L’Homme à l’Hispano/Chapitre V

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Émile-Paul Frères (p. 33-42).

V


Dewalter s’était levé. Il regardait Oswill. Il dit, avec une ironie un peu blessée :

— Vous attendez la suite ? Il est certain que je vous la dois…

Oswill était tassé dans son fauteuil :

— Oh ! non, répondit-il, vous ne me devez rien… Mais la semaine dernière, dans le wagon où je vous ai rencontré pour la première fois et où j’étais seul avec vous, vous ne me deviez rien non plus… Et, cependant, vous m’avez parlé et vous m’avez fait vos confidences. Je n’aurais pas écouté et je vous aurais dit de me laisser dormir, s’il n’y avait pas eu cette histoire de paysages… qui m’a paru typique : je voulais fermer le volet de bois du wagon et vous m’avez demandé de ne pas le faire, parce que vous quittiez la France pour toujours et que vous vouliez, avec vos yeux, dire un dernier adieu à votre pays… Vous avez proféré des choses très bien, à ce sujet, entre Tours et Bordeaux… Alors, parce que je n’avais pas sommeil, je vous ai écouté avec intérêt.

— Parce que vous n’aviez pas sommeil ? répéta Dewalter avec un peu de dédain.

Oswill, sympathique, le regarda :

— Je dis ça… mais aussi parce que vous me plaisiez. J’ai toujours aimé beaucoup les gens qui s’en vont très loin… J’ai cru vraiment que vous partiez… Je me suis imaginé que vous étiez un émigrant authentique et que vous me racontiez vos malheurs parce que vous étiez tout seul et que vous saviez que vous ne me reverriez jamais.

Il se leva :

— Et je suis sûr encore que j’avais raison.

— Vous aviez raison,

Dewalter se tut quelques instants avant de poursuivre. Sa voix était calme. On la sentait pourtant frémissante et blessée :

— J’étais, je suis, un émigrant authentique… Avant cinq jours, je serai sur la mer… Je ne connaîtrai plus la France… ni personne en France… En tout, vous aviez raison : quand je vous ai parlé, j’étais si seul, en traversant, de nuit, mon pays, pour la dernière fois, que je me suis plaint tout haut… Vous étiez là…

Oswill but son gin :

— Vous ne vous êtes pas plaint : je n’aurais pas écouté. Vous avez dit…

Mais Dewalter l’interrompit. Presque brutalement il parla :

— Je sais ce que j’ai dit. J’ai dit : « Je m’en vais très loin, pour toujours ; laissez-moi regarder par la fenêtre… » J’ai dit : « Je suis orphelin. J’ai été élevé dans un luxe qui a disparu. J’ai fait la guerre. J’ai la croix. Pas de métier, pas de soutiens. Il me reste soixante mille francs. Dans cette petite cage, mon âme, trop large, se cogne. Je m’en vais, avec mes quatre sous. J’ai accepté une place au Sénégal, une place sans avenir. Je vais vivre et mourir là-bas, puisque je ne peux rien avoir en France de ce que j’aurais aimé. » Voilà ce que j’ai dit…

Oswill souriait :

— Vous avez ajouté : « Je n’ai pas de femme ». Alors j’ai dit : « Bravo ! » Et, à Bordeaux : « Bonne chance ». Et vous avez dit, vous : « Mon bateau part dans trois heures »… Je vous retrouve à Biarritz. Vous avez fait fortune ? La carrosserie de votre voiture vaut déjà plus de soixante mille francs.

Dewalter se tut. Sur son beau visage, il y avait une espèce de crispation.

— Vous avez peur que je vous trahisse ? murmura Oswill. Non, je suis un excentrique : je suis Anglais et curieux. Je suis probablement le seul… Je fais des expériences psychologiques. J’étudie pour mon plaisir. J’ai eu quelques ennuis pour ça… Si vous parlez, je répéterai pas…

Il devenait insinuant. Il sentait l’aventure étonnante. Il mendiait des renseignements.

— Vous ne le répéterez pas ? dit Dewalter avec ironie. Promettez-le-moi.

Mais Oswill reprit, d’un ton net :

— C’est déjà fait. D’ailleurs, je pars moi-même demain.

Voyant qu’il n’obtenait rien, il feignit l’indifférence.

— Taisez-vous, s’il vous plaît.

Mais son œil fouillait Dewalter.

