L’Homme à l’Hispano/Chapitre XVIII

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères (p. 177-195).

XVIII


Tandis que Montnormand s’efforçait de sauver Dewalter et que lui-même, resté seul, s’y essayait, deux autres forces, l’une d’amour, l’autre de haine, intervenaient dans son destin. Elles allaient se refermer sur lui comme un étau.

En arrivant à Biarritz, où elle n’était revenue que pour ne pas en être absente quand Oswill rentrerait, Stéphane avait appris que son retour avait eu lieu, qu’il était resté quelques jours à la villa, et qu’il en était reparti. Interrogeant les domestiques, ils lui répondirent que leur maître avait annoncé que de nouvelles affaires l’appelaient au Maroc et qu’il profitait du voyage de sa femme pour y retourner. Il avait ajouté qu’il y resterait pendant un mois et qu’on le prévînt si, par hasard, elle se réinstallait chez elle avant lui. Ces manières d’agir furent agréables à lady Oswill. Elle en conclut que son mari avait compris leur situation véritable et qu’il était d’accord pour qu’ils continuassent à jouir chacun de leur liberté.

Mais elle regrettait de n’avoir pas été mieux renseignée et d’avoir quitté Georges inutilement. Elle sentait la puissance de leurs liens et chaque jour d’éloignement lui semblait perdu. Rien ne l’obligeait à attendre. À peine fut-elle au courant des choses, qu’elle eut l’idée de revoir Dewalter et, le soir même, elle reprenait le train à la Négresse, La joie qu’elle allait faire à son amant effaçait en elle l’ennui du voyage. Elle fut au Ritz le lendemain, vers midi, et, fatiguée, elle se coucha. Elle voulait apparaître avenue des Champs-Elysées à l’heure du dîner, dans toute sa splendeur, et à l’improviste. D’avance, elle jouissait du cri heureux qu’elle entendrait. Mais, quand elle arriva, Dewalter venait de sorti. Le valet de chambre lui dit le chagrin qu’il avait montré. Elle en fut heureuse. Elle l’attendit. La cuisinière était absente. Par le téléphone, elle commanda un dîner qu’on lui monta du Fouquet’s voisin. Elle était joyeuse de se retrouver entre ces murs et, comme toutes les femmes, elle faisait des projets.

Soudain, la femme de chambre fit irruption. Elle accourait du Ritz et paraissait bouleversée,

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Stéphane.

— Le mari de madame est là, madame, répondit Joséphine, J’étais dans la chambre ; je rangeais les robes comme j’en avais l’ordre. Soudain, je me retourne ; il y avait un homme…

— Un homme ?

— Oui, madame, monsieur. Il venait d’entrer. Je ne sais pas comment… Je ne l’ai pas entendu.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ? demanda lady Oswill.

— Il m’a dit : « J’arrive du Maroc. Préparez-moi un bain. »

— Est-ce que vous êtes folle ?

— Non, madame.


Elle ne changeait pas une syllabe. Mais Oswill avait menti. Jamais il n’était retourné en Afrique. Il l’avait annoncé aux serviteurs de Biarritz par politique, parce qu’il craignait d’être trahi. En vérité, après quelques jours de fureur vaine, il s’était précipité sur Paris. Aux environs de Tours, il avait lancé sa voiture contre un piéton qui le gênait. Le piéton, d’un seul pas à droite, évitait l’accident, mais un arbre — plus obstiné, ou moins heureux — avait reçu la cinquante chevaux. Le piéton, sans rancune, ramassa sir Oswill. Comme il était médecin, il lui dit, à titre documentaire, qu’il avait une côte cassée, l’épaule démise, et qu’il en serait quitte avec trois semaines de lit. Il indiqua un hôtel voisin comme un bon endroit de repos et consentit à promettre qu’il ferait envoyer une civière. Il ajouta qu’étant en promenade, il ne faisait pas payer la consultation. Il laissa Oswill écumant.

