L’Histoire romaine de Michelet

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L’Histoire romaine de Michelet
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 481-506).
L’HISTOIRE ROMAINE
DE MICHELET

Je n’oublierai jamais l’impression que m’a faite l’Histoire romaine de Michelet, quand je l’ai lue pour la première fois. J’étais très jeune et j’habitais une des villes où Rome a laissé le plus de souvenirs. Les monumens romains de Nîmes ont ce caractère particulier que, comme ils sont mieux conservés qu’ailleurs, et quelques-uns presque intacts, ils n’ont jamais été entièrement hors d’usage. La Maison-Carrée n’a cessé d’être un temple que pour devenir une église ; on en a fait de nos jours un musée. La Porte d’Auguste a servi longtemps d’entrée à la gendarmerie départementale, et les Arènes continuent à être le lieu où se donnent les fêtes publiques. Ce ne sont donc pas à proprement parler des ruines, c’est-à-dire quelque chose de mort et d’inutile ; il n’y a pas d’effort à faire pour leur rendre la vie, puisqu’en réalité ils vivent, et qu’on s’en sert. Dès ma première enfance, j’avais tellement l’habitude de les voir, je m’étais si bien familiarisé avec eux, que plus tard, au collège, lorsqu’on me parla de ceux qui les avaient bâtis, ils ne me semblèrent pas tout à fait des inconnus, et je n’étais pas sûr de ne les avoir jamais rencontrés dans les environs du Nymphée ou sous les voûtes du temple de Diane. En seconde, on me fit apprendre par cœur les Considérations de Montesquieu ; mais ces phrases d’oracle ne me disaient pas grand’chose. Je comprenais mieux Rollin : il n’a guère fait que traduire les historiens anciens, et il est difficile qu’on ne trouve pas un grand charme dans les narrations de Tite-Live ou de Plutarque. Par malheur, en les traduisant, il les affadit ; il ne peut nous les rendre que dans la langue de son temps, qui, chez les écrivains de second ordre, comme lui, paraît un peu traînante et terne ; nous sommes accoutumés aujourd’hui à plus de vivacité et de coloris : Rollin n’était donc pas encore ce qu’il me fallait.

C’est alors que l’Histoire romaine de Michelet me tomba sous la main : je ne la lus pas, je la dévorai. J’y trouvai ce que je cherchais instinctivement, un récit qui me mît sous les yeux une race d’hommes que je désirais connaître et que je sentais bien ne nous être pas tout à fait étrangère. Grâce à lui, tout ce passé sortit pour moi de la pénombre où il était jusque-là plongé, et, du même coup, les vieux monumens, que j’avais de tout temps fréquentés, se peuplèrent d’êtres animés, en chair et en os, qui m’étaient aussi familiers que ceux au milieu desquels je passais ma vie. Michelet m’a donc aidé à comprendre et à aimer l’antiquité, et en parlant ici de son livre, c’est une ancienne dette que je vais payer[1].


I

L’Histoire romaine parut en 1831 ; Michelet avait alors trente-trois ans. Depuis quatre ans, il était maître de conférences à l’École normale et y enseignait surtout la philosophie. C’est seulement en 1829, c’est-à-dire à trente et un ans, qu’il se consacra entièrement à l’histoire.

Ne le plaignons pas de ce retard. Quoi qu’on prétende aujourd’hui, il est utile à celui qui veut être un professeur de ne pas se cantonner trop vite dans une étude spéciale ; l’histoire surtout, prise trop tôt et sans contrepoids, serait pleine pour lui de dangers. Si l’on n’y apporte une certaine maturité d’intelligence et quelque largeur de vues, cette multitude de menus détails où elle nous plonge risque de nous submerger. Une fois empêtré dans le document, on n’en sort plus, à moins qu’on ne se soit fait d’avance un esprit capable de choisir et de généraliser. Malheureusement les idées contraires semblent aujourd’hui prévaloir, principalement chez ceux qui se destinent à connaître et à enseigner l’histoire : ils négligent de plus en plus ces études préliminaires par lesquelles on croyait utile de s’y préparer ; comme on veut arriver vite, on supprime tout ce qui ne paraît pas mener directement au but. Autrefois la licence ès lettres opposait quelque résistance à ces impatiens ; l’administration complaisante a créé pour eux une licence atténuée qui n’arrête presque plus personne. Grâce à des simplifications funestes, les jeunes gens peuvent aborder l’enseignement de l’histoire grecque et romaine sans savoir ni le latin ni le grec et en s’abandonnant à la trahison des traductions. Le mal a commencé par les Facultés des lettres ; il atteint aujourd’hui l’Ecole normale, où l’on travaille à affaiblir de plus en plus cette éducation générale qui en faisait l’éclat et la force : on en verra bientôt les conséquences.

Michelet, lui, n’a pas été si pressé et ne s’en est pas trouvé trop mal. Il ne lui a pas nui, pour bien comprendre l’antiquité, de commencer par enseigner les lettres latines et grecques aux écoliers du collège Charlemagne, et d’expliquer avec eux Tite-Live, Tacite, et, pour parler comme lui, « le divin Virgile ». À l’Ecole normale, il s’est d’abord étendu et assoupli l’esprit en étudiant Aristote, Platon, Condillac, les Écossais, en cherchant dans Vico les lois du développement de l’humanité. Aucun de ces travaux n’a été perdu pour lui. Quand, plus tard, il lui a fallu concentrer ses forces sur l’enseignement de l’histoire, sans s’y être directement et exclusivement préparé, il était prêt, et du premier coup il s’est trouvé un maître.

Les élèves de l’Ecole normale qui, en 1829, assistaient à ses premières leçons sur l’histoire romaine ne s’aperçurent pas qu’ils avaient affaire à un débutant ; il les tint pendant un an sous le charme de sa parole et poussa l’exposition des premiers siècles de Rome jusqu’à l’époque des décemvirs. À ce moment, il s’interrompit et partit pour l’Italie. Il voulait voir les lieux où s’accomplirent les événemens qu’il avait entrepris de raconter et se mettre ainsi plus directement en contact avec les choses et les hommes du passé. Rien ne semble plus naturel aujourd’hui et personne ne songerait à le remarquer ; cependant peu d’historiens jusque-là s’étaient avisés de le faire ; au XVIIe et au XVIIIe siècle, on ne croyait pas que, pour composer une œuvre historique, il fût nécessaire de voyager autre part que dans les bibliothèques. En voici une preuve bien surprenante : en 1739, le président de Brosses s’en alla en Italie pour y consulter les manuscrits de Salluste dont il se proposait de compléter et de refaire la grande histoire que nous avons presque entièrement perdue. Ce voyage lui donna l’occasion d’écrire à ses amis des lettres charmantes, qui nous ont conservé le tableau le plus fidèle et le plus vivant de la société italienne de cette époque. Mais ce qu’on a peine à imaginer c’est que cet homme d’esprit, qui possédait à ce point le talent de voir et de peindre, ne songea pas un moment à en profiter pour donner un peu plus d’animation à l’histoire qu’il composait. Je ne crois pas qu’il y ait un seul mot, dans son livre, qui puisse rappeler qu’il avait vu de ses yeux les lieux dont il parle. Aussi nous paraît-il aujourd’hui parfaitement ennuyeux.

