cela dit, Pastor cessa d’interroger le muchacho, qui, fier et superbe, ne lui aurait du reste plus répondu. Il remonta à cheval, avisa dans l’éloignement un troupeau de moutons, se lança à toute bride de ce côté, et, après avoir marchandé un agneau au berger, revint avec l’animal ; en un instant, celui-ci fut tué, dépecé, coupé par quartiers. Pastor raviva un reste de feu qui languissait sous le galpon en y jetant quelques brassées d’épines sèches arrachées à une clôture. Lorsque le bois fut brûlé, il embrocha les quartiers d’agneau à deux petites baguettes de fer qui traînaient dans un coin, tira de sa poche un peu de sel, et après les en avoir saupoudrés, il fixa les baguettes au-dessus du feu. Sir Henri regardait curieusement tous ces apprêts. La porte du rancho était fermée, le corral vide. — Pendant que le mouton va rôtir, dit Pastor, il faut aller chercher des chevaux. J’en vois qui paissent là-bas.

Il remonta à cheval, et sir Henri l’aperçut, rapide comme le vent, faisant tournoyer le lasso au-dessus de sa tête, et le lançant avec l’adresse qui caractérise les gauchos. Il ramena bientôt deux des meilleurs chevaux.

L’odeur du mouton rôti tira le petit garçon de sa léthargie entrecoupée de gambades taciturnes. Il se leva et vint s’asseoir près du brasier. — Ah ! ah ! dit Pastor, quand il s’agit de manger, le muchacho prend des jambes ! Caramba ! si tu veux du mouton, je veux de l’eau, moi ; va vite en chercher.

L’enfant prit une amphore de terre rouge posée dans un coin près de la porte, se drapa dans son poncho en guenilles avec une dignité toute castillane et s’achemina vers un arroyo dont les eaux bleues miroitaient dans le campo à quelque distance. Il revint bientôt, portant le cantaro sur l’épaule avec la grâce d’une statuette antique. On s’assit par terre pour manger. Sir Henri tira de sa poche un étui en vermeil qui contenait fourchette et couteau ; mais il eut quelque honte d’avoir montré ces ustensiles lorsqu’il vit Quiroga et le petit garçon détacher du mouton rôti des tranches très longues et très minces, en prendre l’extrémité entre leurs dents incomparables et couper à mesure avec le couteau le morceau qu’ils voulaient manger. Le mouton fut dévoré en un clin d’œil avec une dextérité et une propreté parfaites, et l’on se remit en route.

Le désert devenait de plus en plus sauvage. De grandes autruches grises couraient çà et là. Des troupeaux de daims et de biches cheminaient au petit pas, ou fuyaient rapides comme le vent en faisant onduler les hautes herbes. Au bord des lagunes et des arroyos, des sarcelles, des poules d’eau, des ibis, de gracieux cygnes blancs au collier noir, se promenaient gravement ou se baignaient dans les eaux tranquilles. Un peu avant le coucher du soleil, on arriva au bord du Calcaraña, large et profonde rivière. Les péons d’une estancia voisine étaient occupés à la faire passer à quatre ou cinq mille bœufs. C’était un aspect étrange que celui de cette multitude d’animaux de toute nuance que ces bergers à cheval tâchaient de pousser vers le gué ou paso. Lorsqu’un groupe de bœufs et de génisses était arrivé sur l’extrême bord, les picadores armés de leurs lances les aiguillonnaient pour les forcer à entrer dans la rivière, et les récalcitrans donnaient à leurs conducteurs l’occasion de développer une adresse et une élégance de poses vraiment merveilleuses. Tantôt, s’éloignant de quelques centaines de pas, les picadores, la lance en arrêt, venaient fondre sur les bœufs pour les contraindre à prendre leur course du côté du fleuve ; tantôt, poursuivant quelque fuyard qui disparaissait dans les pampas, ils l’obligeaient par une série de voltes exécutées avec une prestesse inouïe à reprendre la direction du Calcaraña. Dans la rivière même, la lutte recommençait : avant et après le paso, le fond du fleuve présentait beaucoup de ces trous profonds en forme d’entonnoirs appelés posos et où s’engloutit le meilleur nageur. Lorsqu’un des bœufs se dirigeait vers un de ces endroits dangereux, indiqué par un bouillonnement à la surface du courant, quelques bergers campés dans une sorte de pirogue placée en travers de la rivière barraient de leur mieux le passage à l’aide de longs bambous.

Sir Henri prenait tant de plaisir à ces joutes bizarres, qu’il fut tout surpris de voir le soleil, qu’il croyait encore bien haut sur l’horizon, disparaître subitement dans un océan de pourpre et d’or dont l’éclat baigna un instant tout le désert d’une teinte rose émaillée de lueurs vives et de rayons fuyans d’une beauté incomparable. La nuit arriva par une brusque transition, comme si une main invisible eût fait tout à coup glisser un rideau sur les splendeurs du ciel. Bientôt l’obscurité, fut profonde ; on n’alla plus qu’au pas dans la crainte de tomber dans les trous des viscachos. Vers dix heures du soir, Quiroga, qui depuis quelque temps gardait le silence, arrêta court son cheval. — Je crois, señor, dit-il, que nous sommes égarés. Depuis que nous marchons, nous devrions être au relais ; nous l’aurons laissé peut-être à notre gauche. Je vais mettre pied à terre, et goûter l’herbe pour savoir où nous sommes.

Pastor fit ainsi qu’il disait et broya un peu de gazon entre les dents. Au bout d’un moment : — Je pense, dit-il, que nous sommes sur un terrain cultivé par des Européens et non loin d’une lagune, car, bien que l’herbe ait le goût de celle qui croît sur les sillons de blé ou de maïs, elle est aussi un peu salée, comme celle qui avoisine l’eau. En tout cas, nous sommes près d’une habitation.

Pastor, on le voit, était connaisseur. On se remit à chevaucher avec précaution. Au bout d’un instant, une masse confuse se dressa dans l’obscurité, et les aboiemens de plusieurs chiens se firent entendre. Une lumière se montra dans l’éloignement comme une étoile errante. — Amigo ! cria Pastor, sommes-nous bien loin du correo ?

— A plusieurs lieues, señor, répondit une voix.

La lumière s’approcha, et les voyageurs se trouvèrent en face du maître de l’habitation : c’était un Basque français dans la vigueur de l’âge. Il portait un habit européen de toile grise, un pistolet à la ceinture et une carabine en bandoulière. Il éleva la lanterne qu’il tenait à la main, en dirigea les rayons tour à tour vers sir Henri et vers Quiroga ; puis, rassuré par cet examen, il proposa aux deux cavaliers de passer le reste de la nuit chez lui. — L’obscurité est si grande, dit-il, que d’autres voyageurs encore se sont égarés ; vous trouverez à la maison nombreuse compagnie.

Tout en parlant, il guidait sir Henri et le vaquiano à travers une allée d’arbres que la nuit avait dérobée à leurs regards. Chemin faisant, il leur apprit qu’il était Martin Valduque, cultivateur et propriétaire du terrain où ils se trouvaient. On arriva bientôt à un enclos solidement fermé de pieux de quatre à cinq pieds de haut ; plusieurs ranchos y formaient un groupe laissant un carré vide au milieu. Une lanterne suspendue au pilier d’un galpon éclairait une petite réunion de gens qui parlaient avec animation. Sous une avance du toit qui abritait une cuisine, Mme Martin Valduque, pittoresquement coiffée du mouchoir rouge des femmes basques, tirait du four des tourtes et des galettes d’odeur fort appétissante, et distribuait du café que deux jeunes garçons, ses fils, apportaient aux voyageurs. Valduque s’excusa auprès de ses hôtes sur l’impossibilité où il était de les loger tous, et proposa à ceux qui craignaient le campement sous la voûte du ciel un abri dans une des maisonnettes dont l’habitation se composait ; mais on préféra unanimement rester au milieu de la cour. On y alluma un bon feu, afin de se préserver de l’air humide de la nuit, et toute la compagnie s’assit à l’entour. Martin Valduque souhaita le bonsoir aux voyageurs et se retira dans le rancho où il demeurait.

Sir Henri s’était installé un peu à l’écart, afin de mieux jouir du spectacle original qu’il avait sous les yeux. Il remarqua d’abord un homme jeune encore, très noir, d’une stature colossale, admirablement proportionné et plein d’élégance dans sa taille ; il était sambo de race, c’est-à-dire de sang nègre et indien. Il portait le costume des gauchos, et se drapait avec une dignité royale dans un magnifique poncho bleu foncé, à raies pourpres mélangées de dessins bizarres noir et blanc. Appuyé sur sa lance, dans l’attitude d’un repos martial, ce personnage aurait pu servir de modèle à Phidias. Pastor, qui le connaissait, le désigna à sir Henri comme le major Denys, Indien manso (soumis), commandant en chef la cavalerie des Indiens auxiliaires.

À côté de lui était assis un jeune homme blond, blanc et rose comme une femme. Il portait un élégant habit de coupe parisienne, un gilet blanc, une cravate de satin, des gants glacés et un lorgnon. Ce petit monsieur bavard était un Allemand, commis dans une grande maison de banque du Rosario et voyageant pour les affaires de son patron. Il donna lui-même tous ces détails à sir Henri, en ajoutant mille doléances sur le détestable trajet qu’il venait de faire. — Ah ! monsieur ! s’écria-t-il, quelle contrée de sauvages ! On y meurt de faim au milieu de l’abondance ! C’est le pays des troupeaux, et l’on n’y trouve pas de viande, le pays des vaches, et l’on manque de lait, le pays des poules, et l’on n’y voit point d’œufs, le pays des raisins, et jamais on n’y fait de vin. Diable de pays ! Aussi, continua-t-il avec volubilité, cette terre n’est-elle abordable que pour les gens à grandes affaires comme mes patrons, MM. Picaro, Schelm et compagnie, du Rosario. Nous venons, par exemple, de conduire à bien une entreprise magnifique. Mes patrons sont les banquiers du gouvernement national, et ils ont été chargés par celui-ci d’acheter des navires à vapeur qu’on armera en guerre pour l’escadre du Parana. Je suis allé à Rio-de-Janeiro, j’ai fait l’acquisition de quatre steamers chargés autrefois du service de la baie ; j’ai pris soin qu’ils fussent repeints à neuf ; j’ai ajouté à la poupe des sculptures à grand effet, une sirène dorée grimaçant au nez du public d’un air agréable, un grand aigle aux ailes déployées, un soleil entouré de rayons flamboyans, et puis des noms sonores, retentissans : el Vencedor, el Conquistador, el Peleador, el 25 de Maïo. Ces petits vapeurs ainsi badigeonnés pouvaient valoir chacun de trente à quarante mille francs ; nous les avons vendus au gouvernement vingt-cinq, trente, quarante mille piastres.

