L’Évolution religieuse de Pascal

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L’Évolution religieuse de Pascal
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 601-635).
L’ÉVOLUTION RELIGIEUSE[1]
DE PASCAL

« Un cas humain représenté au vif : » je ne sais pas de formule qui exprime mieux que ce mot du vieil Amyot l’intérêt dramatique et toujours vivant qui s’attache à l’histoire morale de « cet effrayant génie » auquel nous devons tout à la fois le Traité du Vide et le Mystère de Jésus :


I

Il est né en pleine renaissance religieuse. C’est le moment où le catholicisme français, pour mériter et consolider la victoire qu’il a remportée sur l’hérésie, opère sur lui-même la rigoureuse réforme qu’on avait réclamée de lui depuis plusieurs siècles. Nombre d’ordres nouveaux se fondent ; les ordres anciens reviennent à la pureté de leur institution primitive ; le clergé séculier remet en honneur ses antiques traditions de science et de vertu. De saints personnages apparaissent, François de Sales, Vincent de Paul, Olier, Bérulle, combien d’autres, véritables héros de l’action chrétienne, qui usent leur vie à restaurer dans le cloître et dans le monde l’idéal évangélique. Le P. de Condren, qui « dirigeait tout ce qu’il y avait de saints dans Paris, » n’hésitait pas à dire que ce siècle « était le siècle des saints et ne cédait en rien aux premiers temps de l’Eglise. » C’est en 1623, année de la naissance de Blaise Pascal, que Saint-Cyran entre en rapports avec la mère Angélique ; et à quatre ans de là, le duc de Vendatour créait la Compagnie du Saint-Sacrement.

Si la mère de Pascal avait vécu, aurait-elle mêlé quelque raffinement, de mysticisme féminin à l’éducation chrétienne de ses en fa ns ? Nous ne le savons pas : nous ignorons à peu près tout d’Antoinette Bégon, de son caractère, de sa tournure d’esprit, de son tempérament moral, et nous en sommes réduits sur son compte à cette ligne trop laconique du Recueil d’Utrecht : « Elle avait aussi beaucoup d’esprit, et elle était très pieuse et très charitable. » Ce qui est sûr, c’est que le président, Pascal, resté veuf, éleva ses trois enfans fort chrétiennement, mais sans austérité, et même avec une certaine liberté d’allures : l’ « intime ami » de cet épicurien de Le Pailleur, dont M. Strowski nous a tracé un si vivant portrait, ne semblait pas prédestiné à un jansénisme bien farouche. A vrai dire, il croyait aux sorciers, et Marguerite Perier nous a conté à son sujet une bien étrange histoire de diablerie. Mais, à l’ordinaire, sa religion, solide, sensée, dépourvue de toute exaltation, était celle d’un « honnête homme. » Il avait « pour maxime, nous dit Mme Perier, que tout ce qui est l’objet de la foi ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins y être soumis ; » et ces maximes, « souvent réitérées, » pieusement et docilement acceptées par son fils, avaient fait à une si grande impression sur l’esprit » de ce dernier qu’elles le préservèrent toujours, et de son propre aveu, de tout « libertinage » et que, de très bonne heure, elles le rendirent » soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant. » Cette rigoureuse distinction des deux domaines, cette « cloison étanche » que l’on établit entre deux groupes de réalités, de facultés et de connaissances, entre le laboratoire et l’oratoire, correspondait si bien à un besoin de la pensée du temps, qu’on la retrouve au fond de la philosophie de Descartes, et que celui-ci lui dut une partie, de son succès. Conception ingénieuse, profonde peut-être, mais surtout commode, et qui convient excellemment. à une époque également éprise d’activité religieuse et de rationalisme scientifique. Pour être pleinement efficace et remplir tout son objet, elle exige de ceux qui l’ont adoptée une pondération, un équilibre qui sont toujours chose assez rare chez un être humain. Combien d’hommes seraient capables de faire deux parts exactes de leur vie et de vouer l’une à la science et l’autre à la « connaissance mystique ? » Suivant le côté où l’on penche, la théorie qu’Etienne Pascal avait inculquée à son fils peut tout aussi bien légitimer une certaine incuriosité des choses religieuses que des enquêtes rationnelles. On réserve, on met à part. — pour n’y guère pénétrer, — le domaine qu’on ne se sent point fait pour explorer ; et le vers ironique du poète peut ici trouver aisément son application :


Sacrés ils sont, car personne n’y touche.


C’est ce que vérifie à bien des égards le cas de Pascal lui-même. Chrétien sincère, respectueux, et même, si l’on veut, très suffisant, il a commencé, pourtant, à l’exemple de son père, par n’être pas un chrétien très fervent. La précocité de son génie scientifique l’emporte sur tout le reste ; « bornant » tout d’abord « sa curiosité aux choses naturelles, » son ardeur de connaître, de chercher, d’inventer, de comprendre était incroyable ; et chacun autour de lui, à commencer par son père, tout fier d’avoir un tel fils, s’entendait à encourager cette passion des certitudes rationnelles. A seize ans, il est considéré comme un jeune maître par les plus grands savans de l’époque, Roberval, Fermat, Desargues ; il compose un Essai pour les coniques qui contient un théorème auquel il a laissé son nom, et « qui passa pour un si grand effort d’esprit, qu’on disait que, depuis Archimède, on n’avait rien vu de celle force. » A vingt ans, il conçoit le principe d’une Machine arithmétique qui allait faire l’admiration des contemporains. Tout ce que le libido sciendi peut comporter de jouissances, Blaise Pascal l’a de bonne heure épuisé.

Si la science pure l’occupe surtout, elle ne l’absorbe pourtant pas d’une manière exclusive. La culture que lui avait donnée son père était fort suffisamment littéraire et philosophique. Nul doute qu’il ne se tînt au courant, et qu’il ne lût ce qui paraissait d’important, et probablement aussi quelques bons livres du passé. Je serais étonné, par exemple, qu’il n’eût pas déjà pris contact avec Montaigne ; et comment eût-il ignoré Corneille, lequel d’ailleurs fréquentait chez son père ? Il est à croire aussi qu’à Paris, et surtout à Rouen, il vit un peu le monde. Mais son travail ne lui laissait apparemment pas beaucoup de loisirs, et ses affections familiales, surtout celle qui l’unissait à sa sœur Jacqueline, donnaient pleine satisfaction aux besoins de sa sensibilité juvénile. En un mot, la vie qu’il menait, peu différente de celle d’Etienne Pascal, était exactement celle d’un « honnête homme selon le monde » particulièrement voué aux recherches scientifiques ; et manifestement, jusque vers l’âge de vingt-trois ans, les préoccupations religieuses sont à l’arrière-plan de sa pensée.

Je dis à l’arrière-plan ; je ne dis pas qu’elles en aient été complètement absentes ; D’abord, nous sommes très loin de tout connaître de la première jeunesse de Pascal, et, par exemple, sur une âme ardente et passionnée comme la sienne, nous serions assez curieux de savoir quel fut l’effet, si souvent décisif, de la première communion. D’autre part, si ignorans que nous puissions être de bien des faits essentiels de sa vie intérieure, nous entrevoyons néanmoins que l’idée chrétienne y était encore assez présente. L’Essai pour les coniques se termine par ces lignes fort significatives : « Après quoi, si l’on juge que la chose mérite d’être continuée, nous essaierons de la pousser jusques où Dieu nous donnera la force de la conduire. » Nous ne voyons pas bien Laplace terminant un traité de mathématique par une formule de cette nature.

Il semble bien pourtant que l’ivresse des certitudes scientifiques soit alors la passion dominante de ce savant de vingt ans. Son invention d’une machine arithmétique l’a rempli de joie et de fierté, et il faut l’entendre, dans sa lettre dédicatoire au chancelier Séguier, célébrer « cette véritable science, qui, par une préférence toute particulière, a l’avantage de n-e rien enseigner qu’elle ne démontre. » « Il a osé tenter une route nouvelle dans un champ tout hérissé d’épines, et sans avoir de guide pour s’y frayer le chemin. » À ce ton d’orgueilleuse audace, à cette confiance dans son génie et dans la raison, on reconnaît une âme que l’humilité chrétienne n’a pas encore pénétrée bien profondément.

Mais s’il est vrai, comme le dira plus tard l’auteur des Pensées, que « la maladie soit l’état naturel du chrétien. » c’est un état dont l’expérience personnelle ne devait pas lui être longtemps épargnée. Si fier et si hardi que soit le « roseau pensant, » c’est une loi de la condition humaine qu’il ne tarde guère à rencontrer sa limite : le « brin d’herbe, » la « goutte d’eau » qui « suffisent pour le tuer » ne sont jamais bien loin de sa route. Le labeur ininterrompu auquel s’était livré Pascal depuis sa plus tendre enfance avait fini par ébranler sa santé, qui parait avoir toujours été un peu chétive. « N nous a dit quelquefois, écrit Mme Perier, que depuis l’âge de dix-huit ans, il n’avait pas passé un jour sans douleur. » Il est à présumer que la maladie eut sur lui son effet habituel : elle a ramené sa pensée sur elle-même, l’a arrachée aux « divertissemens, » même nobles, qui risquaient de l’absorber et de la séduire, elle l’a rappelée aux méditations essentielles ; elle l’a aidée à prendre conscience de sa « grandeur, » et, en même temps, de sa « misère ; » enfin elle dut affiner, exaspérer une sensibilité qui semble avoir toujours été à la fois très subtile et très ardente et qui, pour s’être renfermée dans le cercle étroit des tendresses familiales, n’en était ni moins riche, ni moins profonde. Sous l’apparence régulière de ses occupations coutumières et de son activité scientifique, son âme, à son insu peut-être, se renouvelait donc. Le Dieu « sensible au cœur » allait pouvoir y frapper.


II

On sait en quelles circonstances se fit ce qu’on est convenu d’appeler « la première conversion » de Blaise Pascal : la chute de son père sur la glace, en janvier 1646, l’intervention et l’apostolat de deux gentilshommes jansénistes, les nouvelles lectures de piété faites sous leur influence, et, finalement, l’enthousiaste adoption des doctrines et des pratiques léguées par Saint-Cyran. On venait de publier les Lettres chrétiennes et spirituelles de ce dernier ; c’était le vivant commentaire du traité, alors récent, d’Arnauld, sur la Fréquente communion, et de l’Augustinus, de Jansénius. Si l’on joint à tous ces ouvrages un discours de l’évêque d’Ypres, sur la Réformation de l’homme intérieur, qu’Arnauld d’Andilly venait de traduire en français, et que tous les historiens nous signalent comme ayant fait une très vive impression sur Pascal, on aura là les principaux écrits dont la Lecture fit naître ou redoubla dans toute la famille « le désir de se donner à Dieu. »

Blaise fut « le premier touché, » et nous savons avec quelle ardeur conquérante, une fois converti lui-même, il convertit son père, puis sa sœur Jacqueline, et enfin sa sœur Gilberte et son beau-frère, M. Perier. Une fois converti, écrivons-nous : qu’est-ce à dire ? Le mot conversion, au XVIIe siècle, et particulièrement dans la langue janséniste, ne s’entend pas du tout, et nécessairement, du passage de l’incrédulité à la loi, mais simplement d’une religion un peu tiède à un christianisme plus scrupuleux et plus exactement pratiqué. Tel fut bien le cas de Pascal. Rien ne nous permet de penser, — surtout jusqu’en 1646, — et au contraire, tout nous porte à nier que sa foi chrétienne ait été, ne disons même pas entamée, mais effleurée par aucun doute. Le témoignage de Mme Perier sur ce point est formel : « Il avait été jusqu’alors préservé, par une protection de Dieu particulière, de tous les vices de la jeunesse, et ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s’était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion. » Il n’y a pas lieu d’y contredire.

