L’Homme de cour (La Houssaie)/300

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Traduction par Amelot de la Houssaie.
Veuve Martin et J. Boudot (p. 1-180).

I

Tout est maintenant au point de sa perfection,
et l’habile homme au plus haut.


Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage, qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept ; et il faut en ce temps-ci plus d’habileté pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple.

II

L’esprit et le génie.


Ce sont les deux points où consiste la réputation de l’homme. Avoir l’un sans l’autre, ce n’est être heureux qu’à demi. Ce n’est pas assez que d’avoir bon entendement, il faut encore du génie. C’est le malheur ordinaire des malhabiles gens de se tromper dans le choix de leur profession, de leurs amis, et de leur demeure.

III

Ne se point ouvrir, ni déclarer.

L’admiration que l’on a pour la nouveauté est ce qui fait estimer les succès. Il n’y a point d’utilité, ni de plaisir, à jouer à jeu découvert. De ne se pas déclarer incontinent, c’est le moyen de tenir les esprits en suspens, surtout dans les choses importantes, qui font l’objet de l’attente universelle. Cela fait croire qu’il y a du mystère en tout, et le secret excite la vénération. Dans la manière de s’expliquer, on doit éviter de parler trop clairement ; et, dans la conversation, il ne faut pas toujours parler à cœur ouvert. Le silence est le sanctuaire de la prudence. Une résolution déclarée ne fut jamais estimée. Celui qui se déclare s’expose à la censure, et, s’il ne réussit pas, il est doublement malheureux. Il faut donc imiter le procédé de Dieu, qui tient tous les hommes en suspens.

IV

Le savoir et la valeur
font réciproquement les grands hommes.

Ces deux qualités rendent les hommes immortels, parce qu’elles le sont. L’homme n’est grand qu’autant qu’il sait ; et, quand il sait, il peut tout. L’homme qui ne sait rien, c’est le monde en ténèbres. La prudence et la force sont ses yeux et ses mains. La science est stérile, si la valeur ne l’accompagne.

V

Se rendre toujours nécessaire.

Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur. L’homme d’esprit aime mieux trouver des gens dépendants que des gens reconnaissants. Tenir les gens en espérance, c’est courtoisie ; se fier à leur reconnaissance, c’est simplicité. Car il est aussi ordinaire à la reconnaissance d’oublier, qu’à l’espérance de se souvenir. Vous tirez toujours plus de celle-ci que de l’autre. Dès que l’on a bu, l’on tourne le dos à la fontaine ; dès qu’on a pressé l’orange, on la jette à terre. Quand la dépendance cesse, la correspondance cesse aussi, et l’estime avec elle. C’est donc une leçon de l’expérience, qu’il faut faire en sorte qu’on soit toujours nécessaire, et même à son prince ; sans donner pourtant dans l’excès de se taire pour faire manquer les autres, ni rendre le mal d’autrui incurable pour son propre intérêt.

VI

L’homme au comble de sa perfection.

Il ne naît pas tout fait, il se perfectionne de jour en jour dans ses mœurs et dans son emploi, jusqu’à ce qu’il arrive enfin au point de la consommation. Or l’homme consommé se reconnaît à ces marques : au goût fin, au discernement, à la solidité du jugement, à la docilité de la volonté, à la circonspection des paroles et des actions. Quelques-uns n’arrivent jamais à ce point, il leur manque toujours je ne sais quoi ; et d’autres n’y arrivent que tard.

VII

Se bien garder de vaincre son maître.

Toute supériorité est odieuse ; mais celle d’un sujet sur son prince est toujours folle, ou fatale. L’homme adroit cache des avantages vulgaires, ainsi qu’une femme modeste déguise sa beauté sous un habit négligé. Il se trouvera bien qui voudra céder en bonne fortune, et en belle humeur ; mais personne qui veuille céder en esprit, encore moins un souverain. L’esprit est le roi des attributs, et, par conséquent, chaque offense qu’on lui fait est un crime de lèse-majesté. Les souverains le veulent être en tout ce qui est le plus éminent. Les princes veulent bien être aidés, mais non surpassés. Ceux qui les conseillent doivent parler comme des gens qui les font souvenir de ce qu’ils oubliaient, et non point comme leur enseignant ce qu’ils ne savaient pas. C’est une leçon que nous font les astres qui, bien qu’ils soient les enfants du soleil, et tout brillants, ne paraissent jamais en sa compagnie.

VIII

L’homme qui ne se passionne jamais.