Avec Michelet on devait s’attendre à autre chose. Il était parti pour l’Italie, convaincu que ce beau pays « voudrait bien dire quelque chose à ce jeune homme qui venait de si loin l’interroger. » A peine y a-t-il mis le pied que l’enchantement commence : « Ah ! cette vieille terre italique, sur quelque point que vous la touchiez, la vie frémissante en jaillit et la jeunesse éternelle ! Si l’on vous redit qu’elle est morte, n’en croyez rien. » Elle a surtout fidèlement conservé les anciens souvenirs, et, à chaque pas qu’il fait, Michelet les y retrouve ; ils assiègent son imagination ; l’histoire le dispute, l’enlève presque à la contemplation de la nature, dont pourtant il est si passionnément épris. Il s’arrache au grand spectacle des Alpes pour ne songer, pendant qu’il les passe, qu’à Hannibal et à Napoléon. Sur les hauteurs de l’Apennin, « cette épine dorsale de l’Italie », il voit des femmes aux formes viriles travailler, comme les Liguriennes d’autrefois, à bâtir des murailles et se croit revenu aux temps antiques. Plus loin, quand il rencontre ces bergers armés qui mènent sur les hauteurs les moutons de la Pouille et les grands bœufs de la campagne romaine, il lui semble les reconnaître, il les a déjà vus chez les historiens antiques. Ce sont les vieux Samnites, « ces pâtres féroces, ennemis des laboureurs de la plaine, adversaires opiniâtres de la grande cité italique, comme les cantons d’Uri et d’Unterwalden l’étaient de Berne ». Lorsque de là il redescend dans les plaines de la Toscane, qu’il traverse les rangées d’oliviers « dont la pâleur virgilienne s’égaie des retombées de la vigne », il ne songe qu’aux anciens Etrusques ; il croit revoir leurs monumens « empreints d’une sensualité mélancolique qui jouit à la hâte et profite des délais de la colère céleste » ; il s’irrite que ce pays ne veuille pas laisser pénétrer davantage les mystères de sa langue et de ses origines : « C’est l’Egypte de l’Occident ; celle de l’Orient, avec ses sphinx énigmatiques, ses hiéroglyphes, est claire à côté. » Mais il est surtout venu pour voir Rome ; c’est elle qu’il visite avec le plus de soin et d’amour, et qui, dans le présent, lui fait le mieux comprendre le passé. Il raconte, dans ses notes de voyage[2], qu’un matin il a pu, grâce à la protection de l’ambassadeur, visiter le musée du Vatican, qui n’était pas ouvert au public. « Il avait pénétré seul dans ces catacombes d’un peuple de marbre et tout le jour erré au milieu de ces blanches figures qui le regardaient. » A la tombée du jour, il était allé au Colisée : c’était tous les soirs son habitude, et il avait eu cette fois la bonne fortune rare de n’y trouver personne. Il nous dit qu’alors perdu dans sa contemplation solitaire, il vit ou crut voir, à travers la lumière incertaine, que le vieil amphithéâtre se peuplait d’étranges figures. Il y retrouvait plusieurs de celles qu’il avait vues le matin, d’autres encore, toutes rayonnantes d’un éclat pâle, d’une infinie douceur. « C’était comme une assemblée de dieux qui me donnait, sur un point de l’espace, la vision du génie mystérieux de l’antiquité. »

Cette vision, personne ne l’a jamais eue au même degré que Michelet. Je suis des gens qui sont disposés à lui en faire un reproche. Ils ne pensent pas, comme Taine, que « la vie humaine n’étant pas une formule, mais un drame, si l’histoire n’est pas animée, elle n’est ni complète, ni fidèle ». Ils ont imaginé une définition de l’historien d’où cette qualité de faire revivre les hommes et les choses est exclue. Pour eux, c’est une sorte d’ouvrier laborieux, qui fouille les sources, en tire les faits et les expose sans les juger. Son premier devoir, nous disent-ils, est de se cacher derrière son œuvre, qui doit rester entièrement impersonnelle. Et comme il était bon d’autoriser cette opinion extraordinaire par un exemple, ils sont allés chercher l’Histoire des empereurs de Tillemont et nous la proposent comme une sorte de modèle et d’idéal. Je crois bien que Tillemont serait très confus de l’honneur qu’on veut lui faire, lui qui a tenu à déclarer, en tête de son livre, qu’il ne fait pas une histoire, mais qu’il veut simplement préparer des matériaux pour les historiens. Est-il vrai d’ailleurs que, malgré la résolution qu’il avait prise de laisser la parole aux auteurs anciens, il ne lui arrive jamais de la prendre ? S’est-il interdit autant qu’on le prétend de manifester son sentiment ? Il aime mieux sans doute faire connaître l’opinion des autres ; mais à l’occasion il nous donne aussi la sienne, et toujours avec beaucoup de netteté et de vigueur. Quand Dion se plaint que sous une monarchie absolue on ignore le secret des affaires, Tillemont se fâche contre lui, il le trouve impertinent de vouloir le connaître, et déclare « qu’on sait toujours assez de choses pour admirer l’ordre et la sagesse de Dieu dans la conduite du monde. » Après nous avoir raconté qu’on décerna l’apothéose à Vespasien, il ajoute que, « pendant que les hommes en faisaient une divinité, le vrai Dieu le condamnait avec les démons au feu de l’enfer. » On voit qu’ici le modeste Tillemont ne se cache pas derrière son œuvre, comme on voudrait nous en faire une loi ; sa personnalité se montre, il décide, il juge et même il damne. En réalité, pour qu’un historien soit complet, il faut qu’il y ait en lui deux hommes, un érudit et un voyant. Erudit, Michelet l’était avec une sorte de passion ; il avait la curiosité du passé parce qu’il en avait l’amour ; et, pour m’en tenir à l’Histoire romaine, je ne crois pas qu’aucune source de quelque importance lui ait échappé. Quant à cette qualité particulière d’éveiller en soi la vision des événemens et des hommes pour la communiquer aux autres, c’est sa vertu maîtresse ; il l’a possédée plus que personne ; et c’est ce qui fait qu’après soixante ans, son ouvrage se lit encore avec un si vif intérêt.


II

Mais, si le livre de Michelet a conservé, malgré le temps, tout son attrait, n’a-t-il rien perdu de sa solidité ?

On s’est beaucoup occupé, en France et ailleurs, depuis un demi-siècle, de l’histoire romaine, et il n’est pas possible que ce travail, auquel des savans illustres ont mis la main, soit resté sans résultat. On a mieux éclairé quelques coins obscurs, redressé des erreurs, pénétré plus au fond des institutions antiques. Il y aurait donc des corrections à faire au livre de Michelet ; mais ce sont en général des corrections de détail. Dans l’ensemble, l’œuvre a résisté et se tient debout. Je ne vois guère qu’un chapitre qui ait décidément vieilli et demanderait à être profondément modifié, et c’est peut-être celui qui, de son temps, parut le plus nouveau et le plus hardi. Michelet y raconte à sa façon d’où venaient les populations primitives de l’Italie et par qui Rome fut fondée. La question était alors très agitée, et si Michelet, qui se tenait au courant des discussions, ne nous paraît pas l’avoir bien résolue, c’est qu’on n’avait pas encore tous les élémens pour la résoudre. La critique des deux derniers siècles a eu bientôt fait de jeter à terre le récit des origines romaines dont Tite-Live nous a laissé la version définitive et officielle. Mais ce n’était que la moitié du travail : la place une fois déblayée, il fallait y bâtir quelque chose ; la science allemande, depuis une soixantaine d’années, s’y est courageusement employée. Quand elle s’est mise à l’ouvrage, le moment était favorable. Les travaux de Wolf sur Homère avaient rendu l’intelligence et le goût des époques primitives. On espérait bien pousser la connaissance du passé beaucoup plus loin qu’on ne l’avait fait et l’on se donnait beaucoup de mal pour ajouter plusieurs siècles à l’histoire. Ces efforts, comme on pense, excitaient la curiosité de Michelet, qui les suivait avec une très vive attention. Il étudiait les anciennes religions dans la Symbolique de Creuzer, traduite par Guigniaut ; il lisait avec passion les Antiquités du droit de Jacob Grimm et se proposait d’écrire un ouvrage sur ce modèle ; ses entretiens avec Eugène Burnouf lui donnaient l’idée de la philologie comparée et lui faisaient entrevoir la lumière que cette science naissante jetterait un jour sur les origines des peuples. Dans les dispositions d’esprit où il se trouvait, on comprend l’impression que dut produire sur lui l’ouvrage de Niebuhr et sa tentative hardie pour relever les ruines qu’on avait faites. Il ne nous cache pas qu’il en fut comme ébloui. « Rome, dit-il, fut renouvelée par l’invasion des hommes du Nord, et il a fallu aussi un homme du Nord, un barbare, pour renouveler l’histoire de Rome… Il a su l’antiquité comme l’antiquité ne s’est pas toujours sue elle-même. Que sont auprès de lui Plutarque et tant d’autres Grecs pour l’intelligence du rude génie des premiers âges ?… Il a détruit, mais il a reconstruit ; reconstruit, comme il pouvait, sans doute : son livre est comme le Forum, si imposant avec tous ses monumens bien ou mal restaurés. On sent souvent une main gothique, mais c’est toujours merveille de voir avec quelle puissance le barbare soulève ces énormes débris. »