Mais ce qui est sujet à discussion, à distinction et à réserve, c’est le caractère même de cette première conversion de Pascal : c’en est la nature ou l’espèce, et le degré, non pas certes de sincérité, mais de profondeur. S’il était possible d’expliquer et de définir d’un mot ce quelque chose d’assez complexe et obscur qu’est toujours une crise d’âme, je dirais volontiers que cette conversion de Pascal fut essentiellement une conversion intellectuelle. Ce qui fut « touché » en lui, dans ce premier contint avec le jansénisme, ce n’est pas, ou ce n’est guère ce qu’il appellera plus tard « le cœur, » je veux dire les parties les plus profondes de sa nature, sa sensibilité, sa volonté, mais bien plutôt celles qui passent à juste titre pour les plus superficielles de notre être, cette intelligence dont il était si lier, et dont, jusqu’alors, il avait si âprement poursuivi les satisfactions. On se rappelle, dans l’Avenir de la Science, le mot de Renan sur lui-même à vingt-cinq ans : il se représente « vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité. » Le mot s’appliquerait assez bien au Pascal de 1645 : l’ « encéphalite, » dont il est atteint lui aussi, a jeté en lui de vivaces racines. Il ne voit partout que questions à résoudre, théories à édifier, syllogismes à enchaîner. La solution, janséniste du problème de la vie et de la destinée frappe son esprit par sa rigueur logique, et il l’accepte sans coup férir. Sous les subtils raisonnemens des « livres de piété » qu’il a lus, il ne semble guère avoir vu et senti la profonde vie intérieure qu’ils recouvrent. Du moins, il ne paraît pas avoir éprouvé la nécessité ou le besoin, comme après une grande crise morale, de changer du tout au tout le train de son existence quotidienne et de travailler activement à la « réformation de l’homme intérieur. » La vérité religieuse est pour lui un système déterminé d’idées « claires et distinctes » auquel il apporte l’adhésion de son intelligence, non pas une communion froissante de tout l’être intime avec une réalité ineffable qui le pénètre, le renouvelle et l’affranchit. Dans cette première ferveur de ses vingt-trois ans, Pascal s’est surtout converti à une théologie.

Et c’est pourquoi, sans doute, il a pu, sans difficulté, et, ce semble, sans grande lutte intime, se laisser reprendre à sa vie scientifique. Il n’a pas quitté, la région des idées pures et des vérités abstraites. Mme Perier, suivie en cela par le Recueil d’Utrecht, se trompe quand elle déclare que la première conversion de Pascal « termina toutes ses recherches, de sorte que, dès ce temps-là, il renonça à toutes les antres, connaissances pour s’appliquer uniquement à l’unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire. » Les faits et textes connus sont formels à cet égard[2] : c’est après 1646 que Blaise Pascal a fait ses plus belles découvertes scientifiques et ses plus décisives expériences, et, manifestement, la condamnation portée par Jansénius contre les vaines curiosités de l’esprit ne l’a pas atteint, ou du moins il ne s’en est pas longtemps senti ébranlé. L’oratoire n’a point fait tort au laboratoire.

Un autre signe fort instructif, et même un peu déplaisant, de ce très naturel état d’esprit nous est fourni par l’attitude de Pascal dans l’affaire Saint-Ange. Un ancien capucin, du nom de Jacques Forton et qu’on appelait le frère Saint-Ange, professait à Rouen, sur diverses questions de haute théologie, des opinions dont l’orthodoxie parut suspecte à Blaise, ainsi qu’à quelques-uns de ses amis. Ils le dénoncèrent à l’archevêque à plusieurs reprises, et n’eurent de cesse qu’ils n’eussent obtenu une rétractation complète. A surprendre Pascal dans ce rôle désobligeant d’inquisiteur, nous entrevoyons du moins la conception toute formelle, littérale et j’oserai dire pharisaïque qu’il se fait alors de l’orthodoxie : il faut et il suffit à ses yeux qu’on adhère de l’esprit à un certain nombre de propositions et de formules élaborées par quelques grands penseurs chrétiens et fidèlement conservées par l’Église ; l’altitude intérieure, l’état concret de l’âme individuelle, bref, tout ce qui constitue la vie morale et vraiment religieuse, tout cela ou lui échappe ou lui reste indifférent. Et c’est pourquoi sans doute ce nouveau théologien se fait si promptement persécuteur.

De la superbe confiance qu’il met alors dans les constructions de l’intelligence, nous avons un témoignage fort curieux, d’autant plus curieux même qu’il nous permet de rapporter à une époque apparemment peu éloignée de sa première conversion les premières velléités apologétiques de Pascal. Il écrit de Paris, le 26 janvier 1648, à sa sœur, Mme Perier, qu’il a vu M. Rebours, l’un des confesseurs de Port-Royal : « Je lui dis, ajoute-t-il, avec ma franchise et ma naïveté ordinaires, que nous avions vu leurs livres et ceux de leurs adversaires, que c’était assez pour lui faire entendre que nous étions de leurs sentimens. Il m’en témoigna quelque joie. Je lui dis ensuite que je pensais que l’on pouvait, suivant les principes mêmes du sens commun, démontrer beaucoup de choses que les adversaires[3] disent lui être contraires et que le raisonnement bien conduit portait à les croire, quoiqu’il les faille croire sans l’aide du raisonnement. Ce furent mes propres termes, où je ne crois pas qu’il y ait de quoi blesser la plus sévère modestie. Mais, comme tu sais que toutes les actions peuvent avoir deux sources, et que ce discours pouvait procéder d’un principe de vanité et de confiance dans le raisonnement, ce soupçon, qui fut augmenté par la connaissance qu’il avait de mon étude de la géométrie, suffit pour lui faire trouver ce discours étrange, et il me le témoigna par une repartie si pleine d’humilité et de modestie, qu’elle eût sans doute confondu l’orgueil qu’il voulait réfuter… » Ne saisit-on pas ici sur le vif l’opposition intime, irréductible qui existe entre le véritable esprit chrétien, si défiant à l’égard de la raison raisonnante, si profondément convaincu que la foi n’est point affaire de raisonnement, et ce rationalisme obstiné qui est celui de tant d’apologistes, et qui leur persuade trop aisément que la foi est et doit être au bout d’un syllogisme, comme un corollaire au bout d’un théorème ? De ce rationalisme-là, Pascal, quoi qu’il en dise, est, à cette époque, plus féru qu’il ne le pense.

Ce fut vers le même temps qu’il fut repris plus fortement par la maladie qui le tenaillait. Maladie bizarre, qu’on n’a pas encore étudiée comme elle le mériterait, et qui, jointe aux étranges remèdes dont on la compliqua, l’affligea de douleurs peu communes. « Mon frère, nous dit Mme Perier, ne s’en plaignait jamais, il regardait tout cela comme un gain pour lui. Car comme il ne connaissait pas d’autre science que celle de la vertu et qu’il savait qu’elle se perfectionnait dans les infirmités, il faisait avec joie de toutes ses peines le sacrifice de sa pénitence. » N’exagère-t-elle pas un peu ici ? Et de même qu’elle prête à son frère un désintéressement à l’égard de la science qu’il ne professa que plus tard, ne lui attribue-t-elle pas, sur le chapitre de ses infirmités, une résignation, un stoïcisme joyeux, une ardeur ascétique de mortification, qu’il n’a peut-être pleinement atteints que dans les dernières années de sa vie ? Je ne sais, et en l’absence de documens directs[4] et de témoignages contemporains, on ne peut guère que poser la question, sans prétendre à la résoudre Ce qui est sûr, c’est que les médecins conseillèrent très vivement une vie moins surmenée, moins préoccupée et moins claustrale, bref, des « divertissemens, » « c’est-à-dire en un mot, — nous explique Mme Perier, — les conversations du monde : car il n’y avait point d’autres divertissemens convenables à mon frère, mais quel moyen à un homme touché comme lui de pouvoir s’y résoudre ! En effet il y eut beaucoup de peine d’abord : mais on le pressa tant de toutes parts qu’il se laissa aller à la raison spécieuse de remettre sa santé ; on lui persuada que c’est un dépôt dont Dieu veut que nous ayons soin. » Acceptons sans discussion ce témoignage ; croyons qu’en effet Pascal eut d’abord beaucoup de peine à suivre ces conseils. Il n’en est pas moins vrai qu’il les a finalement suivis, que ses habitudes et ses goûts d’humaine logique ont fini par trouver « spécieuse » « la raison » qu’on faisait valoir à ses yeux. L’ascète chrétien qui, dans sa dernière maladie, va « appréhender même de guérir, » n’est pas encore parvenu à ce degré de ferveur mystique qui lui fera préférer à la santé les plus violentes souffrances physiques.

Cette disposition à fuir les suggestions ou les entraînemens de la sensibilité, à concevoir toutes choses, et même la religion, sous des espèces de l’intelligence, se traduit dans toutes les lettres d’alors que nous avons conservées de lui. Ce ne sont que sermons didactiques et austères, dures dissertations de théologie et de morale. En voici le ton. J’extrais ces lignes au hasard d’une lettre à Mme Perier : « C’est pourquoi tu ne dois pas craindre de nous remettre devant les yeux les choses que nous avons dans la mémoire, et qu’il faut faire rentrer dans le cœur, puisqu’il est sans doute que ton discours en peut mieux servir d’instrument à la grâce que non pas l’idée qui nous en reste en la mémoire, puisque la grâce est particulièrement accordée à la prière, et que cette charité que tu as eue pour nous est une prière du nombre de celles qu’on ne doit jamais interrompre… » Combien, il y a plus de spontanéité et de naturel dans les lettres, qu’écrit Jacqueline à la même époque ! Celle-ci, songeant sans doute à son père, demande un jour à Mme Perier de prier pour elle, « afin, dit-elle, qu’il plaise à Dieu d’envoyer sa lumière dans les cœurs plutôt, que dans les esprits. » Ce vœu aurait pu s’appliquer à Blaise aussi bien qu’à Etienne Pascal. La rigoureuse métaphysique janséniste l’a séduit ; sa pensée se meut à l’aise, dans ce système clos, mais sa pensée seule, et, à tout propos, elle éprouve le besoin d’en ressasser les principes. En vain la vie fait-elle effort pour échapper à ces cadres fixes ; il essaiera de les lui imposer de force jusqu’à ce qu’elle les fasse définitivement éclater.

