L’Harmonie imitative de la langue française/Chant IV

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SUJET DU QUATRIÈME CHANT.


Application du système de l’harmonie imitative au bourdonnement des insectes et au cri de certains oiseaux. Episode dans le style simple. Conclusion du Poëme.

CHANT QUATRIÈME


 
C’est peu d’avoir rendu la voix du quadrupède,
À ce nouveau travail un plus vaste succède,
Car tous les animaux articulent des sons ;
Alors que je dis tous, j’excepte les poissons,
Et sans doute, jadis ils ont eu leur langage.
Si j’en crois ma chronique, au temps du premier âge,
La pesante baleine et le dauphin léger
Dialoguaient ensemble au lieu de se manger ;
Mais lorsque Jupiter, moins en pere qu’en juge,
Versa sur l’univers les torrens du déluge,
Les poissons rélégués dans leur propre élément
Se vantaient d’échaper au commun châtiment ;
Et ce dieu tout-à-coup leur imposant silence,
Leur ravit pour toujours, dans sa juste vengeance,
Le signe de l’effroi, le signe du desir,
Le cri de la douleur, et l’accent du plaisir.
Prends courage, ô ma langue, ô langue imitative !
Deviens plus que jamais, simple, douce et naïve,

Si l’insecte et l’oiseau sont imités par toi,
Tu ne me verras plus t’imposer d’autre loi.

Je laisse au gré du vent l’abeille vagabonde,
Varier le matin son murmure et sa ronde ;
Mais lorsque sur le soir un sonore bassin
Aura sous chaque abri réuni chaque essain,
Pour entendre frémir ces graves républiques
J’oserai m’approcher des ruches politiques,
Et je pourrai peut-être, espion indiscret,
Sans troubler leur travail, surprendre leur secret ;
Il bourdonne à propos ce frélon parasite,
Pirate obscur des fleurs qu’à respirer j’hésite ;
Mais cette guêpe avide, au banquet de Comus,
De Pomone, en cachette, outrage les tributs ;
Sans quartier, dans la chambre, il faut qu’on l’emprisonne ;
Qu’elle meure en rasant la vitre qui résonne !
Dans un blé vaste, aux yeux du meunier qui la suit,
La sauterelle agile, en criant, se trahit,
Et le grillon frileux par sa plainte assassine,
Enjoint au boulanger de couvrir sa farine.
Mais déjà les oiseaux m’appellent tour à tour,
Confondons la volière avec la basse-cour ;

Ne croyez pourtant pas que de mon plan esclave,
J’espère, en déclamant, noter ici l’octave,
Et contrefaire au vrai, le sublime refrain
Du savant rossignol et du tendre serin ;
Eh ! Quel homme pourrait exprimer leur ramage ?
C’est tout ce que le sèxe, à qui l’on rend hommage,
Peut faire quelquefois à force de chanter ;
Saint-Huberti, Trial, ont droit de l’imiter.
Mais il est des oiseaux d’une classe ordinaire
Dont la voix plus bizarre a plus de caractère.
Le long de ce grand mur qu’il arpente à son gré,
Que le paon orgueilleux, par l’orage inspiré,
Lance par intervalle un accent lamentable !
Tandis que la pintade, en cage inconsolable,
Exhale son ennui par un son plus perçant
Que celui d’un ciseau sur du marbre glissant.

L’aube n’a pas plutôt de ses lueurs obliques
Argenté le sommet des cabanes rustiques,
Que deux coqs commensaux, par un cri matinal,
D’un combat singulier se donnent le signal ;
Au travers du fumier les champions s’avancent,
À grands coups d’éperon l’un sur l’autre ils s’élancent :

Souvent le plus coquet est le plus fortuné,
Les poules à l’envi l’ont déja couronné,
Et ce vainqueur superbe en chantant sa conquête,
Comme un drapeau flottant balance encor sa crête.

Il sifle en grasséiant le grave perroquet,
Et je veux sur trois points diriger son caquet ;
Sincère courtisan d’un roi prudent et juste,
Qu’il dise à l’œil de bœuf : bonjour César-Auguste ;
Si ma maîtresse est froide et s’amuse à jaser,
Je veux que le fripon lui conseille un baiser ;
Et lorsque Bavius de boutique en boutique
Colportera le soir son œuvre satyrique,
J’entends qu’à ses barreaux l’animal cramponné
En le voyant de loin crie : as-tu déjeûné ?
Si dans mon cabinet je transporte sa cage,
Puisse alors son babil m’enhardir à l’ouvrage ;
Ah ! Pour me rappeller un modèle parfait,
Que son mot favori soit le nom de Gresset :
Beau perroquet mignon, c’en est assez sans doute,
Voilà déja du tems que le lecteur t’écoute,
D’ailleurs tu reviendrais à tes premiers discours,
Combien d’auteurs sans moi t’imiteront toujours !