C’est la marque de la plus grande sublimité d’esprit, puisque c’est par là que l’homme se met au-dessus de toutes les impressions vulgaires. Il n’y a point de plus grande seigneurie que celle de soi-même, et de ses passions. C’est là qu’est le triomphe du franc-arbitre. Si jamais la passion s’empare de l’esprit, que ce soit sans faire tort à l’emploi, surtout si c’en est un considérable. C’est le moyen de s’épargner bien des chagrins, et de se mettre en haute réputation.

IX

Démentir les défauts de sa nation.

L’eau prend les bonnes ou mauvaises qualités des mines par où elle passe, et l’homme celles du climat où il naît. Les uns doivent plus que les autres à leur patrie, pour y avoir rencontré une plus favorable étoile. Il n’y a point de nation, si polie qu’elle soit, qui n’ait quelque défaut originel que censurent ses voisins, soit par précaution, ou par émulation. C’est une victoire d’habile homme de corriger, ou du moins de faire mentir la censure de ces défauts. L’on acquiert par là le renom glorieux d’être unique, et cette exemption du défaut commun est d’autant plus estimée que personne ne s’y attend. Il y a aussi des défauts de famille, de profession, d’emploi, et d’âge qui, venant à se trouver tous dans un même sujet, en font un monstre insupportable, si l’on ne les prévient de bonne heure.

X

Fortune et renommée.

L’une a autant d’inconstance que l’autre a de fermeté. La première sert durant la vie, et la seconde après. L’une résiste à l’envie, l’autre à l’oubli. La fortune se désire, et se fait quelquefois avec l’aide des amis ; la renommée se gagne à force d’industrie. Le désir de la réputation naît de la vertu. La renommée a été et est la sœur des géants : elle va toujours par les extrémités de l’applaudissement, ou de l’exécration.

XI

Traiter avec ceux de qui l’on peut apprendre.

La conversation familière doit servir d’école d’érudition et de politesse. De ses amis, il en faut faire ses maîtres, assaisonnant le plaisir de converser de l’utilité d’apprendre. Entre les gens d’esprit la jouissance est réciproque. Ceux qui parlent sont payés de l’applaudissement qu’on donne à ce qu’ils disent ; et ceux qui écoutent, du profit qu’ils en reçoivent. Notre intérêt propre nous porte à converser. L’homme d’entendement fréquente les bons courtisans, dont les maisons sont plutôt les théâtres de l’héroïsme que les palais de la vanité. Il y a des hommes qui, outre qu’ils sont eux-mêmes des oracles qui instruisent autrui par leur exemple, ont encore ce bonheur que leur cortège est une académie de prudence et de politesse.

XII

La nature et l’art ;
la matière et l’ouvrier.

Il n’y a point de beauté sans aide, ni de perfection qui ne donne dans le barbarisme, si l’art n’y met la main. L’art corrige ce qui est mauvais, et perfectionne ce qui est bon. D’ordinaire, la nature nous épargne le meilleur, afin que nous ayons recours à l’art. Sans l’art, le meilleur naturel est en friche ; et, quelque grands que soient les talents d’un homme, ce ne sont que des demi-talents, s’ils ne sont pas cultivés. Sans l’art, l’homme ne fait rien comme il faut, et est grossier en tout ce qu’il fait.

XIII

Procéder quelquefois finement,
quelquefois rondement.

La vie humaine est un combat contre la malice de l’homme même. L’homme adroit y emploie pour armes les stratagèmes de l’intention. Il ne fait jamais ce qu’il montre avoir envie de faire ; il mire un but, mais c’est pour tromper les yeux qui le regardent. Il jette une parole en l’air, et puis il fait une chose à quoi personne ne pensait. S’il dit un mot, c’est pour amuser l’attention de ses rivaux, et, dès qu’elle est occupée à ce qu’ils pensent, il exécute aussitôt ce qu’ils ne pensaient pas. Celui donc qui veut se garder d’être trompé prévient la ruse de son compagnon par de bonnes réflexions. Il entend toujours le contraire de ce qu’on veut qu’il entende, et, par là, il découvre incontinent la feinte. Il laisse passer le premier coup, pour attendre de pied ferme le second, ou le troisième. Et puis, quand son artifice est connu, il raffine sa dissimulation, en se servant de la vérité même pour tromper. Il change de jeu et de batterie, pour changer de ruse. Son artifice est de n’en avoir plus, et toute sa finesse est de passer de la dissimulation précédente à la candeur. Celui qui l’observe, et qui a de la pénétration, connaissant l’adresse de son rival, se tient sur ses gardes, et découvre les ténèbres revêtues de la lumière. Il déchiffre un procédé d’autant plus caché que tout y est sincère. Et c’est ainsi que la finesse de Python combat contre la candeur d’Apollon.