Malgré son admiration, Michelet n’a pas adopté le système entier du « barbare » ; il n’en a pris qu’une partie, ce qui lui paraît le plus simple et le plus acceptable. Le problème qui se pose à celui qui veut refaire l’histoire des origines romaines est celui-ci : il faut trouver une hypothèse qui rende compte à la fois de ce qu’il y a de semblable et de contraire dans le génie de la Grèce et de Rome, qui explique comment deux peuples qui paraissent presque frères par certains endroits sont par d’autres si différens. Voici comment cette difficulté est résolue dans Michelet : les Romains supposaient que, dans les temps les plus reculés, avant toute histoire, leur pays était occupé par un peuple qu’ils appellent les Aborigènes, et dont ils ne peuvent dire que le nom. Ces Aborigènes, Michelet les identifie avec les Pélasges. Or, les Pélasges sont des Grecs, les plus anciens de tous, ceux dont on prétend que les autres sont issus ; de sorte que si les Romains, comme les Grecs, descendent des Pélasges, les deux peuples se trouvent avoir un père commun, et voilà d’un coup toutes les ressemblances expliquées. Par malheur, ce n’est encore que la moitié du problème. D’ailleurs, aucun texte formel n’autorise à donner aux Pélasges le rôle que Michelet leur attribue. On a trop abusé d’eux jusqu’ici ; comme ils sont fort mal connus, et que par-là ils se prêtent complaisamment à toutes les conjectures, ils ont servi à combler les lacunes de l’histoire, et on les a mis trop souvent où l’on ne trouvait rien à mettre. Il faut chercher autre chose.

Le problème a été définitivement résolu de nos jours, et c’est à la philologie comparée, cette science que Michelet voyait naître dans le cabinet d’Eugène Burnouf, qu’en revient l’honneur.

Quand les peuples, qui occupèrent autrefois un pays, y ont laissé quelque vestige de la langue qu’ils parlaient, l’étude de ces débris, la comparaison avec les idiomes voisins suffit presque toujours à nous apprendre d’où ils viennent et ce qu’ils étaient. Pour me borner en ce moment à l’Italie, et même à une partie de l’Italie, à celle qui est située vers le centre, des deux côtés de l’Apennin, et qui a formé plus tard les États de l’Église, les savans qui recueillaient les inscriptions qu’on y trouve s’aperçurent que plusieurs sont écrites dans des langues diverses, qui sont évidemment celles des anciens peuples du pays. En ne tenant pas compte de quelques dialectes obscurs, qui ne paraissent être que des patois de village, ils en ont surtout distingué trois : l’ombrien, l’osque et le vieux latin. Après beaucoup de tâtonnemens et d’erreurs, ils sont parvenus à les déchiffrer[3]. Elles sont aujourd’hui parfaitement connues, et, en les rapprochant les unes des autres, on a été amené à faire deux observations importantes. La première, c’est qu’elles diffèrent absolument des autres langues qui se parlaient dans la péninsule, comme le messapique et l’étrusque, et qu’au contraire elles se ressemblent beaucoup entre elles. Déjà les anciens s’en étaient aperçus ; la science moderne a confirmé leurs conjectures : les peuples qui s’en servaient étaient frères. Pour les distinguer de leurs voisins, qui sont d’un autre sang, on les appelle d’ordinaire Italiques ou Italiotes. L’autre observation, c’est que la langue qu’ils parlaient, et qui, avec quelques variétés, est à peu près la même pour tous, appartient au groupe des langues indo-européennes. Les Italiotes faisaient donc partie de cette grande famille de peuples qui venaient on ne sait d’où, qui se sont mis en route on ne sait quand, mais dont nous savons avec certitude que ce sont nos pères. Ils se dirigèrent vers l’occident, et à chaque étape de leur long voyage une partie d’entre eux, quittant les autres, alla chercher fortune de son côté. C’est ainsi qu’ils ont successivement laissé en chemin ceux qui sont devenus les Slaves, les Germains, les Celtes. Plus tard, beaucoup plus tard peut-être, ce qui restait finit aussi par se séparer en deux groupes. Les uns descendirent dans ce petit pays montagneux, aux côtes dentelées, qui fut la Grèce. Les autres poussèrent devant eux, et, profitant des facilités que leur offraient les Alpes en s’abaissant vers la mer, ils pénétrèrent dans la péninsule italique. On a cru plusieurs fois retrouver leurs traces dans les plaines marécageuses qu’inonde le Pô, où ils habitaient des villages construits sur pilotis. Mais ils en furent sans doute chassés par l’invasion de quelque peuple voisin, et, descendant un peu plus bas, ils s’établirent dans le pays qu’ils n’ont plus quitté, les Ombriens au nord, les Osques au midi, les Sabins et les Samnites au centre, les Latins le long du Tibre.

Voilà certainement une histoire bien sommaire et qui est loin de satisfaire tout à fait notre curiosité ; mais au moins elle est sûre. Elle repose sur une base solide, la comparaison des langues. Nous n’avons pas besoin d’aller chercher nos renseignemens dans des traditions incertaines, rapportées par des grammairiens ignorans, interprétées par des critiques téméraires. Nous les avons sous la main : ouvrons au hasard un livre de Cicéron, lisons quelques vers de Virgile ; dans cette page de latin que nous savons par cœur, toute l’histoire primitive du peuple romain est renfermée, et la science n’a pas de peine à l’y découvrir. Les mots les plus anciens, dont les racines se retrouvent dans toutes les langues aryennes, nous ramènent au temps où ce peuple était mêlé et confondu avec tous les autres membres de la famille ; ceux qui ne lui sont communs qu’avec les Hellènes nous conservent le souvenir de cette période, probablement assez longue, où les deux peuples sont restés réunis, après le départ de leurs frères. Ceux enfin qui n’appartiennent qu’au latin sont de l’époque la plus récente, où les Italiotes ont vécu seuls et se sont développés d’eux-mêmes. Dès lors tout s’éclaire dans leur passé. Les ressemblances surprenantes qu’on remarque entre eux et les Hellènes sont la conséquence naturelle du long séjour qu’ils ont fait ensemble : pouvaient-ils n’avoir pas entre eux plus de liens communs qu’avec les autres, étant les derniers de la famille qui se soient séparés ? Les différences non plus ne sont pas difficiles à comprendre. Les deux races ont beaucoup changé avec le pays même où elles se sont établies et la vie que chacune d’elles a menée. Leur caractère s’est façonné sur leurs destinées ; elles ont perdu certaines qualités, dont elles n’avaient pas à faire usage ; elles en ont gagné d’autres que leur imposaient les nécessités de l’existence. A la longue, leurs institutions, leurs habitudes, leurs idées, et par suite leurs langues même se sont modifiées ; et c’est ainsi qu’on s’explique aisément qu’elles se ressemblent et qu’elles diffèrent.

Toutes ces vérités, on commençait à peine à les soupçonner quand Michelet publia son ouvrage. A. la façon dont il semble lui-même par momens les entrevoir et dont il les salue d’avance, on ne peut douter qu’il les eût bien accueillies s’il les avait mieux connues. Soyons sûrs que, quelques années plus tard, il aurait compris et composé autrement qu’il ne l’a fait les premiers chapitres de son histoire.


III

Les chapitres qui suivent ne nous arrêteront guère. Une fois que les Romains sont engagés dans la conquête du monde, Michelet les suit au pas de course. Sans rien omettre d’essentiel, il s’en tient ordinairement à un récit rapide.

C’est un résumé qu’il a voulu faire ; il ne peint qu’à grands traits. Quand, par exemple, il s’agit de la lutte de Rome avec les Sammites, il se garde bien de nous raconter par le menu les marches et les contremarches de Papirius Cursor ou de Fabius Maximus. Quelques souvenirs, que lui fournit sa riche mémoire, quelques coups de pinceau lui suffisent pour nous mettre devant les yeux ce que nous devons savoir : « Alors s’ouvre cette terrible épopée de la guerre du Samnium, le combat de la cité contre la tribu, de la plaine contre la montagne. C’est l’histoire des Saxons et des Highlanders de l’Ecosse, ceux-là disciplinés en gros bataillons, ceux-ci assemblés en milices irrégulières ; mais la nature est de leur parti. Les montagnes couvrent et protègent leurs enfans. Déniés sombres, pics aériens, torrens orageux, neiges et frimas des Apennins, les élémens sont pour les fils de la terre contre les fils de la cité. » Et c’est ainsi que, de tableaux en tableaux, en montrant les événemens plutôt qu’en les racontant, Michelet nous conduit, par un chemin qui nous semble court, des origines de Rome à la fin de la république.