Sa convalescence dura trois semaines, en effet. Enfermé près d’Amboise, dans une chambre Louis-Philippe, il avait la vue de la Loire. C’est une époque et un fleuve qu’il détestait. L’époque lui rappelait lord Byron dont il était jaloux, depuis l’enfance ; le fleuve, avec ses plaques de sable entourées d’eaux vives, lui semblait affligé d’une maladie de peau. Il se rappelait aussi que sa première conversation avec Dewalter, dans le train, avait justement commencé dans les environs, à peu près à la hauteur où sa voiture avait agressé le peuplier. Le soir, il entendait un gramophone. Vers l’aube, il était réveillé par des coqs. Les gens qui passaient sur la route, les paysans, parlaient un français pur : tout cela le mettait dans une fureur sacrée. L’idée de ce que sa femme faisait, à Paris, avec son ruffian, tandis qu’il mijotait sur son lit de province, lui donnait des rages bestiales. Le Vouvray aidant, il voulait se lever, mais, chaque fois, il retombait, enveloppé d’une sueur glacée. Alors, il jurait comme un cad et une haine affreuse s’amassait en lui. Enfin, il fut en état de s’en aller. Il remercia ses hôtes par une bordée d’injures et prit le train. Il descendit au palais du Quai d’Orsay le lendemain du jour où Stéphane était partie pour Biarritz. Il ne savait toujours pas ce qu’il allait décider. Il comptait sur ses doigts les quatre ou cinq hôtels dans lesquels il avait chance de la retrouver. An Ritz, il donna son nom d’un air bonhomme. On lui indiqua le numéro de l’appartement de lady Oswill, et c’est ainsi que, tout d’un coup, la femme de chambre l’avait eu dans le dos.


Encore mal remise de son émotion, elle racontait l’apparition à Stéphane :

— Pendant que je préparais le bain, monsieur s’est approché. Il m’a tendu un billet de cinq cents francs et il m’a dit, — que madame m’excuse, — il m’a dit : « Donnez-moi l’adresse de l’amant de madame ». Je suis devenue verte, j’ai pris le billet et je n’ai pas répondu. Alors…

— Alors ?

— Alors monsieur a tourné dans la chambre comme dans une cage. Il me faisait peur. Et, brusquement, il a donné un coup de poing sur la coiffeuse ; le nécessaire a volé en morceaux. Ensuite…

— Ensuite ?

— Ensuite, monsieur m’a dit : « Imbécile, ramassez ça ». Il a allumé une cigarette et il est sorti en sifflant. Ma foi, j’ai pris peur, j’ai filé, et je suis venue… Je crois que madame ferait bien d’y aller.

— Par exemple, non, Je n’irai pas.

Jamais elle n’avait connu pareille révolte. Elle se sentait d’une race qu’on ne gouverne pas sans régner, Mais on entendit un tumulte dans l’antichambre et la porte s’ouvrit tandis qu’Oswill apparaissait.

Il parlait avec force au valet :

— Laissez-moi tranquille, je vous dis. Prenez mon chapeau. Si vous n’êtes pas content, demandez à votre patron de vous augmenter. Il est assez riche pour ça.

Il lui tourna le dos et fit deux pas dans le salon. Stéphane, pâle de colère, s’était levée. Il lui sourit d’un sourire en triangle, d’un sourire de faune savant :

— Bonjour, chère amie. Excusez-moi de vous déranger. Mais où vous êtes, je peux venir, n’est-ce pas ?

Il eut un regard dur, haineux, et la grimace disparut. Il virevolta et tomba d’aplomb sur ses pattes devant la femme de chambre :

— Ah ! vous voilà, vous ? Eh bien, vous aurez un beau souvenir : vous avez été suivie par un homme qui, d’habitude, ne suit pas les femmes. Et maintenant, vous pouvez allez vider le bain. Sortez !

Stéphane, par un effort, avait repris son calme. Elle dit avec netteté, sans hausser la voix :

— Allez dans ma chambre, Joséphine.

Oswill se retourna :

— Tiens ! vous avez une chambre ici ! Vous habitez en meublé maintenant ?

Il paraissait décidé à toutes les méchancetés. Son visage narquois et mobile reflétait les images de sa pensée. Il regardait le salon luxueux et son opinion qu’elle entretenait Dewalter se précisa. À la femme de chambre, prête à sortir, elle murmura deux mots qu’il entendit. C’était :

— Guettez monsieur en bas et prévenez-le.

