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L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 56

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Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 171r-173v).
Vn cordelier marie frauduleuſement vn autre cordelier ſon compagnon à vne belle ieune damoiſelle, dont ils ſont puis apres tous deux puniz.


NOVVELLE CINQVANTESIXIESME.



En la ville de Padouë paſſa vne dame Frãçoiſe, à laquelle fut rapporté, que dedans les priſons de l’Eueſché y auoit vn cordelier : & s’enquerant de l’occaſion, pource qu’elle voyoit, que chacun en parloit par mocquerie, luy fut dict, que ce cordelier, homme ancien, eſtoit confeſſeur d’vne fort hõneſte dame & deuote, demeurée vefue, qui n’auoit que vne ſeule fille, qu’elle aimoit tant, qu’il n’y auoit peine qu’elle ne print pour luy amaſſer du bien, & luy trouuer vn bon party. Or voyant ſa fille deuenir grande, eſtoit continuellement en ſoucy de luy trouuer mary, qui peuſt viure auecques elles deux, en paix & en repos, c’eſt à dire, qui fuſt hŏme de conſcience, cŏme elle s’eſtimoit eſtre. Et pource qu’elle auoit ouy dire à quelque ſot preſcheur, qu’il valoit mieux faire mal par le conſeil des docteurs, que faire bien cõtre l’inſpiration du ſainct Eſprit, s’adreſſa à ſon beaupere confeſſeur, homme deſ-ia ancien, docteur en Theologie, eſtimé bien viuant de toute la ville, s’aſſeurant par ſon conſeil & bonnes prieres ne pouuoir faillir de trouuer le repos d’elle & de ſa fille. Et quand elle l’eut bien fort prié de choiſir vn mary pour ſa fille, tel qu’il cognoiſſoit qu’vne femme aimant Dieu & ſon honneur deuoit ſouhaitter, il luy reſpondit, que premierement il falloit implorer la grace du ſainct Eſprit par oraiſons & ieuſnes. Et puis ainſi que Dieu cõduiroit ſon entendement, il eſperoit de trouuer ce qu’elle demandoit, & ainſi alla le cordelier d’vn coſté penſer à ſon aſſaire. Et pource qu’il entendit de la dame, qu’elle auoit amaſſé cinq cens ducats tous preſts pour donner au mary de ſa fille, & qu’elle prenoit ſur ſa charge la nourriture des deux, les fourniſſant de maiſon, meubles, & accouſtremens : il s’aduiſa qu’il auoit vn ieune compagnon de belle taille, & agreable viſage, auquel il donneroit la belle fille, la maiſon, meubles, ſa vie & nourriture aſſeurée, & que les cinq cens ducats luy demeureroient pour vn peu ſoulager ſon ardente auarice. Et apres qu’il eut parlé à ſon compagnon, & ſe trouuerent tous deux d’accord, il retourna vers la dame, & luy diſt : Ie croy ſans faulte, que Dieu m’a enuoyé ſon ange Raphaël, comme il feit à Thobie, pour trouuer vn parfaict eſpoux à voſtre fille : car ie vous aſſeure, que i’ay en main le plus honneſte ieune gentil-homme, qui ſoit en Italie : lequel a quelque fois veu voſtre fille, & en eſt ſi bien prins, qu’auiourd’huy ainſi que i’eſtois en oraiſon, Dieu le m’a enuoyé & m’a declaré l’affectiõ qu’il auoit à ce mariage. Et moy, qui cognois ſa maiſon & ſes parens, & qu’il eſt de vie notable, luy ay promis de vous en parler. Vray eſt qu’il y a vn inconuenient, que ſeul ie cognois en luy : c’eſt, qu’en voulant ſecourir vn de ſes amis, qu’vn autre vouloit tuer, tira ſon eſpée, penſant les departir, mais la fortune aduint, que ſon amy tua l’autre. Parquoy luy, combien qu’il n’ait frappé nul coup, eſt fugitif de ſa ville, pource qu’il aſsiſta au meurtre. Et par le conſeil de ſes parens, s’eſt retiré en ceſte ville, en habit d’eſcolier, ou il demeure incogneu, iuſques à ce que ſes parens ayent mis ordre à ſon affaire, ce qu’il eſpere eſtre faict de bref. Par ce moyen faudroit le mariage eſtre faict ſecrettement, & que vous fuſſiez cõtente, que le iour il allaſt aux lectures publicques, & tous les ſoirs vint ſoupper & coucher ceans. A l’heure la bonne femme luy diſt : Monſieur, ie trouue en ce que vous me dictes grãd aduantage : car au moins i’auray pres de moy ce que ie deſire le plus en ce monde. Ce que le cordelier feit, & le luy amena bien en ordre, auec vn beau pourpoinct de ſatin cramoiſi, dont elle fut bien aiſe : & apres qu’il fut venu, feirent les fiançailles, & incontinẽt que mynuict fut paſſé, feirent dire vne meſſe, & eſpouſerent, & puis