Dans le fond des forêts émule de l’orfraie,
Hermite d’un vieux tronc que le hibou m’effraie !
Que la chouette cherche un cri plus déchirant !
Quant au triste coucou, d’arbre en arbre courant,
Sa voix que la coutume érige en noir présage
Au mari courroucé fera perdre courage.

La nuit sur la nature étend son voile gris,
Et fait frémir en l’air mille chauve-souris,
Ah ! fraulez mon chapeau, puisque c’est votre usage,
Mais de ce pauvre, au moins respectez le visage,
Au déclin d’un beau jour pour cesser de souffrir,
Il s’endort en plain champ sur la foi du zéphir ;
Volez, volez plutôt par cette cheminée,
Vous pourrez, sans remords, ô filles de Minée,
De ce Midas qui ronfle ébranler les rideaux,
Raser sa longue oreille et flétrir ses pavots.

Que le dinde glouton glousse en faisant la roue !
Que la canne criarde en barbotant s’enroue !
En déployant sa voix puisse l’oie en un coin
Ainsi qu’au capitole avertir au besoin !
Que le merle et le geai jasent avec l’agasse !
Seul dans un vers braillard que le corbeau croasse !


La caille aime à sifler, et la tendre perdrix
Par des accens coupés réunit ses petits.
Perché sur la tourelle où la nuit il se coule,
Du matin jusqu’au soir le doux ramier roucoule,
Et l’humble tourtereau tristement amoureux
Prolonge à la sourdine un soupir douloureux :
Le pigeon, du plaisir goûte la pure ivresse,
Il est apprivoisé pour peu qu’on le caresse,
Il est tendre et sensible, il pleure, et plût au ciel
Que l’homme, ainsi que lui, n’eut jamais eu de fiel !

Non loin des prés fleuris qu’arrose la Charente,
Lieux charmans où le soir l’ombre d’Ausone errante
Du brave d’Epernon prend l’ombre par la main,
Et va sous les débris d’un vieux cirque romain,
Du saintongeois moderne admirer en silence
L’esprit héréditaire et la rare vaillance ;
S’élèvent deux châteaux l’un à l’autre opposés,
Par un bois vénérable autrefois divisés...
D’un rigoureux tuteur esclave trop docile
Eustelle habitait l’un, et l’autre était l’asyle
Du jeune comte Eutrope, héritier séducteur,
Et du champ des beaux arts zélé cultivateur ;

Eustelle à dix-sept ans, d’une beauté parfaite,
N’avait rien pour charmer l’ennui de sa retraite,
Qu’un pigeon qui, les soirs en revenant du bois,
Pour atteindre à sa bouche escaladait ses doigts,
Ainsi donc l’innocence, élevait l’innocence ;
Leurs plaisirs étaient purs, leurs jeux sans conséquence,
Et je ne dirai point, pour ne pas crainte de supposer,
Lequel des deux à l’autre enseigna le baiser.
Pour Eutrope, il vivait dans le sein de l’étude,
Les neufs sœurs tour-à-tour charmaient sa solitude ;
Eutrope était dans l’âge où les sens nouveau-nés
Sous le joug du desir frémissent enchaînés,
Où quand on cherche un guide au bord de l’hypocrène,
L’esprit choisit Corneille, et le cœur La Fontaine ;
Vous étiez, ô bon Jean ! Son auteur favori,
Un matin qu’il lisait vos fables, près de lui,
D’un pigeon langoureux il entend le ramage,
Et l’apperçoit bientôt à travers le feuillage,
« Ah ! Beau pigeon, dit-il en fléchissant la voix,
Venez, je ne suis point ce méchant villageois
Qu’on eut vu l’autre jour, sans la fourmi prudente,
Darder sur votre frère une fléche sanglante. »

À de si doux accens le pigeon familier
Sur la main du lecteur vient se réfugier
Et tressaille de joie, en voyant dans l’ouvrage,
Grace au pinceau d’Houdry, passer sa propre image.
Ô des hameaux voisins confiantes beautés !
Il se peut qu’au détour de ces bois écartés,
Vous veniez pour cueillir de pâles violettes,
Retournez promptement vers vos humbles retraites,
Et redoutez Eutrope, un pigeon sur le poing ;
C’est l’oiseau de l’amour, le dieu n’est pas bien loin.
Sans rencontrer pourtant une seule bergère
Le comte a pénétré dans ce bois solitaire,
Et par un grand châtel de toute antiquité,
Au quart de sa lecture il se trouve arrêté,
S’en étonnerait-il ? Il oublierait sans doute
Qu’avec lui tout le jour La Fontaine a fait route,
Et que le tems jaloux dévore le chemin
Où nous nous promenons un bon livre à la main :
« Beau pigeon, reprit-il, j’aime votre constance,
Mais là dedans sans doute on pleure votre absence. »
Il dit : et sur l’airain des portes du château,
Son bras fait retentir l’impatient marteau ;