Le mari sourit un peu plus. Quand il fut seul, il ricana ;

— Combien donnez-vous par mois à votre confidente ?

— Est-ce que je vis de votre argent ? dit Stéphane.

— Non. Pas plus que moi du vôtre.

Il lui rit au nez.

Elle fut stupéfaite ; elle pensa qu’il était devenu fou ; mais elle se rappela qu’il buvait. Elle lui demanda s’il était ivre.

Il répondit :

— Naturellement, je suis ivre. Je suis toujours ivre. Ça m’éclaircit les idées. C’est excellent pour mes expériences psychologiques.

— Vous êtes venu faire une expérience ? demanda-t-elle.

Il fit signe que oui.

Elle le regardait et elle dit qu’elle allait le mettre à la porte. Alors son œil fut dangereux. Il articula :

— Je voudrais voir ça.

Son accent anglais s’était brusquement augmenté. Il errait dans le salon. Toujours immobile et calme, elle continua :

— Vous pourriez le voir. Est-ce qu’au Maroc vous avez perdu la notion exacte de vos droits et de leurs limites ? Est-ce que vous croyez être un mari, par hasard ? Le fait de vous avoir appartenue n’implique pas, j’imagine, que je vous appartienne encore. Il y a longtemps que nous nous sommes expliqués. Six mois de mariage ont suffi pour que je sois, en réalité, votre veuve. Depuis trois ans vous n’êtes pour moi qu’un ami…

— Un excellent ami… murmura-t-il.

Il avait pris un air fourbe, mais elle continuait avec une netteté grandissante, toujours debout à la même place :

— Un ami ? Non. À Biarritz, quand j’ai refusé de me laisser emporter en voyage comme une valise, j’ai été fixée sur vos sentiments. Vous êtes parti le lendemain sans me revoir et sans prendre congé. C’est très bien. Vous êtes libre comme je le suis… Mais de quel droit entrez-vous dans ma chambre sans être annoncé ? Vous entrez et vous cassez une table ! Vous êtes foui Et ici ? Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Et vous ?

Il était à deux pas d’elle. Elle le toisa, décidée à en finir :

— Je vais vous le dire si vous le souhaitez.

Il répondit :

— Je le sais.

Elle sourit avec mépris :

— Alors, tout va bien. Allez-vous-en. Et, n’est-ce pas, gardez-vous désormais de violences de maître.., et encore plus, — ah ! oui, encore plus, — des fureurs de jaloux.

Il cligna des yeux comme un hibou devant une lampe.

— De jaloux ?

— De quoi, alors ? demanda-t-elle.

Il ricana :

— Je ne suis pas jaloux. Je ne vous aime pas.

— Je l’espère, dit-elle de haut.

Il y eut un temps. Il était humilié, rongé d’ulcères et il comprit qu’il perdait pied. Il tourna le dos pour qu’elle ne vit plus son regard et il fit un effort terrible pour le purger de son venin. Il sentit qu’il y parvenait et de nouveau il exposa un visage placide. En même temps, il réfléchissait. L’attitude de Stéphane l’étonnait. Il lui semblait que la qualité de son amant aurait dû la diminuer. Une femme qui paye a moins de fierté. Il ne la comprenait pas. Il tergiversait. Alors, il s’assit. Le siège était près d’une table et sur cette table il y avait un timbre. Brusquement, il sonna.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle.

Il la regarda dans les yeux et répondit avec nonchalance qu’il voulait du thé. Il attendait de voir comment elle réagirait…

— Vous savez bien chez qui vous êtes ? dit-elle durement.

Il tressaillit : l’expérience réussissait. Il sentit que l’action allait se préciser. Le valet entra, prit l’ordre et sortit.

Oswill souriait, installé dans une bergère :

— Chez qui je suis ? Comment donc ? Je suis chez vous, je suppose ?

— Non, répondit-elle, rapide et violente.

Cette fois rien n’était plus précis. Puisqu’il feignait de n’avoir pas encore compris, elle l’y forçait : non, elle n’était pas chez elle. Elle était chez son amant. Et, en effet, il comprit.