allerent coucher enſemble, iuſques au poinct du iour, que le marié diſt à ſa femme, que pour n’eſtre cogneu, il eſtoit cõtrainct ſ’en aller au college. Ayãt prins ſon pourpoint de ſatin cramoiſi & ſa robbe longue, ſans oublier ſa coëffe noire, vint dire à Dieu à ſa femme, qui encores eſtoit au lict, & l’aſſeura que tous les ſoirs il viendroit ſoupper auec elle, mais que pour le diſner il ne ſe falloit attẽdre : & ainſi ſ’en partit, & laiſſa ſa femme, qui ſ’eſtimoit la plus heureuſe du monde, d’auoir trouué vn ſi bon party. Et ainſi ſ’en retourna le ieune cordelier marié, à ſon vieil pere, auquel il porta les cinq cens ducats, dont ils auoient conuenu enſemble, par l’accord du mariage : & au ſoir ne faillit de retourner ſoupper auec celle, qui le cuidoit eſtre ſon mary, & ſ’entretint ſi bien en l’amour d’elle, & de ſa belle mere, qu’ils ne l’euſſent pas voulu changer auec le plus grand prince du monde. Ceſte vie continua quelque temps : mais ainſi que la bonté de Dieu a pitié de ceux, qui ſont trompez de bonne foy, par ſa grace & bonté aduint qu’vn matin il print grande deuotion à ceſte dame, & à ſa fille, d’aller ouïr la meſſe à ſainct François, & viſiter leur bon pere confeſſeur, par le moyen duquel elles penſoient eſtre ſi bien pourueuës, l’vne de beau fils, & l’autre de mary. Et de fortune ne trouuans leur confeſſeur, ne autre de leur cognoiſſance, furent contentes douïr la grande meſſe qui ſe commençoit, attendans ſ’il viendroit point. Et ainſi que la ieune dame regardoit ententiuement au ſeruice diuin, & au myſtere d’iceluy, quand le preſtre ſe retourna, pour dire Dominus vobiſcum, ceſte ieune mariée fut toute ſurprinſe d’eſtonnement. Car il luy ſembloit, que c’eſtoit ſon mary, ou vn pareil de luy : mais pour cela ne voulut ſonner mot, & attendit iuſques à ce qu’il ſe retournaſt encores vne fois, ou elle l’aduiſa beaucoup mieux, & ne doubta point, que ce ne fuſt luy. Parquoy, elle tira ſa mere, qui eſtoit en vne grande contemplation, en luy diſant : Helas ! ma dame, qu’eſt-ce que ie voy ? La mere luy demanda : Quoy ? C’eſt, diſt elle, mon mary qui dit la meſſe, ou la perſonne du monde qui mieux luy reſemble. La mere, qui ne l’auoit point bien regardé, luy diſt : Ie vous prie, ma fille, ne mettez point ceſte opinion dedans voſtre teſte. Car c’eſt vne choſe totalement impoſsible, que ceux, qui font ſi ſainctes gens, feiſſent vne telle tromperie : vous pecheriez grandement contre Dieu, d’adiouſter foy à vne telle opinion. Toutesfois ne laiſſa pas la mere d’y regarder. Et quand ce vint à dire, Ite miſſa eſt, cogneut veritablement, que iamais deux freres d’vne ventrée, ne furent ſi ſemblables : toutesfois elle eſtoit ſi ſimple, qu’elle euſt volontiers dict : Mon Dieu, garde moy de croire ce que ie voy : Mais, pource qu’il touchoit tant à ſa fille, ne voulut pas laiſſer la choſe ainſi incogneuë, & ſe delibera d’en ſçauoir la verité. Et quand ce vint au ſoir, que le mary deuoit retourner, lequel ne les auoit aucunement apperceuës, la mere vint dire à ſa fille. Nous ſçaurons, ſi vous voulez, maintenant la verité de voſtre mary : car ainſi qu’il ſera dedans le lict, ie l’iray trouuer, & ſans qu’il y penſe, par derriere, vous luy arracherez ſa coëffe, & nous verrons ſ’il aura telle coronne, que celuy qui a dict la meſſe. Ainſi qu’il fut deliberé, il fut faict : car ſi toſt que le meſchant mary fut couché, arriua la vieille dame, & en luy prenant les deux mains, comme par ieu, ſa fille luy oſta ſa coëffe, & demeura auec ſa belle coronne : dont mere & fille, furent tant eſtonnées, qu’il n’eſtoit poſsible de plus. Et à l’heure appellerent des ſeruiteur de leans, pour le faire prendre & lier, iuſques au matin, & ne luy ſeruit nulle excuſe ne beau parler. Le iour venu, la dame enuoya querir ſon confeſſeur, feignant auoir quelque grand ſecret à luy dire, lequel y vint haſtiuemẽt : & elle le feit prendre comme le ieune, luy reprochant la tromperie, qu’il luy auoit faicte. Et ſur cela, enuoya querir la iuſtice, entre les mains de laquelle elle les meit tous deux. Il eſt à iuger que, ſ’il y auoit des gens de bien pour iuges, ils ne laiſſerent pas la choſe impunie.