XIV

La chose et la manière.

Ce n’est pas assez que la substance, il y faut aussi la circonstance. Une mauvaise manière gâte tout, elle défigure même la justice et la raison. Au contraire, une belle manière supplée à tout, elle dore le refus, elle adoucit ce qu’il y a d’aigre dans la vérité, elle ôte les rides à la vieillesse. Le comment fait beaucoup en toutes choses. Une manière dégagée enchante les esprits, et fait tout l’ornement de la vie.

XV

Se servir d’esprits auxiliaires.

C’est où consiste le bonheur des grands que d’avoir auprès d’eux des gens d’esprit qui les tirent de l’embarras de l’ignorance en leur débrouillant les affaires. De nourrir des sages, c’est une grandeur qui surpasse le faste barbare de ce Tigrané qui affectait de se faire servir par les rois qu’il avait vaincus. C’est un nouveau genre de domination que de faire par adresse nos serviteurs de ceux que la nature a fait nos maîtres. L’homme a beaucoup à savoir, et peu à vivre ; et il ne vit pas s’il ne sait rien. C’est donc une singulière adresse d’étudier sans qu’il en coûte, et d’apprendre beaucoup en apprenant de tous. Après cela, vous voyez un homme parler dans une assemblée par l’esprit de plusieurs ; ou plutôt ce sont autant de sages qui parlent par sa bouche, qu’il y en a qui l’ont instruit auparavant. Ainsi, le travail d’autrui le fait passer pour un oracle, attendu que ces sages lui dressent sa leçon, et lui distillent leur savoir en quintessence. Au reste, que celui qui ne pourra avoir la sagesse pour servante tâche du moins de l’avoir pour compagne.

XVI

Le savoir et la droite intention.

L’un et l’autre ensemble sont la source des bons succès. Un bon entendement avec une mauvaise volonté, c’est un mariage monstrueux. La mauvaise intention est le poison de la vie humaine, et, quand elle est secondée du savoir, elle en fait plus de mal. C’est une malheureuse habileté que celle qui s’emploie à faire mal. La science dépourvue de bon sens est une double folie.

XVII

Ne pas tenir toujours un même procédé.

Il est bon de varier, pour frustrer la curiosité, surtout celle de vos envieux. Car, s’ils viennent à remarquer l’uniformité de vos actions, ils préviendront et, par conséquent, ils feront avorter vos entreprises. Il est aisé de tuer l’oiseau qui vole droit, mais non celui qui n’a point de vol réglé. Il ne faut pas aussi toujours ruser, car, au second coup, la ruse serait découverte. La malice est aux aguets, il faut beaucoup d’adresse pour se défaire d’elle. Le fin joueur ne joue jamais la carte qu’attend son adversaire, encore moins celle qu’il désire.

XVIII

L’application et le génie.

Personne ne saurait être éminent, s’il n’a l’un et l’autre. Lorsque ces deux parties concourent ensemble, elles font un grand homme. Un esprit médiocre qui s’applique va plus loin qu’un esprit sublime qui ne s’applique pas. La réputation s’acquiert à force de travail. Ce qui coûte peu ne vaut guère. L’application a manqué à quelques-uns, et même dans les plus hauts emplois. Tant il est rare de forcer son génie ! Aimer mieux être médiocre dans un emploi sublime qu’excellent dans un médiocre, c’est un désir que la générosité rend excusable. Mais celui-là ne l’est point, qui se contente d’être médiocre dans un petit emploi, lorsqu’il pourrait exceller dans un grand. Il faut donc avoir l’art et le génie, et puis l’application y met la dernière main.

XIX

N’être point trop prôné par les bruits de la renommée.

C’est le malheur ordinaire de tout ce qui a été bien vanté, de n’arriver jamais au point de perfection que l’on s’était imaginé. La réalité n’a jamais pu égaler l’imagination, d’autant qu’il est aussi difficile d’avoir toutes les perfections qu’il est aisé d’en avoir l’idée. Comme l’imagination a le désir pour époux, elle conçoit toujours beaucoup au delà de ce que les choses sont en effet. Quelque grandes que soient les perfections, elles ne contentent jamais l’idée. Et, comme chacun se trouve frustré de son attente, l’on se désabuse au lieu d’admirer. L’espérance falsifie toujours la vérité. C’est pourquoi la prudence doit la corriger, en faisant en sorte que la jouissance surpasse le désir. Certains commencements de crédit servent à réveiller la curiosité, mais sans engager l’objet. Quand l’effet surpasse l’idée et l’attente, cela fait plus d’honneur. Cette règle est fausse pour le mal, à qui la même exagération sert à démentir la médisance ou la calomnie avec plus d’applaudissement, en faisant paraître tolérable ce qu’on croyait être l’extrémité même du mal.

