L’Habitation Saint-Ybars/XV

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 76-82).

CHAPITRE XV

Sous le Sachem



À peine Pélasge écartait-il les ramuscules, pour pénétrer sous la voûte, qu’une nuit épaisse se fit ; de gros nuages noirs couvraient tout le ciel. Il avança en tâtonnant. Graduellement une lueur semblable au crépuscule, descendit des rameaux supérieurs et se répandit dans la vaste rotonde. Pélasge en profita ; il voulut faire le tour de l’enceinte, en passant derrière le tombeau ; il en approchait et commençait à distinguer le fronton et les colonnes de l’entablement. Il se baissa pour passer sous l’extrémité d’une branche qui lui barrait le chemin. Mais il se redressa aussitôt, comme s’il eût changé d’idée subitement. Il se cacha sans bruit dans le feuillage, de manière à pouvoir regarder sans être vu. Il venait de se convaincre qu’il n’était pas seul sous le vieux sachem : autant qu’il put voir dans le clair-obscur, c’était une femme qui s’approchait. Il n’en douta plus, lorsque la personne inconnue s’arrêta devant la tombe. Elle était vêtue d’une robe blanche ; un voile blanc à travers lequel se dessinait vaguement sa figure, tombait sur ses épaules et descendait jusqu’au dessous de la taille. Debout devant le sépulcre, elle paraissait immobile comme lui.

Non seulement Pélasge se demandait qui était cette femme, mais encore ce qu’elle venait faire dans un pareil lieu, à une heure aussi avancée. Pourquoi s’arrêter ainsi devant ce mausolée ?

Cependant, Pélasge redoubla d’attention ; il venait d’entendre des pas. La femme se retourna ; quelqu’un venait à elle. Au même moment l’obscurité recommençait ; Pélasge ne vit plus rien, mais une voix d’homme et une voix de femme lui apportèrent le dialogue suivant.

La voix d’homme. ― « Vous devez me savoir gré d’être venu.

La voix de femme. ― « Oui ; je ne marchanderai pas pour vous remercier.

La voix d’homme. ― « Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ?

La voix de femme. ― « J’ai une promesse à vous demander ; faite devant cette tombe, vous la respecterez.

La voix d’homme. ― « Je vous reconnais bien là avec votre caractère qui ne ressemble à celui de personne. Soit ; parlez.

La voix de femme. ― « Engagez-vous solennellement à ne plus troubler mon repos, ou laissez-moi partir.

La voix d’homme. ― « Quoi ? Ne plus vous parler de ce qui est ma vie elle-même ! quoi ? m’ôter moi-même le droit d’espérer que je parviendrai enfin à vous fléchir !… non, jamais.

La voix de femme. ― « Alors, Monsieur, acceptez mon dédit.

La voix d’homme. ― « Vous auriez pourtant le courage de me déchirer ainsi le cœur. Je suis bien malheureux ! Parvenu à mon âge, j’éprouve pour la première fois, oui la première fois, la passion la plus forte et la plus douce qui puisse remplir l’âme ; et dire que la personne à qui elle s’adresse, est sans pitié pour moi ! Non, non, vous n’aurez pas la barbarie de me quitter. Voyons, rappelez-vous mes dernières propositions ; réfléchissez, il y va de votre avenir ; plus tard, quoiqu’il arrive, si vous acceptez mes offres, vous aurez une position assurée.

La voix de femme. ― « Assez, Monsieur ! c’est trop m’insulter. C’est à moi de vous dire : ― Réfléchissez ; il y va de votre honneur. ― Mais non, je ne vous parlerai pas de vous, puisque, dites-vous, le soin de votre dignité est une affaire qui ne regarde que vous. Mais moi, Monsieur, si j’acceptais ― enfin, donnons à la chose son vrai nom ― je serais votre concubine. Concubine à prix d’argent…ah ! Monsieur, ne renouvelez pas votre outrage ; de toutes les douleurs de ma vie je vous dois la plus poignante. Mais pensez-y donc ! ce serait l’infamie jointe à la trahison, ce serait de ma part, envers votre femme toujours admirablement bonne pour moi, l’ingratitude dans tout ce qu’elle a de plus odieux.