Voila, mes dames, pour vous monſtrer, que tous ceux, qui vouënt pauureté, ne ſont pas exempts d’eſtre tentez d’auarice, qui eſt l’occaſion de faire tant de maux. Mais tant de biens, diſt Saffredent : car de cinq cens ducats, dont la vieille vouloit faire treſor, en furent faictes beaucoup de cheres. Et la pauure fille, qui auoit tant attẽdu vn mary, par ce moyen en pouuoit auoir deux, & ſçauoir mieux parler à la verité de toutes hierarchies. Vous auez touſiours les plus faulſes opinions, diſt Oiſille, que ie vey iamais : car il vous ſemble, que toutes les femmes ſont de voſtre complexion. Ma dame, ſauf voſtre grace, diſt Saffredent : car ie vouldrois qu’il m’euſt couſté beaucoup, & elles fuſſent auſsi aiſées à contenter, que nous. Voila vne mauuaiſe parole, diſt Oiſille : car il n’y a nul icy, qui ne ſçache bien tout le contraire de voſtre dire. Et qu’il ne ſoit vray, le compte, qui eſt faict maintenant, monſtre bien l’ignorance des pauures femmes, & la malice de ceux, que nous tenons meilleurs, que vous autres hommes : car elle ne ſa fille, ne vouloient rien faire à leur fantaſie, mais ſoubmettoient leur deſir à bon conſeil. Il y a des femmes ſi difficiles, diſt Longarine, qu’il leur ſemble qu’elles doiuent auoir des anges. Et voila pourquoy, diſt Simontault, elles trouuent ſouuent des diables, principalement celles, qui ne ſe confians en la grace de Dieu, cuident par leur bon ſens, ou celuy d’autruy, pouuoir trouuer en ce monde quelque felicité, qui n’eſt donnée, ny ne peult venir, que de Dieu. Comment ? Simontault, diſt Oiſille, ie ne penſois que vous ſceuſsiez tant de bien. Ma dame, diſt Simontault, c’eſt grand dommage, que ie ne ſuis bien experimenté. Car par faulte de me cognoiſtre, ie voy que vous auez mauuais iugement de moy : mais ſi puis-ie bien faire le meſtier d’vn cordelier, puis que le cordelier ſ’eſt meſlé du mien. Vous appellez donc eſtre meſtier, diſt Parlamente, de trõper les femmes : & ainſi de voſtre bouche meſme vous vous iugez. Quand i’en aurois trompé cent mil, diſt Simõtault, ie ne ſerois pas encores vengé, des peines, que i’ay euës pour vne ſeule. Ie ſçay, diſt Parlamente, combien de fois vous vous plaignez des dames : & toutesfois nous vous voyons ſi ioyeux & en bon poinct, qu’il n’eſt pas à croire, que vous ayez eu tous les maux, que vous dictes. Mais la belle dame ſans mercy reſpond qu’il ſiet bien, que lon le die, pour en tirer quelque confort. Vous alleguez vn notable docteur, diſt Simontault, qui ſeulement n’eſt faſcheux, mais le faict eſtre toutes celles, qui ont leu & ſuiuy ſa doctrine. Si eſt-ce, que ſa doctrine, diſt Parlamẽte, eſt autãt profitable aux ieunes dames, que nulle que ie ſçache. S’il eſtoit ainſi, diſt Simontault, que les dames fuſſent ſans mercy, nous pourrions bien faire repoſer noz cheuaux, & laiſſer rouïller noz harnois, iuſques à la premiere guerre, & ne faire, que pẽſer du meſnage. Et ie vous prie dictes moy, ſi c’eſt honneſteté à vne dame d’auoir le nom d’eſtre ſans pitié, ſans charité, ſans amour, & ſans mercy ? Sans charité & amour, diſt Parlamente, ne fault il pas qu’elle ſoit : mais ce mot de mercy ſonne ſi mal entre les fẽmes, qu’elles n’en peuuent vſer, ſans offenſer leur honneur : car proprement mercy, eſt accorder la grace qu’on demande. Et lon ſçait bien celle, que les hommes deſirent. Ne vous deſplaiſe, ma dame, diſt Simontault, il y en a de ſi raiſonnables, qui ne demandent que la parole. Vous me faictes ſouuenir, diſt Parlamente, de celuy qui ſe contentoit d’vn gand. Il fault que nous ſachons, qui eſt ce gracieux ſeruiteur, diſt Hircan, & pour ceſte cauſe ie vous donne ma voix. Ce me ſera plaiſir de le dire, diſt Parlamente : car elle eſt pleine d’honneſteté.