L’Homme à la longue barbe/Avant-propos

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Au Palais royal (p. illust-vi).



Lith. de Fonrouge de Seine, N°16



AVANT-PROPOS.



Il est des hommes que la singularité de leurs actions et la bizarrerie de leur conduite semblent plus particulièrement destiner à fixer les regards de leurs contemporains. Leur humeur, leurs sentimens, leur manière de vivre forment un contraste si frappant avec les habitudes de leurs semblables, qu’on est naturellement désireux de connaître les particularités qui les concernent. Mais si ces mêmes hommes ont eu un rang dans le monde qu’ils y aient acquis de la célébrité par l’éclat de leurs aventures ou par la fougue de leurs passions ; si leur vie, naturellement orageuse, offre des scènes piquantes et variées, des situations fortes et dramatiques, si elle se compose enfin d’événemens qui se rattachent à des personnages éminens ou à des époques mémorables, la curiosité redouble, l’intérêt qu’inspirent leurs actions devient plus puissant, et l’esprit, avide de sonder les mystères de leur existence, se sent impérieusement dominer par le besoin d’être dans le secret de toutes leurs destinées.

Dans le nombre de ces êtres exceptionnels dont nous venons de parler, il en existe un à Paris, dont le stoïcisme et la misanthropie décèlent un de ces caractères fiers et indomptables, un de ces phénomènes moraux sur lesquels le malheur n’a point de prise. On le reconnaît à sa haute stature, à ses formes athlétiques et à la barbe qui ondoie sur sa large poitrine. Sous les livrées de la misère il porte un cœur généreux, mais sauvage : il dédaigne tout ce qui excite l’ambition des autres hommes et son âme hautaine est inaccessible à toutes les craintes comme elle est au-dessus de tous les préjugés.

Nous avons pensé qu’une relation succincte, mais fidèle de la vie de cet homme extraordinaire piquerait vivement la curiosité du public. Ce projet conçu depuis long-temps et que des obstacles de plus d’un genre nous, avaient empêché d’effectuer, a été mis à exécution dans l’espace de huit jours ; mais ce n’est qu’après des recherches nombreuses que nous avons pu réunir les matériaux nécessaires pour commencer l’ouvrage que nous publions aujourd’hui : nous avouerons même que nous avons été plus heureux que nous n’aurions osé l’espérer car indépendamment des documens précieux que nous étions parvenus à nous procurer, le hasard nous a merveilleusement secondé en faisant tomber entre nos mains une partie de la correspondance du Superbe.[1]

Si ces lettres, que nous croyons devoir ajouter à l’ouvrage, étaient dans le cas de jeter quelque défaveur sur le caractère ou sur les sentimens d’un homme qui fut toujours esclave de ses devoirs, nous n’hésiterions pas à en faire généreusement le sacrifice ; mais comme il ne s’y trouve rien que tout homme d’honneur ne puisse avouer, comme il n’est aucune de ses expressions, aucun des mouvemens de son âme qui ne justifient la haute opinion que nous en avons conçue, nous n’avons pu résister au désir de les produire textuellement, dans la persuasion que nos lecteurs les accueilleraient avec le plus vif intérêt. Elles ne sont certainement remarquables ni par la pureté ni par l’élégance du style, elles pèchent même souvent sous le rapport de l’exactitude grammaticale mais on y trouve des pensées fortes, rendues d’une manière énergique, et des expressions pittoresques qui décèlent tout le feu de son âme, toute la verve de son imagination. Le nombre n’en est pas considérable : elles datent presque toutes de l’an 7 de la république, et il y a même entre elles des lacunes qui nous font vivement regretter celles qui ont été égarées ; nous espérons cependant que le plaisir qu’elles feront à nos lecteurs nous vengera de leur insuffisance, et qu’on y trouvera un motif de plus de nous savoir gré de notre entreprise.



  1. Surnom qu’on lui donnait à Bordeaux.