Sir Henri se récria. — Hé ! monsieur, continua l’Allemand, qui, se voyant écouté, devenait de plus en plus communicatif, le gouvernement, la politique, c’est ici le terrain vraiment productif. Ceux qui, pareils à Valduque, piochent et labourent sont des imbéciles ; mais vous comprenez qu’il faut savoir s’y prendre. Par exemple, vous suscitez une idée, le chemin de fer du Rosario à Cordoba ! Quelques jolies dames (dans ce pays c’est un élément de succès qu’il ne faut pas dédaigner) parlent de votre plan dans les salons. Vous rédigez un mémoire présenté au ministre de la guerre. Dans ce pays, comme partout ailleurs, les différens ministères se détestent et vivent dans un perpétuel conflit. Le ministre de la guerre n’a pas de fonds de reste ; il demande à grands cris des armemens, de l’artillerie, etc. Vous vous tournez alors du côté du ministre des travaux publics ; auquel, si vous n’aviez pas connu le terrain à l’avance, vous vous seriez d’abord adressé. Le ministre vous donne audience ; vous vous étendez longuement sur le refus de son collègue ; vous assaisonnez votre récit de quelques détails qui irritent l’amour-propre du ministre à qui vous parlez. Il faut, dites-vous, ordonner des travaux préliminaires, arpentage, sondage, etc., avant de chercher des actionnaires et des capitaux pour cette grande entreprise. Le ministre est ébranlé. « A combien montera le coût total ? — A dix mille piastres, excellence. — Monsieur, dira-t-il en vous regardant fixement, cela reviendra à vingt mille piastres, et je les ferai porter au budget ; vous m’avez compris ? » Quelques semaines après, vous présentez le compte volumineux d’un arpenteur qui n’a peut-être pas quitté son cabinet, mais qui est censé avoir passé tout ce temps entre Rosario et Cordoba. L’addition des frais porte vingt mille piastres : le trésor vous les paie ; vous en remettez dix mille à son excellence, et… le tour est fait.

Une ombre de mépris passa sur la physionomie ordinairement calme de sir Henri. Son interlocuteur s’en aperçut. — Vous vous indignez, milord, dit-il en souriant d’un air fin ; vous croyez peut-être les gens de ce pays-ci plus mauvais qu’en Europe. C’est un tort : les hommes sont partout les mêmes ; malheureusement le théâtre est quelquefois petit, et l’œil plonge dans les coulisses.

Sur cette belle péroraison, le petit monsieur tira de sa poche des cigares, en offrit à sir Henri, en prit un pour lui-même, et, l’ajustant à un bout d’ambre, il l’alluma avec une esquille enflammée. La nuit s’écoula rapidement au milieu de ces causeries. L’aube, envahissant peu à peu les ténèbres du ciel, finit par les en chasser tout à fait. Un fleuve d’or sembla inonder l’orient, et le soleil se leva du sein de cet océan de lumière avec une incomparable majesté. Sur la surface du désert, quelques légères vapeurs que le jour naissant traversait de ses rayons dorés flottaient encore à l’horizon. Une abondante rosée baignait toutes les plantes et leur donnait pour quelques instans, sous cet ardent climat, l’aspect et la fraîcheur qu’ont les végétaux des zones tempérées. Les anémones rouges, les beaux lis blancs, la verveine lilas, couvraient de leurs fleurs des espaces entiers, et donnaient au terrain du campo les teintes les plus variées et les plus belles.

Debout près du corral, sir Henri contemplait ce spectacle pendant que Pastor sellait les chevaux. Peu à peu les hôtes de Martin Valduque quittèrent l’estancia. Sir Henri reprit seul son chemin avec Pastor Quiroga. Les relais étaient tous à peu près aussi déserts et aussi dénués que celui qu’on connaît déjà, et sans l’industrie du vaquiano sir Henri aurait réellement souffert de la faim. Vers le milieu de la seconde journée, la solitude du campo devint moins absolue. De temps à autre, on passait devant une chacra, petite ferme entourée de cultures. C’était du maïs, du froment, du tabac, du coton, la canne à sucre chinoise, la pomme de terre, la patate, l’arachide, des champs de pastèques et de melons. Tout près des maisons s’élevaient de charmantes petites forêts d’orangers magnifiques et de pêchers touffus au milieu desquelles croissaient quelques beaux palmiers. Les chacras cultivées par des Européens se faisaient remarquer par l’ordre et la symétrie de leurs cultures, chose que les gauchos dédaignent ou ignorent.

De loin en loin, un grincement en quelque sorte mélodieux annonçait l’arrivée d’une haute charrette à immenses roues pleines en bois tournant avec l’essieu. Six ou huit bœufs tiraient ce véhicule primitif, dont l’attelage était aiguillonné par un jeune garçon armé d’une longue pique. Souvent ces charrettes, dont les côtés sont formés de bambous attachés par des lanières de cuir, ne contenaient que du bois et du charbon ; souvent aussi elles servaient de moyen de transport à toute une famille, se rendant à la petite ville de Coronda, dont l’église blanche se détachait sur l’azur éclatant du ciel. Ces familles de mulâtres ou de créoles se distinguaient toutes par l’élégance des poses, la beauté plastique des bras, des mains et des pieds, le port noble de la tête et des épaules. Quelquefois, sur le devant de la charrette, des jeunes filles d’une grande maigreur, mais d’une grâce parfaite, leur pañuelo rebozo entourant le bel ovale de leur visage, les bras relevés dans l’attitude de cariatides, soutenaient ainsi des amphores en terre rouge ou des paniers de lianes remplis de fruits et de fleurs, offrandes pieuses destinées aux prêtres et aux autels. Des gauchos élégamment vêtus, aux montures richement caparaçonnées de plaques d’argent ciselées, passaient au petit trot ou à l’arable, allure naturelle à quelques chevaux du pays. Sir Henri fut frappé du sérieux plein de dignité de ces physionomies et de l’air de distinction propre à tous ces types de nuances si variées.

Vers le soir, on arriva à Coronda. Cette ville a pour port un lac majestueux, relié au Parana par un bras ou boca. Pastor conduisit sir Henri à la fonda italiana. C’était une maison construite en briques rouges avec une cour ombragée d’une vigne magnifique. Sur le devant de l’établissement, il y avait un petit magasin appelé almacen où l’on vendait des souliers, des oranges, du genièvre, de la bière anglaise, des mors, des brides, du pain créole, des étoffes de coton, de la cassonade du Brésil, des pêches sèches de Mendoza, etc. Toutes ces marchandises entassées pêle-mêle faisaient l’effet le plus pittoresque. La dame du magasin était une mulâtresse crépue aux yeux d’un noir de jais, au teint olivâtre. Le cigare à la bouche, un marmot à califourchon sur la hanche et deux ou trois autres accrochés à ses jupes, elle servait de la caña (eau-de-vie de canne à sucre) à trois ou quatre gauchos, qui, assis sur le comptoir, les jambes pendantes, jouaient aux cartes avec la passion qu’ils apportent à tous les jeux.

La fonda fit regretter à sir Henri les arrangemens du campo. Il dut se contenter pour son dîner d’une sopa (macaroni cuit à l’huile) ; le puchero, sorte de pot-au-feu, avait été servi à des voyageurs venus un peu plus tôt, et le cuisinier, grand garçon mulâtre qui tenait sous le bras son coq de combat, déclara que pour rien au monde il ne rallumerait ses fourneaux ce soir-là, attendu qu’il y avait déjà longtemps qu’il devrait être au reñidero (arène des combats de coqs). Le voyant si décidé, sir Henri le suivit, pensant qu’à défaut de souper il aurait un spectacle. L’arène du combat de coqs était une rotonde formée de pieux espacés qui soutenaient un toit de bambou. Tout autour une sorte de véranda abritait les spectateurs. Au moment où sir Henri s’en approchait, il vit descendre de cheval un personnage sans habit de dessus et portant un gilet vert d’où sortaient des manches de percale rose ; un petit col de satin noir brodé en perles bleues entourait son col ; Il tenait d’une main la bride, de l’autre son coq de combat. C’était le curé du lieu, grand amateur de ces sortes de spectacles, comme la plupart de ses confrères. Autour du reñidero, hommes, moines, prêtres, gamins, se pressaient à l’envi. Les coqs étaient armés d’éperons de fer très aigus, rattachés à leurs pattes par des bandelettes de drap. Lorsque, deux combattans s’annonçaient comme également vaillans, des paris s’engageaient en faveur de l’un ou de l’autre. C’étaient des cris, des huées, des applaudissemens frénétiques. L’indolence créole, si complète en toute autre chose, semblait recevoir ici le seul coup de fouet qui la pût réveiller. Sir Henri, qui, bien qu’Anglais, détestait de semblables récréations, s’éloigna vite avec Pastor de ce champ de bataille tumultueux, et retourna à la fonda.

Le lendemain, de très grand matin, le vaquiano, l’éveilla, — Je crains un orage, dit-il ; mettons-nous en route sans tarder. Je me suis fait indiquer le chemin de l’estancia de Santa-Rosa ; nous y arriverons, je l’espère, au milieu du jour.