XX

L’homme dans son siècle.

Les gens d’éminent mérite dépendent des temps. Il ne leur est pas venu à tous celui qu’ils méritaient ; et, de ceux qui l’ont eu, plusieurs n’ont pas eu le bonheur d’en profiter. D’autres ont été dignes d’un meilleur siècle. Témoignage que tout ce qui est bon ne triomphe pas toujours. Les choses du monde ont leurs saisons, et ce qu’il y a de plus éminent est sujet à la bizarrerie de l’usage. Mais le sage a toujours cette consolation qu’il est éternel ; car, si son siècle lui est ingrat, les siècles suivants lui font justice.

XXI

L’art d’être heureux.

Il y a des règles de bonheur, et le bonheur n’est pas toujours fortuit à l’égard du sage ; son industrie y peut aider. Quelques-uns se contentent de se tenir à la porte de la fortune, en bonne posture, et attendent qu’elle leur ouvre. D’autres font mieux, ils passent plus avant, à la faveur de leur hardiesse et de leur mérite, et tôt ou tard ils gagnent la fortune, à force de la cajoler. Mais, à bien philosopher, il n’y a point d’autre arbitre que celui de la vertu et de l’application ; car, comme l’imprudence est la source de toutes les disgrâces de la vie, la prudence en fait tout le bonheur.

XXII

Être homme de mise.

L’érudition galante est la provision des honnêtes gens. La connaissance de toutes les affaires du temps, les bons mots dits à propos, les façons de faire agréables, font l’homme à la mode ; et, plus il a de tout cela, moins il tient du vulgaire. Quelquefois un signe, ou un geste, fait plus d’impression que toutes les leçons d’un maître sévère. L’art de converser a plus servi à quelques-uns que les sept arts libéraux ensemble.

XXIII

N’avoir point de tache.

À toute perfection il y a un si, ou un mais. Il y a très peu de gens qui soient sans défauts, soit dans les mœurs, ou dans le corps. Mais il y en a beaucoup qui font vanité de ces défauts, qu’il leur serait aisé de corriger. Quand on voit le moindre défaut dans un homme accompli, l’on dit que c’est dommage, parce qu’il ne faut qu’un nuage pour éclipser tout le soleil. Ces défauts sont des taches, où l’envie s’attache d’abord pour contrôler. Ce serait un grand coup d’habileté de les changer en perfections, comme fit Jules César qui, étant chauve, couvrit ce défaut de l’ombre de ses lauriers.

XXIV

Modérer son imagination.

Le vrai moyen de vivre heureux, et d’être toujours estimé sage, est, ou de la corriger, ou de la ménager. Autrement, elle prend un empire tyrannique sur nous, et, sortant des bornes de la spéculation, elle se rend si fort la maîtresse que la vie est heureuse ou malheureuse selon les différentes idées qu’elle nous imprime. Car il y en a à qui elle ne représente que des peines, et dont la folie la fait devenir leur bourreau domestique ; et d’autres à qui elle ne propose que des plaisirs et des grandeurs, se plaisant à les divertir en songe. Voilà tout ce que peut l’imagination, quand la raison ne la tient pas en bride.

XXV

Être bon entendeur.

Savoir discourir, c’était autrefois la science des sciences ; aujourd’hui cela ne suffit pas, il faut deviner, et surtout en matière de se désabuser. Qui n’est pas bon entendeur ne peut pas être bien entendu. Il y a des espions du cœur et des intentions. Les vérités qui nous importent davantage ne sont jamais dites qu’à demi. Que l’homme d’esprit en prenne tout le sens, serrant la bride à la crédulité dans ce qui paraît avantageux, et la lâchant à la créance de ce qui est odieux.

XXVI

Trouver le faible de chacun.