Eustelle ouvre elle-même et tous deux ils rougissent,
Ils demeurent muets, mais leurs ames s’unissent,
Et du premier regard on s’était entendu,
Les cœurs étaient donnés quand l’oiseau fut rendu.
Ô muse ! épargne-toi maint détail concevable ;
La tâche des amans est toujours si semblable,
Qu’on sait en quatre mots tout le roman du cœur :
Soupirs, occasion, résistance et faveur.
Si pourtant il le faut, dis qu’avec sa maîtresse,
Eutrope au bout d’un temps disputa de tendresse,
Et qu’au sein des plaisirs se laissant enflammer
Il oublia les arts hormis celui d’aimer ;
Lorsque le vieux tuteur s’en allait à la ville,
Le beau pigeon d’Eustelle à ses ordres docile
Traversant la forêt, courait rapidement
Du départ de l’argus avertir son amant,
Et ce courier exact portait à tire d’aîle
Des baisers que l’amant volait rendre à sa belle.
Quel bonheur ! Justes dieux ! S’il avait pu durer ?
Mais quel ruisseau jamais coula sans murmurer !
Et telle est des plaisirs la source trop légère !
Si tout mortel y boit, nul ne s’y désaltère.

Souvent, au moment même où deux amans d’accord
Dans l’espoir d’y puiser s’agenouillent au bord,
De son antre infernal qui domine la rive,
La jalousie hagarde avec fureur arrive,
Les sépare, et du fer de ses longs javelots
Se fait un jeu cruel d’en soulever les flots :
Chez l’objet de ses soins d’un pas lent et timide
Eutrope vient un soir sur la foi de son guide,
Il entend une voix ; son cœur en a frémi ;
La porte confiante est poussée à demi,
Et lui laisse, au reflet d’une oblique lumière,
Entrevoir un guerrier tout couvert de poussière,
Qui pleure auprès d’Eustelle et semble à l’embrasser
D’une absence pénible enfin se délasser ;
Il s’avance, immobile, il garde un froid silence,
Et sort : mais en sortant à l’étranger il lance
Ce coup-d’œil éloquent par Bellone inventé,
Que l’honneur à l’honneur n’a jamais répété ;
Et qui s’il ne peut faire à l’instant de l’offense,
Jaillir de deux poignards l’éclair de la vengeance,
Comme un subtil aimant doit attirer nos pas
Pour briguer ou promettre un généreux trépas.

Ogier (car c’est ainsi que le guerrier s’appelle)
Veut se rendre au signal, mais la discrette Eustelle
En opposant la ruse à ses nombreux efforts,
Lui fait pour l’arrêter un rempart de son corps.
Eutrope attend le soir, attend la nuit encore,
« Ah ! Dit-il en fureur, j’en atteste l’aurore,
La femme est sans constance et l’homme est sans honneur,
Beaux-arts que j’ai quittés, rendez-moi le bonheur. »
Le front morne et pensif, il gagne ses pénates,
Catulle ! C’est envain qu’à présent tu te flattes
De calmer le transport de ses fougueux esprits,
Par la douce langueur qu’exhalent tes écrits.
Il allume sa haîne à ces rimes cruelles
Que Boileau, vieux alors, lança contre les belles,
Dans du fiel distillé des mains de Juvenal
Il trempe le stilet qu’il vole à Martial,
Et méditant sur l’heure un horrible libelle,
Sans honte et sans remords, il ose contre Eustelle
Sur un papier brulant précipiter des vers
Qui des pleurs de l’amour sont quelquefois couverts.
Ah, suspendez le cours d’une injuste satyre,
Eutrope, il vaudrait mieux ignorer l’art d’écrire,

Que de suivre, au hazard, ces apprentifs auteurs,
Qui d’un sèxe timide odieux détracteurs,
Dans les pamphlets malins de leurs plumes novices
Veulent faire passer ses défauts pour des vices.
Téméraire écrivain, sachez qu’on ne peut pas,
Ternir l’éclat des fleurs qui croissent sous ses pas,
Et que pour émousser les traits de la censure
Vénus à tout son sèxe a prêté sa ceinture.