Dans cette série de brillantes esquisses, il y en a qui l’ont un peu plus retenu que les autres. Tel est le récit des guerres puniques ; il est visible qu’il s’y est particulièrement intéressé et qu’il était satisfait de la manière dont il l’avait traité. Trente ans après, revoyant son ouvrage pour une édition nouvelle, il nous dit avec une pleine franchise : « Ce récit est très fort dans mon histoire ; il en est la partie importante, solide, qui, je crois, restera. » C’est pour nous une invitation à le regarder de plus près.

On comprend que les guerres puniques aient attiré Michelet. Il y a peu de spectacles aussi dramatiques, dans l’histoire, que le choc de ces deux grands empires combattant pour la domination du monde, que les terribles vicissitudes de la lutte, et la grandeur du désastre final, « où une civilisation tout entière passa d’un coup, comme une étoile qui tombe. » Ce qui ajoute à l’intérêt des événemens, c’est qu’ils nous ont été transmis par des historiens incomparables. Polybe en était presque contemporain ; s’il n’y a pas assisté en personne, il vivait dans la maison des Scipions où l’on devait en parler souvent. Curieux comme il l’était, et avide de savoir la vérité, il a dû interroger les survivans de ces grandes batailles, il a visité les lieux où elles s’étaient livrées, réuni des documens dans les archives publiques et privées, qui lui étaient ouvertes. Son histoire est une merveille de précision, d’exactitude, et surtout d’impartialité ; il était décidé à se tenir aussi loin des exagérations des amis de Rome que des partisans de Carthage et à prendre le milieu entre Fabius Pictor et Philinos d’Agrigente. Du reste, il n’a pas de peine à être impartial ; les passions qui troublent la sérénité de l’âme et la rectitude du jugement lui sont étrangères. Il est sans illusions et sans préjugés, et, comme il se connaît bien et se juge sincèrement, il prévoit que son livre, d’où la rhétorique et le merveilleux sont bannis, risque d’ennuyer les lecteurs ordinaires et il s’y résigne d’avance. À cette histoire sage et froide, Tite-Live ajoute une flamme, le patriotisme. Aussitôt tout y change d’aspect ; le patriotisme peut égarer l’historien, et quand Tite-Live et Polybe ne sont pas d’accord, je crains bien que ce ne soit Polybe qui ait raison ; mais quel intérêt, quelle animation, quelle vie il donne aux récits de Tite-Live ! Silius Italicus était vraiment un grand sot de croire qu’ils avaient besoin qu’on les mît en vers pour être une véritable épopée. Avec quelle passion il suit toutes les fortunes de Rome ! comme il souffre de ses défaites, comme il triomphe de ses victoires ! et comme on sent que c’est son cœur qui parle, lorsqu’en finissant il nous dit : « Je suis aussi heureux d’être arrivé au terme de la guerre, que si j’avais pris part moi-même aux fatigues et aux dangers ! » L’émotion qu’il éprouve se communique à ceux qui le lisent, et Michelet n’y a pas échappé.

Mais il y a mis quelque chose de plus et qui lui appartient. Dès le début, il montre que cette guerre n’est pas un de ces conflits ordinaires d’intérêt ou de vanité qui se vident par les armes, et dont il ne reste rien, une fois que la paix est faite ; elle lui apparaît comme le duel de deux races irréconciliables, les Aryens et les Sémites, qui se sont partout rencontrées, partout combattues avec fureur. Dès lors, la lutte prend une grandeur singulière. Derrière les rivaux de Rome, Michelet aperçoit les Juifs, les Phéniciens, les Arabes, et l’histoire entière du monde jusqu’aux croisades. Les institutions des Carthaginois, leur caractère, leurs usages s’expliquent par ceux de la race entière. Comme leurs pères, les Phéniciens, « c’est un peuple dur et triste, sensuel et cupide, aventurier sans héroïsme. » Dans la manière dont ils font la guerre, leurs instincts de négocians se retrouvent : c’est pour eux un commerce comme un autre. « La vie d’un marchand industrieux avait trop de prix pour la risquer, lorsqu’il pouvait se substituer avec avantage un Grec indigent, un barbare espagnol ou gaulois. Carthage savait, à une drachme près, à combien revenait la vie d’un homme de telle nation. Un Grec valait plus qu’un Campanien, celui-ci plus qu’un Gaulois ou un Espagnol. Ce tarif du sang bien connu, Carthage commençait une guerre comme une spéculation mercantile. Elle entreprenait des conquêtes, soit dans l’espoir de nouvelles mines à exploiter, soit pour ouvrir des débouchés à ses marchandises ; elle pouvait dépenser cinquante mille mercenaires dans cette entreprise, davantage dans telle autre. Si les rentrées étaient bonnes on ne regrettait pas la mise de fonds ; on rachetait des hommes, et tout allait bien. » Et d’un trait il nous décrit ces mercenaires auxquels Carthage doit sa fortune : « On peut croire qu’en ce genre de commerce, comme en tout autre, elle choisissait les marchandises avec discernement. Elle usait peu des Grecs, qui avaient trop d’esprit et ne se laissaient pas conduire aisément ; elle préférait les barbares, l’adresse du frondeur baléare, la furie du cavalier gaulois (la furia francese), la vélocité du Numide, maigre et ardent comme son coursier, l’intrépide sang-froid du fantassin espagnol, si ferme au combat, avec sa saie rouge et son épée à deux tranchans. » Il n’est guère douteux que ce soient ces descriptions si pleines de vie et de couleur qui aient donné à Flaubert l’idée d’écrire Salammbô.

Michelet éprouve la plus vive admiration pour Hannibal, qu’il appelle « le vrai génie de la guerre, encore plus qu’Alexandre et que César. » Il nous dit que cette grande figure imprime chez lui et respect et terreur ; on le voit bien, car il ne l’aborde pas aussi familièrement que les autres et s’en tient à distance. C’est qu’aussi il n’est pas facile de l’approcher ; nous n’avons sur lui aucun de ces renseignemens intimes qui font revivre les hommes du passé. Polybe n’en a point laissé de portrait ; celui qu’en trace Tite-Live est mesquin et vague[4]. Après tout, ce n’est peut-être pas un malheur pour sa renommée qu’on ne puisse pas trop le connaître. Ces indiscrétions sur la vie privée, ces petits détails de mœurs et de caractère dont nous sommes si friands aujourd’hui, s’ils rendent un homme plus vivant, risquent aussi de le rapetisser ; l’ombre dans laquelle celui-ci est plongé pour nous le grandit. « Il ne faut pas, dit Michelet, chercher l’homme dans Hannibal ; sa gloire est d’avoir été la plus formidable machine de guerre dont parle l’antiquité. » Ce qui se voit en lui le plus clairement, c’est qu’il fut l’introducteur d’une manière nouvelle de faire la guerre ; il ressemble à Napoléon qui, par les coups de foudre de ses premières campagnes, dérouta les tacticiens de l’ancienne école.