C’est l’art de manier les volontés et de faire venir les hommes à son but. Il y va plus d’adresse que de résolution à savoir par où il faut entrer dans l’esprit de chacun. Il n’y a point de volonté qui n’ait sa passion dominante ; et ces passions sont différentes selon la diversité des esprits. Tous les hommes sont idolâtres, les uns de l’honneur, les autres de l’intérêt, et la plupart de leur plaisir. L’habileté est donc de bien connaître ces idoles, pour entrer dans le faible de ceux qui les adorent : c’est comme tenir la clef de la volonté d’autrui. Il faut aller au premier mobile : or ce n’est pas toujours la partie supérieure, le plus souvent c’est l’inférieure ; car, en ce monde, le nombre de ceux qui sont déréglés est bien plus grand que celui des autres. Il faut premièrement connaître le vrai caractère de la personne, et puis lui tâter le pouls, et l’attaquer par sa plus forte passion ; et l’on est assuré par là de gagner la partie.

XXVII

Préférer l’intension a l’extension.

La perfection ne consiste pas dans la quantité, mais dans la qualité. De tout ce qui est très bon, il y en a toujours très peu ; ce dont il y a beaucoup est peu estimé ; et, parmi les hommes même, les géants y passent d’ordinaire pour les vrais nains. Quelques-uns estiment les livres par la grosseur, comme s’ils étaient faits pour charger les bras, plutôt que pour exercer les esprits. L’extension toute seule n’a jamais pu passer les bornes de la médiocrité ; et c’est le malheur des gens universels de n’exceller en rien, pour avoir voulu exceller en tout. L’intension donne un rang éminent, et fait un héros si la matière est sublime.

XXVIII

N’avoir rien de vulgaire.

O que celui-là avait bon goût, qui se déplaisait de plaire à plusieurs ! Les sages ne se repaissent jamais des applaudissements du vulgaire. Il y a des caméléons de goût si populaire qu’ils prennent plus de plaisir à humer un air grossier qu’à sentir les doux zéphyrs d’Apollon. Ne te laisse point éblouir à la vue des miracles du vulgaire. Les ignorants sont toujours dans l’étonnement. C’est par où la folie commune admire que le discernement du sage se désabuse.

XXIX

Être homme droit.

Il faut toujours être du côté de la raison, et si constamment que ni la passion vulgaire, ni aucune violence tyrannique ne fasse jamais abandonner son parti. Mais où trouvera-t-on ce phénix ? Certes, l’équité n’a guère de partisans, beaucoup de gens la louent, mais sans lui donner entrée chez eux. Il y en a d’autres qui la suivent jusqu’au danger, mais quand ils y sont, les uns, comme faux amis, la renient, et les autres, comme politiques, font semblant de ne la pas connaître. Elle, au contraire, ne se soucie point de rompre avec les amis, avec les puissances, ni même avec son propre intérêt ; et c’est là qu’est le danger de la méconnaître. Les gens rusés se tiennent neutres, et, par une métaphysique plausible, tâchent d’accorder la raison d’État avec leur conscience. Mais l’homme de bien prend ce ménagement pour une espèce de trahison, se piquant plus d’être constant que d’être habile. Il est toujours où est la vérité, et s’il laisse quelquefois les gens, ce n’est pas qu’il soit changeant, mais parce qu’ils ont été les premiers à abandonner la raison.

XXX

N’affecter point d’emplois extraordinaires, ni chimériques.

Cette affectation ne sert qu’à s’attirer du mépris. Le caprice a formé plusieurs sectes, l’homme sage n’en doit épouser aucune. Il y a des goûts étrangers qui n’aiment rien de tout ce qu’aiment les autres. Tout ce qui est singulier leur plaît. Il est vrai que cela les fait connaître, mais c’est plutôt pour être moqués que pour être estimés. Ceux mêmes qui font profession d’être sages doivent bien se garder de l’affecter ; à plus forte raison ceux qui sont d’une profession qui rend ses partisans ridicules. On ne nomme point ici ces emplois, d’autant que le mépris que chacun en fait les fait assez connaître.

XXXI

Connaître les gens heureux, pour s’en servir ;
et les malheureux, pour s’en écarter.

D’ordinaire, le malheur est un effet de la folie ; et il n’y a point de contagion plus dangereuse que celle des malheureux. Il ne faut jamais ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient toujours d’autres après, et même de plus grands qui sont en embuscade. La vraie science au jeu est de savoir écarter ; la plus basse de la couleur qui tourne vaut mieux que la plus haute de la partie précédente. Dans le doute, il n’y a rien de meilleur que de s’adresser aux sages ; tôt ou tard on s’en trouvera bien.

XXXII

Avoir le renom de contenter chacun.