Veut-on toucher en quoique sorte du doigt cet intellectualisme foncier et persistant de Pascal, et cette ardeur de passion théologique qu’il porte avec lui partout ? Qu’on relise la Lettre célèbre sur la mort de M. Pascal le père. Certes, Pascal, aimait tendrement ce père, qui avait été pour lui le plus admirable des maîtres et le plus sûr des amis, et qu’il n’avait à peu près jamais quitté : son père et sa sœur Jacqueline ont été, je crois, les deux plus grandes affections de sa vie. Eh bien ! rien de cette tendresse ne transparaît à travers la longue homélie janséniste qu’il adresse à sa sœur aînée et à son beau-frère pour les consoler. Jamais discours funèbre n’a affecté pareille austérité dialectique, pareil détachement des émotions humaines, pareille dureté, au moins apparente. Aucun de ces mots émus, vibrans et comme chargés d’humanité, qui nous touchent si profondément dans les oraisons funèbres de Bossuet : « Madame a été douce envers la mort, comme elle l’était envers tout le monde… » La seule parole un peu moins tendue que j’y relève est la suivante ; et encore peut-on trouver que ce retour sur soi trahit une préoccupation quelque peu égoïste du salut individuel : « Si je l’eusse perdu il y a six ans, écrit Pascal, je me serais perdu, et quoique je croie en avoir à présent une nécessité moins absolue, je sais qu’il m’aurait été nécessaire encore dix ans, et utile toute ma vie. » Mais tout le reste n’est guère qu’une raisonneuse et laborieuse dissertation, imitée de Saint-Cyran, — M. Strowski l’a finement observé, — mais sans les « frémissemens intérieurs » de Saint-Cyran, sur la meilleure manière de concevoir chrétiennement la mort et d’en utiliser les leçons. Pascal disserte et prêche au lieu de pleurer et de prier ; ou plutôt, tout « accablé de douleur » qu’il soit, il domine sa sensibilité ; il lui impose le masque rigide, — et trompeur, — d’une théorie abstraite. Chose curieuse, et pourtant plus fréquente qu’on ne pense : son premier contact avec le christianisme vivant semble avoir tari son « abondance du cœur[5] ; » sa vie intérieure n’a point passé dans sa foi.

Est-ce à dire cependant que cette première conversion, tout intellectuelle et superficielle et imparfaite qu’elle fût, ait été comme non avenue dans l’histoire morale de Blaise Pascal ? Le fameux principe : « Rien ne se perd, » discutable et même faux, — nous le savons aujourd’hui[6], — dans l’ordre des phénomènes matériels, reste rigoureusement vrai dans l’ordre des choses morales. Peut-être certaines natures, à la fois très riches et très profondes, sont-elles ainsi faites, en raison même de leur richesse et de leur profondeur, quelles n’arrivent pas de prime-saut à la vérité intégrale ; elles ont besoin de s’y reprendre à plusieurs fois ; elles tâtonnent, elles essaient avant de s’engager dans la grande voie royale qui doit les conduire au but entrevu et désiré. Mais ces tâtonnemens mêmes et ces essais ne sont point perdus ; ils sont la condition peut-être nécessaire des découvertes ultérieures. La seconde conversion de saint Augustin n’aurait pas été ce qu’elle a été, si elle n’avait pas été précédée, à l’âge de dix-neuf ans, d’une première conversion toute philosophique et intellectuelle, fort analogue à celle de Pascal. La psychologie religieuse fournirait, si on voulait l’interroger, bien d’autres cas semblables. « Qu’il y a loin, s’écriera plus tard Pascal, songeant sans doute à lui-même, qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! » Et il a raison ! Mais la connaissance, même abstraite, de Dieu, est, ou peut être un commencement d’amour, une « première étape » « sur les chemins de la croyance » et de la vie chrétienne. La première conversion de Pascal l’a dégagé des pieuses et machinales et tièdes routines où s’attardait la religion de son enfance ; elle lui a fait nettement sentir qu’il n’avait guère, jusqu’alors, fait que le geste de la foi. Trop rapide peut-être pour être bien profonde, incomplète et un peu livresque, elle a du moins laissé dans son âme des germes qui fructifieront dans la suite, et comme un goût, un désir, et une nostalgie du divin que rien d’humain ne pourra remplir et contenter.


III

Mais, comme si l’homme pouvait suffire à l’homme, c’est d’abord à la vie mondaine que Pascal va demander les satisfactions qu’elle dispense à ceux qui s’en laissent séduire. Quand, en 1647 ou 1648, il s’était « mis dans le monde, » pour suivre les conseils des médecins, ses premiers scrupules une fois vaincus, il avait goûté vivement le charme subtil de ces conversations entre « honnêtes gens » qui n’étaient pas pour lui une nouveauté, mais qu’il n’avait encore jamais recherchées avec beaucoup d’empressement. La vie sociale, qui a toujours eu en France une grâce toute particulière, a rarement été plus séduisante qu’elle ne le fut chez nous sous Louis XIII et dans la première moitié du règne de Louis XIV : à l’agrément spirituel qui est resté son apanage traditionnel et son éternelle parure, elle joignait alors une solidité, une profondeur qui étaient bien faites pour attirer et retenir des esprits sérieux et pénétrans. Elle leur faisait goûter la « douceur de vivre, » dont Talleyrand devait parler un jour, sous ses formes à la fois les plus piquantes et les plus hautes. Comment Pascal, tel que nous le connaissons, eût-il résisté au charme de séduction qui se dégage encore pour nous de cette fleur unique de civilisation et de culture ? Il ne faisait jamais rien à demi, et toujours, quoi qu’il entreprît, il allait jusqu’au bout de son élan et de son effort. « Cet esprit si vif et si agissant ne pouvait pas demeurer oisif, » nous dit de lui Marguerite Perier ; et, de fait, l’ardeur de sa sensibilité était telle qu’il se mettait toujours tout entier dans chacune de ses occupations. Forcé de voir le monde, il voulut en éprouver, en épuiser toutes les jouissances. Peu d’influences contraires auraient pu d’ailleurs le retenir sur cette pente. La nature, qu’il avait si violemment comprimée jusqu’alors, reprenait en lui ses droits, — les droits d’une jeunesse intacte qui aspire à s’épanouir. La maladie, dont il ne cessait de subir les atteintes, entretenait sans doute en son âme un peu de cette fièvre, de ce besoin de jouir qu’elle allume souvent chez certaines natures. Sa jeune gloire enfin l’entraînait, l’excitait à cueillir les brillans succès d’amour-propre que lui valaient ses découvertes. La religion plus intellectuelle que sentimentale qu’il s’était forgée ne pouvait pas être pour lui un de ces freins, puissans qui s’imposent à la volonté et viennent à bout des plus intimes résistances. J’imagine aussi qu’Etienne Pascal, dans les dernières années de sa vie, bien loin de détourner son fils des honnêtes divertissemens qu’il lui voyait prendre, devait l’y encourager au contraire, et se réjouir qu’une santé si chère se résignât enfin aux ménagemens légitimes. Qui sait même s’il ne comptait pas un peu sur la vertu de l’exemple pour détacher Jacqueline des pensées de cloître auxquelles, non sans déplaisir, il l’avait vue s’arrêter ? Or, la sœur préférée de Blaise, toujours fidèle à sa vocation, comme pour protester contre le relâchement qu’elle constatait chez son frère, se renfermait dans une solitude de plus en plus claustrale, et peu à peu perdait imprudemment l’influence morale qu’elle n’eût pas manqué d’exercer, si elle ne s’était pas dérobée d’elle-même à la douce intimité d’autrefois Ce fut bien pis après la mort du père. Désemparé, livré à lui-même, secrètement irrité aussi de l’abandon et du départ de Jacqueline, Blaise Pascal se replongea plus impétueusement que jamais dans cette vie toute « séculière » où il trompait son inquiétude.

En quoi consistait exactement cette existence mondaine qui allait provoquer les faciles anathèmes de Port-Royal ? Tout d’abord, les sciences y avaient leur juste part. Les nouveaux amis de Pascal, Méré, le duc de Roanne entre autres, avaient une sérieuse culture scientifique, et, plus d’une fois, ils stimulèrent son zèle et encouragèrent ses recherches ; lui, comme il est naturel, ne demandait qu’à répondre à l’appel de son génie.

Il est probable aussi que les plaisirs proprement mondains, les visites, les réunions élégantes, les conversations spirituelles, le jeu peut-être, la société des femmes figuraient au programme de cette jeunesse éprise d’ « honnêteté, » de vie aimable et facile. Écartons, bien entendu, au moins en ce qui concerne Pascal, toute idée de « libertinage, » au sens moderne du mot. Si les témoignages catégoriques de Mme Perier et du Recueil d’Utrecht ne suffisent pas à notre scepticisme, songeons à ce que plus tard la pensée d’anciens déréglemens aurait, dans une conscience comme celle de Pascal, entraîné de remords. « Or, — nous dit excellemment un de ses historiens, M. G. Michaut, — dans les passages où il exprime le plus pleinement l’idée de l’humilité chrétienne, où il a le sentiment le plus fort de la corruption des hommes, on ne sent pas l’humiliation cuisante qu’il eût éprouvée à ce seul souvenir, on ne voit pas, pour ainsi dire, la rougeur de la honte dont il eût été saisi[7]. » Serait-il d’autre part prouvé que le Discours sur les passions de l’amour fût bien de lui, il n’en résulterait point, — j’ai essayé de le montrer ici même, — que Pascal eût été amoureux. Mais il songeait à se marier, nous disent Marguerite Perier, le Recueil d’Utrecht, et Racine, dans son Abrégé de l’histoire de Port-Royal : cela nous prouve au moins qu’il n’était point insensible au charme féminin, et qu’à cet égard son passage dans les salons du temps n’a pas été perdu.

On causait dans ces salons, on y dissertait même sur toutes les choses de l’esprit et du cœur : l’homme, ses passions et ses mœurs, ses devoirs envers lui-même et envers les autres, telle était l’éternelle matière de ces libres entretiens, où chacun apportait sa part d’expérience de la vie et des livres. A ceux qu’un secret instinct poussait à chercher en dehors de la révélation la vérité morale, deux principaux maîtres fournissaient des solutions originales et précises. L’un, Montaigne, « le livre cabalistique des libertins, » alimentait depuis un demi-siècle la pensée de ceux à qui tout effort de dogmatisme moral ou intellectuel semblait peu inconciliable avec la véritable « honnêteté » et l’humilité native de la condition humaine. L’autre, Epictète, le héros de cette renaissance stoïcienne dont on n’a pas encore écrit l’instructive histoire, et qui, d’Amyot à Corneille, a été l’âme, souvent invisible, mais toujours présente, de tant d’œuvres considérables de notre littérature : il est le maître de chœur de tous ceux qui exaltent au-dessus d’elles-mêmes la raison et la volonté humaines, et qui font à l’homme un impérieux devoir de se surpasser. Aucun de ces deux écrivains moralistes n’était assurément inconnu de Pascal : nul doute pourtant, — — l’Entretien avec M. de Saci nous en est une preuve assez péremptoire, — qu’à les entendre louer et discuter dans les milieux qu’il fréquentait alors, il ne les ait lus de plus près et pratiqués plus intimement qu’il n’avait fait encore.