Hannibal produisit la même impression sur les généraux de Rome ; il les déconcerta par l’audace de ses conceptions et la rapidité de ses mouvemens. Au début de la guerre, quoiqu’ils sentent bien la nécessité de le prévenir, ils arrivent toujours en retard. Ils vont le chercher en Espagne, quand il a passé les Pyrénées ; ils l’attendent sur les bords du Rhône pendant qu’il arrive au pied des Alpes, et lorsque enfin ils l’ont rejoint ; ils se laissent jouer par ses combinaisons adroites, dont ils ne savent jamais se défendre : il les attaque quand leurs troupes sont encore à jeun, ou après qu’elles viennent de faire une marche fatigante ; il les force à combattre dans des défilés où ils ne peuvent s’étendre, le dos contre un fleuve, avec le soleil et la poussière dans les yeux. Cette façon de faire la guerre n’étonne pas seulement les généraux romains, elle les scandalise. Ces stratagèmes leur semblent d’abominables trahisons ; ils les appellent des perfidies, fraudes punicæ. On dirait que ce qui les indigne, c’est surtout de n’être pas battus dans les règles. Ces gens si merveilleusement solides, mais lents et lourds de nature, ont toujours un peu manqué d’initiative et d’élan. Un ennemi nouveau et hardi peut facilement les surprendre dans l’impétuosité des premières rencontres ; ils reconnaissent eux-mêmes qu’il leur faut s’habituer à l’adversaire avant de le vaincre et que, dans presque toutes les guerres, ils ont commencé par être battus[5]. Pour se remettre de leur désarroi, d’ordinaire il leur faut quelque temps. Les nobles surtout, esclaves des traditions et qui en tiraient leur force, se résignaient difficilement à des façons nouvelles d’agir. En face des Carthaginois victorieux, qui les troublaient par leur audace, ne se fiant plus à la fortune depuis qu’ils voyaient que leurs anciens procédés avaient cessé de réussir, ils étaient disposés à traîner la guerre en longueur et à patiemment attendre que l’ennemi leur donnât quelque prise contre lui. Admirables dans la résistance, la décision leur manquait pour les offensives vigoureuses. Au contraire, les plébéiens, plus enclins aux nouveautés, pensaient qu’on ne pourrait vaincre Hannibal qu’en faisant comme lui et ils demandaient qu’on se jetât audacieusement dans la mêlée. Deux fois ils élurent des consuls qui partageaient leurs sentimens et qui, au lieu de se tenir sur les hauteurs, comme Fabius, et de regarder de loin piller les campagnes et brûler les villes, descendirent dans la plaine et offrirent la bataille. Par malheur, ni les généraux ni les soldats n’étaient faits encore à la tactique nouvelle ; ils échouèrent misérablement et manquèrent amener la perte de Rome ; il fallut remonter sur les collines avec le Cunctator, et revenir à la guerre d’escarmouches et de surprises. Et pourtant, c’étaient les plébéiens qui avaient raison : pour délivrer l’Italie d’Hannibal, il fallait se mettre à son école, tenter un coup d’audace, et, comme il l’avait fait lui-même, porter la guerre chez l’ennemi. C’est ce que comprit Scipion, lorsqu’il résolut d’aller vaincre les Carthaginois à Carthage. Cette fois, les temps étaient mûrs, les troupes suffisamment aguerries, l’opinion publique unanime, sauf chez les quelques vieillards obstinés qui ne renonçaient pas à leurs vieilles méthodes, l’ennemi épuisé par la longueur de l’effort qu’il avait dû faire, et Rome fut victorieuse. En somme, ce fut la politique de Flaminius et de Varron, les vaincus de Trasimène et de Cannes, qui à la fin l’emporta.


IV

Michelet, entraîné par la rapidité de son récit, n’a pas pris le temps de nous exposer dans son ensemble la constitution romaine. Le plan qu’il avait adopté ne lui permettait guère d’en faire une étude spéciale ; il mentionne les révolutions politiques avec les autres événemens, au moment où elles se produisent, en quelques mots il les juge, et, pour plus de détails, il renvoie à Montesquieu, qu’il cite volontiers. Depuis que son livre a paru, on a beaucoup étudié le jeu compliqué des institutions de Rome et ajouté quelque chose à ce que nous en savions déjà. Je voudrais résumer rapidement l’idée que nous en donne Michelet, quand il est amené à en parler, et ce que nous en apprennent les auteurs plus récens, ou du moins, pour ne pas trop m’étendre, dégager ce qui leur semble en être le principe essentiel.

Les étrangers qui visitent un pays nous renseignent souvent bien mieux sur lui que les gens qui l’ont toujours habité. Ils aperçoivent plus nettement ce qui lui est propre et sont plus frappés des qualités et des défauts qui le distinguent. C’est ce qui donne un prix particulier pour nous aux observations que fit Polybe, pendant son séjour à Rome. Comme c’était un esprit très cultivé, et qui avait étudié, dans les livres d’Aristote, les diverses formes de gouvernement, il crut reconnaître qu’elles étaient mêlées dans la constitution romaine, et que ce mélange en faisait la force et l’originalité. Assurément il ne voulait pas dire que de parti pris, et après beaucoup de réflexions, les hommes d’Etat de Rome, empruntant à des pays monarchiques ou républicains certaines institutions, les avaient introduites chez eux et fort adroitement combinées ensemble ; il constatait seulement que, de quelque manière qu’elles y fussent venues, elles s’y trouvaient, et il concluait que c’était le principal mérite de ce gouvernement de réunir ce qu’il y avait de mieux dans les autres.

C’est précisément ce qui n’existait guère dans la patrie de Polybe, et voilà pourquoi Polybe en fut si frappé. Les constitutions des cités grecques étaient d’ordinaire l’œuvre d’un sage ; sorties d’un seul bloc de ses méditations, déduites habilement d’un principe unique, elles séduisaient l’esprit par un air de logique et de régularité. Celle de Rome avait une origine différente ; elle s’était faite, pour ainsi dire, elle-même, après de longues luttes et par des compromis successifs. Les politiques de ce pays, gens sensés et pratiques, avaient plus de souci des intérêts que des principes ; nous ne voyons pas que les plébéiens aient jamais fait précéder leurs réclamations d’un manifeste qui ressemble à la Déclaration des droits de l’homme. A chaque fois ils formulent une demande précise, ils réclament qu’on crée une magistrature nouvelle qui les protège, qu’on abolisse un privilège qui les gêne, qu’on leur ouvre l’accès de telle ou telle dignité publique qui leur est fermée, et, à force de le demander, ils finissent par l’obtenir. C’est ainsi que, peu à peu, l’une après l’autre, des institutions nouvelles, quelquefois contraires aux anciennes, sont entrées dans la constitution, et l’ont singulièrement élargie sans la faire éclater. La monarchie n’en a pas été tout à fait exclue, quand on a banni le monarque, et, quoique l’aristocratie y domine, la démocratie a réussi à s’y faire une place. Avec le temps, les élémens divers dont elle se composait finirent par s’équilibrer l’un par l’autre, en sorte que, malgré les disparates de détail, il n’en régnait pas moins une certaine unité dans l’ensemble. « Ce qu’on appelle union dans un corps politique, dit Montesquieu, est une chose très équivoque. La vraie est une union d’harmonie qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général, comme les dissonances dans la musique concourent à un accord total. »

Le principe qui domine la constitution romaine, c’est que l’autorité réside dans le peuple, c’est-à-dire dans la réunion des citoyens. Le peuple est l’unique source d’où procède le pouvoir : nemo potestatem habet nisi a populo[6] ; mais si le pouvoir vient toujours de lui, il ne l’exerce pas directement, il le délègue à des magistrats qui le représentent. Pour définir la manière dont ce gouvernement fonctionne, Mommsen a trouvé une formule qui est justement le contraire de celle dont on se sert dans les monarchies constitutionnelles : « A Rome, dit-il, le peuple règne et ne gouverne pas. »

Le magistrat auquel il délègue son autorité, roi ou consul, la possède entière, ou, comme on disait à Rome, il a l’imperium. Je ne crois pas que jamais, en aucun lieu, on se soit fait du pouvoir souverain une idée plus haute, plus grande, plus sainte. La maladie ordinaire des peuples libres est de ne pas savoir obéir : celui-là semble éprouver d’abord le besoin d’être commandé. Son premier souci, quand il se produit quelques-uns de ces changemens qu’il est bien difficile d’éviter dans les États les mieux ordonnés, c’est que l’autorité en souffre aussi peu que possible, ou qu’en tout cas, elle ne paraisse pas en souffrir : sauver les apparences a toujours été une des principales préoccupations des Romains. Le consul, qui remplace les rois, ne doit rester en fonction qu’un an, ce qui risque de lui faire perdre de son importance ; on veut au moins que, l’année finie, il paraisse se retirer volontairement et transmettre de son plein gré sa charge à son successeur ; on pense que cet air d’abdication conserve à l’autorité son prestige. Plus tard, quand, sous la poussée de la démocratie, le nombre des magistratures inférieures fut augmenté, ce ne pouvait être qu’au détriment de la magistrature suprême : en la morcelant, on l’affaiblissait. Aussi quelques bons esprits craignirent-ils qu’elle ne fût plus capable de résister à ces crises violentes qui ne cèdent que devant un pouvoir fort et concentré : ils firent donc créer la dictature, qui suspendait pour quelque temps toutes les autres fonctions et réunissait l’autorité entière dans la main d’un homme. Aucune institution n’a rendu aux Romains plus de services, et des services plus inattendus. La dictature a un mauvais renom dans les républiques et on la regarde comme fatale à la liberté ; à Rome, au contraire, elle lui a été très utile. Les Romains lui doivent d’avoir évité un des plus grands périls qu’un peuple libre puisse courir. C’est l’instinct de la foule, dans les dangers pressans, de demander de tous les côtés un sauveur. Il est bon alors qu’on se donne la peine de le lui fournir pour qu’elle n’aille pas le chercher où il lui serait dangereux de le prendre. Si on l’avait laissée le choisir elle-même, et contrairement à la loi, l’affaire finie et le péril passé, il serait probablement resté en place et l’on aurait eu la tyrannie : c’est ainsi que les tyrans se sont établis dans beaucoup de cités grecques ; tandis que celui que la loi se chargeait de désigner, quand sa tâche était accomplie, quittait le pouvoir pour rentrer dans la vie privée, — et voilà comment on peut prétendre, quoique cette assertion ressemble à un paradoxe, que la dictature a sauvé la liberté.