Cela met en réputation ceux qui gouvernent : c’est par où les souverains gagnent la bienveillance publique. Le seul avantage qu’ils ont est de pouvoir faire plus de bien que tout le reste des hommes. Les vrais amis sont ceux qu’on se fait à force d’amitiés. Mais il y a des gens qui sont sur le pied de ne contenter personne, non pas tant à cause que cela leur serait à charge, que parce que leur naturel répugne à faire plaisir : contraires en tout à la bonté divine, qui se communique incessamment.

XXXIII

Savoir se soustraire.

Si c’est une grande science que de savoir refuser des grâces, c’en est une plus grande de se savoir refuser à soi-même, aux affaires, et aux visites. Il y a des occupations importunes qui rongent le temps le plus précieux. Il vaut mieux ne rien faire que de s’occuper mal à propos. Il ne suffit pas, pour être homme prudent, de ne faire point d’intrigues ; mais il faut encore éviter d’y être mêlé. Il ne faut pas être si fort à chacun que l’on ne soit plus à soi-même. On ne doit point abuser de ses amis, ni rien exiger d’eux au delà de ce qu’ils accordent volontiers. Tout ce qui est excessif est vicieux, surtout dans la conversation ; et l’on ne saurait se conserver l’estime et la bienveillance des gens, sans ce tempérament, d’où dépend la bienséance. Il faut mettre toute sa liberté à si bien choisir que l’on ne pèche jamais contre le bon goût.

XXXIV

Connaître son fort.

Cette connaissance sert à cultiver ce que l’on a d’excellent, et à perfectionner ce que l’on a de commun. Bien des gens fussent devenus de grands personnages, s’ils eussent connu leur vrai talent. Connaissez donc le vôtre, et joignez-y l’application. Dans les uns, le jugement l’emporte, et, dans les autres, le courage. La plupart font violence à leur génie : d’où il arrive qu’ils n’excellent jamais en rien. L’on quitte fort tard ce que la passion a fait épouser de bonne heure.

XXXV

Peser les choses selon leur juste valeur.

Les fous ne périssent que faute de ne penser à rien. Comme ils ne conçoivent pas les choses, ils ne voient ni le dommage, ni le profit ; et, par conséquent, ils ne s’en mettent point en peine. Quelques-uns font grand cas de ce qui importe peu, et n’en font guère de ce qui importe beaucoup, parce qu’ils prennent tout à rebours. Plusieurs, faute de sentiment, ne sentent pas leur mal. Il y a des choses où l’on ne saurait trop penser. Le sage fait réflexion à tout, mais non pas également. Car il creuse où il y a du fond, et quelquefois il pense qu’il y en a encore plus qu’il ne pense : si bien que sa réflexion va jusqu’où est allée son appréhension.

XXXVI

Sonder sa fortune et ses forces, avant que de s’embarquer dans aucune entreprise.

Cette expérience est bien plus nécessaire que la connaissance de notre tempérament. Si c’est être fou que de commencer à quarante ans à consulter Hippocrate sur sa santé, celui-là l’est encore plus qui commence, à cet âge, d’aller à l’école de Sénèque pour apprendre à vivre. C’est un grand point que de savoir gouverner la fortune, soit en attendant sa belle humeur (car elle prend plaisir à être attendue), ou en la prenant telle qu’elle vient ; car elle a un flux et un reflux, et il est impossible de la fixer, hétéroclite et changeante comme elle est. Que celui qui l’a souvent éprouvée favorable ne cesse point de la presser, d’autant qu’elle a coutume de se déclarer pour les gens hardis, et que, comme galante, elle aime les jeunes gens. Que celui qui est malheureux se retire, pour ne pas recevoir l’affront d’être maltraité deux fois devant un concurrent heureux.

XXXVII

Deviner où portent de petits mots qu’on nous jette en passant, et savoir en tirer du profit.

C’est là le plus délicat endroit du commerce du monde ; c’est la plus fine sonde des replis du cœur humain. Il y a des pointes malicieuses, outrées, et trempées dans le fiel de la passion. Ce sont des coups de foudre imperceptibles, qui font quitter prise à ceux qu’ils frappent. Un petit mot a souvent précipité, du faîte de la faveur, des gens qui n’avaient pas seulement été ébranlés des murmures de tout un peuple bandé contre eux. Il y a d’autres mots, ou rencontres, qui font un effet tout contraire, c’est-à-dire qui soutiennent et augmentent la réputation de ceux dont il est parlé. Mais comme ils sont jetés avec adresse, il faut aussi les recevoir avec précaution ; car la sûreté consiste à connaître l’intention, et le coup prévu est toujours paré.

