L’Exode/3/1

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Oscar Lamberty (p. 123-134).
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I

Il y avait peu de monde à La Panne, quand Philippe et Marthe y arrivèrent.

Quelques curieux accoururent vers le tramway, où l’on se bouscula pour apprendre les nouvelles. Parmi ces curieux, Marthe aperçut le mari de sa sœur, Bernard Forestier, qui agita les bras en signe d’allégresse.

D’environ soixante ans, replet, de taille moyenne, les joues rondes et rasées, il portait une casquette à visière de cuir, comme les officiers de marine, bien qu’il fût rentier, amateur de botanique et le plus casanier des hommes.

L’imposant M. Grassoux l’accompagnait, coiffé d’un panama. Solennel, calme et dédaigneux, depuis qu’il se trouvait à l’abri des Allemands, il tendit à Philippe deux doigts protecteurs :

— Je ne m’attendais pas à vous voir si tôt !

Déjà Marthe se précipitait :

— Et Lysette ?

— Elle est chez nous, dit M. Forestier.

Sa villa faisait face à la mer. De la digue, Philippe et Marthe reconnurent l’abat-jour de satin rose, dont la chaude clarté leur évoqua l’intime douceur de la maison de Bruxelles.

— Devinez qui nous arrive ? s’écria M. Forestier, poussant la porte et s’arrêtant au seuil.

Sa femme, de dix ans plus âgée que Marthe, s’empressa vers elle, inquiète et ravie :

— Rien de mauvais, je suppose ?

— Non, non, rassurez-vous !

On savait que la moindre contrariété lui faisait peur, qu’elle repoussait avec effroi toute menace à la sécurité, à la béatitude de son existence heureuse.

D’un embonpoint que la vie sédentaire avait exagéré, elle ne conservait de ses grâces anciennes que des mains élégantes, un peu trop chargées de brillants.

— Je suis charmée ! dit-elle, en levant ses bras courts et potelés vers sa sœur.

Lysette, surprise à la vue de ses parents, fronça les sourcils, contrariée de leur venue :

— En voilà une idée de surprendre ainsi les gens ! Marthe, blessée jusqu’aux larmes, se détourna de sa fille pour serrer les doigts maigres et réticents de Mme  Grassoux, qui s’inclina sans rien dire.

Elle ne parlait guère, Mme  Grassoux. Elle se barricadait prudemment derrière la réserve la plus épineuse, craignant qu’une obligeance, une parole aimable ne compromît la sûreté de sa fortune. Aussi la défendait-elle « contre les entreprises de la famille ». Frères, sœurs, cousins, oncles ou neveux lui semblaient suspects, qui s’autorisaient « des liens du sang » pour s’approcher de M. Grassoux. Il était plus grave encore de s’approcher des deux « fillettes ». À moins d’avoir vingt-cinq mille francs de revenus, aucun jeune homme n’était admis à leur faire un doigt de cour.

Bien qu’elles eussent dix-sept et dix-huit ans, leur mère les retenait dans l’enfance, les habillait mal et les coiffait ridiculement. En société, elle les contraignait à se taire, à s’asseoir au bord d’une chaise, à se tenir immobiles et les mains croisées sur les genoux.

Le charme et l’affabilité de Mme  Grassoux lui avaient valu le surnom de Banquise. On parlait d’elle en usant de vocables polaires. On l’appelait aussi la mère de glace. Et il semblait que l’hiver eût givré sa chevelure abondante et noire.

D’un profil aigu, d’un maintien qui ne s’abandonnait point, elle donnait l’impression d’un « caractère », en comparaison duquel celui de M. Grassoux paraissait plein de bonhomie, et d’affectueuse cordialité.

En peu de mots, elle expliqua, se penchant vers Marthe, que Lysette l’avait quittée, préférant la compagnie des Forestier.

— Cela se comprend, dit Marthe, qui atténua l’ironie de ces mots par l’obligeance de son sourire.

Mais Mme  Grassoux se redressa, montrant ainsi « que cela ne se comprenait pas ».