De toute façon, il est très remarquable que ce gouvernement ait pu se maintenir pendant plus de cinq siècles, avec des fortunes diverses, et en traversant des momens très difficiles, mais sans subir de ces révolutions radicales qui bouleversent tout en un jour. Comment est-il parvenu à les éviter ? C’est un secret que nous aurions, nous autres, un intérêt particulier à connaître. Je crois bien qu’il faut chercher la cause de cette heureuse fortune dans le caractère même que j’attribuais tout à l’heure à la constitution romaine. Comme elle était l’œuvre du temps et des circonstances, qu’elle consistait moins en théories qu’en pratiques, qu’elle se conservait surtout par la tradition, et que par conséquent elle avait des contours plus indécis, moins raides, que celles où tout est arrêté et fixé d’avance dans un texte formel, elle pouvait faire plus facilement des concessions aux besoins du moment et se plier à des nécessités imprévues. Quoiqu’elle fût essentiellement conservatrice, et comme telle fort amie de l’immobilité, elle avait eu la sagesse de ne pas fermer tout à fait la porte au progrès. L’ouverture était étroite, ce qui n’empêcha pas qu’avec le temps beaucoup de nouveautés entrèrent. On avait soin seulement d’éviter les changemens trop brusques, et, quand c’était possible, on greffait le nouveau sur l’ancien. C’est ainsi qu’on se servit des formules de la vente pour modifier la puissance paternelle et le mariage : deux des fondemens de l’ancienne société. De cette manière, il pouvait paraître à ceux qui regardent surtout les dehors qu’il n’y avait rien de changé, et comme du reste on conservait pieusement les rites religieux, les formes juridiques, les usages de la vie privée, tout l’appareil extérieur des choses, beaucoup d’étrangers, les Grecs surtout, que fatiguaient, dans leur pays, leurs révolutions éternelles, ne pouvaient se lasser d’admirer un peuple qui leur semblait, depuis Romulus et Numa, être toujours resté le même. Soyons assurés que cette flexibilité cachée sous une raideur apparente, qui permit d’introduire dans la constitution des élémens nouveaux sans que l’ensemble en parût modifié, et de la rajeunir à propos, en lui conservant cet air de vieillesse qui impose le respect, fut pour ce gouvernement une grande force et peut-être la principale cause de sa durée.

Mais il y en avait d’autres aussi, et dont on voit bien qu’il ne se doutait pas. — Si l’on avait demandé à quelque personnage important, dans un de ces momens où la crainte des troubles civils inquiétait les bons citoyens, d’où pouvaient venir les dangers qu’on redoutait, il n’aurait pas manqué d’accuser des malheurs publics les luttes entre les patriciens et les plébéiens, qui étaient, disait-on, le fléau de la république[7], et d’affirmer que tout irait bien si l’on supprimait les tribuns du peuple, « ces bavards, ces brouillons ! qui faisaient métier de semer la discorde entre les citoyens[8]. » C’était l’opinion de tous ceux qui s’appelaient entre eux, et qu’on avait fini par appeler les honnêtes gens, optimates. Cependant ils se trompaient. Nous regardons aujourd’hui comme une condition de vie et de santé pour un État libre l’existence de deux grands partis politiques qui se disputent le pouvoir, et il nous paraît bon que ces partis aient leurs chefs naturels, reconnus, acceptés, qui leur aient inspiré assez de confiance pour pouvoir, au besoin, dans un moment de crise, les modérer et les retenir. A Rome surtout, où le peuple se recrutait sans cesse d’affranchis et d’étrangers, que serait-il arrivé s’il n’y avait pas eu un parti constitué et organisé, avec un cadre de vieux citoyens, qui pût recevoir ces recrues dangereuses, et leur imposer ses traditions et sa discipline ? N’était-ce pas une garantie pour la sécurité publique de les faire entrer dans le rang, de les placer sous la conduite des tribuns ? et valait-il mieux les laisser se choisir des meneurs de hasard, qui n’avaient rien à ménager, que de leur donner des chefs régulièrement élus, compris parmi les magistrats ordinaires, qui ne devaient pas être tentés de sortir de l’ordre légal auquel ils appartenaient et de démolir la machine dont ils étaient un des rouages ? Sans doute, les tribuns ont été souvent très incommodes, et les plébéiens tout à fait insupportables par leurs prétentions et leurs violences ; au Champ de Mars, les élections amenaient des rixes fréquentes ; on criait beaucoup, on se battait quelquefois sur le Forum ; le repos des citoyens paisibles en était fort troublé : c’est malheureusement la condition des cités libres, surtout quand elles contiennent, comme Rome, une population énergique, et qui a le sentiment d’une grande destinée. « Pour règle générale, dit Montesquieu, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas. » En somme, ces luttes, dont les gens paisibles se plaignaient si amèrement, n’ont pas eu les résultats qu’on redoutait ; je crois même qu’on peut prétendre qu’elles ont rendu plus de services qu’elles n’ont causé de dommages. Les partis, ne pouvant se détruire, ont bien été forcés de se supporter, et même de s’entendre. Ils se sont fait une place dans la république et y ont apporté avec eux leurs qualités propres. Ces qualités, en général opposées entre elles, se sont tempérées et complétées les unes par les autres, pour le plus grand profit de l’ensemble. C’est ce que Michelet a fort bien montré : « Les plébéiens, dit-il, constituaient dans Rome le principe d’extension, de conquête, d’agrégation ; les patriciens celui d’exclusion, d’unité, d’individualité nationale. Sans les plébéiens, Rome n’eût pas conquis et adopté le monde ; sans les patriciens, elle n’eût point eu de caractère propre, de vie originale, elle n’eût point été Rome. »


V

Mais le service le plus important peut-être qu’ait rendu à Rome sa constitution, c’est de former à son image le peuple pour qui elle était faite. Il n’est pas possible de méconnaître l’influence qu’elle eut sur lui et comment elle l’a façonné. Je voudrais que ce fût encore la mode de composer des portraits, comme on faisait au XVIIe siècle dans les sociétés polies, et non seulement des portraits d’hommes ou de femmes, mais des portraits de peuples. Celui du Romain, tel que l’ont esquissé Saint-Évremond, Corneille et les gens de leur temps, est très simple : ils imaginent un personnage tout d’une venue, grave, austère et même farouche, « chez qui l’amour du pays ne laisse rien aux mouvemens de la nature ; qui est furieux de liberté et de bien public, avec une âpreté de naturel qui ne se rendait jamais aux difficultés[9]. » Et c’est bien à peu près ainsi qu’il apparaît au premier abord ; mais, quand on regarde de plus près, on voit qu’il est plus compliqué. Cet homme qu’on se représente toujours solennel, auquel il semble qu’il soit défendu de se délasser jamais et de sourire, car on lui répète « qu’il doit compte à la république de son repos comme de son activité[10] », ne laisse pas, dans son intérieur, d’être plaisant, jovial, de jouer comme un enfant avec ses amis[11], quand il est sûr qu’on ne le voit pas. Devant le monde, il a l’air de mépriser les trafics d’argent, ce qui ne l’empêche pas de faire l’usure en cachette ; il affirme à qui veut l’entendre « qu’il ne convient pas que ceux qui sont les maîtres du monde en soient aussi les exploiteurs[12] », mais, s’il appartient à la catégorie des gens auxquels la loi défend toute opération de commerce, il commandite en secret de grandes maisons de banque qui prêtent à 60 pour 100 aux petits rois et aux villes endettées de l’Asie ; il feint d’ignorer les arts de la Grèce, il écorche le nom d’Apelle et de Phidias quand il parle devant le peuple, et il se ruine pour acheter leurs ouvrages. Il fait semblant de n’avoir d’estime que pour les usages de ses pères, il affiche un dédain superbe pour tout ce qui vient de l’étranger ; en réalité, il est à l’affût des bonnes inventions qu’on a faites ailleurs pour les introduire chez lui. Il parle avec mépris des autres et avec orgueil de lui-même, mais au fond il est plutôt modeste. Il n’a jamais cédé à la sotte vanité des peuples grecs qui se disent autochtones et font remonter leur origine à la création du monde ; il sait que sa ville est récente et il nous dit exactement son âge, il raconte l’occasion qui lui a donné naissance, et que ses habitans furent d’abord un ramas de bannis et peut-être de bandits.