Parmi toutes ces préoccupations nouvelles, que devenait « l’unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire ? » La société où vivait et où se complaisait Pascal n’était point une école de mysticisme. Ces « honnêtes gens » auraient eu quelque peine à se transformer en « dévots : » quelques-uns étaient de francs « libertins, » comme on disait alors, et pour les autres, une indifférence aimable, volontiers ironique, était, à l’égard des choses religieuses, leur état d’esprit le plus habituel. Que cette tiédeur ait été contagieuse, que Pascal soit à peu près revenu, au contact du chevalier de Méré et de ses amis, à une attitude intérieure assez voisine de celle de sa première jeunesse, c’est ce qui semble bien ressortir des trop rares documens que nous possédons sur cette période de sa vie. Je crois qu’il serait non seulement téméraire, mais historiquement et psychologiquement faux, d’aller plus loin. Nous pouvons, je crois, affirmer que l’incroyance systématique, laquelle d’ailleurs est assez rare au XVIIe siècle, est un état d’âme que Pascal n’a jamais personnellement connu. Peut-on même admettre qu’il ait été en proie au doute ? On s’accorde généralement aujourd’hui à renvoyer cette hypothèse au pays des légendes romantiques. Les passages des Pensées qui, à première vue, sembleraient devoir la légitimer, s’expliquent fort bien sans qu’on la fasse intervenir. Pascal, — et c’est là peut-être sa principale supériorité sur la plupart des apologistes de profession, — Pascal était capable de se représenter avec une force singulière des états d’esprit qui lui étaient pleinement étrangers ; s’il avait connu lui-même autrefois le doute ou l’incrédulité, peut-être en évoquant ces douloureux souvenirs, son apologétique aurait-elle eu un accent plus tragique encore, plus déchirant et plus personnel : je ne pense pas qu’elle eût été plus directe, plus éprouvée et plus vécue.

Ce qui reste sûr, c’est que, pendant sa vie mondaine, Pascal, — il nous le dira lui-même tout à l’heure, — avait senti sa ferveur tomber graduellement, et sa vie religieuse lentement s’affaiblir. L’état moral qu’il avait jadis, dans une lettre à Mme Perier, si curieusement décrit, était devenu le sien : « Ainsi disait-il, la continuation de la justice des fidèles n’est autre chose que la continuation de l’infusion de la grâce, et non pas une seule grâce qui subsiste toujours : et c’est ce qui nous apprend parfaitement la dépendance perpétuelle où nous sommes de la miséricorde de Dieu, puisque, s’il en interrompt tant soit peu le cours, la sécheresse survient nécessairement. » Oui, à cette âme qui ne s’était donnée qu’à moitié, ou qui du moins n’avait livré que les portions les moins intimes et les moins précieuses d’elle-même, Dieu avait retiré sa grâce, et il l’avait abandonnée à la « sécheresse, » et aux « divertissemens » du monde. Il ne devait pas la laisser s’y engloutir.

Mais de cette interruption apparente de vie spirituelle Pascal saura bien tirer parti, et son « expérience religieuse, » loin d’en être appauvrie, finira par sortir de cette épreuve élargie, fortifiée, enrichie en tous sens. C’est surtout à la vie morale que l’on peut appliquer l’antique adage qui voulait que la nature eût horreur du vide ; et souvent les périodes qui paraissent les plus stériles sont justement celles qui en réalité sont les plus fécondes. Dans les profondeurs de notre être, et dans les obscures régions de l’inconscient, il se fait alors, à notre insu, un sourd travail intérieur d’élaboration et d’adaptation, dont les résultats se produiront plus tard au grand jour, et nous surprendront nous-mêmes. Lentement, progressivement, les idées abstraites qui, jusqu’alors, n’avaient enchanté que notre esprit, descendent en notre âme, s’y transforment en sentimens et en actes, en volonté et en vie. Par-dessous la régularité monotone des habitudes et des gestes de l’existence quotidienne, c’est un homme nouveau qui se prépare, et qui bientôt peut-être éclatera en pleine lumière. C’est ce qui devait arriver à Pascal. D’autre part, à fréquenter le monde, comme il l’a fait, il a appris à connaître l’homme : non pas l’homme abstrait, tel qu’on peut le voir dans les livres ; mais l’homme réel et vivant, avec ses intérêts et ses passions, ses grandeurs et surtout ses misères ; il a connu, coudoyé, fréquenté de vrais incrédules ; et sans même parler de tout ce que son génie de penseur et d’écrivain a gagné à ce supplément d’information et de culture, les Pensées sont là pour nous prouver qu’au point de vue même proprement religieux, il est loin d’y avoir perdu. A qui veut connaître « l’homme avec Dieu, » il n’est point inutile d’avoir étudié « l’homme sans Dieu. »


IV

Nous sommes au 8 décembre 1654. Ce jour-là, à la suite d’un sermon qui « toucha très vivement »[8] Pascal, et d’un long entretien avec son frère, la sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie écrivait à Mme Perier les lignes suivantes :


… Tout ce que je puis dire, n’ayant point de temps, c’est qu’il [Blaise] est par la miséricorde de Dieu dans un grand désir d’être tout à lui, sans néanmoins qu’il ait encore déterminé dans quel genre de vie. Encore qu’il ait, depuis plus d’un an, un grand mépris du monde et un dégoût insupportable de toutes les personnes qui en sont, ce qui le devrait porter, selon son humeur bouillante à de grands excès, il use néanmoins en cela d’une modération qui me fait tout à fait bien espérer. Il est tout rendu à la conduite de M. Singlin, et j’espère que ce sera dans une soumission d’enfant, s’il veut de son côté le recevoir (car il ne lui a point encore accordé ; j’espère néanmoins qu’à la fin il ne nous refusera pas). Quoiqu’il se trouve plus mal qu’il n’ait fait depuis longtemps, cela ne l’éloigne nullement de son entreprise : ce qui montre que ses raisons d’autrefois n’étaient que des prétextes. Je remarque en lui une humilité et une soumission, même envers moi, qui me surprend. Enfin, je n’ai plus rien à vous dire, sinon qu’il parait clairement que ce n’est plus son esprit naturel qui agit en lui…


Elle ne dit, pas tout, la sœur de Sainte-Euphémie, et, par modestie, par humilité chrétienne plutôt, elle dissimule son action personnelle, laquelle pourtant fut capitale en cette affaire. Jacqueline a été, ne disons pas la principale ouvrière, pour ne pas offenser sa pieuse mémoire, mais le principal instrument de cette seconde conversion de Blaise. Pascal ; et le peu que nous disent d’elle les historiens jansénistes nous permet cependant d’entrevoir et de deviner son rôle de directrice.

Pascal, si froissé et si attristé qu’il eût été de l’entrée de sa sœur au couvent et de l’insistance qu’elle avait mise à réclamer sa dot, n’avait pourtant pas rompu toute relation avec elle. Nous savons d’ailleurs qu’il finit par avoir honte de l’esprit de chicane qu’il manifestait, et par s’exécuter en fort galant homme, de l’aveu même de Port-Royal. Il est assez naturel de conjecturer que l’attitude si généreuse et vraiment chrétienne de toute la sainte maison, de la mère Angélique, en particulier, fit une vive et durable impression sur lui, une de ces impressions qui cheminent lentement en nous et contribuent un jour à l’orientation décisive de notre vie morale[9]. Il aimait trop tendrement sa sœur Jacqueline pour renoncer complètement à la voir. Il allait donc à Port-Royal de temps à autre pour lui rendre visite. Quelle était, dans ces entretiens, l’attitude de la sœur de Sainte-Euphémie ? « Gémissant, » comme elle le faisait dans son for intérieur, sur la vie de son frère et sur son avenir éternel, lui marquait-elle ces pieux sentimens « avec autant de douceur que de force ? » Ou bien plutôt évita-t-elle les prédications intempestives, et se contentait-elle de prêcher la perfection de la vie chrétienne par l’exemple de sa vertu souriante et de sa bonté toujours prête ? Dans l’une ou l’autre hypothèses, on n’a pas de peine à imaginer les pensées de Pascal au sortir de ces conversations, et la pente involontaire que suivait sa rêverie. Comment n’eût-il pas comparé la sérénité, la paix, l’assurance tranquille qu’il constatait chez Jacqueline à l’agitation et à l’inquiétude qui formaient alors le fond de son âme ? Ses goûts de vie mondaine, la ferveur de son amitié pour le duc de Roannez, ses projets de mariage, ce sont là tout autant de signes d’une sensibilité ardente et troublée, insatisfaite, et qui un peu partout cherche où se prendre[10]. Mais l’âme de Pascal était de celles qui ne peuvent se reposer qu’en Dieu. Il ne goûtait pas sans remords les plaisirs de sa vie nouvelle. Et voici que peu à peu aux remords succède le « dégoût. » Surgit amari aliquid


Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir…


À ces remords, enfin, à ces dégoûts, la maladie, qui quelque temps avait fait trêve, ajoute l’amertume de ses aiguillons. Qu’il regardât en lui ou en dehors de lui, que de choses invitaient Pascal à rompre des attaches qu’il va bientôt juger criminelles, mais qui, tout simplement, n’étaient pas dignes de lui !

Mais laissons Jacqueline, dans sa forte langue, et sous la dictée même des événemens, nous raconter, avec toute la précision désirable, les circonstances de cette conversion :


Je croirais vous faire tort, — écrit-elle à Mme Perier le 25 janvier 1655, — si je ne vous instruisais de l’histoire depuis le commencement qui fut quelques jours devant que je vous en mandasse la première nouvelle, c’est-à-dire environ vers la fin de septembre dernier. Il me vint voir et à cette visite il s’ouvrit à moi d’une manière qui me fit pitié, en m’avouant qu’au milieu de ses occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu’il avait des folies et des amusemens du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu’il se trouvait détaché de toutes choses d’une telle manière qu’il ne l’avait jamais été de la sorte, ni rien d’approchant ; mais que d’ailleurs il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ; qu’il s’y portait néanmoins de tout son pouvoir, mais qu’il sentait bien que c’était plus sa raison et son propre esprit qui l’excitait à ce qu’il connaissait le meilleur que non pas le mouvement de celui de Dieu ; et que dans le détachement de toutes choses où il se trouvait, s’il avait les mêmes sentimens de Dieu qu’autrefois, il se croyait en état de pouvoir tout entreprendre ; et qu’il fallait qu’il eût en ces temps-là d’horribles attaches, pour résister aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvemens qu’il lui donnait[11]. Cette confession me surprit autant qu’elle me donna de joie ; et dès lors, je conçus des espérances que je n’avais jamais eus, et je crus vous en devoir mander quelque chose, afin de vous obliger à prier Dieu. Si je racontais toutes les autres visites aussi en particulier, il faudrait en faire un volume : car depuis ce temps elles furent si fréquentes et si longues, que je pensais n’avoir plus d’autre ouvrage à faire ; je ne faisais que le suivre sans user d’aucune sorte de persuasion, et je le voyais peu à peu croître de telle sorte que je ne le connaissais plus, et je crois que vous en ferez autant que moi, si Dieu continue son ouvrage, et particulièrement en l’humilité, en la soumission, en la défiance et au mépris de soi-même, et au désir d’être anéanti dans l’estime et la mémoire des hommes. Voilà ce qu’il est à cette heure. Il n’y a que Dieu qui sache ce qu’il sera un jour.