Un vent embrasé, pareil à la vapeur qui s’échappe d’un four, semblait sécher les plantes et jaunir les arbres sous son haleine brûlante. Une sorte de brume rousse enveloppait le désert. De loin en loin, des troupeaux de bœufs, de chevaux, de génisses, baissant la tête, inquiets et haletans, se dirigeaient vers ces lignes verdâtres de l’horizon qui indiquent les forêts. Pastor les montra à sir Henri. — Ils sentent l’orage, dit-il, et ils cherchent un abri. — Les chevaux des deux voyageurs, oppressés, alanguis, ne marchaient plus qu’avec peine. Sir Henri lui-même se sentait mal à l’aise, un cercle de fer lui serrait le front, et un poids énorme accablait sa poitrine. Pastor, impassible, consultait le soleil pour s’orienter dans ces solitudes où il s’engageait pour la première fois. De gros iguanes semblables à de petits caïmans sortaient paresseusement de leurs trous, des serpens vert-de-gris ; d’autres jaunes à dessins noirs, se traînaient dans l’herbe. Quiroga les fit remarquer à sir Henri. — Encore un signe précurseur d’orage ! dit-il. — Des nuées de perruches vertes, de charmantes petites colombes appelées palomitas de la Virgen, des colibris couleur d’émeraude et de rubis, voletaient d’un air anxieux, s’abattaient sur les buissons, puis, se relevant, s’oubliaient jusqu’à se poser sur le dos de quelque bœuf qui, les naseaux dans le sable, semblait décidé à mourir sur place plutôt quelle faire un mouvement. Par moment, les plages sablonneuses des lagunes et des cours d’eau, labourées par le vent, se soulevaient en nuages de poussière à travers lesquels le soleil n’apparaissait plus que comme un disque rougeâtre, Pastor commençait à être inquiet. Les chevaux refusaient d’avancer et luttaient péniblement contre l’asphyxie. Si loin que portât la vue, aucune habitation ne se montrait dans le campo. — Il faut gagner la forêt, dit le vaquiano à sir Henri, et y attendre la fin de l’ouragan. S’il se termine par un aguacero (trombe d’eau), nous serons toujours moins exposés sous les arbres que dans le campo, et le vent nous maltraitera moins.

Ainsi firent les deux voyageurs. Ils atteignirent bientôt la lisière d’un bois de caroubiers où ils mirent pied à terre. Une herbe fraîche et fine entourait les arbres, et de larges graminées couvraient le sol. Les chevaux, débridés et attachés au lasso, paissaient de leur mieux. Le vaquiano s’éloigna de quelques pas, huma l’air, allant et venant avec une anxiété visible. Sir Henri s’en aperçut. — Qu’y a-t-il, Pastor ?

— Il y a, répliqua celui-ci, que nous ne devons pas être bien loin des Indiens, et, caramba, je ne me soucie guère de ce voisinage.

Sir Henri, ne voyant tout autour de lui que des arbres et de l’herbe, se demandait si Quiroga ne rêvait pas tout éveillé ; mais le guide, lui montrant dans le gazon de petits trous ronds, distans de quelques pas les uns des autres. — Ceci, dit-il, est la marque des piquets à l’aide desquels les Indiens étendent et sèchent les peaux d’animaux qu’ils tuent à la chasse. L’herbe en a encore l’odeur ; ne la sentez-vous pas ?… Et voyez, señor, continua le vaquiano en faisant quelques pas de plus, voici les traces d’un feu ; ils avaient une femme avec eux : je vois sur la cendre l’empreinte d’un très petit pied et quelques touffes de poil de loutre provenant d’un kiapi[2]. Caramba ! pourvu que ces gaillards-là soient déjà loin, et n’aient pas l’idée de rebrousser chemin !

— Eh bien ! nous nous défendrons.

— Ah ! señor, on voit bien que vous ne connaissez pas les Indiens ; ils sont pires que les Maures, et tant qu’il y en aura dans ce pays-ci, personne ne pourra y vivre en paix.

Quiroga parlait encore, lorsqu’un léger bruit se fit derrière sir Henri. Il se retourna et aperçut une femme de trente-six à trente-huit ans, de haute taille, au visage bronzé. Ses traits réguliers avaient une expression dure et chagrine. Quelques mèches argentées brillaient au milieu de l’épaisse chevelure noire qui lui tombait sur le cou. Elle était vêtue avec soin. Sa chemise de percale blanche, brodée aux manches et aux épaules, était à demi couverte par un châle à raies brillantes ; une jupe de perse anglaise descendait jusque sur ses pieds. Son apparition avait eu quelque chose de si inattendu que sir Henri en tressaillit malgré lui. Le vaquiano la regardait avec une défiance sombre et hautaine. — Femme, dit-il, sommes-nous encore loin de l’estancia de don Estevan Gonzalès ? Ce caballero y est attendu, et la crainte de l’ouragan nous a fait prendre le chemin de la forêt.

— Je m’appelle Carmen, veuve du cacique Arraya, dit l’Indienne avec une sorte de dignité triste, et comme j’appartiens à don Estevan, il me sera facile de vous guider jusqu’à sa demeure… Seulement, ajouta-t-elle, je dois m’éloigner un instant pour chercher mon cheval, qui est au pâturage un peu à l’écart.

— Non pas, s’écria Quiroga, qui semblait craindre quelque manœuvre perfide. Mon cheval est solide, tu monteras en croupe derrière moi, et de cette manière nous ne perdrons pas de temps. Si ton cheval a été élevé à l’estancia, il retrouvera de lui-même sa querencia[3].

Carmen hésitait, et paraissait examiner avec une attention recueillie la physionomie du vaquiano et celle de sir Henri. Au bout d’un moment, elle se décida. — Eh bien ! en route ! dit-elle en sautant avec dextérité sur le cheval de Pastor, et, dédaignant de se tenir à la ceinture de son compagnon, elle donna à Quiroga les indications les plus minutieuses pour sortir de la forêt. Sir Henri suivait au pas, les arbres étant bas et rapprochés. Le chemin que Carmen leur faisait prendre ressemblait à un labyrinthe, et le vaquiano, qui n’accordait qu’une médiocre confiance à la veuve du cacique Arraya, semblait fort peu rassuré.

Depuis quelques instans, le tonnerre roulait avec une force extraordinaire, et le sol tremblait sous les pas des voyageurs. Au sortir de la forêt, une vaste plaine, entrecoupée de rares bouquets d’arbres, s’étendait à perte de vue. Carmen désigna à l’horizon un point blanc, visible seulement pour des yeux de gauchos ou d’Indiens.— C’est là Santa-Rosa, dit-elle ; mais pour y arriver en venant de Coronda, vous avez fait un détour immense. Vous pouviez l’atteindre en deux fois moins de temps.

Cela dit, elle sauta légèrement à bas du cheval, et, sans saluer les deux voyageurs, elle rentra dans le fourré. — Sorcière, va ! murmura Quiroga en pressant l’allure de son cheval. Savons-nous-si elle n’est pas allée chercher ceux qui doivent nous poursuivre ?

Quelques momens après, l’aguacero se déclara dans toute sa violence : c’étaient de prodigieuses nappes d’eau qui tombaient de la voûte du ciel comme autant de cataractes. À quelques pas devant soi, l’on ne voyait plus rien. Les chevaux, l’oreille basse, la tête en avant, s’étaient arrêtés, et attendaient avec une résignation passive le moment où ils pourraient continuer leur route. Pastor, inquiet de la brusque disparition de Carmen, regardait en arrière à chaque pas, cherchant à s’assurer, à travers le voile épais de la nuit, si personne ne les poursuivait. Cela dura près d’une heure. Le campo n’était plus qu’une vaste plaine liquide, au milieu de laquelle les arbres et les buissons s’élevaient comme autant d’îlots. Les lagunes, les petites rivières, gonflées subitement, épanchaient leur trop-plein sur le sol déjà inondé. Cependant, comme la pluie commençait à diminuer de violence et que les chevaux avaient pu reprendre le petit trot, au bout de deux heures environ les voyageurs arrivèrent tant bien que mal au terme de leur course et frappèrent à la porte de l’estancia de Santa-Rosa.

Pendant la durée de l’aguacero, Carmen était restée blottie sous un buisson touffu. Dès que l’orage se fut apaisé, elle alla chercher son cheval, qui s’était aussi réfugié dans la forêt, et elle se remit à cheminer avec précaution. Les bosquets serrés et bas l’obligèrent à descendre de sa monture. Du milieu de cette végétation, qui n’atteignait guère à plus de dix ou douze pieds, s’élançaient des arbres gigantesques, immenses, formant un second dôme de verdure moins épais que le premier, mais d’un aspect sombre et majestueux. De magnifiques palmiers, dont le tronc s’élevait encore plus haut, balançaient au souffle du vent leurs panaches de rameaux fins et déliés. De temps à autre, le bruit des pas de Carmen, qui froissait l’herbe et cassait les branches en passant, faisait fuir une gazelle effarouchée ou quelque oiseau de couleur brillante qui s’envolait dans les airs en poussant des cris aigus, auxquels mille cris stridens répondaient ainsi qu’un écho, puis tout rentrait dans le silence.

La nuit tombait lorsque la veuve du cacique Arraya atteignit un carrefour circulaire où la végétation était plus rare. Une petite lagune, ordinairement à sec en été, mais que l’aguacero venait de remplir, occupait le milieu de ce rond-point. Carmen, s’arrêtant, attacha par le lasso son cheval à un buisson, et, fatiguée de sa longue course, s’assit sur l’herbe. Au firmament, d’un azur sombre, scintillaient de splendides étoiles. Dans les roseaux qui entouraient le petit lac, des milliers de mouches à feu tourbillonnaient comme autant de vivantes étincelles. Quelquefois elles s’engageaient par grands essaims dans les profondeurs de la forêt, qui apparaissait pour un moment comme inondée d’une pluie de feu ; puis, se réunissant de nouveau en colonnes serrées, elles portaient sur un autre point de la clairière les gerbes mouvantes de l’incendie phosphorescent. Carmen accordait peu d’attention à ce spectacle : les coudes sur ses genoux, le visage dans ses mains, elle demeurait perdue dans une sombre rêverie. Tout à coup elle releva la tête pour écouter. Un Européen n’eût entendu que les rumeurs confuses de la forêt, les plaintes du vent et le bruit particulier que font en s’entrechoquant les rameaux flexibles et sonores des palmiers : Carmen, elle, avait démêlé un son distinct au milieu de ces notes basses et peu accentuées. Elle entr’ouvrit les lèvres, et, se frappant la bouche d’une manière bizarre, elle imita le cri d’un oiseau de nuit ; un autre cri lui répondit, et quelques minutes plus tard un homme parut devant elle. Carmen s’avança vers lui. — Voici longtemps que je t’attends, lui dit-elle. Ce lieu ne m’est pas connu : c’est la première fois que je m’y rends, et j’ignore pourquoi tu m’as donné rendez-vous ici plutôt qu’aux bords de l’arroyo del Casero (rivière de la Fauvette).

— J’avais mes raisons, répondit sentencieusement l’interlocuteur de Carmen.