Voilà dans la même personne des qualités très contraires, et, pour ainsi dire, deux personnages réunis, l’un qui se montre, ou plutôt qui s’étale avec complaisance, l’autre qui se cache discrètement, et je crois bien que des deux, le plus ancien, le véritable est celui qui prend soin de se cacher ; c’est lui au moins qui paraît tenir de plus près à la race italienne d’aujourd’hui, si vive, si animée, si pétulante, et qui a probablement conservé son caractère d’origine ; l’autre personnage, le majestueux, le solennel, le compassé, est un produit de l’éducation et de la volonté ; le peuple romain a voulu être ce qu’il est devenu, et il y a pris peine ; les qualités qui ont fait sa gloire, il se les est données ; toutes ses institutions tendaient à ce dessein. Dès la jeunesse, dans les grandes familles, on se mettait devant les yeux un certain idéal auquel on se proposait de conformer sa vie. Comme cet idéal était le même pour tous, il en est résulté que les hommes d’Etat de Rome se ressemblent, et qu’on serait tenté de croire que c’est toujours le même consul qui gouverne. Il ne faut donc pas chercher dans l’histoire romaine cette diversité piquante de caractères, cette spontanéité, ce naturel, qui nous charment chez les Grecs ; mais, si les figures y manquent un peu d’originalité et de relief, songeons que l’ensemble a profité de ce que perd l’individu. De cette manière, Rome est arrivée, mieux qu’aucun autre pays, à utiliser les gens médiocres. Ils y prenaient, dans le respect des traditions et l’imitation des aïeux, des forces qu’ils n’auraient pas trouvées en eux-mêmes, et se haussaient ainsi au-dessus de leur nature. Elle possède sans doute moins de gens qui dépassent le niveau commun, mais elle en a plus qui l’atteignent, et c’est ainsi que, grâce à cette moyenne d’esprits solides et tempérés, il s’est produit chez elle une régularité d’efforts, un courant puissant et continu, qui étaient nécessaires pour conquérir le monde.

Voilà l’enseignement que nous donne l’histoire romaine ; je ne crois pas qu’il y en ait de plus important, surtout de nos jours. Elle nous fait voir, par un grand exemple, la part qu’un peuple peut avoir dans ses destinées ; elle démontre que sans doute les circonstances extérieures pèsent quelquefois lourdement sur lui, mais qu’il leur échappe aussi par un effort de volonté et une continuité d’énergie ; elle nous apprend qu’il n’est pas absolument condamné, comme tant de gens nous le disent aujourd’hui, à rester toujours ce que l’ont fait sa race et son pays.

Cette doctrine, à laquelle l’étude du caractère romain nous amène, c’est celle que Michelet a toujours professée ; il la tenait de Vico, qui fut son premier maître. « L’humanité est son œuvre à elle-même », avait dit Vico ; « ce qui signifie, ajoute Michelet, que les peuples se font, vont se créant de leur énergie propre, s’engendrant de leur âme et de leurs actes incessans. » L’histoire romaine, dont il s’occupa d’abord, le confirma dans ce sentiment. Aussi ne s’en est-il jamais écarté, et il a pu se rendre ce témoignage que pendant trente-cinq ans, dans l’immense labeur de son Histoire de France, il a marché d’âge en âge, toujours à cette lumière. C’est un de ses plus grands mérites, et peut-être le charme principal de ses écrits, qu’il y a mis dans tout son jour ce qu’on ne veut plus voir aujourd’hui : l’action de l’homme dans l’humanité.


VI

Quand on lit l’histoire de Rome, surtout dans un récit animé et rapide, comme celui de Michelet, il faut se tenir en garde contre une illusion à laquelle il est facile de céder. Les événemens y sortent si naturellement les uns des autres et avec un enchaînement si logique que nous sommes exposés, si nous n’y prenons garde, à y faire la part du calcul et des combinaisons trop belle, et à en supprimer le hasard. Cette merveilleuse série de conquêtes, qui commence aux portes de Rome pour ne s’arrêter qu’aux limites du monde civilisé, nous paraît être la réalisation d’un plan conçu dès le premier jour et qu’on n’a jamais cessé de poursuivre. On suppose que le sénat de Romulus, ce conseil de quelques pâtres qui délibéraient dans un pré[13], a rêvé la conquête de l’univers et s’est mis tout de suite en marche pour exécuter son dessein.

C’est bien ce que, plus tard, Rome voulut persuader au monde, et ce qu’elle se persuada peut-être à elle-même. Les Grecs aussi, ceux du moins qui étaient ses amis et ses obligés, qui fréquentaient la maison des grands seigneurs et vivaient de leurs libéralités, soutenaient volontiers la même opinion. C’était une faconde répondre à ceux de leurs compatriotes qui, pour flatter les haines des rois de l’Orient, dont ils étaient les protégés, et entretenir leurs espérances, affirmaient que les Romains ne devaient leurs succès qu’à la fortune, et que le hasard pouvait leur reprendre ce que le hasard leur avait donné. Ceux-là certainement avaient tort, mais il n’est pas probable non plus que le sénat, dont la principale qualité fut toujours la sagesse et la raison, qui n’entamait rien de démesuré, ait conçu, dès le temps des rois, des plans gigantesques où l’univers entier était compris. Quand les Romains ont construit cette belle voûte d’égout que nous admirons encore près du Forum, ils voulaient faire un ouvrage solide, mais je ne crois pas, quoi que dise Montesquieu, que déjà « ils songeaient à bâtir la Ville éternelle. » Comme il arrive ordinairement, une guerre les menait à l’autre, et leurs prétentions grandissaient avec leurs victoires. Il est naturel que leur ambition n’ait pas dépassé d’abord la péninsule. C’est la possession de la Sicile, une terre italienne, qui les mit aux mains avec les Carthaginois ; et ce qui prouve bien qu’ils n’avaient pas prémédité cette guerre, c’est qu’ils l’ont commencée sans avoir une marine suffisante. Ils savaient pourtant qu’on ne pouvait vaincre Carthage que sur mer. Je crois donc que Mommsen a raison quand il suppose que les idées de domination universelle leur sont venues seulement quand ils ont mis le pied hors de l’Italie. Une fois la mer passée et les Alpes franchies, il ne leur a plus été possible de s’arrêter. Chaque conquête, pour être sûre, les forçait à entreprendre une conquête nouvelle, et ils poussèrent devant eux tant qu’il resta quelque ennemi qui pût les inquiéter.