Restait la délicate et nécessaire question du choix d’un directeur. Ce ne fut qu’« après bien des visites et bien des combats qu’il eut à rendre en lui-même, » que Pascal se résolu enfin à choisir M. Singlin. « Je vis clairement, observe ici bien profondément Jacqueline, que ce n’était qu’un reste d’indépendance caché dans le fond du cœur qui faisait arme de tout pour éviter un assujettissement qui ne pouvait être que parfait dans les dispositions où il était. » Elle note encore la « merveilleuse appréhension » qu’avait le « nouveau converti » que l’on sût ses nouvelles dispositions morales, et ses nouveaux rapports avec Port-Royal, et tous ses manèges pour dépister les soupçons. Enfin, M. Singlin, qui l’avait d’abord constituée la directrice de son frère, ayant consenti à se charger de lui, Pascal se retira quelque temps à Port-Royal des Champs : il avait une cellule parmi les solitaires, heureux d’être seul et pauvre, assistant en plein hiver à tout l’office, « depuis primes jusqu’à complies, » « tout ravi » du nouveau directeur auquel l’a adressé M. Singlin et « qui est un homme incomparable, » — c’était ce délicieux M. de Saci, — enfin devenant peu à peu indifférent à l’opinion du monde sur lui-même, dépouillant tout respect humain et se départant des allures mystérieuses qu’il avait affectées tout d’abord. La vraie conversion était opérée, et cette fois, elle était définitive.

Mais elle ne dit pas tout encore, probablement parce qu’elle ignore, la sœur de Sainte-Euphémie. Par humilité chrétienne, ou par pudeur religieuse, son frère semble bien ne pas lui avoir parlé de cette nuit mémorable du lundi 23 novembre 1654 où, feuilletant l’Evangile de saint Jean, probablement dans une de ces éditions de la Bible qui, imprimées à Louvain, « conservaient en grande partie le français archaïque de Lefèvre d’Etaples[12], » il a entendu et suivi l’appel décisif de la grâce.

On a commenté avec ingéniosité, avec émotion, avec éloquence[13] le précieux papier où Pascal, de sa propre main, a consigné le vivant souvenir de cette nuit de novembre où Dieu, prenant en pitié sa détresse, vint enfin lui « retourner le cœur. » Je ne sais si la simple vue du mystique Mémorial n’est pas plus émouvante encore et plus parlante que les plus pieux et les plus pénétrans commentaires. La disposition même de cette page qui la fait ressembler à une strophe lyrique, ces phrases entrecoupées, où des lambeaux du texte sacré se mêlent et s’entrelacent aux brèves notations nerveuses de sentimens personnels, aux retours douloureux sur soi-même, aux actes de contrition et de repentir, aux ardens fermes propos, aux adjurations passionnées, ces mots qui se détachent en traits de flamme : Feu, — Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, Dieu de Jésus-Christ, — Grandeur de l’âme humaine, — Joie, joie, joie, pleurs de joie, — Jésus-Christ, — je ne sais rien qui fasse pénétrer plus à fond dans l’intimité d’une âme exceptionnelle, surprise en l’un de ces momens uniques où elle se réalise et se dépasse tout ensemble. A quoi bon, après cela, discuter l’insoluble question de savoir si le mot « feu » est, oui ou non, symbolique, s’il y eut « vision » véritable, ou simplement illumination toute spirituelle de la grâce ? Une seule chose est sûre, mais l’est d’une manière absolue. Le lundi 23 novembre 1654, « depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demie, » le « Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, » « non des philosophes et des savans, » ce « Dieu d’amour et de consolation, qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède, » ce « Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie, qui s’unit au fond de leur âme, qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour, qui les rend incapables d’autre fin que de lui-même, » ce Dieu-là a parlé non plus à l’esprit, mais à l’âme et au cœur de Pascal ; il leur a versé sa grâce, il leur a fait sentir sa présence réelle ; il a rouvert les sources vives du « sentiment, » et à cette âme qui se plaignait de sa « sécheresse » et qui se croyait « abandonnée, » il a rendu la « certitude, » la « joie » et la « paix. » Et comme elle se donnait tout entière, cette fois, sans restriction ni réserve, il lui a rendu facile désormais l’« oubli du monde et de tout, hormis Dieu. » « Joie, joie, joie, pleurs de joie ! »… En vain, dans un moment d’égarement, « je m’en suis séparé, » de ce Dieu, « je l’ai fui, renoncé, crucifié : » j’ai désormais l’espoir « que je n’en sois jamais séparé, » et la « renonciation totale et douce » qu’il me demande, j’aurai, puisqu’il m’en donne la force, le courage de l’accomplir…

La « renonciation » tout d’abord ne fut pas aussi « totale » que Pascal l’eût peut-être souhaité. Tout Port-Royal s’était profondément réjoui d’une conversion retentissante qui venait si à propos consoler la sainte maison des persécutions commençantes. Par prudence, et aussi par un désir bien légitime d’utiliser un si rare génie qui venait s’offrir, on se garda bien de sevrer Pascal brusquement des études auxquelles il s’était voué jusqu’alors. De lui-même il arrêta les glorieuses recherches touchant la règle des partis et le triangle arithmétique qui l’occupaient encore deux mois auparavant ; mais on l’entretint de conversations philosophiques et scientifiques, et on lui demanda d’inventer une méthode nouvelle pour apprendre à lire aux enfans et de rédiger pour eux des Élémens de géométrie. Il semble s’être prêté à ces divers désirs plutôt par obéissance que par dessein formé de reprendre le cours de ses occupations antérieures. « Quoiqu’il parlât peu de sciences, nous dit le Recueil d’Utrecht, cependant il disait son sentiment lorsqu’on le lui demandait. » N’avait-il pas écrit dans le Mémorial : « Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur ? » Donc, il se soumettait, non peut-être sans quelque crainte, trop justifiée, — à lire du moins certains passages de l’Entretien avec Saci et de l’Esprit géométrique, — de se laisser reprendre à une passion trop chère, et de sentir les anciennes flammes se raviver dans son cœur. Évidemment, le vieil homme, trop épris de vérité abstraite, avait quelque peine à mourir pleinement en lui, et les quelques inquiétudes que nous croyons percevoir à ce sujet dans une des trop rares lettres de Jacqueline n’étaient pas dénuées de tout fondement.

Il est vrai que, d’autre part, on entrevoit, à travers ces lettres, que les pratiques de l’ascétisme le plus austère, — et cela semble assez nouveau chez lui, — lui devinrent bien vite familières. Il eût aimé à mener grand train, et il aurait eu quelque pente à « cacher son peu de bien : » il se condamna à la simplicité d’une vie toute monacale, et la lettre où sa sueur lui reproche gaîment de « mettre les balais au nombre des meubles superflus » semble bien indiquer, chez cette âme ardente et portée aux extrêmes, un certain excès jusque dans la recherche des mortifications salutaires.

N’aurait-il pas dès lors conçu le dessein du grand ouvrage dont les Pensées ne seront que les matériaux et l’ébauche ? Je le croirais volontiers pour ma part ; et quand l’Entretien avec M. de Saci, qui est certainement de janvier ou février 1655, ne serait pas là pour nous montrer très arrêtées quelques-unes de ses idées maîtresses, nous n’aurions qu’à songer à ses premières velléités apologétiques de 1648, pour concevoir combien un pareil dessein était naturel à une âme comme la sienne. Les Pascal comme les saint Augustin sont nés apôtres et apologistes. A peine convertis, ils cherchent à convertir les autres, à rendre témoignage de leur croyance. La conversion de Pascal n’était pas à proprement parler, nous l’avons dit, une conversion véritable, puisqu’il n’a pas eu à passer de l’incrédulité à la foi ; mais elle a eu en lui le retentissement, les effets et les caractères d’une conversion véritable. Il était, pouvait-il croire, à peine chrétien la veille ; il l’était de toute son âme le lendemain. Il n’est pas impossible qu’il ait songé à une Apologie lors de sa première conversion, et peut-être même l’idée lui en était-elle revenue plus d’une fois à l’esprit, au cours de sa vie mondaine. Mais l’Apologie que nous connaissons est née dans la nuit du 23 novembre 1654 : elle est essentiellement un acte de gratitude, de repentir et d’amour.

Deux textes, auxquels il est bien difficile d’assigner une date certaine, mais qui, s’ils ne sont pas strictement contemporains de la seconde conversion, en prolongent et en redoublent l’inspiration, achèvent de nous éclairer sur le nouvel état d’âme qu’elle a déterminé chez Pascal, et qui, au total, malgré quelques obscurcissemens fugitifs, restera le sien jusqu’à son dernier jour : ce sont la Prière pour le bon usage des maladies, et le Mystère de Jésus.