XXXVIII

Savoir se modérer dans la bonne fortune.

C’est un coup de bon joueur en fait de réputation. Une belle retraite vaut bien une belle entreprise. Quand on a fait de grands exploits, il en faut mettre la gloire à couvert en se retirant du jeu. Une prospérité continue a toujours été suspecte ; celle qui est entremêlée est plus sûre : un peu d’aigre-doux la fait trouver meilleure. Plus les prospérités s’entassent les unes sur les autres, et plus elles sont glissantes et sujettes au revers. La brièveté de la jouissance est quelquefois récompensée par la qualité du plaisir. La fortune se lasse de porter toujours un même homme sur son dos.

XXXIX

Connaître l’essence et la saison des choses, et savoir s’en servir.

Les œuvres de la nature arrivent toujours au point ordinaire de leur perfection ; elles vont toujours en augmentant, jusqu’à ce qu’elles y parviennent ; et puis toujours en diminuant, dès qu’elles y sont parvenues. Au contraire, celles de l’art ne sont presque jamais si parfaites qu’elles ne le puissent encore être davantage. C’est une marque de goût fin de discerner ce qu’il y a d’excellent dans chaque chose ; mais peu de gens en sont capables, et ceux qui le peuvent ne le font pas toujours. Il y a un point de maturité jusque dans les fruits de l’entendement, et il importe de connaître ce point pour en faire son profit.

XL

Se faire aimer de tous.

C’est beaucoup d’être admiré, mais c’est encore plus d’être aimé. La bonne étoile y contribue quelque chose, mais l’industrie tout le reste ; celle-ci achève ce que l’autre ne fait que commencer. Un éminent mérite ne suffit pas, bien que véritablement il soit aisé de gagner l’affection, dès que l’on a gagné l’estime. Pour être aimé, il faut aimer, il faut être bienfaisant, il faut donner de bonnes paroles, et encore de meilleurs effets. La courtoisie est la magie politique des grands personnages. Il faut premièrement mettre la main aux grandes affaires, et puis l’étendre libéralement aux bonnes plumes ; employer alternativement l’épée et le papier. Car il faut rechercher la faveur des écrivains qui immortalisent les grands exploits.

XLI

N’exagérer jamais.

C’est faire en homme sage de ne parler jamais en superlatifs, car cette manière de parler blesse toujours, ou la vérité, ou la prudence. Les exagérations sont autant de prostitutions de la réputation, en ce qu’elles découvrent la petitesse de l’entendement et le mauvais goût de celui qui parle. Les louanges excessives réveillent la curiosité et aiguillonnent l’envie ; de sorte que, si le mérite ne correspond pas au prix qu’on lui a donné, comme il arrive d’ordinaire, l’opinion commune se révolte contre la tromperie, et tourne le flatteur et le flatté en ridicule. C’est pourquoi l’homme prudent va bride en main, et aime mieux pécher par le trop peu que par le trop. L’excellence est rare, et, par conséquent, il faut mesurer son estime. L’exagération est une sorte de mensonge ; à exagérer, on se fait passer pour homme de mauvais goût et, qui pis est, pour homme de peu d’entendement.

XLII

De l’ascendant.

C’est une certaine force secrète de supériorité, qui vient du naturel et non de l’artifice ni de l’affectation. Chacun s’y soumet sans savoir comment, sinon que l’on cède à une vertu insinuante de l’autorité naturelle d’un autre. Ces génies dominants sont rois par mérite, et lions par un privilège qui est né avec eux. Ils s’emparent du cœur et de la langue des autres, par un je-ne-sais-quoi qui les fait respecter. Quand de tels hommes ont les autres qualités requises, ils sont nés pour être les premiers mobiles du gouvernement politique, d’autant qu’ils en font plus, d’un signe, que ne feraient les autres avec tous leurs efforts et tous leurs raisonnements.

XLIII

Parler comme le vulgaire, mais penser comme les sages.

Vouloir aller contre le courant, c’est une chose où il est aussi impossible de réussir qu’il est aisé de s’exposer au danger ; il n’y a qu’un Socrate qui le pût entreprendre. La contradiction passe pour une offense, parce que c’est condamner le jugement d’autrui. Les mécontents se multiplient, tantôt à cause de la chose que l’on censure, tantôt à cause des partisans qu’elle avait. La vérité est connue de très peu de gens, les fausses opinions sont reçues de tout le reste du monde. Il ne faut pas juger d’un sage par les choses qu’il dit, attendu qu’alors il ne parle que par emprunt, c’est-à-dire par la voix commune, quoique son sentiment démente cette voix. Le sage évite autant d’être contredit que de contredire. Plus son jugement le porte à la censure, et plus il se garde de la publier. L’opinion est libre, elle ne peut ni ne doit être violentée. Le sage se retire dans le sanctuaire de son silence ; et, s’il se communique quelquefois, ce n’est qu’à peu de gens, et toujours à d’autres sages.