C’était un vieillard de haute taille ; ses cheveux blancs tombaient de chaque côté de sa figure bronzée ; ses yeux noirs, encore pleins de feu, brillaient sous ses sourcils grisonnans : comme tous les Indiens de pur sang, il n’avait ni barbe ni moustaches. Cet homme était le brujo ou devin de la tribu à laquelle Carmen appartenait. Comme tous ses confrères, il cumulait les fonctions d’oracle, de prêtre et de médecin. En cette dernière qualité, il portait à la ceinture un petit sac de cuir qui contenait le bagage obligé d’un médecin du désert, une lancette formée d’une arête de poisson aiguë et coupante, un petit couteau à lame très affilée et quelques poignées d’herbes sèches, lesquelles, mâchées par le brujo, s’appliquent sur les plaies et les blessures. Son cheval, qui marchait derrière lui, était couvert d’un tapis de selle orné de touffes de plumes d’autruche. Il avait en outre une bride et des étriers d’argent, qui provenaient sans doute de quelque pillage. Le brujo, appuyé sur sa lance, arme inséparable des Indiens, regarda un instant la veuve du cacique Arraya, puis, la prenant par la main, il la conduisit au pied d’un palmier à double tête[4] qui dominait les arbres voisins, et lui ordonna de se mettre à genoux. Carmen obéit docilement. Le brujo ajouta : — C’est ici que nous l’avons mis après l’avoir sauvé des mains des Espagnols.

Carmen poussa un cri douloureux.

— Ici ! s’écria-t-elle, ici, et je ne le savais pas ! Pourquoi me l’avoir caché ?

— Parce que le moment de parler n’était pas venu, reprit le devin. Arraya, notre plus grand chef repose sous ce palmier, que le saint (Dieu) nous a donné comme quelque chose de rare et de précieux. Ici même nos chefs vont venir pour jurer de venger sa mort.

Carmen ne l’entendait pas. Prosternée sur cette place qu’on venait de lui désigner comme le tombeau de son mari, elle semblait complètement absorbée par les souvenirs du passé. Bientôt quelques hommes, sortant des sombres profondeurs de la forêt, parurent dans la clairière. C’étaient les quatre caciques principaux de la tribu de Carmen, Zuriquin, Bonifacio, Pépé et Cristoval. Ils portaient, comme le brujo, des vêtemens de couleurs vives, et sur la tête des coiffures extraordinaires. C’étaient des bonnets formés de têtes de léopard, la mâchoire tournée en l’air sur le front, les oreilles ressortant de chaque côté, et des casques de forme antique recouverts de la fourrure de l’aguarazù, espèce de loup jaune à crinière noire, dont les touffes hérissées couvraient le haut de ces bizarres ornemens. Leurs physionomies étaient dures, sombres, mélancoliques, leurs attitudes graves et dignes. Arrêtés à quelque distance du brujo, les Indiens semblaient attendre une invitation de sa part pour avancer tout à fait ; celui-ci leur fît signe d’approcher, et, s’adressant à la veuve du cacique Arraya, le plus âgé des chefs prit la parole.

— Écoute, Carmen, dit-il, voici quatorze ans que notre cacique général, ton mari, est mort. Tu as deux fils, et le brujo nous assure que tu les élèves pour qu’ils soient chefs un jour et succèdent à leur père. À la prochaine lune décroissante, nous partirons pour la province de Cordoba, où nous ferons une grande invasion ; nous reviendrons avec du bétail, des captifs, des joyaux, du butin de toute sorte… Amène tes fils.

En entendant ce discours, Carmen semblait irrésolue. — Mes fils, dit-elle enfin, ne me suivraient pas. Ils se sont attachés à don Estevan, et ne pensent plus au désert. Tous les jours de ma vie, le chagrin me ronge en songeant qu’ici ils seraient chefs, libres, heureux, et que je ne puis pas les décider à rentrer dans notre tribu ; mais il y a un moyen, enlevez-les. Une fois parmi vous, ils y resteront, j’en suis sûre.

Les caciques réfléchissaient. — Sortent-ils souvent seuls ?

— Jamais. Ils accompagnent toujours don Estevan ou Demetrio, le majordome.

— Alors il faudrait attaquer l’estancia ? Et don Estevan a des armes à feu ?

— Oui, dit Carmen. Et puis, pour don Estevan et ses filles, il faut que vous me juriez de ne leur faire aucun mal.

Les Indiens ne répondirent pas à cette dernière parole ; Carmen insista. — Jurez-moi, dit-elle encore, que vous les respecterez, car don Estevan a été un père pour moi et mes fils.

— Nous ne pouvons rien promettre, reprit Zuriquin. Si nous devons attaquer l’estancia et qu’un combat en résulte, sait-on ce qui peut arriver ?

Carmen était en proie à une vive anxiété. L’un des caciques continua sans y prendre garde. — Tu veux que nous enlevions tes fils… Caramba ! ce n’est pas une petite besogne que tu nous proposes. Et pour cela que nous donneras-tu ?

Carmen tressaillit. — Je vous donnerai, dit-elle, assez d’or pour que chacun de vous ait des étriers, des brides, des licous, des bandes de poitrail en argent ciselé, et en outre des piastres de reste pour acheter autant de bebida blanca (eau-de-vie) que vous en voudrez.

Les caciques se mirent à rire. — Tu nous tiens donc pour des sonsos (nigauds) ? s’écrièrent-ils. Où prendrais-tu toutes ces richesses ?

— C’est mon affaire, dit Carmen avec une sorte de dignité offensée. Si vous ne voulez pas, n’en parlons plus.

Les chefs hésitaient. — Nous conviendrions, reprit l’un d’eux, que la veille du jour où l’attaque aurait lieu, tu nous apporterais ici même l’argent promis.

— Et quel gage me donnerez-vous ? dit Carmen, à son tour méfiante.

— Nous t’amènerons nos fils comme otages, et à la nuit tu les conduiras dans quelque rancho dépendant de l’estancia.

L’Indienne réfléchit un instant. — Écoutez, dit-elle ; dans quinze jours, don Estevan doit s’absenter avec ses filles : le moment sera favorable.

— C’est convenu, reprirent les caciques.

Pendant cet entretien, le devin avait allumé quelques petites bougies qu’il avait tirées de son sac. Il les avait disposées sur la place désignée à Carmen comme étant la tombe d’Arraya. Les caciques s’en approchèrent, et, abaissant la pointe de leurs lances vers la terre où reposait leur chef, ils renouvelèrent le serment de venger sa mort. La lune s’était levée. Dans le petit lac comme dans un miroir paisible se reflétait l’ombre noire du palmier à deux têtes. Les chefs et le devin s’étaient retirés. Carmen resta seule, agenouillée près du tertre funèbre, le front dans ses deux mains, sur lesquelles retombaient les touffes de son épaisse chevelure. Des larmes coulaient silencieusement sur ses joues bronzées, et l’expression ordinairement dure et sombre de ses traits, maintenant éclairés par la lumière bleuâtre qui tombait de la voûte du ciel, avait pris un caractère inaccoutumé de souffrance douce et résignée. Lorsque la marche de la lune dans le firmament l’avertit de l’approche de l’aube, elle se releva, reprit le chemin qu’on l’avait vue suivre au commencement de la nuit, et avant que l’aurore eût paru, elle s’était glissée sans bruit dans l’intérieur du petit rancho où elle demeurait à l’estancia de Santa-Rosa.


IV

Deux jours avant l’arrivée de sir Henri à l’estancia, don Estevan et ses filles avaient eu ensemble un grave entretien. Le correo avait apporté du Rosario un petit paquet contenant deux écrins : c’étaient des boucles d’oreilles de perles et d’émeraudes et des épingles assorties pour retenir les voiles. Don Estevan prit les écrins, lut avec attention la lettre qui accompagnait ces joyaux, et rejoignit aussitôt ses filles, qui étaient dans leur jardin. Ce jardin était clos de murs comme tous ceux du pays ; mais on avait déguisé la tristesse de ces murailles sous mille plantes sarmenteuses qui transformaient la terre et les briques en une paroi émaillée pleine de grâce et de fraîcheur. Là croissaient le chèvrefeuille au parfum pénétrant, la passiflora avec ses belles corolles étoilées d’un lilas tendre jaspé de blanc, des convolvulus ponceaux au feuillage délicat comme une plume, des clématites blanches et roses, des cobéas violets à reflets pourpres, des glycines à grappes de fleurs d’un bleu pâle, des asclépias aux étoiles nacrées, la rose de Banks d’un rouge sombre, le jasmin du Chili et cent autres lianes charmantes. Le. milieu du jardin était occupé par un grand oranger-myrte dont l’ombrage abritait des buissons de jasmins du Cap et de camélias. Aux angles étaient des bosquets touffus, où soir et matin de brillans colibris venaient pomper le suc parfumé des fleurs. Leur bourdonnement affairé et joyeux se mêlait aux gaies chansons des caseros (fauvettes) dont les cages, suspendues aux branches des citronniers et des lauriers-roses, semblaient devoir rendre la captivité supportable à leurs hôtes.

Mercedes et Dolores, vêtues de mousseline blanche, assises sous un berceau, étaient occupées à broder pour leur père un riche tapis de selle où des fils d’or et d’argent, mêlés à des soies de toutes couleurs, traçaient des arabesques bizarres d’un goût oriental. Mercedes, le. visage appuyé sur sa main délicate, regardait Dolores assortissent des écheveaux de nuances diverses.

Sur le seuil du jardin, don Estevan s’arrêta un instant, et à la vue de ces visages sourians et paisibles, de ces fleurs, de ces oiseaux, de ces ouvrages de broderie, tableau achevé d’une vie de jeune fille libre de tout souci, il sentit comme un trait aigu qui lui perçait le cœur. Son éducation ne l’avait pas conduit à approfondir ses impressions. Il les saisissait pour ainsi dire à la surface, les subissant au jour le jour, sans retour dans le passé, sans élan vers l’avenir. C’était avec cette patience digne et ferme qui caractérise les Espagnols qu’il avait supporté les grandes épreuves de sa vie, l’exil de sa famille, sa ruine momentanée, les persécutions politiques, la mort de sa femme ; mais depuis quinze ans qu’il s’était retiré dans ses terres, Mercedes et Dolores étaient devenues, à son insu, sa pensée et sa joie de tous les instans. L’idée de vivre sans elles ne s’était jamais présentée à lui bien nettement. Il sentait pourtant que son âge avancé lui faisait un devoir de leur assurer un établissement et des protecteurs, et il avait dans cette pensée porté ses regards sur les fils de son ami, les jeunes créoles catalans qui avaient passé quelques jours à l’estancia.