La voix d’homme. ― « ne me parlez pas de ma femme, si vous ne voulez m’exaspérer. Elle a faussé ma destinée ; elle est la malédiction de ma vie, puisque sans elle je pourrais vous épouser.

La voix de femme. ― « Si vous n’aimez plus cette sainte mère de famille, au moins respectez-la. Mais votre fille, Monsieur, vous ne me défendrez pas d’en parler. Voudriezvous me réduire, moi sa protectrice, moi sa seconde mère, à me couvrir du masque de l’hypocrisie pour lui parler des vertus qui font honorer son sexe ? Non, de mon regard, de ma voix, de mon contact sortirait un poison qui ternirait son adolescence.

La voix de l’homme. ― « Eh bien ! restez ; votre présence est aussi nécessaire à ma vie que l’air que je respire. Je consens à ne plus vous parler de mon amour ; j’en ferai le serment, mais je veux qu’au moins mon sacrifice ait sa récompense ; je veux signer, dans un baiser, l’arrêt par lequel je me condamne moi-même au désespoir.

La voix de femme. « Non, jamais ! résilions notre contrat, laissez-moi partir. »

Il y eut un moment de silence. La lumière revenait sous le chêne, si l’on peut appeler lumière une lueur dans laquelle les objets sont aperçus comme à travers un voile épais. Les deux personnes que Pélasge entrevoyait vaguement, avaient plutôt l’air de fantômes que d’être humains. Mais il n’avait pas besoin de les voir mieux, pour les reconnaître ; les voix qu’il entendait lui étaient familières, c’étaient celles de Saint-Ybars et de Nogolka.

Saint-Ybars s’avança, Nogolka recula.

« Non, c’est impossible, dit Saint-Ybars d’une voix frémissante, vous ne partirez pas ; ce serait ma mort.

« Je partirai, répondit Nogolka résolument ; j’invoquerai, sil le faut, l’intervention de la loi.

« Alors, reprit Saint-Ybars, ce baiser que je demandais comme récompense, laissez-le-moi comme souvenir, comme consolation pour le peu de temps que j’aurai à vivre.

« Non, Monsieur, répondit Nogolka tremblante ; n’avancez pas ! vous me faites peur et horreur. »

Nogolka ne pouvait plus reculer ; son dos était appliqué au tombeau. Saint-Ybars avançait toujours ; ses yeux flamboyaient, le reste de sa figure avait l’expression sinistre qui précède le crime.

« Eh bien ! femme que j’adore et que je hais, dit-il en grinçant des dents, puisque tu ne veux rien m’accorder, je prendrai tout. »

Et il se précipita sur Nogolka comme une bête féroce.

« Monsieur, ah ! Monsieur, s’écria-t-elle en se débattant, c’est un sacrilège ! vous profanez la tombe de vos ancêtres ; si votre père était ici, il vous tuerait. »

L’indignation donne des forces. Nogolka, les bras meurtris, les cheveux épars, parvint à se dégager ; elle repoussa violemment Saint-Ybars, et revint au tombeau. Là, elle se sentit épuisée. Voyant revenir Saint-Ybars, elle frissonna d’épouvante et de honte ; c’était le déshonneur qui s’approchait. Dans son désespoir, elle se mit à frapper des deux mains sur le marbre, en s’écriant comme une folle :

« O morts, morts sacrés, venez donc à mon secours ! »

Pélasge pensa qu’il était temps d’intervenir.

« La noble fille ! se dit-il, s’est bien défendue ; mais la voici aux abois. »

Il ouvrit la bouche, pour lancer ces deux mots à Saint-Ybars : « Halte-là ! » ― un incident imprévu refoula sa voix dans son gosier.

