L’Homme à la longue barbe/7. Le général Lannes

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CHAPITRE VII.

Le général Lannes.


C’était la seconde fois que le Superbe rentrait au pays natal, après en être sorti deux fois d’une manière peu naturelle. Les premiers mois de son nouveau séjour à Bordeaux ne font époque de rien de remarquable sur son compte, jusqu’au jour des Rois de je ne sais plus quelle année républicaine. (Directoire.)

On devait se réunir chez sa maîtresse, et plusieurs personnes de la ville se trouvant convoquées au banquet, le Superbe fut prié de rentrer de bonne heure à l’hôtel ; il promit : et pour tuer le temps fut au spectacle, où l’on donnait le Roi de Cocagne. Le général Lannes était dans la loge royale. Dans la pièce que l’on représentait, l’auteur met dans la bouche du roi ces paroles ou l’équivalent : Tout est musicien jusqu’aux ânes. Les jeunes gens royalistes se tournent alors en riant du côté de la loge du général et l’accueillent avec des huées. Dire que le Superbe se conduisit comme les autres, c’est ce que j’ignore, c’est ce qu’il nia ; toujours est-il qu’il se trouvait au parquet avec les perturbateurs, et qu’on ne manqua pas de le ranger de ce nombre.

Lannes, comme on le pense, devint furieux, et attacha trop d’importance à ce qu’il était de sa dignité de mépriser ; on fit avancer les basques, et les jeunes écervelés qui n’avaient pas craint d’insulter le Brave des Braves par une grossière équivoque, furent enveloppés et conduits à la prison de la commune. M. l’ex-garde-des-sceaux, ministre de la justice, comte de Peyronnet, l’ex-grand homme, en un mot, figurait alors avec son ami le Superbe parmi les délinquans.

La maîtresse de ce dernier, surprise, inquiète de ne pas le voir rentrer à l’heure indiquée, court chez la directrice du théâtre, qui lui apprend la mésaventure de son amant, en y ajoutant cette circonstance : « Que le commissaire, qui redoutait le Superbe, l’avait conjuré, au moment de l’arrêter, de ne pas le compromettre en faisant résistance ; que Duclos, par égard, l’avait juré, avait tenu sa parole et s’était laissé conduire. »

Le lendemain elle vole à la prison, et embrasse son ami en fondant en larmes. « Pour venir me voir et que tu pleures, lui dit celui-ci, j’aime beaucoup mieux que tu restes chez toi. Il ne s’agit pas de pleurer, il faut agir, il faut sauver un malheureux ; viens à mon aide, ensuite nous penserons à moi. Il y a dans la chambre voisine un père de famille condamné mort ; je te le répète, il faut m’aider à le sauver ; tu m’apporteras demain mon poignard et un paquet de cordes. — Mais comment m’y prendre ? — Comme tu voudras ; il me les faut.

Le malheureux que le Superbe avait résolu d’arracher à la mort, était un prêtre français nommé Borde, passé en Espagne et rentré depuis peu dans sa patrie, qu’il avait voulu revoir avant de mourir. Il s’était caché aux allées d’Albret, sous le déguisement d’un garçon de bains, et là, découvert et arrêté, père de trois enfans, il devait être fusillé le surlendemain.

Mais, la veille de son exécution, les jeunes gens détenus pour l’affaire du général s’étaient réunis à un déjeuner auquel assistaient leurs parens et leurs amis du dehors. La maîtresse du Superbe se rend à-peu-près à la même heure à la prison, tenant le paquet de cordes sous ses jupes, et le poignard caché dans ses cheveux. Elle arrive, elle frappe, on lui ouvre : le gardien l’envisage, elle pâlit, se soutient à la muraille, n’excite cependant aucun soupçon, et pénètre au milieu de la société déjà réunie autour d’un grand couvert. Un signe avertit le Superbe que ses désirs sont remplis. Il fait asseoir un instant sa complice, et bientôt, sous quelque prétexte nécessiteux, l’invite à passer dans la chambre voisine, où il recèle comme il peut les cordes et le poignard.

Mais sur ces entrefaites, et pendant le déjeuner de la prison, avait lieu, sous les fenêtres du général, un rassemblement tumultueux de jeunes royalistes qui demandaient à grands cris leurs camarades, menaçant Lannes de ne pas le laisser sortir vivant de la ville, s’il ne les relâchait aussitôt.

Le général, que de pareilles menaces n’auraient pas dû intimider, mais qui payait quelquefois comme les autres hommes son tribut de certains momens de faiblesse dont les plus braves ne sont pas exempts, composa avec les principes d’une sévérité qui, tout imprudente qu’elle s’était montrée d’abord, devait être alors poursuivie, par cela seul qu’elle avait eu un commencement d’exécution. Il livra l’ordre de mise en liberté, et avant que l’infortuné Borde pût voir réaliser les projets que l’on formait pour sa délivrance, les jeunes royalistes furent contraints de l’abandonner à sa destinée et le malheureux fut exécuté le lendemain.

Le Superbe, comme ses camarades, franchissait déjà le seuil de la prison, lorsqu’un huissier l’arrête soudain de nouveau, comme impliqué dans l’affaire de l’assassinat du maire de Toulouse.