Au moment de s’ouvrir de son projet à Mercedes et à Dolores, un profond soupir s’échappa malgré lui de son cœur oppressé. Les deux sœurs levèrent les yeux : Est-ce vous, tatila[5] ? dirent-elles.

— Oui, mes enfans ; j’ai une nouvelle à vous communiquer, répondit-il en montrant la lettre et les écrins.

Les jeunes filles le firent asseoir à côté d’elles, et don Estevan, ouvrant les boîtes, en tira les joyaux. — Oh ! dirent-elles, que c’est ravissant, que c’est magnifique ! C’est vous, tatita, qui nous donnez ces belles choses ?

— Non, mes colombes, répondit le père avec effort, c’est mon vieil ami don Aniceto Cabral du Rosario qui vous les offre.

À ce nom, un nuage passa sur le front de Mercedes. Dolores, d’une nature plus enfantine, continuait d’admirer. — Oui, reprit Gonzalès, voici la lettre qu’il m’envoie et que je vais vous lire.

Il la lut en effet avec cette circonspection un peu lente, un peu emphatique, des gens pour qui la lecture, celle des choses manuscrites surtout, est une rare affaire. C’était une demande en mariage pour Mercedes et Dolores, que don Aniceto Cabral y Acosta adressait à don Estevan, au nom de ses fils, Caraciolo et Ézéchiel. La lettre lue, don Estevan la replia gravement et regarda les deux sœurs. Mercedes, la joue dans sa main, écoutait avec recueillement ; Dolores effeuillait une rose d’un air distrait. Personne ne disait mot. Don Estevan s’arma de courage. — Eh bien ? demanda-t-il.

Mercedes tressaillit, comme si elle fût sortie d’un songe. Une faible rougeur colora son teint, et fixant sur son père des yeux brillans et humides : — Je ne sais pas ce que pense Dolores, dit-elle ; quant à moi, je n’éprouve aucune envie de me marier : j’aurais déjà voulu vous le dire, mon père, et je suis bien aise de saisir cette occasion…

— Moi, s’écria Dolores presque en pleurant, quitter Mercedes ! vous quitter, tatita ! Y pensez-vous ? Non, non, dit-elle, Mercedes a raison. — Et, refermant vivement les écrins, elle ajouta : Rendez ces joyaux à votre vieil ami, et informez-le de notre résolution.

Le visage de Gonzalès exprima l’étonnement. — Quoi ! reprit-il, ce refus est-il définitif ? Réfléchissez-y, mes enfans : les fils de mon ami Cabral sont des jeunes gens bien élevés, riches et intelligens, en un mot des caballeros achevés. Que pouvez-vous désirer de plus ?

Ce que Mercedes désirait de plus, elle eût peut-être été elle-même embarrassée de le dire : à cette énumération d’avantages et de qualités par lesquels don Estevan recommandait les fils de son ami, elle sentait vaguement qu’une chose manquait, la principale, la seule nécessaire, cette sympathie mutuelle et irrésistible qui attire deux cœurs l’un vers l’autre ; mais, élevée au désert et peu accoutumée à l’analyse de ses sentimens, elle n’obéissait qu’à l’instinct de sa noble et franche nature. Elle ne fit donc que répéter à son père ce qu’elle avait déjà dit, mais d’une voix si ferme et avec un accent si sérieux et si digne, que don Estevan comprit l’inutilité de toute discussion. Une fois rentré dans sa chambre, il réfléchit à l’attitude de ses filles, à l’indifférence de Dolores et au refus décidé de Mercedes, et il prit le parti d’écrire à don Aniceto que les deux sœurs étaient jeunes, timides et irrésolues, qu’elles n’osaient encore se prononcer sur cette grave question du mariage, que du reste elles ne connaissaient que peu encore Caraciolo et Ézéchiel, et que le plus sage pour ceux-ci était de renouveler leur visite à l’estancia. Il finissait en priant don Aniceto d’accompagner lui-même ses fils lors de cette seconde entrevue, afin qu’il pût lui dire de sa propre bouche combien il serait heureux d’allier sa famille à la sienne.

Cette lettre ne devait partir que quelques jours après ; cependant, une fois qu’elle fut écrite, don Estevan se sentit plus calme. Cette espèce de sursis à un événement qu’il désirait et redoutait tout ensemble lui rendit momentanément sa sérénité, et ce fut avec une bienveillance dégagée de tout souci qu’il alla le lendemain même à la rencontre de sir Henri. C’était, comme nous le savons, au milieu d’une pluie diluvienne que celui-ci, accompagné de Pastor Quiroga, était venu frapper à la porte de l’estancia de Santa-Rosa.

Un bon feu, des vêtemens secs, une chambre spacieuse et convenablement meublée, du café et du vin, furent mis aussitôt à sa disposition. Pastor, que le majordome Demetrio fut chargé d’héberger, reçut les mêmes soins, et lorsqu’il se fut réconforté, il se rendit à la cuisine, où il dit obséquieusement à Eusebia que le señor Inglese qu’il venait d’amener, étant gringo[6], ne pouvait vivre sans manger, et qu’il l’en avertissait pour sa gouverne. Eusebia répondit qu’elle savait bien comment il faut traiter les gringos, que ce n’était pas la première fois qu’elle en recevait, et que d’ailleurs chez don Estevan son maître personne n’avait jamais eu faim. À l’appui de son dire, elle montra au vaquiano de formidables rations de puchero, des asados (rôtis de bœuf ou de mouton), et ce qu’on appelle dans le pays du nom de pastel, c’est-à-dire un étrange amalgame de poisson, d’œufs durs, d’olives salées, de poulets, de tomates et de courges confites au sucre, d’huile, de piment, d’oignons, d’herbes odoriférantes, le tout enveloppé dans une pâte douce recouverte d’une couche de caramel. Ce mets, auquel sir Henri eut beaucoup de peine à s’accoutumer, n’en est pas moins un des plats les plus recherchés au campo.

Don Estevan déploya envers sir Henri toute la courtoisie imaginable. Dès le lendemain même de son arrivée, il fit venir du campo douze de ses meilleurs chevaux et pria son hôte de faire un choix. Ces animaux furent mis au corral sous la garde de deux péons qui durent rester dans le voisinage de la maison à la disposition del señor Inglese. José et Manuel lui furent présentés comme deux jeunes gens élevés par don Estevan et chargés d’aider leur père adoptif à faire à sir Henri les honneurs du pays. L’Anglais admira beaucoup les deux frères, José surtout, dont les traits grecs, la belle stature, l’air distingué, les cheveux soyeux, la barbe et les moustaches épaisses trahissaient le sang créole espagnol mêlé au sang indien. En reconnaissant dans leur mère l’Indienne qu’il avait rencontrée dans la forêt, sir Henri ne put s’empêcher de faire part à don Estevan des remarques de son guide Pastor Quiroga, un rastreador[7] habile, sur le campement des Indiens dans le bois de Takourou. Gonzalès haussa les épaules, — Je me doute bien, répliqua-t-il, que Carmen est restée en relations avec sa tribu ; ses absences, toujours mystérieuses, me l’ont fait croire. Voilà quinze ans néanmoins qu’elle vit avec nous, revenant toujours fidèlement au logis, et jamais ceux de sa race ne nous ont fait tort. L’estancia de Santa-Rosa a toujours été plus épargnée que les autres par les voleurs de bétail.

En peu de jours, sir Henri avait fait connaissance avec tous les habitans de l’estancia. Il avait été surtout frappé de l’intelligence de José, de la dignité de son caractère, ainsi que des mouvement généreux de son cœur, et, pressentant les luttes amères que le contraste de ses sentimens et de sa position ferait naître en lui, il se sentait attiré par cette nature franche, aimable, courageuse, dont le développement dans le sens de la vie civilisée était surveillé par Carmen avec une sombre méfiance. Un jour qu’elle avait surpris José tenant un livre qui était un don de sir Henri, elle l’avait vivement apostrophé, lui rappelant qu’il était fils de chef indien, et que par conséquent il n’avait rien à faire avec les livres, bons tout au plus pour les créoles ou pour les gringos. José sourit tristement. — Mamita Carmen, dit-il, dans ma position, je dois oublier que je suis né fils de chef, et vous faites tout pour me le rappeler !… D’ailleurs, continua-t-il, don Estevan nous a élevés avec la tendresse d’un père, et grâce à lui rien ne nous a jamais manqué.

Carmen allait riposter, lorsque la voix stridente d’Eusebia, qui réclamait l’aide de l’Indienne pour cueillir des oranges, vint interrompre l’entretien et délivrer José des obsessions maternelles ; mais cette lutte recommençait à tout propos, et sir Henri se fut bientôt rendu odieux à Carmen par son insistance à cultiver dans José ces mêmes goûts et ces mêmes penchans qu’elle blâmait si fort. Manuel, de deux ans plus jeune et d’ailleurs plus indolent et moins résolu, répondait mieux aux exigences de sa mère ; mais, partagé entre son frère et Carmen, il subissait tour à tour l’empire de l’un et de l’autre.

Mercedes et Dolores avaient accueilli sir Henri avec une politesse charmante et avec cet indéfinissable mélange de grâce et de fierté qui caractérise la race andalouse. Au retour de ses courses avec José, sir Henri trouvait dans sa chambre les fleurs les plus rares, les fruits les plus exquis. Le tapis de selle de son recado avait été remplacé par un carré long de drap bleu à fleurons d’or retenu par une sangle pareille, et que les habiles mains des deux sœurs avaient brodé à son intention. Ayant loué un jour le chant des caseros, il en trouva deux au matin dans une cage suspendue à la véranda sur laquelle s’ouvrait sa chambre, et le soir Il s’aperçut que deux petits hôtes emplumés manquaient à la prison de verdure et de fleurs que Mercedes et Dolores leur avaient faite dans leur jardin.