Dewalter haussa les épaules :

— Me taire ? Pourquoi ?… Aujourd’hui encore, je suis si seul…

Il le regarda mieux :

— Et puis, il est si étonnant de vous retrouver…

— Il n’est pas étonnant que, moi, je sois à Biarritz… J’y allais, répondit Oswill.

Dewalter l’interrompit nerveusement :

— Moi je n’y allais pas !

Il s’était mis en marche dans la petite boutique déserte :

— Tenez, tenez, la voici, mon histoire. Vous savez le commencement. Je vous l’ai dit dans le train. Je suis un pauvre bougre qui f… le camp… Et puis mon bateau n’est pas parti : une avarie aux machines. Dix jours de retard : vous auriez pu lire ça dans la Petite Gironde. Alors, je suis retourné à la gare, la sale gare gluante de Bordeaux-Saint-Jean, qui sent la sardine et le pétrole. Et j’ai été me loger au Terminus pour attendre. Et vous savez, la solitude, au Terminus !… Et alors, — admirez ça, — je suis tombé sur un camarade, un camarade de guerre, Deléone…

— Deléone ?

— Oui, il s’appelle Deléone. Vous voyez, je vous dis tout.

— Je le connais un peu.

— Sa femme vit à Biarritz où elle soigne ses enfants… Lui, à Paris, où il fait la noce. Il m’a raconté tout ça. Il venait d’acheter une Hispano pour en faire cadeau à une femme, — je ne sais à qui, — une danseuse qu’il entretient… enfin, une poule, comme il dit… Il est très riche, Deléone…

Oswill ricana :

— Pas très riche… Enfin, il a de quoi offrir une Hispano à une poule, — ou la prêter à un ami.

Dewalter s’arrêta de marcher :

— Il ne me l’a pas prêtée. Oh ! non… Deléone ne sait rien de moi. Il m’a connu sur les lignes. Et là, même uniforme, même vie, intimité… mais, au fond étrangers… deux étrangers de la même patrie… Bref, Deléone ignore si je suis riche ou non. Il sait que je suis brave et que j’aime la vie. C’est tout. Je le rencontre à Bordeaux. Je dis : « Je vais au Sénégal ». Il ricane : « Tu vas à la chasse, veinard ! profiteur ! Citroën ! » Je ne réponds pas. Je dis : « Je suis en panne. Dix jours. » Alors, il dit, — je l’entends toujours : — « Tu es fou de rester à Bordeaux dix jours. Va à Biarritz. Je t’y roule. »

— Je t’y roule ?

— Oui : « Je t’y emmène en voiture ». Et il ajoute : « C’est le ciel qui t’envoie… »

Oswill s’amusait beaucoup :

— Comme dans les mélos ?

— À peu près, oui.

Dewalter s’arrêta de marcher ;

— Ou tout bêtement, comme dans les drames… « C’est le ciel qui t’envoie… » Depuis, j’ai compris : Deléone a acheté l’Hispano à l’usage d’une poule. Il a pris la route jusqu’à Bordeaux pour l’essayer. Et, comme sa femme est à Biarritz, il prend le train à Bordeaux. Il ne veut pas montrer ici la voiture de l’adultère. C’est tout simple.

Oswill se frotta les mains :

— Ça n’a pas l’air… mais c’est tout de même… c’est l’amour normal : trahison, abus de confiance. Alors ?

— Alors, Deléone me voit et pense : « Avec Dewalter, je peux aller jusqu’à Biarritz. Je dirai que l’Hispano est à lui. L’Hispano passera comme une lettre à la poste. » … Il ne m’a raconté son truc qu’au milieu de la lande et quand j’avais déjà accepté, par désœuvrement, par détresse, à cause de ce retard de bateau, de passer ici ma dernière semaine de France.

Oswill jubilait :

— Je vois très bien. Il a fait la leçon au chauffeur. Dans l’amour, les domestiques sont toujours aux premières loges…

— Il a fait la leçon au chauffeur, comme vous dites… comme vous avez vu, articula Dewalter… Et voici l’avatar : je suis arrivé, moi, pauvre type traqué par la vie, presque par la misère, je suis arrivé à Biarritz, sur la Côte d’Argent, dans une voiture de multimillionnaire qui, pour huit jours, était à moi.

Oswill se tordit :

— C’est très rigolo.