Mme  Héloir devinait, d’ailleurs, la raison du départ de sa fille. Calixte Grassoux, collégien en mal de croissance et fort occupé de plaire à Lysette, faisait chavirer un écheveau de laine que la jeune fille enroulait en souriant. Sans doute Mme  Grassoux prévoyait-elle à cet innocent manège des conséquences lointaines et graves, car elle fit un signe aux « fillettes », qui, aussitôt, se levèrent et transmirent au jeune Grassoux l’ordre du départ. Il parut ennuyé de quitter Lysette, et, se tournant vers M. Forestier, qui l’invitait à rester, il rencontra le regard fixe et sombre de sa mère. Après quoi, traînant ses pas, il suivit la retraite stratégique de ses parents.

Déjà M. Forestier débouchait une poussiéreuse bouteille, tandis que sa femme faisait mettre le couvert.

— Vous avez bien fait de venir, dit le bon rentier ; ici, vous pourrez attendre la fin de la guerre, puis retourner à Bruxelles, quand les Prussiens seront repoussés.

— Je ne demande pas mieux, mon cher Bernard, mais je crains qu’on ne les repousse pas avant deux ou trois mois.

— Qu’importe ! vous n’êtes pas mal ici.

On ne pouvait être mieux. Par les fenêtres ouvertes, entrait le bruit soyeux des vagues ; on se sentait séparé des gorilles par des kilomètres de calme, de silence, de sécurité. Quelques heures auparavant, un tourbillon emportait les fugitifs, comme des feuilles d’automne arrachées par l’ouragan ; et il semblait étrange de ne plus avoir à craindre la mort, après tant de nuits d’épouvante, où l’on se rêvait dans les massacres, les incendies.

Les stratèges de la plage, à l’heure du bitter, commentaient les nouvelles des journaux.

Fermant les yeux aux plus tragiques réalités, ils étalaient un patriotisme ingénu, et, ne croyant qu’à leurs propres espérances, ils fixaient à la fin d’octobre la suprême expiration de la guerre.

Surtout, ils accablaient de sarcasmes les objections des pessimistes, qui tournaient un œil vers la France, dont la frontière était voisine, et qui conseillaient de la passer à temps.

— Oh ! vous n’y pensez pas ?…

— À mon avis, il est prudent de partir.

— Mais, cher monsieur, toute la côte va se couvrir d’hôpitaux, et l’on attend de nous que chacun se dévoue à recevoir des soldats convalescents.

— S’il en est ainsi, je reste.

— Et moi, de même.

— Les autorités, d’ailleurs, ne tarderont point à nous convoquer.

Dès lors, la folie de la Croix-Rouge anima ces messieurs et ces dames. On se réunit chez le bourgmestre, on distribua les rôles ; on s’inscrivit comme infirmière, chauffeur, femme de chambre, on s’engagea pour un mois, pour toute la saison ; les plus généreux s’offrirent à rester l’hiver, à se dévouer aux convalescents tardifs.

En attendant, les réfugiés devenaient plus nombreux, les nouvelles plus alarmantes, et c’était en foule qu’on se pressait le soir devant la Maison du Pêcheur.

On y attendait l’arrivée de l’Indépendance ; une agitation se propageait au roulement du tramway de neuf heures ; un homme, chargé de paquets, s’ouvrait un chemin dans la cohue, et, bientôt, la distribution commençait. Sous les réverbères, à la lueur des vitrines des magasins, on parcourait les dernières dépêches annonçant de nouveaux désastres, au lieu de cette victoire qui devait libérer la Belgique. Aussi s’indignait-on des nouvelles alarmantes.

On retournait vers la plage en gesticulant ou l’on s’arrêtait pour discuter. Des patriotes, messieurs et dames, s’en allaient, bras dessus, bras dessous, en chantant la Marseillaise ; car il se trouva que pas un d’eux ne savait la Brabançonne — du moins les paroles. Elle est, d’ailleurs, si peu vocale et d’un rythme tellement boiteux qu’elle contrariait la marche et, plus encore, l’exaltation.

À la plage, où l’on répandait les nouvelles du soir, les discussions se ranimaient.

Le lendemain, les nouvelles étaient pires.

Sous un réverbère, dont la flamme tremblait au vent, un lecteur annonçait à la foule consternée le désastre de Mulhouse, « où dix mille prisonniers restaient aux mains des Allemands ».