Sir Henri, de son côté, avait voué tout d’abord aux deux sœurs une sorte d’affection paternelle mêlée de cette admiration respectueuse et chevaleresque qu’inspire à tout homme bien élevé la beauté parfaite et innocente. En leur présence, il évitait avec soin dans son langage tout ce qui aurait pu être pour elles une révélation, même indirecte, de ces sentimens étudiés et faux qui sont le fruit des civilisations poussées à l’extrême. Il sentait que ces deux magnifiques fleurs du désert devaient rester dans leur atmosphère naturelle. Un jour cependant il fut amené à son insu à en dire plus qu’il n’aurait voulu. Sir Henri dessinait beaucoup, et à l’estancia son talent d’artiste, révélé surtout par un album de dessins mauresques rapportés d’Espagne, passait pour une sorte de don merveilleux. Les deux sœurs ne se lassaient pas de le voir transformer instantanément une page blanche en un croquis représentant la véranda, la citerne, le groupe d’orangers et de palmiers du patio, Ramona remplissant au puits son amphore, ou Eusebia filant sur le seuil de sa chambre… Pour elles, ce changement à vue était presque de la magie, et elles demandaient comme une grâce la faveur de feuilleter les albums du voyageur anglais. Celui de l’Alhambra surtout, où elles ne voyaient qu’églises et chapelles, leur plut infiniment. Sir Henri ayant écrit au bas d’un de ces dessins quelques mots tirés du Dernier des Abencerrages, Mercedes en demanda la traduction. L’Anglais conta aussitôt, sans omettre aucun de, ses gracieux détails, l’admirable histoire de doña Blanca et du Maure Hassan. José et Manuel, debout contre les piliers de la véranda, écoutaient de toutes leurs oreilles. — Ainsi, dit Mercedes avec une gravité recueillie, doña Blanca a refusé de jamais se marier, parce qu’elle ne pouvait pas épouser celui qu’elle aimait ?

— Oui, señorita.

— Je pense qu’elle a bien fait.

Sir Henri détourna l’entretien, craignant d’être allé trop loin, n’eut d’autant plus de regrets d’avoir conté cette histoire que, deux ou trois jours après, comme il apprenait à Mercedes à faire des greffes de roses, il vit arriver en bondissant dans le jardin les deux petites biches, joyeuses et empressées comme des enfans captifs à qui l’on rend la liberté. Elles se précipitèrent aux pieds de la jeune fille, qui jeta un cri de surprise. Chacune d’elles portait à son cou mince et gracieux un charmant collier de cuir tressé, orné de rosettes d’argent ciselé que sir Henri reconnut pour celles de la bride de José. Une rougeur fugitive colora le visage de Mercedes, et un léger tremblement agita ses mains. Néanmoins elle se contint, et, appelant Dolores, elle la pria de reconduire les deux biches dans leur petit salon de travail. Sir Henri remarqua cet incident, et ne put se défendre, en pensant à l’avenir de la jeune fille, d’un vague sentiment d’inquiétude et de tristesse.

La lettre de don Estevan Gonzalès était partie depuis plusieurs jours, et il comptait recevoir d’un moment à l’autre la visite de son vieil ami et de ses deux fils. En attendant, pour distraire sir Henri, il organisa dans le campo des courses, des chasses, des parties de pêche. Comme il conduisait son hôte à l’un de ses postes (nom que l’on donne au stationnement du bétail sur un point désigné), don Estevan se plut à faire briller l’adresse de ses péons dans l’emploi du lasso. — Señor, dit-il à sir Henri en lui montrant un jeune cheval qui fuyait, rapide comme le vent, à travers les llanos, à quelle jambe voulez-vous qu’on boule ce potrillo (poulain) ?

— À celle de devant à droite, répondit sir Henri avec un sourire d’incrédulité.

L’ordre fut transmis à un péon à cheval qui s’élança sur les traces du fugitif, et, jetant son lasso avec une adresse merveilleuse, l’atteignit à la jambe désignée. Ce jeu, renouvelé pour toutes les parties de l’animal, le cou, la tête, les jarrets, de gauche, de droite, en avant, en arrière, prouva à sir Henri que le hasard n’était pour rien dans l’heureux succès de ces exercices, mais que ce résultat était dû à la rapidité des mouvemens combinée avec la justesse du coup d’œil.

José et Manuel déployaient dans ces jeux toute la somme d’adresse et de souplesse que le sang indien ajoute au sang créole. Les journées s’écoulaient donc pour sir Henri avec une rapidité merveilleuse. Souvent le soir les péons exécutaient la danse de la kilicon, pendant que Manuel et Demetrio jouaient de la guitare en vrais enragés, accompagnés d’une sorte de tambourin formé d’une vieille barrique recouverte d’une peau, et de castagnettes que deux petits garçons faisaient claquer en cadence. Quelques danseurs se rangeaient en cercle, se tenant par la main ; puis deux péons apportaient au milieu des danseurs un tercio, un de ces ballots de cuir où l’on expédie la yerba du Paraguay. Ces ballots, toujours extrêmement remplis, conservent en séchant une forme rebondie pareille à celle d’un caisson dont le couvercle est soulevé d’un seul côté. La danse commence, d’abord grave et lente ; les danseurs se contentent de faire à pas cadencés le tour du tercio ; bientôt celui-ci s’agite, la ronde devient plus rapide, les guitares et les castagnettes pressent les mouvemens des danseurs ; puis tout à coup le tercio reçoit une vigoureuse secousse, un petit garçon en sort d’un bond, passe et repasse toujours en cabriolant par-dessus les mains des danseurs, d’un bond rentre dans le tercio et en ressort de nouveau. Enfin, après avoir conquis l’admiration générale par son agilité, il est emporté en triomphe.

Souvent sir Henri sortait seul, à pied, le fusil sur l’épaule. À peine à un quart de lieue de Santa-Rosa, il voyait les perdrix et les gelinottes fuir devant lui, et il apercevait non loin de là, dans les hautes herbes, les têtes des daims et des biches qui le regardaient avec une curiosité méfiante. Il revenait chargé des trophées de sa chasse, qu’Eusebia apprêtait de son mieux. Quelquefois aussi ses promenades avaient pour but d’enrichir un magnifique herbier rapporté des rives du Jourdain et qui se complétait au bord du Rio-Parana. Une après-midi, le voyageur anglais était en course d’exploration quand il se souvint d’avoir vu près de la forêt une plante qui manquait à sa collection, et il se dirigea de ce côté. De fleur en fleur et de buisson en buisson, il gagna la lisière d’un bois qu’il crut reconnaître pour celui où Carmen lui était apparue si étrangement pour la première fois, à lui et au vaquiano. Un peu avant les premiers arbres, un immense terrier de viscachos élevait ses monticules d’argile jaunâtre couronnés par des touffes d’herbes épaisses. Le soleil était encore haut sur l’horizon et la chaleur étouffante. Sir Henri avisa derrière un gros arbre une place recouverte d’un fin gazon, et s’y étendit pour se reposer quelques instans ; peu à peu le sommeil le gagna, et il s’endormit profondément. Lorsqu’il se réveilla, la nuit était venue ; mais le firmament était si bleu, et les rayons stellaires si éclatans, qu’on distinguait à peu près tous les objets. Sir Henri se disposait à se lever, lorsqu’il entendit très près de lui la voix de Carmen et celle de José. Ils étaient à côté du terrier, et sir Henri ne perdait pas une de leurs paroles.

Mamita Carmen, disait José d’une voix presque suppliante, je vous en prie, ne cachez pas cela à don Estevan, allez lui tout révéler.

— Moi ? s’écriait Carmen presque avec colère, et pourquoi ?

— Parce que garder les choses qui ne nous appartiennent pas, c’est voler.

— Voler ? répliqua Carmen avec un rire strident. Tu appelles cela voler ! Les Espagnols ne nous ont-ils pas tout enlevé, terrain, chevaux et bétail ? Ne nous ont-ils pas constamment repoussés vers le nord, dans le Grand-Chaco ? Et quand nous reprenons ce qui était à nous primitivement, on nous traite de voleurs !

— Mais enfin, ma mère, reprit José, est-ce vous qui avez amassé ces richesses ? Les avez-vous acquises par votre travail ? Quel droit y avez-vous ? Aucun, ce me semble, et en retour de toutes les bontés que don Estevan a eues pour nous depuis quinze ans, vous voudriez le frustrer de son bien ! Non, non, mamita, reprit-il d’une voix plus douce, vous ne ferez pas cela. Vous irez vous-même dire à don Estevan que vous pouvez lui indiquer la place des trésors de Santa-Rosa.

Il y eut un silence ; Carmen ne répondait pas. — Mamita, reprit José, vous ne m’avez pas dit comment vous avez découvert la cachette des oncles de don Estevan ?

Carmen répondit avec humeur et d’une voix saccadée : — Une nuit, je revenais du bois, il faisait très clair, je vis un viscacho qui creusait son terrier et rejetait la terre au dehors ; quelque chose brillait au milieu de l’argile : je me baissai, je vis une piastre, puis deux, puis une once d’or. Le lendemain, je revins ici avec une bêche, et là, au milieu du terrier, où l’herbe est un peu jaunie et le sol remué, je découvris un grand coffre de fer et plusieurs tercios solidement recousus.

— Et vous n’avez rien dit ? s’écria José.

— J’avais mes raisons pour me taire, répondit Carmen d’un ton sec.

— Je vous en supplie, ma mère, reprit José d’une voix ferme et caressante tout à la fois, ne m’obligez pas d’aller pour vous chez don Estevan…

Ici les deux interlocuteurs s’éloignèrent, et sir Henri n’entendit plus qu’un murmure confus de voix, où le nom de Gonzalès revenait souvent. Lorsqu’il pensa que José et Carmen s’étaient éloignés, il reprit le chemin de Santa-Rosa, curieux de voir quelles seraient les suites de cette étrange histoire.

Le lendemain matin d’assez bonne heure, José frappait à sa porte. — Avez-vous vu mon frère, señor ? demanda-t-il avec inquiétude. Il n’a pas partagé ma chambre cette nuit, et mamita Carmen n’est pas non plus à l’estancia. Je viens du corral, ajouta-t-il ; Palomo et Corazon, deux des meilleurs chevaux, manquent… Je ne sais que penser de tout cela, je crains un malheur, señor. Voudriez-vous m’accompagner chez don Estevan ? J’ai quelque chose d’important à lui révéler.

