L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 54
D’vne damoiſelle de ſi bonne nature, que voyant ſon mary, qui baiſoit ſa chambriere, ne s’en feit que rire : & pour n’en dire autre choſe, diſt qu’elle rioit à ſon ombre.
NOVVELLE CINQVANTEQVATRIESME.
ntre les monts Pyrenées & les Alpes, y
auoit vn gentil-homme nommé Thogas,
lequel auoit femme, enfans, vne fort belle
maiſon, & tant de biens & de plaiſirs,
qu’il auoit occaſion de viure content, ſinon
qu’il eſtoit ſubiect à vne grande douleur
au deſſous de la racine des cheueux :
tellemẽt que les medecins luy conſeillerent de deſcoucher d’auec
ſa femme. A quoy elle ſe conſentit treſvolontiers, n’ayant
regard qu’à la vie, & à la ſanté de ſon mary. Elle feit mettre ſon
lict en l’autre coing de ſa chambre vis à vis de celuy de ſon mary,
en ligne ſi droicte, que l’vn ne l’autre n’euſt ſceu mettre la
teſte dehors, ſans ſe veoir tous deux. Ceſte damoiselle tenoit
auec elle deux chambrieres, & ſouuent que le ſeigneur & la damoiſelle
eſtoient couchez, prenoit chacun d’eux quelque liure
de paſſe-temps, pour lire chacun en ſon lict : & leurs chambrieres
tenoient la chandelle, c’eſt à ſçauoir la ieune au ſeigneur, &
l’autre à la damoiselle. Ce gentil-homme voyant ſa chambriere
plus ieune, & plus belle que ſa femme, prenoit ſi grand plaiſir
à la regarder, qu’il interrompoit ſa lecture pour l’entretenir.
Ce que tresbien oyoit ſa femme, & trouuoit bon que ſes ſeruiteurs
& ſeruantes feiſſent paſſer le temps à ſon mary, penſant
qu’il n’euſt amitié à autre qu’à elle : mais vn ſoir, qu’ils eurent
leu plus longuement que de couſtume, la damoiſelle regardant
du long du coſté du lict de ſon mary, ou eſtoit la ieune chambriere, qui tenoit la chandelle, laquelle elle ne voyoit que par
derriere, & ne pouuoit veoir ſon mary, ſinon du coſté de la cheminée,
qui retournoit deuant ſon lict, elle le veid contre vne
muraille blanche, ou reuerberoit la clarté de la chandelle, &
recogneut tresbien le portraict du viſage de ſon mary & de celuy
de ſa chambriere, s’ils s’eſlongnoient, s’ils s’approchoient,
ou s’ils rioient : dont elle en auoit auſsi bonne cognoiſſance, cõme
ſi elle les euſt veuz. Le gentil-homme qui ne s’en donnoit
de garde, ſe tenant ſeur que ſa femme ne les pouuoit veoir,
baiſa ſa chambriere, ce que pour vne fois ſa femme endura ſans
dire mot : mais quand elle veit que les vmbres retournoient
ſouuent à ceſte vnion, elle eut peur que la verité fuſt couuerte
deſſous. Parquoy elle ſe print tout hault à rire, en ſorte que les
vmbres eurent peur de ſon ris, & ſe ſeparerent. Et le gentil-homme
luy demanda pourquoy elle rioit ſi fort, & qu’elle luy
donnaſt part de ſa ioye. Elle luy reſpondit : Mon amy, ie ſuis ſi
ſotte, que ie ris à mon vmbre. Et iamais quelque enqueſte qu’il
peut faire, ne luy en confeſſa autre choſe. Si eſt ce qu’il baiſa ceſte
face vmbrageuſe.
Et voila dequoy il m’eſt ſouuenu, quand vous m’auez parlé de la dame, qui aimoit l’amie de ſon mary. Par ma foy, diſt Emaruſitte, ſi ma chambriere m’en euſt faict autãt, ie me feuſſe leuée, & luy euſſe tué la chandelle ſur le nez. Vous eſtes bien terrible, diſt Hircan, mais c’euſt eſté bien employé : voſtre mary & la chambriere ſe feuſſent mis contre vous, & vous euſſent tresbien battuë, car pour vn baiſer ne fault pas faire ſi grand cas. Encores euſt mieux faict ſa femme de n’en ſonner mot, & de luy laiſſer prendre ſa recreation, qui l’euſt peu guerir de ſa maladie. Mais, diſt Parlamente, elle auoit peur que la fin du paſſe-temps le feit plus malade. Elle n’eſt pas, diſt Oiſille, de ceux contre qui parle noſtre ſeigneur : Nous vous auons lamenté, & vous n’auez point pleuré, nous auons chanté, & vous n’auez point dancé. Car quand ſon mary eſtoit malade, elle pleuroit : & quand il eſtoit ioyeux, elle rioit. Ainſi toutes femmes de biẽ deuſſent auoir la moitié du bien, du mal, de la ioye, & de la triſteſſe de leurs mariz, & les aimer, obeïr & ſeruir, cõme l’egliſe a Ieſus Chriſt. Il faudroit donc, ma dame, diſt Parlamente, que noz mariz fuſſent enuers nous cõme Ieſus Chriſt enuers ſon egliſe. Auſsi faiſons nous, diſt Saffredent, & ſi poſsible eſtoit nous le paſſeriõs. Car Ieſus Chriſt ne mourut qu’vne fois pour ſon egliſe, & nous mourons tous les iours pour noz femmes. Mourir ! diſt Longarine, il me ſemble que vous & les autres, qui ſont icy, valez mieux eſcuz, que ne faiſiez grands blancs, auãt que fuſsiez mariez. Ie ſçay bien pourquoy, diſt Saffredent, c’eſt pource que ſouuent noſtre valeur eſt eſprouuée : mais ſi ſe ſentent bien noz eſpaules, d’auoir longuement porté la cuiraſſe. Si vous auiez eſté contrains, dift Emarſuitte, de porter vn mois durant, le harnois, & coucher ſur la dure, vous auriez grand deſir de recouurer le lict de voſtre bonne femme, & porter la cuiraſſe, dont maintenant vous vous plaignez. Mais on dict, que toutes choſes ſe peuuent endurer, ſinon l’aiſe, & ne peut on cognoiſtre le repos, ſinon quand on l’a perdu. Ceſte bonne femme, diſt Oiſille, qui rioit quand ſon mary eſtoit ioyeux, auoit bien à faire à trouuer ſon repos par tout. Ie croy, diſt Longarine, qu’elle aimoit mieux ſon repos que ſon mary, veu qu’elle ne prenoit à cueur choſe qu’il feiſt. Elle prenoit biẽ à cueur, diſt Parlamente, ce qui pouuoit nuire à ſa conſcience, & à ſa ſanté mais auſsi ne ſe vouloit point arreſter à petite choſe. Quand vous parlez de la conſcience, vous me faictes rire, diſt Simõtault : c’eſt choſe, dont ne voudrois iamais, fors à bõ droict, que ma femme euſt ſoucy. Il ſeroit bien employé, diſt Nomerfide, que vous euſsiez vne telle femme, que celle, qui monſtra bien apres la mort de ſon mary, d’aimer mieux ſon argent que ſa conſcience. Ie vous prie, diſt Saffredent, dictes nous ceſte nouuelle, & pour ce faire ie vous donne ma voix. Ie n’auois pas deliberé, diſt Nomerfide, de racompter vne ſi courte hiſtoire, mais puis qu’elle vient à propos ie la diray.