Une voix cria :

— Et deux cent mille Boches menacent la frontière du Nord !

— Ben quoi ? faisait un optimiste, on les repoussera, vos deux cent mille Boches !

Quelqu’un affirmait la présence des Anglais à Boulogne :

— Y a pas à tortiller, c’est officiel.

— Hourrah !

— Cette fois, nous pouvons dormir tranquilles, car les Anglais ne feront qu’un saut jusqu’à Berlin !

Philippe, qui avait entendu ces discours à Bruxelles, ne se laissa point rassurer.

En prévision d’un départ probable, il prit le tramway pour Ostende, espérant y négocier quelques valeurs.

Dès son arrivée, il fut surpris par une extrême agitation. Le dernier train, venu des environs de Bruxelles, dégorgeait un flot de réfugiés, de grenadiers en déroute, qui, gesticulant, repoussaient la foule.

Sur la place, encombrée de chariots, de paquets, de curieux, de fugitifs, les soldats se débandèrent, en dépit de leurs officiers qui tâchaient de les retenir.

— Dites donc, caporal, que se passe-t-il ?

Mais le caporal avait autre chose à faire qu’à répondre aux questions de Philippe.

Il apprit, néanmoins, que Louvain était en flammes, qu’on y fusillait les civils dans les rues, qu’il y avait eu des massacres dans Aerschot, et que l’armée belge, vaincue, se retirait sur Anvers, où ces grenadiers allaient se rassembler.

On disait, de plus, que des uhlans rôdaient aux environs d’Ostende, que l’on se battait autour de la ville, que les autorités, à bord du Marie-Henriette, attendaient, pour partir, la confirmation du danger.

Philippe trouva donc la banque fermée, des gens prêts à fuir, d’autres arrivant avec leurs pauvres hardes, dans un affolement d’animaux traqués. Sur une brouette de fugitif, un enfant dormait au soleil qui réchauffait sa misère ; une paysanne, accroupie au bord d’un trottoir, pleurait, immobile et les mains croisées autour des genoux. On prenait d’assaut le tramway vicinal, où Philippe eut grand peine à trouver place ; et il retourna vers La Panne, ennuyé de n’avoir pu négocier ses valeurs.

— Je vous les prendrai, dit M. Forestier, ne fût-ce que pour donner à Constantin une leçon de droiture.

Constantin, c’était M. Grassoux, à qui les Forestier ne pardonnaient pas son avarice. Ils n’osaient, toutefois, la lui reprocher. Les relations, déjà si tendues, se fussent brisées, sans doute, et l’on avait bien assez de la guerre sans y ajouter des querelles de famille. C’était la faiblesse de M. Forestier : il tremblait de se faire un ennemi. Aussi poussait-il l’indulgence à des extrémités déplorables, si bien que chacun exploitait sa bonassité.

Philippe, néanmoins, ne voulut point abuser de son beau-frère :

— Gardez votre argent, Bernard, vous en aurez besoin. Et Dieu sait s’il est difficile d’en trouver à présent. J’irai plutôt à Ypres, voir le docteur Claveaux, qui pourra, je suppose, négocier mes actions à la Banque de Courtrai.

Passant au fumoir, Philippe tira de sa poche un numéro du Times, qu’il s’était procuré à Ostende. Et, traduisant à Bernard les endroits principaux, il s’interrompit, afin de les commenter :

— C’est la première fois que j’entends une opinion sensée, exprimant ce que tout le monde pense et que personne, cependant, n’ose avouer… Que dites-vous de ceci ?… « La situation est grave. L’Angleterre ne pourra se contenter du rôle de spectatrice. Elle devra se rendre compte que l’existence future de l’empire est en jeu, autant que celle de la France et de la Belgique. Ne nous faisons pas d’illusions, et ne croyons pas que nous en serons quittes à envoyer quelques soldats, en subissant quelques privations et quelques pertes navales, dans une guerre qui dévastera la moitié de l’Europe. »

— J’en ai bien peur, soupira M. Forestier.