Il comprit qu’elle disait vrai. Il comprit qu’elle ne savait rien. Il comprit que ce salon, ce luxe, c’était le salon, le luxe de Dewalter. Il eut un éblouissement comme un limier sur la piste. Mais cette fois encore il se trompa : il crut que, par des moyens louches, l’imposteur s’était procuré des ressources. Il vit l’horizon changer et, vaguement, il eut la prescience qu’il allait trouver là un champ d’action. Il se ramassa sur lui-même et ne s’avança plus qu’avec des précautions, des rusés d’espion en pays ennemi et des audaces de mots à double sens pour bien étudier le terrain.

— Je ne suis pas chez vous ? dit-il. Tiens, j’aurais cru !

Elle pensa qu’il voulait l’accabler par cette phrase, mais elle était remplie de dédain. Il s’était levé et il expertisait du regard ce qui l’entourait.

Il sourit :

— Alors, je suis chez M. Dewalter ? Il a décidément un goût excellent. À Biarritz, il avait une bien belle voiture. Ici, il a un bien bel appartement.

Elle lui demanda :

— Vous connaissez M. Dewalter ?

Il répondit d’un trait :

— J’en ai connu un, ce n’est pas le même.

Il avait un air sardonique qu’elle ne comprenait plus. Elle crut qu’il savait quelque chose sur un parent de son ami.

Elle demanda encore :

— L’un des siens ?

— Non, dit-il. Un émigrant. Aucun rapport avec le vôtre.

Elle haussa les épaules. Que lui importait un autre Dewalter, un émigrant ?

— Ne m’en parlez pas, répondit-elle.

— Je ne vous en parle pas.

Le domestique entra, portant le thé.

— Merci ! Sortez, dit Oswill, et il se rassit comme s’il avait été chez lui.

Il faisait, en le dissimulant, un effort énorme pour préciser une idée qui lui venait. Stéphane, exaspérée, le regardait couler du sucre dans sa tasse.

— Je vous répète que je vais vous mettre à la porte, dit-elle. Vos excentricités dépassent la mesure. Vous ne connaissez pas M. Dewalter, le mien, comme vous dites… Ce n’est pas indispensable pour comprendre mes sentiments. Je n’ai rien à vous cacher puisque vous n’avez envers moi aucun devoir, ni sur moi aucun droit. Dites-moi ce que vous êtes venu faire. Où nous allons. J’attends !…

Comme il buvait, elle s’énerva davantage :

— Dans trois minutes, je vous préviens que je romprai l’entretien. Dans trois minutes… Vous aurez eu le temps de boire votre thé.

— Il est très mauvais, dit-il avec flegme. Dites à M. Dewalter d’en acheter d’autre.

Il se leva et se remit à marcher. Il lui semblait qu’il avait enfin trouvé son idée.

— J’attends, répéta Stéphane immobile.

Oswill revint vers elle. Il souriait terriblement :

— Tenez, commença-t-il, je vous demande pardon. Je suis entré ici comme si j’allais tout casser, nerveux… Je ne sais pas pourquoi ! Vous avez raison, je n’ai aucun droit. Je ne vous aime pas, je ne suis pas jaloux…

Elle dit :

— Je ne suis pas votre femme.

— Je le sais, cria-t-il. Je le sais. Ne le répétez pas tout le temps !

Elle lui rétorqua, implacable :

— Ne m’y forcez pas.

Il eut envie de se jeter sur elle et de la frapper comme il lui arrivait avec les filles. Il froissa ses mains et les agrafa l’une à l’autre. Il avait un rictus d’animal méchant, mais, brusquement, il trouva la force de se détendre et il continua d’un ton conciliant, avec des gestes mous :

— Tenez, parlons gentiment, voulez-vous ? Gentiment… Je ne vous aime pas, vous n’êtes pas ma femme, c’est entendu ! Vous n’êtes pas ma femme, mais vous l’avez été. Vous portez encore mon nom… et, comme j’ai dit en entrant, je peux toujours venir où vous êtes.