La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies compte parmi les pages les plus belles et les plus touchantes qu’ait inspirées l’ascétisme chrétien. Par l’accent d’intimité qui les anime, par le mouvement rythmé qui les emporte, par la vivante brusquerie des « attaques » et des « reprises, » certains morceaux font involontairement songer aux plus célèbres pièces de nos lyriques modernes :


O Dieu, devant qui je dois rendre un compte exact de toutes mes actions à la fin de ma vie et à la fin du monde ! O Dieu, qui ne laissez subsister le monde et toutes les choses du monde que pour exercer vos élus, ou pour punir les pécheurs ! O Dieu, qui laissez les pécheurs endurcis dans l’usage délicieux et criminel du monde ! O Dieu, qui faites mourir nos corps, et qui, à l’heure de la mort, détachez notre âme de tout ce qu’elle aimait au monde ! O Dieu, qui m’arracherez, à ce dernier moment de ma vie, de toutes les choses auxquelles je me suis attaché, et où j’ai mis mon cœur ! O Dieu, qui devez consumer au dernier jour le ciel et la terre, et toutes les créatures qu’ils contiennent, pour montrer à tous les hommes que rien ne subsiste que vous, et qu’ainsi rien n’est digne d’amour que vous, puisque rien n’est durable que vous ! O Dieu, qui devez détruire toutes ces vaines idoles, et tous ces funestes objets de nos passions ! Je vous loue, mon Dieu, et je vous bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu’il vous a plu prévenir en ma faveur ce jour épouvantable, en détruisant à mon égard toutes choses, dans l’affaiblissement où vous m’avez réduit. Je vous loue, mon Dieu, et je vous bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu’il vous a plu me réduire dans l’incapacité de jouir des douceurs de la santé et des plaisirs du monde, et de ce que vous avez anéanti en quelque sorte pour mon avantage les idoles trompeuses que vous anéantirez effectivement, pour la confusion des méchans au jour de votre colère…


Que nous sommes loin ici de l’idéal stoïcien, cet idéal dont, plus que personne d’ailleurs, Pascal a senti la grandeur[14] ! Abstine et sustine. Une patience virile, une résignation muette et hautaine, voilà l’attitude du stoïcien en face de la douleur. Mais cette douleur que le stoïcien supporte et dédaigne, mais qu’il ne désire pas, l’appeler de ses vœux, l’aimer, la bénir, — et la convertir en sainteté, — voilà un effort d’héroïsme que seul le christianisme a conçu et rendu possible, et que Pascal, nous le savons par sa vie, a su noblement réaliser. De cette existence, où la souffrance physique a eu une si forte part, la Prière pour le bon usage des maladies est un émouvant commentaire. A qui ne veut pas la considérer « en païen, » la douleur en effet a un sens et sa divine raison d’être. Elle est d’abord une expiation. « Vous m’aviez donné la santé pour vous servir, écrit Pascal, et j’en ai fait un usage tout profane… Faites-moi bien connaître que les maux du corps ne sont autre chose que la punition et la figure tout ensemble des maux de l’âme… Car, Seigneur, la plus grande de ses maladies est cette insensibilité, et cette extrême faiblesse qui lui avait ôté tout sentiment de ses propres misères. Faites-les-moi sentir vivement, et que ce qui me reste de vie soit une pénitence continuelle pour laver les offenses que j’ai commises. » Elle est ensuite une purification, un moyen de se rapprocher de Dieu, dont il est si facile d’oublier la voix dans le tumulte des sens et parmi le divertissement des créatures. « Que je m’estime heureux dans l’affliction, et que, dans l’impuissance d’agir au dehors, vous purifiiez tellement mes sentimens qu’ils ne répugnent plus aux vôtres ; et qu’ainsi je vous trouve au dedans de moi-même, puisque je ne puis vous chercher au dehors à cause de ma faiblesse. » Et elle est enfin une coopération à l’œuvre divine, un moyen, le plus efficace peut-être, d’imiter Dieu, et de collaborer au drame éternel de la rédemption. « O Dieu, qui ne vous êtes fait homme que pour souffrir plus qu’aucun homme pour le salut des hommes, entrez dans mon cœur et dans mon âme, pour y porter mes souffrances, et pour continuer d’endurer en moi ce qui vous reste à souffrir de votre passion. » Représentons-nous Pascal supportant patiemment, héroïquement, doucement les atroces souffrances dont nous a parlé Mme Perier : il avait acquis le droit, les ayant vraiment vécues, d’écrire ces nobles paroles. Je ne crois pas qu’on ait jamais plus éloquemment, ni plus profondément exprimé la conception chrétienne de la douleur.

Si belle et si puissamment émouvante que soit la Prière pour le bon usage des maladies, il est difficile de ne pas lui préférer encore le Mystère de Jésus. On sait l’origine probable de ce morceau qu’ont méconnu, — on ignore pourquoi, — les premiers éditeurs des Pensées : c’est une méditation analogue à celle qui nous a été conservée de Jacqueline sur un sujet proposé par un des « billets » mensuels de Port-Royal. A méditer sur « le mystère de la mort de Notre-Seigneur, » Pascal a littéralement revécu le drame ineffable du Calvaire. C’est bien d’abord une « méditation » véritable à laquelle il se livre. Il a sous les yeux le récit des quatre évangélistes sur la Passion du Sauveur, et, se transportant par la pensée au jardin des Oliviers, il revoit, dans leur réalité saisissante et tragique, tous les détails de la douloureuse scène. Il les revoit, et il rêve, notant aussi brièvement et simplement que possible les principaux momens de sa rêverie, les traits significatifs de sa vision :


… Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit.

Je crois que Jésus ne s’est jamais plaint que cette seule fois ; mais alors il se plaint comme s’il n’eût plus pu contenir sa douleur excessive : « Mon âme est triste jusqu’à la mort… » Jésus étant dans l’agonie et dans les plus grandes peines, prions plus longtemps…


Et la prière de Pascal est si fervente, son émotion est si poignante, que la vision enfin prend corps et se rapproche. Du haut de sa croix, le divin Crucifié laisse tomber un regard de compassion et d’amour sur cette pauvre âme tremblante qui est là, courbée à ses pieds. Et voici que, dans l’horreur de la nuit, dans le silence de la pauvre cellule solitaire, une voix adorable se fait entendre :


Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé.

Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi…

Le Père aime tout ce que Je fais.

Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes…

Les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la fin. Mais c’est moi qui guéris et, rends le corps immortel.

Je te suis plus ami que tel et tel ; car j’ai fait pour toi plus qu’eux…


La voix est si douce, si tendrement persuasive qu’elle rrnd confiance et courage. Et voici qu’un dialogue sublime s’engage entre Pascal et son Dieu :


Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur.

— Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance.

— Non, car moi par qui tu l’apprends, t’en peux guérir, et ce que je te dis est un signe que je te veux guérir. A mesure que tu les expieras, tu les connaîtras, et il te sera dit : « Vois les péchés qui te sont remis. »

Fais donc pénitence pour tes péchés cachés et pour la malice occulte de ceux que tu connais.

— Seigneur, je vous donne tout !

— Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures, ut immundus pro luto.

Qu’à moi en soit la gloire, et non à toi, ver et terre…


La vision a disparu ; la voix divine cesse de se faire entendre. Retombant sur elle-même, l’âme pécheresse, l’âme pénitente connaît désormais sa misère et l’unique, l’infaillible remède. Le Dieu qui « s’est uni » à Pascal « au fond de son âme » lui a révélé la voie à suivre pour son salut :


Je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence. Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à Jésus-Christ juste… Mais il s’est guéri lui-même et me guérira à plus forte raison.

Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me joindre à lui, et il me sauvera en me sauvant. Mais il n’en faut pas ajouter à l’avenir…

Faire les petites choses comme grandes, à cause de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous, et qui vit notre vie ; et les grandes comme petites et aisées, à cause de sa toute-puissance…


En d’autres termes, il faut être saint. La sainteté, voilà ce que sa seconde conversion a clairement révélé à Pascal ; voilà la réalité nouvelle qui s’est en même temps imposée à son esprit, à sa volonté, à son cœur. Et certes, auparavant, il n’était pas sans connaissance de ces régions supérieures où si peu d’âmes peuvent atteindre, et même il était capable d’en raisonner avec beaucoup de lucidité et de force ; mais il ne s’y était guère élevé que par les seules ressources de son intelligence ; le reste de son âme était demeuré à terre. Cette fois, la grâce a tout envahi, balayé jusqu’aux dernières résistances, et c’est de toute son âme que Pascal s’est porté, et s’est senti soulevé jusqu’à son Dieu. Désormais, plus de vaine dialectique abstraite : l’action ; plus de discussions théologiques inutiles, d’inquisitions, de dénonciations : l’humilité et la charité, c’est-à-dire la sainteté : voilà le vrai moyen, accessible à tous, d’aller à Dieu et de posséder Dieu.


V

Un moment, Pascal va être détourné de sa voie par ses amis de Port-Royal eux-mêmes, puisque ce sont eux qui l’ont engagé dans la polémique des Provinciales. Nous n’avons pas à raconter ici toute cette histoire, bien connue d’ailleurs, ni à apprécier de nouveau les « petites Lettres. » Du point de vue strict du christianisme intérieur, font-elles autant d’honneur à Pascal chrétien qu’à Pascal pamphlétaire et écrivain ? Je ne sais, et je voudrais en être sûr. Quand au reste Pascal aurait eu raison sur tous les points et dans tout le détail de sa polémique avec les Jésuites, il resterait encore qu’il s’est complètement et fâcheusement mépris sur la question capitale de la casuistique. Erreur intellectuelle, dont il n’est pas entièrement responsable, puisqu’on l’a commise autour de lui, mais qui n’en est pas moins significative de sa part. Il n’y a qu’un pur théoricien qui puisse croire que la morale soit chose toujours très claire, et que les problèmes qu’elle pose se résolvent aussi facilement qu’un théorème de géométrie. Non, le devoir ne parle pas toujours aussi nettement que paraît le penser Pascal. Bien souvent, le difficile n’est pas de l’accomplir, mais de le bien connaître. Il y a d’ailleurs des devoirs contradictoires, et nous connaissons tous des consciences très droites et très pures qui sont restées longtemps angoissées par les antinomies morales où elles se débattaient. La vie morale n’est peut-être, à la bien prendre, qu’une succession de cas de conscience à résoudre. Et, dès lors, comment, de quel droit proscrire la casuistique, laquelle, née avec l’humanité elle-même[15], ne disparaîtra sans doute qu’avec elle[16] ? Mais les intelligences royales, comme l’était celle de Pascal, n’ont pas toujours de ces scrupules : le réel, dans son humble vérité, leur échappe parfois ; et elles ont quelque peine aussi à mourir à elles-mêmes, à « s’abêtir, » comme dira bientôt énergiquement l’auteur des Pensées, à renoncer définitivement aux constructions et aux systèmes où elles s’attardent et dont elles s’enchantent.

Et assurément, Pascal n’est pas sans excuse. N’était-il pas approuvé et encouragé dans sa lutte par tous « ces Messieurs » qui, tout heureux d’avoir trouvé un « secrétaire, » lui procuraient les textes et les documens dont il avait besoin ? D’autre part, le miracle de la sainte Epine, qui devait faire une si forte impression sur lui, arriva aussi fort à propos pour redoubler son ardeur et le confirmer dans ses sentimens. Il put se croire, et il se crut, — la miraculée étant sa propre nièce et sa filleule, — l’objet d’un « décret nominatif » de Dieu, et le défenseur élu d’une cause sainte, — et son énergie, son âpreté combative s’en trouvèrent renforcées. Mais, quel que fût l’entraînement du combat, il ne se pouvait pas que Pascal ne sentît parfois se réveiller en lui les sentimens trop humains qu’il avait précisément voulu anéantir. A Port-Royal, les religieuses, la mère Angélique sûrement, peut-être aussi Jacqueline, avaient des doutes et des scrupules sur la légitimité des armes employées pour la défense de leur maison. Peut-être aussi Pascal eut-il, à de certaines heures, l’obscur pressentiment qu’il dépassait le but, et que la religion même pourrait bien un peu pâtir des coups qu’il donnait si vaillamment. Toutes ces raisons, ou d’autres encore, agirent-elles sur lui ? Ce qui est certain, c’est que Pascal s’arrêta en pleine lutte, qu’une dix-neuvième Provinciale commencée est restée inachevée, et qu’à partir au moins de 1658, l’auteur des « petites Lettres » est plongé tout entier dans l’Apologie dont il a conçu le dessein.