Sir Henri le suivit avec empressement. Don Estevan venait de se lever ; il prenait du mâté dans une courge brune montée en argent, et aspirait l’infusion de la yerba par le tuyau appelé bombilla avec toute la gravité nonchalante que les gens du pays apportent à cette opération. Mercedes, assise à côté d’un brasero en terre rouge sur lequel était posée une petite bouilloire en argent, préparait le breuvage national. Dolores, sous la véranda, s’occupait du déjeuner des gazelles et des oiseaux. Arrivé en présence de don Estevan, José lui fit le récit de ce qui s’était passé la veille entre lui et Carmen. Don Estevan écoutait avec une attention solennelle. Mercedes se tournait de temps en temps vers José, et sir Henri crut démêler dans son regard une sorte d’admiration émue et fière tout à la fois.

Dans l’après-midi, don Estevan, José, sir Henri, Mercedes et Dolores, Demetrio le majordomo et quelques capataz se rendirent au terrier des viscachos. En creusant à l’endroit indiqué, on trouva bientôt le grand coffre de fer et de lourds tercios que l’on chargea sur une charrette. Le coffre contenait toute l’argenterie dont se composait autrefois le ménage d’une maison riche dans la confédération argentine, savoir : une chaudière et des marmites en argent pour la cuisine, des plats, des assiettes, des gobelets, des cruches à eau, des aiguières de même métal, ainsi que des chandeliers, candélabres, lampes, etc. Un ancien surtout de table représentait un paon, dont la queue, s’ouvrant comme un éventail, était incrustée de lapis, de topazes et d’améthystes. Il y avait aussi une petite chapelle d’un pied de haut à peu près, toute en or ouvragé, avec Nuestra Señora et le Niño (la Madone et l’enfant Jésus) en ivoire revêtu d’or. La couronne de la Vierge était en diamans, et à ses pieds brillait un jardinet de petites plantes en filigrane d’or dont les fleurs étaient de perles et de calcédoines.

Toutes ces richesses se trouvaient dans le grand coffre de fer. José jeta un regard inquiet sur les tercios ; ils paraissaient intacts : un seul, dont l’humidité du terrain avait fendu le cuir, avait laissé échapper quelques piastres, celles que le viscacho avait poussées au dehors en travaillant à son terrier. Le soupçon qui avait traversé un instant l’esprit du jeune homme en pensant au mystère que Carmen avait fait de sa découverte tomba lorsqu’il se fut assuré que bien peu de chose en réalité paraissait manquer à ces richesses si longtemps enfouies. Il ne savait pas que la veille du jour où il avait surpris Carmen creusant dans le terrier, celle-ci en avait retiré déjà un sac plein d’onces d’or et l’avait caché dans la clairière du bois de Takourou. C’était plus qu’il n’en fallait pour contenter la cupidité des caciques et les décider à l’attaque prochaine de l’estancia de Santa-Rosa.


V

Au moment où la charrette qui portait les trésors, entourée de don Estevan et de sa famille, s’arrêtait à la porte de l’estancia, d’autres personnes y arrivaient. C’étaient don Aniceto Cabral et ses fils. À leur vue, Mercedes devint très pâle, Dolores sourit et rougit, et un nuage sombre passa sur le front de José. Sir Henri perça d’un coup d’œil le mystère qui enveloppait toute cette scène. Les deux Cabral s’inclinèrent respectueusement devant les jeunes filles, tandis que, don Aniceto leur baisait la main. Gonzalès, après les premiers complimens de bienvenue, raconta brièvement à son ami la découverte qu’il venait de faire des trésors déjà légendaires de Santa-Rosa, et comme il rendait témoignage au loyal dévouement de José, il se retourna pour le présenter à don Aniceto ; mais le jeune homme avait disparu.

Le soir de ce même jour, don Estevan l’appela dans sa chambre, et lui remettant un pli cacheté : — Grâce à toi, dit-il, je suis rentré en possession de la fortune de mes oncles, mais j’ai décidé que tu en aurais ta part. Ceci, dit-il en montrant le papier, est une donation en bonne forme que je te fais de mon estancia du Romero. Elle est parfaitement située, riche en bons pâturages, en eau, en ombrages, et possède déjà de cinq à six mille têtes de bétail. L’habitation est en bon état ; pendant cinq années encore, je me charge de payer péons et capataz,, d’ici à dix ou quinze ans, tu seras un des plus riches estancieros du pays.

José, surpris, immobile, ne disait mot. Enfin il se jeta aux pieds de don Estevan, et prit sa main, qu’il baisa. — Señor ! mon père ! S’écria-t-il d’une voix étouffée, gardez vos richesses, et laissez-moi auprès de vous !

Don Estevan fut touché. — Mon enfant, répondit-il, en te donnant Romero, je ne prétends pas t’y exiler, d’autant moins, ajouta-t-il avec un sourire triste, que d’ici à peu de temps je serai probablement seul à Santa-Rosa.

Cette allusion, que José comprit, et qui lui traversa le cœur comme une lame aiguë, acheva de l’accabler. Il appuya son front couvert d’une sueur glacée sur la main de don Estevan.

— Merci, merci, señor ! dit-il avec effort, que Dieu vous rende tous vos bienfaits ! Et il s’élança hors de la chambre.

Don Estevan le rappela. — José, dit-il, sans l’arrivée de don Aniceto, nous serions déjà partis pour Santa-Fé, où le gouverneur donne un bal. Nous pensons nous mettre en route demain de grand matin pour éviter la chaleur ; viendras-tu avec nous ?

— Non, señor, répondit José, qui se sentait un grand besoin de solitude. Demetrio a son frère malade à Coronda ; il veut aller le voir, et m’a prié de le remplacer.

Gonzalès parut contrarié. — J’aurais voulu te présenter au gouverneur, dit-il. Enfin ce sera pour une autre occasion.

La soirée se passa tranquillement. Les caballeros, réunis dans le grand salon de l’estancia, parlaient chevaux et politique. Sur la table de marbré blanc qui occupait le milieu de la pièce, Eusebia avait posé un saumador, une cassolette d’argent dans laquelle brûlait un petit bâton de résine odorante du Pérou, appelée pastilla. Les portes donnant sur le patio étaient ouvertes. À travers le nuage parfumé qui remplissait la salle, sir Henri pouvait observer, sous la véranda opposée, les deux sœurs dans leur petit salon ou aposento. L’aposento était éclairé par une lampe de verre de couleur suspendue au plafond. Mercedes et Dolores, en vue de la fête du gouverneur, avaient essayé leurs robes de bal, qui étaient de satin blanc recouvert d’un nuage de crêpe de la même couleur. Mercedes avait arrangé la coiffure qu’elle pensait mettre le lendemain : c’était une magnifique torsade de perles fines qui, enroulée dans ses épaisses tresses noires et lustrées, formait comme un diadème au-dessus de son front. Elle essayait de disposer de même la riche chevelure de Dolores, assise devant elle sur une chaise basse. Mercedes, penchée sur sa sœur, avait un air triste et accablé qui contrastait avec ces apprêts de fête. Dans l’ombre des piliers de la véranda, sir Henri crut apercevoir José debout, la tête inclinée, les yeux fixés sur Mercedes, dont il suivait tous les mouvemens avec une sorte d’extase mélancolique, triste comme un adieu.

Dans le salon, don Estevan racontait à son ami comment son cheval Corazon lui avait sauvé la vie en temps de révolution, franchissant toujours au galop, en une seule nuit, les quarante-cinq lieues qui séparent le Rosario de Santa-Fé. — De tels chevaux sont rares, ajouta-t-il ; cependant j’en possède un aujourd’hui qui ne le céderait pas à Corazon.

Il parlait encore, lorsqu’un hennissement prolongé retentit près de l’estancia. Tout le monde prêta l’oreille ; un second hennissement se fit entendre ; José traversa rapidement la cour. — C’est Palomo, s’écria don Estevan : je reconnais sa voix.

Il courut vers la porte d’entrée, tous le suivirent. Palomo s’était abattu près du seuil. Il paraissait hors d’haleine et comme effrayé. Eusebia, un flambeau à la main, l’examinait en tous sens. Don Estevan, dont Palomo était le cheval favori, ne comprenait pas ce qui lui était arrivé ; il lui parlait, le caressait ; l’animal ne se relevait pas. En lui passant la main autour du col, il sentit quelque chose de dur attaché à sa crinière. C’était un morceau d’écorce d’arbre sur lequel on avait écrit avec la pointe d’un couteau : Cuida, Santa-Rosa ! (prends garde, Santa-Rosa !) On se regarda. — C’est un avertissement donné par un ami inconnu, dit sir Henri, je pense qu’il est prudent de veiller et de prendre quelques mesures de défense.

Les capataz et les péons, réunis près de la porte, avaient un air effaré ; les servantes, accourues aussi, se mirent à pousser des cris de terreur. Don Estevan paraissait calme, mais indécis, José en proie à un désespoir sombre et contenu ; les Cabral faisaient bonne contenance. Tous s’adressèrent à sir Henri. — Señor, conseillez-nous, dites, qu’y a-t-il à faire ?

Sir Henri commença par reléguer sans façon les mulâtres et négresses au fond de la troisième cour, en leur ordonnant sévèrement de se taire ; puis, réunissant toutes les armes de la maison, il les chargea avec soin, et montra à deux petits péons à faire des cartouches. Il était minuit à peu près ; il alla vers la porte, l’ouvrit et appuya simplement le loquet. L’antique et lourde voiture qui devait conduire don Estevan et sa famille au bal, et qu’on avait à cet effet tirée de la remise, fut traînée en travers de l’huis. Entre les roues, sir Henri fit placer de vieilles barriques que l’on remplit de terre, de débris de maçonnerie et autres déblais. Les préparatifs achevés, sir Henri disposa son monde derrière la barricade improvisée ; les fenêtres et les volets furent soigneusement fermés, les lumières éteintes, sauf celle de la chapelle. Il monta alors sur la terrasse en se baissant à la hauteur du mur d’appui, et consulta l’horizon. La lune s’était levée ; sa clarté bleue, lumineuse, transparente, permettait de voir au loin. La plaine paraissait solitaire et silencieuse.