Mais Dewalter, soudain parla durement :

— Je ne trouve pas !…

Il le regarda :

— On est bien dans une Hispano ! Mieux, je vous assure, que dans une cabine de seconde à destination de Dakar.

Oswill l’enveloppa d’un regard.

— C’est la vie. Elle a tous les visages… Mais pourquoi vous payez les pneus ?

— Pourquoi je paie les pneus ?

Dewalter le toisa. Il avait pris un air assez hautain et il continua :

— Je suis descendu à l’hôtel du Palais, à Biarritz… J’étais dans l’engrenage… Je me suis battu deux ans, à côté de Deléone, j’ai risqué ma peau comme lui, aux mêmes endroits… Je n’allais pas lui raconter brusquement que, la paix revenue, on n’avait plus le même grade… Je suis descendu au Palais… et c’est alors que vraiment, vraiment, j’ai vu la méchanceté du destin.

Oswill s’était mis en boule. Il le guettait :

— Vous faites beaucoup d’histoires pour un voyage en première classe.

— Je suis très cabine de luxe… autant que d’autres… vous savez, dit Dewalter.

— Vous êtes jaloux ?

Le pauvre se sentit désarmé. Il sourit :

— Non, oh ! grands dieux, non ! Quand je me suis battu, tenez, je savais bien que ce n’était pas pour moi. J’ai été élevé moi-même richement… Mais, après, on m’a planté dans la vie… Ma foi, je n’y pensais pas trop. Je suis un poète à ma façon. Je suis incapable de gagner de l’argent… Je m’étais résigné… Mais cette aventure inutile…

Sa voix s’altéra :

— … Ce tête-à-tête avec la joie, avec de si grandes possibilités de joie, juste comme je m’en vais… ça m’a sonné, je vous assure… et ça me fait mal.

Il semblait brusquement souffrir beaucoup.

— Je suis sûr que vous ne dites pas tout ? glissa Oswill.

— Non, répondit-il douloureusement… Je ne vous dis pas tout, c’est vrai. Je ne peux pas vous dire tout.

Son visage, sa voix le trahissaient :

— Il y a dix jours, je partais tranquille… rien dans le cœur… pas de bagages… aujourd’hui… Ah ! Deléone m’a flanqué dans un beau pétrin…

Oswill le détaillait avec délectation ;

— Vous êtes amoureux ?… Vous avez rencontré une femme qui vous a pris pour ce que vous n’êtes pas !… Elle vous a vu dans l’Hispano ?… La couleur des ailes… Je connais ça…: c’est la même chose chez les coléoptères…

Dewalter coupa :

— Ne blaguez pas… Je suis un pauvre bougre…

Oswill avait un mauvais visage :

— Peut-être vous ne partirez pas ?

Dewalter, derechef, le toisa :

— Qu’est-ce que vous dites ?

Il prit son chapeau :

— Tenez, voici mon chauffeur… Adieu… C’est drôle : vous avez une figure fatale dans mes petites histoires. Vous arrivez toujours pour contrôler ma détresse…

Il lui rappela :

— Ne la racontez pas.

— Je vous ai déjà dit que je ne dirais rien, affirma Oswill.

Il était net, dur, un peu méprisant. Il se leva :

— Laissez-moi encore vous donner un conseil : couchez avec la poule et allez-vous-en… Autrement, vous n’êtes pas un homme.

Dewalter le regarda avec dégoût :

— Vous n’avez pas beaucoup de sensibilité, n’est-ce pas ?

Oswill sourit :

— Moi ? Je n’ai pas du tout de sensibilité…

— Veinard !… Allons, bonsoir !

Il sortit brusquement.

Oswill de nouveau but un gin. Il ricana :

— Il me fait bien rigoler avec sa petite histoire… C’est tout de même un imposteur… Il est mûr pour l’amour…

Il vit revenir Cinégiak et Laberose.

— Nous sommes tombés à la Réserve sur la petite Mme de Jouvre et son flirt, dit l’un d’eux. On les gênait, on est parti.

Oswill s’était levé. Il répondit :

— Moi, je serais resté… J’adore regarder les gens mentir.

— Pourquoi mentir ?

Oswill frappa l’épaule de Laberose :

— Deux types qui font l’amour mentent toujours l’un à l’autre. Sans cela, ils se dégoûteraient et ils s’en iraient chacun dans une île déserte.

À travers la glace, il vit, dans une voiture, Stéphane, seule, qui passait :

— Tiens, dit-il, voilà ma femme.