Une dernière fois cependant, ressaisi comme malgré lui par son génie familier, par cet « esprit géométrique » dont il ne parvient pas à se défaire, Pascal revient aux recherches scientifiques auxquelles il semblait avoir définitivement renoncé. On sait en quelles circonstances. Affligé d’un violent mal de dents, il essaya, pour s’en soulager, d’appliquer sa pensée au difficile problème de la Roulette, et il en découvrit la solution. Sur le conseil du duc de Roannez, qui voyait là un moyen de faire profiter la religion de l’admiration que provoquait sa découverte, il ouvrit à ce sujet un concours dont il fut naturellement le lauréat. Dans cette affaire encore, il fit plus d’une fois preuve de ce libido excellendi[17] qui avait toujours été sa passion dominante, et plus d’une fois sans doute, sa conscience dut lui reprocher de n’avoir pas su résister aux voix tentatrices, à son impérieux et naturel « désir de se survivre dans l’estime et la mémoire des hommes. » Dans ce duel entre l’esprit chrétien et l’amour de la gloire humaine, c’est l’esprit chrétien qui devait avoir le dernier mot. Il écrivait au mois d’août « 1660 au mathématicien Fermat :


Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l’Europe que je tiens pour le plus grand géomètre, ce ne serait pas cette qualité-là qui m’aurait attiré ; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnêteté en votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car, pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps, je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Ainsi je l’appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un métier, et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la géométrie, et je m’assure fort que vous êtes fort de mon humeur. Mais il y a maintenant ceci de plus en moi, que je suis dans des études si éloignées de cet esprit-là, qu’à peine me souviens-je qu’il yen ait….


La « renonciation totale et douce » cette fois était complète. L’ascétisme chrétien l’a définitivement emporté sur toutes, les « grandeurs de chair, » sur toutes les « puissances trompeuses » de l’intelligence[18].

C’est qu’à vrai dire, quand il écrivait ces lignes, Pascal, avait trouvé le plus sûr moyen d’« utiliser » pour sa foi, sans inquiéter sa conscience, les dons prestigieux qu’il sentait en lui. Ecrire une Apologie du christianisme qui ramasserait ce que l’on a écrit de plus décisif et de plus fort « contre les athées » et les divers hérétiques ; qui, aux argumens déjà connus, ajouterait des preuves nouvelles dont l’apologiste aurait « fait l’essai sur son propre cœur ; » donner à cette démonstration un tour si original et si vivant que les « honnêtes gens » pussent la lire non seulement sans ennui, mais avec passion ; faire de cette œuvre de logique jet de haute raison une œuvre de piété et une œuvre d’art ; unir et fondre ensemble toutes les ressources de la plus pressante dialectique, de l’imagination la plus riche, de la plus chaude éloquence et de la plus ardente charité ; prendre et mêler tous les tons, l’ironie, l’émotion, la pitié, la colère, la poésie, la tendresse ou la prière ; être tour à tour savant ou philosophe, orateur ou moraliste, historien ou exégète, sociologue ou controversiste ; essayer en un mot de satisfaire à toutes les curiosités, à toutes les objections, à tous les désirs, parler à toutes les facultés et « remplir tous les besoins » de l’incrédule dont il s’agit d’emporter l’adhésion : voilà l’œuvre, peut-être de bonne heure entrevue, à laquelle désormais Pascal va vouer tout ce qui lui reste de santé, de génie et d’ardeur. Il n’en était pas de plus digne de lui, ni qui fit plus d’honneur à la générosité et à la profondeur de son christianisme.

C’est dans les ruines grandioses de cette œuvre inachevée qu’il faut chercher le dernier état de la pensée religieuse de Pascal. Il n’est point malaisé à découvrir. Dans cette Apologie destinée à provoquer des conversions, Pascal, nous en avons l’assurance, aurait esquissé l’apologie, — et la philosophie, — de sa conversion personnelle. S’il y a une idée qui revient sans cesse dans les Pensées, et dont ces fragmens mutilés nous crient, si je puis dire, la vérité profonde, c’est que la religion n’est pas affaire d’intelligence, mais de cœur[19]. Non, assurément, que l’intelligence n’ait ici ses droits, que Pascal, — l’admirable morceau du « roseau pensant » en est la preuve, — n’a jamais songé à diminuer ou à nier, mais qui, réduits à eux-mêmes, sont bien peu de chose. L’intelligence peut tout au plus poser les questions ; elle ne les résout pas ; elle fixe les conditions et les termes du « pari : » elle ne parie pas elle-même ; ce sont des facultés à la fois plus modestes et plus profondes, qui interviennent pour engager l’avenir et transformer la pensée abstraite en action et en vie… Si la volonté et la sensibilité ne jetaient pas leur propre poids dans la balance, le pari, l’inévitable pari n’aurait jamais lieu, et la vie s’écoulerait tout entière dans une indécision perpétuelle. Ajoutons que l’intelligence est une faculté trop aristocratique, pour qu’on puisse, en aussi grave matière, lui concéder le droit des décisions essentielles. Si la religion devenait l’apanage des seuls privilégiés de l’intelligence, elle ne serait plus la religion, la chose de chacun et la chose de tous. « Une religion purement intellectuelle, a dit bien profondément Pascal, serait plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. » Ce mot pourrait être l’épigraphe de l’Apologie : je n’en sais pas qui en exprime plus fortement les tendances, et qui en résume mieux l’esprit.

Cette Apologie, à laquelle il avait déjà tant réfléchi et dont il tenait, semble-t-il, toutes les idées maîtresses. Pascal a eu le regret de la laisser inachevée. Ne nous laissons pas trop aisément consoler par le mot souvent cité de Sainte-Beuve : « Pascal, admirable écrivain quand il achève, est encore plus grand quand il est interrompu. » Je ne puis à cet égard partager l’opinion commune. Certes, les Pensées, telles qu’elles nous sont parvenues, sont un beau livre, le plus beau peut-être de la langue française, et, en tout cas, le plus profond et le plus humain ; mais ce ne sont, au total, que les matériaux d’un livre. Et ce livre, si l’auteur des Provinciales avait eu « les dix années de santé » qu’il réclamait pour l’écrire, je ne puis croire qu’il eût été inférieur à ce qu’il est présentement[20]. Pascal était de ceux qui savent réaliser leur dessein, si complexe et si élevé qu’il fût. Il le sentait bien, et d’être condamné à l’impuissance, de voir cette œuvre qu’il aurait voulue et qu’il pouvait faire si forte et si persuasive, lui tomber littéralement des mains, ce dut être, n’en doutons pas, pour cette âme ardente d’apôtre, une infinie douleur et comme un dernier sacrifice. Il semble l’avoir consommé sans murmure.

Ce ne fut pas le seul que, dans les dernières années de sa vie, il ait dû accepter et accomplir. Elles sont admirables, ces dernières années de Pascal, et je voudrais pouvoir ici, pour en donner l’impression directe et vivante, reproduire les pages émouvantes de Mme Perier. Le mot de sainteté qu’on a prononcé pour en caractériser l’héroïsme continu ne me paraît pas trop fort, et c’est bien, en effet, le seul qui convienne ici. L’enfant sublime, le géomètre génial, l’auteur du Traité du vide, le pamphlétaire des Provinciales, est devenu un ascète et un saint. Je sais les justes réserves que pourraient appeler certains traits de cet ascétisme ; mais ces réserves, je ne me sens pas le courage de les formuler, les excès de cette vertu n’étant pas de ceux qui risquent d’être trop imités. Sa patience à supporter les plus atroces douleurs, sa parfaite égalité d’âme, ses mortifications continuelles, ses multiples pratiques de la plus ardente piété, son inépuisable charité sont choses dignes des saints de la légende. C’est merveille de voir ce rare génie, cette âme emportée, dominatrice et violente acquérir peu à peu l’humilité, la soumission, la « simplicité » d’un enfant. Il est probable qu’il n’y parvint pas du premier coup. « L’extrême vivacité de son esprit, nous dit Mme Perier, le rendait si impatient qu’on avait peine à le satisfaire ; mais, quand on l’avertissait, ou qu’il s’apercevait qu’il avait fâché quelqu’un dans ses impatiences, il réparait incontinent cela par des traitemens si doux et par tant de bienfaits, que jamais il n’a perdu l’amitié de personne par-là. » Et encore : « Une des choses sur lesquelles il s’examinait le plus, c’était cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, et autres choses semblables. » Et l’on sait l’histoire de la ceinture de fer pleine de pointes qu’il « mettait à nu sur sa chair, » « se donnant des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres, et se faire ainsi souvenir lui-même de son devoir. « Le « moi haïssable » était lent à mourir en lui ; mais qu’il soit parvenu à le « supprimer, » à l’abolir ; qu’il ait pu dire, penser et vivre ceci : « Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir ; car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire, » — voilà le vrai miracle de cette pensée et de cette vie. Un savant de génie abdiquant peu à peu sa personnalité et son génie pour devenir un saint, c’est toute l’histoire morale de Pascal.

Il écrivait encore :


J’aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l’a aimée. J’aime les biens parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde, je ne rends pas le mal à ceux qui m’en font ; mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l’on ne reçoit pas de mal, ni de bien de la part des hommes. J’essaie d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes : et j’ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a uni plus étroitement ; et soit que je sois seul, ou à la vue des hommes, j’ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui les doit juger, et à qui je les ai toutes consacrées.

Voilà quels sont mes sentimens, et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et qui, d’un homme plein de faiblesses, de misères, de concupiscences, d’orgueil et d’ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n’ayant de moi que la misère et l’erreur.