— Ce n’est pas tout ! reprit Héloir. Le correspondant militaire se plaint que l’on cache au public les mauvaises nouvelles. Cela n’est ni sage, dit-il, ni propre à soulever l’enthousiasme pour la guerre, à l’heure où le gouvernement a besoin du soutien de toute la nation.

Et, tournant la page :

— Voici le plus grave : la somnolence des Anglais. Voyez les titres des colonnes… « Une nation mal éveillée »… « Notre réel danger ». Hein ! Que diraient les stratèges de la plage, si on leur montrait cela ?

— Diable ! fit M. Forestier, nous qui attendons l’arrivée d’un million d’Anglais !… Pourvu que ces dormeurs s’éveillent à temps !

— Ils ouvrent un œil, dit Philippe, lord Kitchener demande cent mille hommes…

Tous deux se regardèrent, à l’écroulement d’une espérance vers laquelle toute la Belgique se tournait encore.

— S’il en est ainsi, murmura M. Forestier, nous sommes perdus… C’est tellement incroyable, ce que vous me dites-là, que je préfère ne pas y croire… Cent mille hommes !… Ils en sont réduits à demander cent mille hommes !… Allons faire un tour sur la plage… Cent mille hommes !… Non, vraiment, c’est insensé !

À la digue, ils rencontrèrent M. Grassoux, qui se passait sous le nez l’arôme d’un long cigare.

— à propos, dit le millionnaire, nous partons demain pour Folkestone.

— Vous plaisantez ? s’écria M. Forestier.

— Du tout… Si vous m’en croyez, tâchez de partir à temps.

— Merci ! je reste.

— Et vous, Philippe ? demanda M. Grassoux.

— Je vais à Ypres.

— À Ypres ? Et pour quoi faire ?

— Dame !… Il faut bien que je trouve de l’argent.

Aussitôt, M. Grassoux parut intéressé par le soleil du soir. Il montra, du bout de son cigare, le disque de feu qui se noyait dans la mer :

— Beau ciel ! fit-il, d’un air connaisseur.

Puis il se souvint « d’une affaire importante » et quitta brusquement ses amis, sur la promesse de les revoir le lendemain.

Quelques jours après, M. Forestier reçut de M. Grassoux une lettre charmante. Il s’excusait de son départ précipité, des embarras de la dernière heure, qui l’avaient retenu de la visite promise. Il ne comptait pas se fixer à Folkestone, où déjà beaucoup de Belges s’étaient réfugiés : « Nous vous enverrons notre adresse, dès que nous serons installés définitivement ».

Philippe comprit que les Grassoux le fuyaient autant que la guerre, et qu’ils prendraient soin de ne pas lui remettre son argent.

Il écrivit alors à son ami le Dr  Claveaux, espérant négocier par son entremise quelques actions de Rente belge, qui formaient la meilleure part de son modeste viatique. En retour du service qu’il demandait, Philippe offrit au médecin de l’aider dans sa clinique, le Dr Claveaux s’étant plaint d’y succomber à l’ouvrage.

« Mon cher », écrivit-il à Héloir « des blessés m’arrivent tous les jours, depuis que nos troupes cyclistes donnent la chasse aux uhlans qui s’aventurent dans les Flandres. Mes bonnes religieuses perdent la tête et me font souvent perdre la mienne. Si le désir de soigner des soldats vous tourmente la conscience, venez : vous me serez très utile. Et je vous promets de la besogne, en attendant que vos dames du monde aient organisé leurs hôpitaux. »

Laissant Marthe et Lysette chez M. Forestier, l’écrivain partit pour Ypres, heureux de revoir sa ville natale et le Dr  Claveaux, son ami d’enfance, qu’il estimait et admirait, sans toutefois l’aimer d’instinct, car il restait entre eux des rivalités de jeunesse, des jalousies d’ambition, que l’âge, heureusement, avait fort amorties.

En dépit d’eux-mêmes, ils se voyaient avec plaisir. Le médecin appréciait la conversation de Philippe, et celui-ci retrouvait à Ypres l’odeur ancienne, un peu surannée, pourtant délicieuse de la province. Et, maintenant que la guerre dévastait le pays, il ouvrait toute son âme à ces souvenirs du temps heureux, où l’on vivait sans craindre les Barbares, sans être menacé de leur culture, de leur infâme civilisation…