Le soleil a déjà remonté l’horison,
Et le comte n’a point recouvré sa raison ;
Le cher pigeon revient à l’heure accoutumée,
Pour la première fois la fenêtre est fermée ;
Le volatile exact à remplir son devoir,
Dans l’espoir d’être vu, se contente de voir,
S’obstine en roucoulant à faire sentinelle,
Et frappe à coups de bec une vître rebelle ;
Eutrope à ce signal d’horreur se sent saisi,
« Le voilà cet oiseau qu’Eustelle avait choisi,
Ce confident trompeur de l’objet le plus traître, »
En achevant ces mots il ouvre sa fenêtre ;
Le tranquille pigeon n’en est point allarmé,
D’un fer impitoyable Eutrope s’est armé ;

Ici ma plume tremble et mon ame est émue,
De ce tableau sanglant je détourne ma vue,
Le coup fatal se porte et l’innocent oiseau
Chancelle, crie et tombe aux pieds de son bourreau ;
Mais tout en éprouvant des atteintes mortelles,
On dirait qu’il invite à chercher sous ses aîles ;
Eutrope les écarte, un billet précieux,
Irrite au même instant ses regards curieux,
Et parcouru trois fois par ses lèvres rapides,
Il échape trois fois à ses mains trop avides,
« L’officier que ton cœur a si mal soupçonné,
Eutrope, c’est mon frère, un hazard fortuné
Après dix ans d’exil le rend à sa patrie,
Et je l’aime après toi, cent fois plus que ma vie ;
Reviens donc sur le champ t’assurer de ma foi,
Je ne l’ai qu’embrassé, les baisers sont pour toi. »
« Ah, dit-il, qu’ai-je fait ? Et quelle barbarie ! »
Sa parole s’arrête et son ame est flétrie,
Il ne connaît plus rien, et ses sombres regards
En exprimant la rage errent de toutes parts ;
D’Eustelle il voit, hélas ! Le messager fidelle
Tourner encor sur lui sa débile prunelle,

Roidir ce col d’albâtre autrefois caressé,
Et s’étendre aussitôt insensible et glacé :
Aux fureurs de l’amant le repentir succède,
À son crime excusable il soupçonne un remède ;
Par un instinct subit il se sent inspiré,
Et du pigeon mourant ouvrant le bec serré,
Par le canal étroit d’une paille incertaine
Il lui souffle un vin chaud qu’a tiédi son haleine ;
Le beau pigeon d’Eustelle a paru respirer,
Eutrope, en le rendant, pourrait tout réparer ;
Il l’emporte en tremblant ; le chemin dans sa fuite
Disparait sous ses pas que l’espoir précipite,
Il revoit son Eustelle, il tombe à ses genoux ;
Il se soumet d’avance à son juste courroux,
Et lui conte en pleurant ce que l’on vient d’entendre.
Eustelle tour à tour est inflexible et tendre,
Sa bouche à haute voix lui commande de fuir,
Et son œil indulgent lui défend d’obéir ;
D’une main délicate, à qui l’on porte envie,
Elle enferme en son sein l’oiseau presque sans vie,
Qui de ces doux climats aspirant la chaleur,
Recouvre par degrès sa première vigueur.

Eutrope en insistant sut obtenir sa grace,
Et tout autre aurait pu l’obtenir à sa place.

Beau sèxe à ton courroux dusses-tu m’immoler,
C’est ton plus grand secret que je vais révéler,
Tu peux dans certains cas prendre un air inflexible,
Mais sans doute une fois que ta pudeur sensible
Après avoir long-temps prolongé nos desirs,
Nous a fait par l’estime arriver aux plaisirs ;
Eussions-nous par hazard ralenti nos hommages,
Fussions-nous bien ingrats, fussions-nous bien volages,
Jamais le triple airain de la froide rigueur,
Ne peut malgré nos torts environner ton cœur :
La vengeance, en cachette, a beau t’offrir des armes,
L’amour reprend ses droits en répandant des larmes,
Son flambeau rallumé jette encor plus de feu
Et ton premier pardon vaut ton premier aveu.

J’ai su depuis qu’Eutrope avec la jeune Eustelle
Avait serré les nœuds d’une chaîne éternelle,
Qu’au pigeon réchappé des horreurs de la mort
Une douce colombe avait uni son sort,
Et que le brave Ogier déposant son armure,
Pour nourrir par l’exemple une flamme si pure,

Faisait de tems en tems couver sous leurs regards
Les oiseaux de Vénus dans le casque de Mars.

Si dans ma tache ingrate, aidé de l’épisode,
J’ai réduit, parmi nous, l’harmonie en méthode ;
Français, de votre langue admirez tout le prix ;
Contemplez la souvent dans vos auteurs chéris,
Et sublime et folâtre, et simple et tempérée.

Quand vous aurez fait choix d’une image assurée,
Songez qu’il est un art de peindre par les mots,
Et copiez toujours la nature à propos.
Tâchez que les patois épurés dans leur course,
Viennent de jour en jour se confondre à la source ;
Et puisse le berger s’écrier sous ses toits,
La langue que je parle est la langue des Rois.