L’évolution religieuse de Pascal est tout entière contenue dans ces quelques lignes ; et cette profession de foi est le plus éloquent commentaire de ce mot de la Prière pour le bon usage des maladies : « Tout ce qui n’est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente. »


On se rappelle l’admirable et profonde page de Pascal sur les trois ordres de réalités et de grandeurs : « Il y a trois ordres de choses : la chair, l’esprit, la volonté… La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle… Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel. » Il semble que Pascal ait illustré et vérifié par son propre exemple la justesse de cette théorie générale. Son évolution religieuse, c’est l’histoire des étapes par lesquelles il s’est successivement élevé d’un ordre de réalité à l’autre. Enfant et jeune homme, il a débuté, comme il était naturel, par la religion toute matérielle, et machinale, et charnelle de l’habitude. Puis, sa réflexion s’est éveillée sur cet ordre de questions, et « converti » une première fois, il s’est élevé à une conception plus haute, à la religion de l’esprit. Mais cette conversion était, par sa nature même, bien superficielle ; elle laissait en dehors de ses prises toute une partie de l’âme passionnée et profonde de Pascal. Après une longue crise d’incertitude, de langueur et de sécheresse, une seconde conversion le fait entrer dans l’ordre suprême, dans la religion de la charité. Cette fois, tous les degrés de l’échelle de Jacob sont gravis ; les sommets lumineux sont atteints ; le Dieu sensible au cœur a conquis cette âme tout entière et l’appelle à partager sa sainteté. — Pascal a parcouru dans toute son étendue la longue voie douloureuse et royale qui conduit l’âme religieuse à la poursuite de son transcendant idéal ; et les découvertes qu’il y a faites sont si bien les nôtres, les cris d’angoisse ou d’allégresse qu’il a poussés sur sa route ont un tel accent d’humanité générale, que le drame de sa vie intérieure nous apparaît comme le symbole ou la « figure » de tout ce qui cherche en gémissant.


VICTOR GIRAUD .

  1. Œuvres de Pascal,. par MM. Léon Brunschvicg et Pierre Boutroux, 6 vol. in-8 ; Hachette. 1904-1909 ; — Port-Royal au XVIIe siècle, Images et Portraits, par M. Augustin Gazier, 2e édition, in-4 ; Hachette, 1909 ; — Mémoires de Godefroi Hermant sur l’histoire ecclésiastique du XVIIe siècle, publiés par M. A. Gazier. 5 vol. in-8 ; Plon, 1905-1908 ; — Pascal et son temps, par M. F. Strowski, 4e édition revue et corrigée. 3 vol. in-16 ; Plon, 1909 ; — Pascal inédit, par M. Ernest Jovy, Vitry-le-François, Tavernier, in-8 ; 1908 ; — l’Angoisse de Pascal, par. M. Maurice Barrès, Journal de l’Université des Annales, 25 mai 1909) ; — la Conversion de Pascal, par M. Henri Brémond (l’Inquiétude religieuse, 2e série, in-16 ; Perrin, 1909) : — Ch.-H. Boudhors, Notes sur Pascal et son temps (l’Enseignement secondaire, 1er et 15 décembre 1909, ; — Cf. Pascal, par M. Emile Boutroux, in-16 ; Hachette ; — les Époques de la Pensée de Pascal, par M. G. Michaut. in-16 ; Fontemoing.
  2. Il est pourtant nécessaire d’observer que nous sommes loin de tout connaître de cette période de la vin de Pascal, et que, peut-être, si nous en connaissions tout ce qu’il y aurait intérêt à en bien connaître, serions-nous amenés à simplifier moins que nous ne le faisons, à nuancer davantage l’interprétation que nous croyons devoir en proposer. Par exemple, de janvier 1646 à octobre 1646, date de l’expérience de M. Petit, nous ne saisissons aucune trace positive de l’activité scientifique de Pascal, ce qui, bien entendu, ne veut pas dire qu’il n’y en eût pas. Mais il se pourrait aussi, — ce qui expliquerait dans une certaine mesure les affirmations, en tout état de cause excessives, de Mme Perier et du Recueil d’Utrecht, — que, pendant ces huit ou neuf mois, Pascal, plus touché à fond que nous ne le pensions, par les condamnations de Jansénius, eût pris, et un moment tenu, la résolution de renoncer à ses recherches, résolution que la voix impérieuse de son génie lui aurait bientôt fait abandonner. Notez, que c’est pendant ce temps-là que ses pressantes exhortations détachent Jacqueline du monde. Et qui sait même si lui aussi n’avait pas d’abord sérieusement songé à prêcher d’exemple ? Mme Perier dit en propres termes que « Dieu l’éclaira de telle sorte par la lecture (des écrits jansénistes), qu’il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu et n’avait point d’autre objet que lui. » Et le Recueil d’Utrecht : « Il ne fit plus d’autre étude que celle de la Religion, et commença à goûter les charmes de la solitude chrétienne. » Peut-être toute cette histoire morale de Pascal a-t-elle été plus accidentée encore, plus diverse, plus dramatique aussi que nous ne la concevons, par les échos trop fragmentaires qui nous en sont parvenus.
  3. S’agit-il ici des adversaires de la religion en général, ou plutôt, et exclusivement, comme le pense M. Strowski, des adversaires des jansénistes, à savoir les Jésuites ? Le texte est obscur et admet les deux interprétations, lesquelles d’ailleurs ne sont point inconciliables. Même dans les Pensées, qui sont pourtant dirigées « contre les athées, » Pascal n’a jamais distingué très nettement entre les ennemis du christianisme et ceux de Jansénius. Et si, dans le passage en question, il a surtout songé aux molinistes, l’application de ses vues apologétiques à un ordre d’idées plus vastes et plus hautes était chose si simple, si naturelle, que ce serait vraiment miracle qu’à un esprit généralisateur comme le sien la pensée n’en fût pas venue.
  4. J’avais cru longtemps, avec la plupart des pascalisans, sur la foi de l’avertissement de la première édition des Pensées, que la célèbre Prière pour le bon usage des maladies était de cette époque : « Une prière que M. Pascal composa étant jeune, » dit en effet la Préface. Mais un nouveau texte de la Vie de Pascal, par Mme Perier, qu’a découvert et publié M. Brunschvicg, se prononce si affirmativement pour une époque ultérieure, qu’il me paraît bien difficile de ne pas le suivre : « On ne peut mieux connaître les dispositions particulières dans lesquelles il souffrait toutes ses nouvelles incommodités des quatre dernières années de sa vie, que par cette prière admirable que nous avions apprise de lui qu’il fit en ce temps-là pour demander à Dieu le bon usage des maladies… » L’affirmation, on le voit, est catégorique. J’ajoute, — et sans vouloir attacher à ces impressions nécessairement un peu subjectives, plus d’importance qu’il ne convient, — qu’à y regarder de plus près, il me semble bien maintenant que l’inspiration, l’accent et le style même de la Prière ne sont pas en effet du premier Pascal. Oui, tout le morceau parait bien contemporain du mot fameux : « La maladie est l’état naturel des chrétiens. »
  5. Ces expressions sont de Pascal : elles sont tirées de l’épitaphe qu’il avait composée pour son père.
  6. Voyez à ce sujet le livre si suggestif de M. Bernard Brunhes sur la Dégradation de l’énergie, Paris, Flammarion, 1908.
  7. Cf. la Prière pour le bon usage des maladies : « Seigneur, bien que ma vie ait été exempte de « grands crimes, dont vous avez éloigné de moi les occasions… »
  8. C’est à dessein que j’insiste peu sur ce sermon, dont le sujet, l’orateur, la date et la réalité mêmes sont loin d’être sûrs. Voyez à ce sujet les justes observations de M. G. Michaut.
  9. J’utilise ici une très fine remarque de Taine, dans des notes inédites qu’il a laissées sur Pascal : « Peut-être, écrivait-il, ces marques de sainteté et de désintéressement laissèrent un germe de conversion dans l’esprit de Pascal. »
  10. C’est à dessein qu’à l’exemple de M. Boutroux, dans son très beau livre sur Pascal, je ne fais pas entrer en ligne de compte, parmi les circonstances préparatoires ou explicatives de la seconde conversion, le trop célèbre accident du pont de Neuilly. J’estime, en effet, et j’ai essayé de montrer dans mes Études d’histoire morale sur Blaise Pascal (Hachette, 1910), que cette anecdote qui repose sur un témoignage unique, anonyme, assez peu précis d’ailleurs et de quatrième ou de cinquième main, n’est guère qu’une légende, à peine moins établie que celle de « l’abîme à gauche » chère aux Encyclopédistes. Quand d’ailleurs elle serait prouvée et historiquement rapportée à cette date, elle serait un accident tout à fait négligeable dans l’histoire morale de Pascal.
  11. Ceci tendrait à prouver, suivant une observation que nous avons déjà faite plus haut, que la première conversion de Pascal n’aurait pas été, au moins tout d’abord, aussi complètement « intellectuelle » que les faits et les textes positivement connus nous invitaient à le croire. C’est bien d’abord « le cœur » qui aurait été touché dans Pascal ; mais après avoir cédé, il aurait « résisté aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvemens qu’il lui donnait ; » son « intellectualisme, » toujours prêt et toujours vivace, appuyé et favorisé d’ailleurs par une expérience religieuse et irréligieuse incomplète, aurait pris bien vite, même en matière religieuse, la place de ses velléités mystiques, et aurait régné, sinon sans trouble, au moins sans vrai partage, jusqu’à la seconde conversion. Simple hypothèse, assurément, et que nous proposons un peu timidement, ici, en note, à titre d’hypothèse, mais qui a pour elle de concilier tous les témoignages, et d’être assez conforme aux données générales de la psychologie religieuse.
  12. Ceci résulte des recherches de M. Strowski.
  13. Voyez notamment les commentaires de M. Boutroux, de M. Strowski. de M. Barrès, de M. Brémond.
  14. « J’ose dire qu’il (Épictète) mériterait d’être adoré, s’il avait connu son impuissance… » (Entretien avec Saci.)
  15. Voyez à ce sujet la fort intéressante introduction d’Henry Michel à son édition classique des Provinciales. Paris, Belin, s. d.
  16. Ces pages étaient écrites quand j’ai lu, sous la plume de Victor Cherbuliez — voyez la Revue du 1er janvier, — une défense de la casuistique présentée en termes parfois presque identiques à ceux que j’avais moi-même employés. Je me suis bien gardé de rien changer à mon texte, mais je ne puis m’empêcher de me féliciter de cette piquante coïncidence.
  17. Voyez, pour les détails de cette affaire, le précieux Pascal inédit, de M. Ernest Jovy.
  18. Il y a, dans l’histoire de Port-Royal, un autre exemple, exactement parallèle, et également admirable, d’une pareille « renonciation : » c’est celle de Racine, que M. Jules Lemaitre appelle justement « le sacrifice le plus extraordinaire qu’ait enregistré l’histoire de la littérature. » Et le parallélisme se poursuit jusqu’au bout : Esther et Athalie sont, dans l’œuvre de Racine, ce que sont les Pensées dans l’œuvre de Pascal : une utilisation de leur génie au bénéfice de leur croyance.
  19. Rappelons que, dans la langue de Pascal, le mot cœur a un sens un peu particulier, — « le cœur, dit-il, sent qu’il y a trois dimensions, » — et qui répondrait assez bien à ce que, de nos jours, nous appellerions : intuition vécue.
  20. Tout ce que l’on pourrait accorder à Sainte-Beuve, c’est que, si Pascal avait achevé son livre, il en eût probablement effacé le caractère très personnel et, parfois, presque lyrique ; qu’il aurait fait aussi disparaître le « clair-obscur » que nous y admirons : et que peut-être enfin l’œuvre aurait-elle pour nous aujourd’hui quelque chose d’un peu moins suggestif. Et encore qui sait ?…