Cette marche audacieuse, qui, avec une sorte de régularité, et sans aucun arrêt, les a menés si loin, est un des spectacles les plus étonnans que puisse s’offrir un esprit curieux. Michelet nous le présente avec une sorte d’entrain et de joie. Quelles que soient en général ses sympathies pour les peuples vaincus, ici on voit bien qu’il est du côté du vainqueur. C’est qu’en somme sa cause est celle de la civilisation ; il lui sait gré d’avoir arraché à la barbarie l’Espagne, la Gaule, la Bretagne, l’Afrique, les pays du Danube ; même la défaite de la Grèce et des royaumes helléniques de l’Asie ne paraît pas trop le chagriner. La Grèce s’était épuisée dans des querelles misérables et elle avait fait un si mauvais usage de sa liberté qu’elle ne méritait guère de la conserver. Quant à l’Orient, il était réservé à de plus grandes destinées, il allait enfanter une religion nouvelle ; mais, auparavant, il fallait « que ce monde sensuel, ce monde de chair mourût pour ressusciter plus pur dans le christianisme », et comme la victoire d’Auguste sur Antoine et Cléopâtre, précipitant sa fin, hâtait sa résurrection, Michelet lui était favorable. C’est sur ces grandes perspectives que s’achève son histoire, et elle nous laisse les yeux tout éblouis des lumières dont il éclaire l’horizon. Je me souviens que, dans nos classes, nous savions tous par cœur cette page qui termine son livre : « La veille du jour où Antoine devait périr, on entendit dans le silence de la nuit une harmonie de mille instrumens, mêlée de voix confuses, de danses de satyres et d’une clameur d’Évoé ; on eût dit une troupe de Bacchantes qui, après avoir mené un grand bruit dans la ville, passait au camp de César. Tout le monde pensa que c’était Bacchus, le dieu d’Antoine, le dieu d’Alexandre et d’Alexandrie, qui l’abandonnait sans retour et se livrait lui-même au vainqueur, et en effet, les temps étaient finis… l’humanité allait soulever sa tête de l’ivresse et rejeter en rougissant le thyrse et la couronne de fleurs, etc. »

Quelque trente ans après, Michelet fut ramené à son Histoire romaine pour en donner une édition nouvelle. À ce moment, cette fin, qui nous avait charmés, lui déplut beaucoup. Dans l’intervalle ses idées avaient changé ; il n’était plus d’humeur à célébrer « la défaite du vieil Olympe » et à se réjouir « que le dieu de la nature fût dompté par le dieu de l’âme. » Il avait rompu avec « les vieilles idolâtries », et trouvait qu’il leur faisait beaucoup trop d’honneur dans son livre. Il s’en voulait mortellement de tout le bien qu’il avait dit d’Auguste et de César. César surtout, ce grand charmeur auquel ni les hommes ni les femmes ne résistaient, l’avait trop séduit. N’avait-il pas été jusqu’à dire que, « par la libéralité de son esprit, par sa magnificence, par ses vices même, César était le représentant de l’humanité contre l’austère esprit de la République, et qu’il méritait d’être le fondateur de l’Empire, qui allait ouvrir au monde les portes de Rome ? » Michelet se reprochait ces paroles comme un crime. C’est qu’alors (1866) l’empire était ressuscité chez nous, et que le césar nouveau faisait tort à l’ancien. Michelet ne pouvait plus supporter cette idole qu’il s’était faite. Reprenant alors la belle maxime de Vico : « L’humanité est son œuvre à elle-même », dont il avait fait sa règle, il lui donne une interprétation nouvelle. « L’humanité se fait, cela veut dire encore que les masses font tout, que les grands noms font peu de chose, que les prétendus dieux, les géans, les Titans (presque toujours des nains) ne trompent sur leur taille qu’en se hissant par fraude aux épaules dociles du bon géant, le peuple. » Il a donc commis une faute grave en grandissant César hors de proportion, et il en demande pardon au public.

Mais non ; Michelet n’est pas si coupable qu’il le croyait. Les éloges qu’il donne à César n’ont rien d’excessif ; il n’est pas vrai que ce ne soit qu’un « faux grand homme », et encore moins qu’il n’y ait pas de grands hommes et que la légende qu’on leur fait ne soit qu’un tissu d’exagérations et de mensonges. Quant à l’Empire romain, que Michelet enveloppe ici dans la condamnation dont il frappe Auguste et César, il a prouvé surabondamment, par l’admirable tableau qu’il a tracé des derniers temps de la République, que Rome n’y pouvait pas échapper ; c’était un malheur inévitable, et, dans tous les cas, si les contemporains ont pu s’en plaindre, la postérité n’y a pas perdu. En 1866, jugeant l’Empire ancien avec les préventions que lui causait le nouveau, il l’accusait « d’avoir passé sur l’univers le niveau de la honte et l’égalité du néant » ; il était plus juste, trente ans plus tôt, quand il disait : « Si chaque arbre se juge à ses fruits, on peut affirmer qu’un gouvernement qui a donné les lois dont le monde vit depuis deux mille ans, ce gouvernement, pris dans son ensemble, restera, malgré les Caligula, les Néron, les Caracalla et autres fous sanguinaires, un bienfait pour l’humanité. » Voilà la vérité. C’est l’Empire qui a fait l’unité du monde ; c’est par l’Empire que nous nous rattachons directement à Rome : nous autres surtout, nous ne pouvons pas l’oublier.

Michelet, du reste, ne l’oubliait pas ; personne peut-être n’a mieux compris ce que nous devons à Rome. Je suppose qu’il aurait été fort surpris d’entendre dire ce qu’on répète autour de nous, ce que tant de gens acceptent comme une vérité démontrée : que c’est perdre notre temps que de nous occuper de cette antiquité lointaine, que cette étude est de celles qui ne servent qu’à contenter notre curiosité, que nous avons d’autres choses à faire et qui nous tiennent de plus près. Il pensait que rien ne nous est plus nécessaire que de savoir nos origines, et que nous tenons de Rome la plus grande partie de ce que nous sommes ; il s’était bien aperçu que, quand nous descendons en nous-mêmes, nous y trouvons un fond de sentimens et d’idées qu’elle nous a laissé, que rien n’a pu nous faire perdre, et sur lequel tout le reste s’appuie ; et il en concluait que c’est à elle qu’il faut nous adresser, si nous voulons nous connaître parfaitement et avoir la pleine conscience de notre génie propre. Voilà pourquoi Michelet, qui rêvait d’écrire l’histoire de son pays, et qui en avait fait le but de sa vie, s’imposa la tâche d’étudier d’abord celle de Rome : il lui semblait qu’elles se complétaient toutes les deux, et que c’est la route naturelle d’aller de l’une à l’autre. — Il avait raison, et je crois bien qu’il sera toujours utile, avant d’aborder son Histoire de France, de lire son Histoire romaine.


GASTON BOISSIER.

  1. L’article qu’on va lire doit servir de préface à une édition nouvelle de l’Histoire romaine qui paraîtra à la librairie Calmann Lévy.
  2. Ces notes ont été publiées par Mme Michelet en 1891 sous ce titre : Rome ; elles forment un très intéressant volume qui complète l’Histoire romaine.
  3. Parmi les meilleurs ouvriers de cette œuvre difficile et importante, n’oublions pas de mentionner M. Michel Bréal, qui, dans son ouvrage sur les Tables Eugubines, nous a donné une interprétation définitive de cette célèbre inscription et l’a fait suivre d’une grammaire de la langue ombrienne.
  4. Cependant il avait pu lire des écrivains contemporains qui l’avaient connu. On nous dit que l’historien Cincius Alimentus, fait prisonnier en Sicile, où il commandait une armée, s’était entretenu avec Hannibal, et on ne peut guère douter qu’il n’eût rapporté cet entretien dans son Histoire.
  5. Ea fato quodam data nobis sors est ut magnis omnibus bellis victi vicerimus. Tite-Live, XXVI, 41.
  6. La langue latine a un avantage sur la nôtre. Elle possède un mot pour désigner la réunion des citoyens, populus, et un autre, plebs, qui ne s’applique qu’à la classe inférieure, qui a été longtemps privée de droits politiques. Nous n’en avons qu’un, ce qui donne lieu aux confusions les plus fâcheuses. Quand un politique dit chez nous qu’il défend les droits du peuple, nous ne savons pas bien ce qu’il veut dire, et si c’e*t de tous ou de quelques-uns qu’il veut parler.
  7. Discordia ordinum venenum est urbis hujus, patrum et plebis certamina. Tite-Live, III, 67.
  8. Loquaces, seditiosos, semina discordiarum. Tite-Live, III, 19.
  9. Saint-Evremond, Réflexions sur les divers génies du peuple romain, 2e partie.
  10. C’est le mot du vieux Caton, que Cicéron a rapporté : Non minus olii quam negotii rationem exstare debere.
  11. Horace, Sat., II, 1, 72.
  12. Nolo eumdem populum imperatorem et portitorem esse terrarum. Cicéron, de Rep., IV, 7.
  13. Centum illi in prato sæpe senatus erant. Properce, IV, 1, 14.