Nogolka frappait encore sur la tombe, lorsqu’un cri étrange, une sorte de plainte aiguë et sanglotante, sortit du feuillage, au-dessus du mausolée.

Il y eut quelques secondes de profond silence ; puis, tout l’espace que le sachem embrassait passa, coup sur coup, de l’obscurité à la lumière et de la lumière de l’obscurité. Les échos de la foudre lointaine vinrent mourir sourdement dans les branches du vieil arbre.

Nogolka n’était ni superstitieuse ni portée à admettre des faits surnaturels : mais n’ayant jamais entendu le cri de la chouette, elle ne savait à qui attribuer la voix qui répondait avec tant d’à-propos à la sienne. En tout cas, elle y vit un signe de salut. La confiance lui revint, une fierté sublime remplaça sur son visage, l’empreinte de la terreur.

Le cri de la chouette n’était pas chose nouvelle pour Saint-Ybars ; mais il était superstitieux, lui, comme beaucoup de gens chez qui les passions sont plus fortes que la raison. La voix lugubre de l’oiseau nocturne, fit sur lui le même effet que l’horloge sur le condamné à qui elle annonce le moment de son exécution. Ses forces l’abandonnèrent ; la honte et le mépris de lui-même l’envahirent : il pensa à ses enfants ; puis, passant brusquement de la stupéfaction au désespoir :

« Puisque vous voulez absolument partir, dit-il, vous partirez ; mais sachez-le bien : cinq minutes après que vous aurez laissé ma maison, une détonation d’arme à feu se fera entendre dans ma chambre ; on accourra, et on trouvera un cadavre sur le plancher. Adieu.

« Ce que vous dites là est abominable, Monsieur, s’écria Nogolka ; c’est la contrainte morale, c’est l’inquisition, c’est barbare, c’est lâche. »

La moitié des paroles de Nogolka n’arrivèrent pas aux oreilles de Saint-Ybars ; il s’était précipité vers la sortie.

Tout redevint silencieux ; les roulements du tonnerre dans le lointain étaient encore si étouffés qu’ils ne troublaient en rien la tranquillité rétablie sous le sachem. Cependant, les éclaires se multipliaient et envahissaient une grande partie du ciel. Nogolka, plongée dans ses pensées, n’entendait pas la foudre, ne voyait pas les éclairs. Elle se mit à parler tout haut, comme si elle se fût adressée à des personnes présentes. « Mes chers parents, dit-elle, lorsqu’après avoir dépensé votre petite fortune, pour compléter mon instruction, vous me disiez : ― Va maintenant dans le monde ; tu as tout ce qu’il faut pour gagner honnêtement ton pain ― vous étiez loin de soupçonner, n’est-ce pas, les dangers et les chagrins au-devant desquels vous m’envoyiez. Vous avez cru faire pour le mieux, cher père, chère mère bien-aimée : je ne vous reproche rien, soyez bénis. »

Après avoir prononcé ces paroles, elle se dirigea vers la porte, sans même penser à arranger ses cheveux. Pélasge la suivit avec précaution ; il ramassa son voile déchiré dans la lutte, et le mit sous son gilet.

Nogolka prit le grand chemin qui traversait les champs de cannes d’un bout à l’autre. Elle rentra par la cour de derrière. Le dogue de garde (il se nommait Cerbère), l’ayant sentie de loin, alla au-devant d’elle et appliqua amicalement son museau à sa main pendante, pour attirer son attention. Elle lui répondit par quelques caresses, et rentra.

Quand Pélasge vit de la lumière dans la chambre de Nogolka, il revint sur ses pas pour prendre un sentier qui conduisait au fleuve. De nombreux troncs d’arbres, saisis au passage, gisaient sur la batture ; il s’assit sur l’un d’eux, aussi près que possible de l’eau, pour respirer un air plus frais. Au loin, les éclairs serpentaient sur un fond noir. Le centre de l’orage semblait se déplacer vers l’Est ; jusque-là il n’était pas probable qu’il passât sur l’habitation Saint-Ybars.