Il s’arrêta, satisfait d’avoir précisé ce point. Elle l’écoutait sans rien manifester, impatiente de savoir ce qu’il voulait, un peu inquiétée par ses manières, tout d’un coup irréprochables, et prête à la riposte. Mais elle gardait devant lui une attitude souveraine ; ses belles lèvres étaient closes ; elle cachait la flamme de ses yeux sous l’ombre de ses cils tandis qu’il continuait, et maintenant sans la regarder, comme s’il eut craint lui-même d’être dévisagé :

— Je rentre de voyage. Je vais à Biarritz, vous n’êtes pas à Biarritz. Je vais au Ritz, vous n’êtes pas au Ritz. Je suis votre femme de chambre et je vous trouve… ici… chez M. Dewalter, qui est certainement… un gentleman, un homme très bien et, de plus, dans la situation de vous aimer…

Il suspendit son discours et, cette fois, il l’examina. Il vit que rien dans ses paroles ne paraissait ironique à cette femme. Alors, désormais sûr de lui, il continua :

— Vous voyez, dit-il, je suis loyal ; je ne cherche pas à démolir votre idole et, sans doute, je ne le pourrais pas. Je vous connais ; vous n’êtes pas sans honneur et sans fierté. Vous êtes de plus avisée ; M. Dewalter, pour vous plaire, a certainement toutes les vertus.

Elle répondit :

— Il les a.

Il s’inclina poliment ;

— Il les a. Vous n’êtes pas de ces amoureuses sans jugement et qui peuvent se tromper sur la valeur morale et marchande de l’homme qui les intéresse. M. Dewalter, je le reconnais, est inattaquable.

— Et alors ?

— Et alors, c’est ennuyeux pour moi…

— C’est heureux pour moi, dit-elle.

Il sourit ; son sourire était un chef-d’œuvre. Un grand acteur n’aurait pas fait mieux. Il y avait, dans ce sourire, de la bonté, du regret, une ombre de tendresse, un relief d’amertume, mais de l’ironie, pas du tout, oh ! pas du tout. Stéphane n’avait plus devant elle qu’un honnête homme qui, courageusement, faisait l’éloge d’un ennemi. Et même, il insistait :

— Sans doute, il est intelligent, loyal. Il est sincère… Il est riche…

Il ne la regardait plus. Il restait l’œil perdu dans le vide et comme un homme braqué sur une idée.

— À quoi pensez-vous, Oswill ? demanda-t-elle.

Il dit avec une grande douceur :

— Je pense à ce que je vais faire…

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

Son expression devint angélique. Il répondit :

— Je vais divorcer.

Elle s’attendait à tout, mais pas à cela. Elle le savait obstiné et restait stupéfaite de le voir s’avoue ? vaincu. Elle n’en croyait pas ses oreilles. Mais il souriait toujours, et d’un air si paterne qu’elle fut désarmée.

— Je vous remercie, dit-elle. Vous allez au-devant de mes désirs. Je ne vous aurais pas demandé ma liberté entière. Je la souhaitais, mais je ne voulais pas vous abandonner. Puisque vous me l’offrez…

— Je fais plus que vous l’offrir, répondit-il. Je veux que vous soyez entièrement libre, et seule, devant le héros que votre cœur a choisi. Vous me remerciez ? Il n’y a pas de quoi. Me mettre en travers de votre bonheur ?… Je n’aurais eu garde.

Une joie horrible était en lui. Il faisait des efforts surhumains pour ne pas la montrer, voulant tromper Stéphane jusqu’au bout. Et, vraiment, elle ne pouvait pas ne pas le croire sincère, tellement il cachait sa pensée obscure. Il avait pris un air un peu cocasse et semblait s’attrister sur lui-même.

Il dit :

— Je suis un drôle d’homme et l’on se moque de moi et de mes expériences. Mais elles m’ont appris à comprendre les désirs humains. Tout à l’heure, j’ai manqué de sang-froid… J’ai eu tort et je me repens. J’ai réfléchi depuis… Riche et belle comme vous l’êtes — pour mon regret — mon devoir aurait été de vous protéger contre un aventurier, un escroc quelconque de cœur et d’argent… Le cas de M. Dewalter est différent. Il est honorable et riche. Dans ces conditions, mon devoir est de vous le laisser… Je déplore de vous perdre, mais je suis consolé, dans mon orgueil, de vous perdre pour un pareil homme. Vous ne pouviez mieux tomber.