Une demi-heure se passa ainsi. Enfin sir Henri crut distinguer quelques points noirs se mouvant dans les lignes vaporeuses du campo, puis très rapidement les points grandirent, se rapprochèrent ; il reconnut des chevaux, des hommes, des lances… Il n’y avait plus de doute, c’étaient les Indiens !… Il pouvait être alors deux heures du matin. À la lueur sereine et transparente que la voûte du ciel répandait sur la terre, sir Henri put voir les fils du désert montés sur leurs maigres et rapides chevaux, aux crinières hérissées de fragmens d’os qui les frappent à mesure qu’ils marchent et accélèrent tous leurs mouvemens. Ils étaient une trentaine environ. Armés de leurs lances et de leurs bolas, ils avaient cet aspect sinistre et féroce des hordes indisciplinées. Arrivés à une portée de fusil de l’estancia, ils s’arrêtèrent et se consultèrent un moment. Quelques-uns d’entre eux mirent pied à terre et ouvrirent doucement les portes des ranchos dépendans de Santa-Rosa : les trouvant vides, ils se récrièrent ; mais une voix que sir Henri crut avoir déjà entendue leur représenta qu’il n’y avait là rien d’étonnant, le maître étant absent. Ces mêmes hommes firent le tour de l’habitation, qui paraissait ensevelie dans l’ombre et le silence. Enfin, toutes ces reconnaissances accomplies, sir Henri les vit s’avancer vers l’entrée principale.

En ce moment, une figure se détacha des rangs et se porta un peu en avant. Il sembla bien à sir Henri que c’était Carmen, et pourtant cette supposition lui paraissait si odieuse qu’il s’efforçait de la repousser. Il descendit alors de la terrasse et rentra dans la cour, où sa petite armée était en bon ordre, chacun à son poste : il prit le sien à côté de José, dont l’accablement le frappa. Sir Henri devait commander le feu. Le silence était solennel. On n’entendait au dehors que le bruit sourd des pas des chevaux des Indiens qui marchaient sur le gazon. Enfin ils ébranlèrent la porte, qui, n’étant qu’appuyée, tomba avec fracas, et au même instant ils se précipitèrent en tumulte dans l’allée, ne se rendant pas compte du genre d’obstacle qui barrait l’entrée de la cour. Sir Henri leva la main ; c’était le signal convenu pour tirer. Une décharge bien nourrie et presque à bout portant amena le désordre dans la troupe des assaillans : deux ou trois d’entre eux, atteints gravement, tombèrent de leurs montures ; quelques chevaux s’abattirent. Les Indiens emportèrent leurs blessés, et, furieux, désespérés, hurlant comme des démons, revinrent sur la barricade, qu’ils tentèrent de franchir. Profitant du moment où ils se repliaient, sir Henri avait fait recharger les carabines ; lui-même armait son revolver, s’apprêtant à tirer, lorsque José lui mit la main sur le bras. — Ma mère !… dit-il avec un accent déchirant.

Sir Henri en effet aperçut cette fois nettement Carmen, qui, une pique à la main, semblable à une panthère blessée, s’efforçait d’escalader le sommet de la barricade. Elle allait l’atteindre et se trouver face à face avec son fils, lorsque celui-ci poussa un faible cri et s’affaissa sur lui-même. Un javelot lancé par une main invisible avait pénétré jusqu’à son cœur. Sir Henri l’emporta dans ses bras et le déposa sur le seuil de la chapelle de Santa-Rosa, où Mercedes et Dolores s’étaient réfugiées comme dans un asile inviolable.

José s’affaiblissait rapidement. Sir Henri appela Mercedes. — Venez vite, lui dit-il.

La jeune fille, encore revêtue de ses habits de fête que dans sa terreur elle n’avait point songé à ôter, s’avança sous la porte de la chapelle. À la vue de José expirant, elle ne poussa pas un cri ; mais, s’agenouillant silencieusement auprès de lui, elle prit sa main, qu’elle serra dans la sienne. Les yeux du mourant se portaient alternativement de Mercedes au groupe des combattans, où les Cabral se défendaient avec courage et sang-froid. Mercedes comprit cette prière anxieuse, et s’inclinant vers le jeune homme : — José, dit-elle d’une voix basse, mais ferme, je n’appartiendrai jamais qu’à Dieu…

Une expression d’heureuse sérénité fit place à l’agitation qui avait contracté les traits du mourant. Ses lèvres remuèrent comme s’il voulait parler ; mais il ne put articuler aucun son, et Mercedes vit un paisible, un dernier sourire illuminer son visage… Elle ota son châle de soie blanche et l’étendit sur le corps inanimé du jeune homme ; puis, rentrant dans la chapelle et s’agenouillant devant l’antique crucifix qui ornait l’autel, elle resta immobile et comme absorbée dans une douloureuse méditation. La lampe de la chapelle éclairait en plein son beau visage, au-dessus duquel brillait encore le diadème de perles dont elle s’était parée quelques heures auparavant. Dolores pleurait doucement dans un angle reculé ; mais sa sœur ne semblait pas la voir. Sir Henri n’osait lui parler, et, le cœur serré, il retourna vers la barricade.

Les Indiens, découragés par la manière dont ils avaient été reçus, épouvantés par l’effet meurtrier des armes à feu, qu’ils redoutent si fort, avaient fini par s’éloigner. Sir Henri était d’avis de les poursuivre ; mais don Estevan s’y opposa. — En rase campagne, dit-il, ou dans les bois, ils pourraient encore avoir l’avantage sur nous… Du reste, notre victoire est complète, et je vous assure qu’ils ne reviendront pas de si tôt.

Don Estevan, absorbé par les péripéties de la défense, n’avait pas vu tomber José. En apprenant sa mort, des larmes coulèrent abondamment sur ses joues ridées. Il sentait instinctivement que cette fin tragique et prématurée jetterait une ombre triste sur le reste de son existence. La douleur de Mercedes, profonde et contenue comme l’avait été son affection, mais où l’on pouvait pressentir le deuil d’une vie entière, fut pour don Estevan toute une révélation.. Cependant, respectant le voile de pieuse sérénité et de douce tristesse dans lequel sa fille enveloppait sa peine silencieuse, il ne lui parla jamais de José…

Bientôt sir Henri reçut une lettre qui le rappelait à Londres. Ce fut avec une vraie douleur qu’il se sépara de ses amis de Santa-Rosa, auprès desquels il avait oublié, du moins pour un temps, sa mélancolie, et dont il avait partagé les peines et les joies.

Don Estevan Gonzalès lui écrivit quelques mois après son départ. Il lui disait qu’on ne savait pas ce qu’étaient devenus Carmen et Manuel. On ne doutait pas que ce ne fût ce dernier qui, entraîné par sa mère et regrettant peut-être sa faiblesse, avait renvoyé Palomo à l’estancia avec le mot d’avertissement qui les avait sauvés ; mais, chose étrange, ni les Indiens soumis, ni ceux du Chaco, ne pouvaient donner des nouvelles de Carmen et de son fils. L’avis d’Eusebia était que le démon les avait emportés en punition de leur ingratitude. Sur la fin tragique de José, les opinions différaient aussi. Quelques-uns pensaient que les caciques, redoutant au fond l’ascendant d’un chef jeune, instruit, intelligent, avaient profité du tumulte de l’attaque pour le frapper traîtreusement. D’autres croyaient que José, placé dans la plus cruelle des alternatives, s’était lui-même donné la mort. Don Estevan ajoutait que Mercedes lui avait formellement exprimé son intention de rester auprès de lui, et que Dolores déclarait ne jamais vouloir quitter sa sœur.

Dix ans après les événemens que nous venons de raconter, un ami que sir Henri avait dans la marine royale stationnait sur la frégate de guerre de sa majesté l’Oberon dans les eaux du Rio-Parana. Un jour, il retrouva dans son portefeuille une lettre à laquelle il ne pensait plus, et que sir Henri lui avait donnée pour d’anciens amis du désert. L’officier prit à l’instant sa résolution ; il demanda des chevaux et un guide, et partit pour Santa-Rosa. Il y arriva au soleil couchant. À la porte de l’habitation, il trouva un vieillard aveugle, assis dans un fauteuil entre deux personnes encore jeunes et d’une remarquable beauté : elles portaient l’habit de religieuses professes, ayant prononcé tous les vœux, sauf celui de clôture, ce qui permet aux professes de rester dans leurs familles. Sur le devant de leurs robes de mérinos blanc descendait une large bande de taffetas noir formant une croix sur la poitrine. Une guimpe de batiste plissée entourait l’ovale parfait de leurs visages, et un long voile de mousseline blanche recouvert de crêpe noir encadrant leur front descendait jusqu’à l’ourlet de leurs robes longues et traînantes. Ce costume sévère, mais non dénué de grâce et de poésie, donnait à la beauté encore splendide des deux sœurs un charme de plus.

L’étranger fut accueilli comme sir Henri l’avait été jadis. Don Estevan lui faisait mille questions sur son ami d’autrefois, et souriait en pensant qu’il n’avait pas oublié Santa-Rosa et ses habitans. Au désert, les habitudes ne changent guère. L’officier de marine retrouva les choses exactement comme sir Henri les lui avait dépeintes : les fleurs, les oiseaux, les broderies, le jardin, Eusebia de dix ans plus vieille, il est vrai, et ressemblant assez à une momie ambulante, mais encore pleine d’activité et d’initiative ; les gazelles seules manquaient, et l’officier en allait demander des nouvelles lorsque, passant devant la chapelle dont la porte était ouverte, il y entra, et vit déposé sur la première marche de l’autel un petit collier de cuir tressé garni de rosettes d’argent ciselé. Ce souvenir, que Mercedes avait déposé dans un asile inviolable comme la fidélité de son affection, lui rappela ce que sir Henri lui avait raconté, et il se tut, sachant que, dans la vie des femmes surtout, les souvenirs qui les occupent le plus sont ceux dont elles parlent le moins, et dont il ne faut jamais leur parler. Néanmoins il ne pouvait s’empêcher de déplorer la vie solitaire des deux sœurs, et un jour qu’il y faisait allusion devant elles, Mercedes répondit simplement : — J’ai eu très jeune une cruelle épreuve à supporter ; j’ai bien souffert, je souffre encore. Je suis heureuse néanmoins de nourrir ma douleur dans l’isolement. Le ciel m’a fait cette destinée : pourquoi aurais-je une autre volonté que celle de Dieu ?


Mme LINA BECK.

  1. Exclamation d’admiration, d’étonnement, de surprise, d’impatience, selon l’inflexion donnée à la voix.
  2. Manteau porté par les chinas, nom que les créoles donnent aux femmes des Indiens.
  3. Lieu de naissance et d’habitude.
  4. Le palmier à double tête est révéré par les Indiens comme un don particulier du grand saint (Dieu).
  5. Tatita, mamita, expression affectueuse et familière pour père et mère.
  6. Surnom donné aux étrangers européens.
  7. Homme qui reconnaît les traces.