Reflets d’antan/L’Hiver

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Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 112-117).
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XVI

L’HIVER


 
Emportés par le vent, de grands nuages sombres
Sur la cime des bois traînent sans bruit leurs ombres.
Le ciel est dépouillé de sa robe d’azur.
Le fleuve, en gémissant, roule un flot plus obscur.
C’est novembre qui vient. Une blanche gelée
Sous ses baisers de glace a flétri la vallée,
Et, d’un ruban d’argent étoilé de cristaux,
Elle a partout orné la rive des ruisseaux.


Les bois ne sont plus verts, mais ils charment encore
Par le feuillage sec, léger, multicolore,
Qui couvre leurs rameaux d’un voile diapré.
Près du sombre sapin, c’est l’érable pourpré ;
Près du hêtre safran, c’est le tilleul verdâtre,
Près du bouleau neigeux, l’orme gris qu’attend l’âtre.
Les brises au hasard confondent ces couleurs,
Et le soleil y joint de subtiles lueurs.

La forêt n’entend plus d’amoureux babillages,
Et les petits oiseaux, vers de plus doux rivages
Sont allés du printemps attendre le retour.
Bien hâtive est la nuit, et bien tardif, le jour.
C’est la saison des vents, l’époque des tempêtes ;
Le fleuve agite au loin ses écumeuses crêtes ;
Les brouillards sont épais sur les bords de la mer,
Et dans nos cœurs revient le souvenir amer.

Cartier pleure à l’aspect de l’hiver qui s’avance.
Il voit s’évanouir une douce espérance,
L’espérance d’aller maintenant vers son roi,
Pour dire ses succès, pour jurer sur sa foi
Qu’il donnait à la France, avec bonheur et gloire,
Par delà l’océan, un vaste territoire.


Il n’ose point voguer sur ces flots orageux
Que soulèvent toujours des vents impétueux ;
Il craint pour ses vaisseaux un terrible naufrage.
Aux rigueurs de l’hiver qui règne en cette plage
Ne sont pas endurcis ses braves matelots.
Déjà les Indiens n’osent, dans leurs canots,
Mépriser les dangers des ondes en furie.
Dans cette angoisse amère il s’agenouille et prie.

Près de Stadacona, dans un vallon charmant,
Une rivière au fleuve unit son flot dormant.
Au bateau fatigué sa profonde embouchure
Offre, contre l’orage, une retraite sûre.
Là, déjà sont entrés les deux plus grands vaisseaux.
Bientôt l’Émerillon vient sur les mêmes eaux,
Pour attendre, captif, la saison printanière.
Devant lui, sur le fleuve, une étrange barrière
S’est élevée un jour ; mais à Stadacona
Une brise fidèle enfin le ramena.

Le héros cependant n’est pas sans quelque crainte.
Les sauvages parfois agissent avec feinte,
Et n’offrent de leur cœur alors que la moitié ;
Ils vendent chèrement leur changeante amitié.


Pour se mettre à l’abri de leur perfide atteinte,
Cartier fait aussitôt élever une enceinte.

Du haut de leur rocher, les sauvages, surpris,
Considèrent d’abord d’un oeil plein de mépris
Ces menaçants travaux que les Pâles-Visages,
Sans leur consentement, élèvent sur leurs plages.
Mais à Donnacona vient un vieillard rusé :

― « Agouhanna, dit-il, les Blancs ont abusé
De ta bonté trop grande et de ta complaisance.
Nous les avons ici reçus sans défiance,
Croyant que vers nous tous ils venaient en amis.
Ne les redoutant pas, nous leur avons promis
D’être pour eux, toujours, des alliés fidèles.
Aujourd’hui les vois-tu, par des ruses nouvelles,
Devant nos propres yeux, et sans aucuns motifs,
Ardemment travailler à nous faire captifs,
Nous, les libres enfants de cette libre terre ?
Maintenant leurs projets ne sont plus un mystère...
Mais d’ici ces guerriers ne peuvent plus partir.
C’est à nous, vaillant chef, de les anéantir.

― « Je crois, répond le chef d’une voix indignée,
Que de ces hommes fiers ma race est dédaignée ;


Et nous nous vengerons... Dissimulons pourtant.
Laissons leur voir encore un visage content.
Lorsque l’hiver, partout, amoncelle ses neiges,
Nous pouvons aisément les prendre dans leurs pièges,
Ils n’en sortiront plus. Et, pour mieux les tenir,
Tous les guerriers voisins devront à nous s’unir. »

Le ciel est nébuleux ; déjà l’hiver arrive.
Les arbres, dépouillés de leur parure vive,
Agitent dans les airs des rameaux longs et nus.
Sur les ailes du vent des brouillards sont venus ;
Et le gazon flétri, les feuilles desséchées
Que des pâles forêts la bise a détachées,
Sous un voile d’argent se sont ensevelis.
Les nuages obscurs roulent de noirs replis.
Le rivage est bordé d’un long ruban de glace.
Nul imprudent oiseau ne vole dans l’espace.
Le tonnerre endormi ne se réveille plus,
Mais des bruits longs et sourds, des sifflements aigus
Dans l’air, dans les forêts se font alors entendre,
Et sur des bords déserts les flots viennent s’étendre.

Les grands arbres, tordus, craquent lugubrement.
Sur ces antiques bois passent en ce moment
Les tourbillons épais d’une neige mouvante.
Et tout ce qui respire est saisi d’épouvante,

Car l’œil ne perce plus ce voile froid, blafard,
Dont les replis épais tombent de toute part.

Jusques aux lendemains la neige s’amoncelle.
Et quand, après des jours le soleil étincelle,
Une couche éclatante a recouvert le sol,
Un nuage vermeil dans le ciel prend son vol,
Les sapins sont courbés sous les guirlandes blanches,
Quelques oiseaux vaillants gazouillent sur les branches,
Et l’agile Indien dans la forêt poursuit
Le renard affamé qui laisse son réduit.