Il se délectait sadiquement de dire les mots qu’il disait, les mots exacts de l’ironie, mais de les dire avec une voix si franche, une sensibilité si parfaite que sa femme était bien roulée. Et, en effet, dans sa magnifique loyauté, reconnaissante de la justice rendue à son ami, elle eut un élan vers lui. Elle lui tendit la main. Alors sa haine fut la plus forte :

— Non, dit-il. Plus tard.

Il passa devant elle. Quelle inquiétude n’aurait-elle pas eue si elle avait surpris l’expression soudaine de son visage détourné ? Mais, déjà, il revenait en souriant :

— Je ne vous demande qu’une chose, dit-il.

Elle répondit :

— Accordée.

Il insista, l’air sans péril :

— D’avance ?

— Oui, répéta-t-elle avec bonté… Oui… C’est bien le moins, aujourd’hui.

Il parut enchanté. Il la savait incapable, une promesse une fois donnée, d’en marchander l’exécution. Il parla d’une voix déjà plus nette :

— Je veux annoncer moi-même à M. Dewalter mon abdication, votre bonheur et son heureuse fortune.

Choquée, elle refusa. Il recommença de sourire et lui dit qu’elle avait promis.

— Quel est votre but ? demanda-t-elle.

Il lui répondit :

— Je veux qu’il me connaisse.

Il ajouta qu’elle n’avait rien à craindre et qu’entre gens du monde aucun scandale n’était possible. Au moment de son sacrifice, il trouvait juste de pouvoir juger par lui-même celui auquel il s’immolait. Il avait un aspect rassurant, l’aspect d’un vaincu qui a pardonné. Elle crut que sa manie de l’expérience survivait à sa méchanceté.

— Vous n’allez pas lui chercher querelle ? dit-elle.

Il prit un air chagrin et secoua la tête :

— Non, affirma-t-il. Certes non. Si vous n’étiez encore lady Oswill, je le féliciterais plutôt d’avoir toutes les vertus qui me manquent… L’oisiveté et la fortune ne l’ont pas gâté.

Elle ne répondit pas, mais sur son beau visage tout son amour s’inscrivait. Elle pensait à la tendresse de Georges, à sa flamme charmante, à son soin constant de s’orner pour lui plaire, à tant de choses délicates qui le faisaient incomparable. Elle songeait qu’il était né délivré des soucis de la vie pour avoir le temps d’aimer, comme d’autres sont dispensés de la lutte des cités pour avoir le loisir de prier dans les temples. Non, certes non, l’oisiveté et la fortune ne l’avaient pas gâté.

Oswill la contemplait de ses yeux bicolores. Il lisait dans son esprit.

— Je l’envie, dit-il. Elles m’ont gâté, moi !

Il sembla à Stéphane qu’ils avaient tout dit. Elle était libre. Une entrevue, si correcte fût-elle, entre Oswill et Dewalter, lui déplaisait, mais elle avait confiance dans la délicatesse de son ami. Elle ne craignait point qu’il fût jaloux du passé. Au contraire, la vue de ce mari, si manifestement étranger à elle, ne pouvait que détruire chez Georges tout sentiment possible de cette nature. Elle savait la netteté de son cœur et ne l’imaginait pas s’attardant à des visions mauvaises. Mais, surtout, elle, comprenait qu’elle ne pouvait plus éviter la rencontre. Oswill l’avait décidée. En l’examinant, elle le vit calme, l’air un peu triste et bienveillant. Elle fut rassurée. Alors, dans l’antichambre, ils entendirent que Georges entrait :

— Vous avez promis, dit Oswill.

— J’ai promis, oui. Mais faites vite.

Elle passa devant lui, se dirigea vers une sortie. Il la suivait, courbé, obséquieux :

— Je vous remercie de cette dernière obéissance.

Elle ferma la porte sans se retourner. Alors, et brusquement, il se transforma.

Courbé en avant, le visage ignoble, les dents découvertes, les mains aux poches, les pieds écartés et bien en possession du tapis, ivre de joie mauvaise, il avait fait volte-face et il attendait…

Il attendait l’apparition de M. Georges Dewalter dont il était le confident.