XLIV

Sympathiser avec les grands hommes.

C’est une qualité de héros que d’aimer les héros ; c’est un instinct secret que la nature donne à ceux qu’elle veut conduire à l’héroïsme. Il y a une parenté de cœurs et de génies, et ses effets sont ceux que le vulgaire ignorant attribue aux enchantements. Cette sympathie n’en demeure pas à l’estime, elle va jusqu’à la bienveillance, d’où elle arrive enfin à l’attachement ; elle persuade sans parler, elle obtient sans recommandation. Il y en a une active et une passive, et plus elles sont sublimes, plus elles sont heureuses. L’adresse est de les connaître, de les distinguer, et d’en savoir faire l’usage qu’il faut. Sans cette inclination, tout le reste ne sert de rien.

XLV

User de réflexion, sans en abuser.

La réflexion ne doit être ni affectée, ni connue. Tout artifice doit se cacher, d’autant qu’il est suspect ; encore plus toute précaution, parce qu’elle est odieuse. Si la tromperie est en règne, redoublez votre vigilance, mais sans le faire connaître, de peur de mettre les gens en défiance. Le soupçon provoque la vengeance, et fait penser à des moyens de nuire auxquels on ne pensait pas auparavant. La réflexion qui se fait sur l’état des choses est d’un grand secours pour agir. Il n’y a point de meilleure preuve du bon sens que d’être réflexif. La plus grande perfection des actions dépend de la pleine connaissance avec laquelle elles sont exécutées.

XLVI

Corriger son antipathie.

Nous avons coutume de haïr gratuitement, c’est-à-dire avant même que de savoir quel est celui que nous haïssons ; et quelquefois cette aversion vulgaire ose bien attaquer de grands personnages. La prudence la doit surmonter, car rien ne décrédite davantage que de haïr ceux qui méritent le plus d’être aimés. Comme il est glorieux de sympathiser avec les héros, il est honteux d’avoir de l’antipathie pour eux.

XLVII

Éviter les engagements.

C’est une des principales maximes de la prudence. Dans les grandes places il y a toujours une grande distance d’un bout à l’autre ; il en est de même des grandes affaires. Il y a bien du chemin à faire avant que d’en voir la fin ; c’est pourquoi les sages ne s’y engagent pas volontiers. Ils en viennent le plus tard qu’ils peuvent à la rupture, attendu qu’il est plus facile de se soustraire à l’occasion que d’en sortir à son honneur. Il y a des tentations du jugement, il est plus sûr de les fuir que de les vaincre. Un engagement en tire après soi un autre plus grand, et d’ordinaire le précipice est à côté. Il y a des gens qui, de leur naturel, et quelquefois aussi par un vice de nation, se mêlent de tout, et s’engagent inconsidérément. Mais celui qui a la raison pour guide va toujours bride en main ; il trouve plus d’avantage à ne se point engager qu’à vaincre, et, quoiqu’il y ait quelque étourdi tout prêt de commencer, il se garde bien de faire le deuxième.

XLVIII

L’homme de grand fonds.

Plus on a de fonds, et plus on est homme. Le dedans doit toujours valoir une fois plus que ce qui paraît dehors. Il y a des gens qui n’ont que la façade, ainsi que les maisons que l’on n’a pas achevé de bâtir faute de fonds. L’entrée sent le palais, et le logement la cabane. Ces gens-là n’ont rien où l’on se puisse fixer, ou plutôt tout y est fixe ; car, après la première salutation, la conversation finit. Ils font leur compliment d’entrée, comme les chevaux de Sicile font leurs caracols, et puis ils se métamorphosent tout à coup en taciturnes ; car les paroles s’épuisent aisément quand l’entendement est stérile. Il leur est facile d’en tromper d’autres qui n’ont aussi, comme eux, que l’apparence ; mais ils sont la fable des gens de discernement, qui ne tardent guère à découvrir qu’ils sont vides au-dedans.

XLIX

L’homme judicieux et pénétrant.

Il maîtrise les objets, et jamais n’en est maîtrisé. Sa sonde va incontinent jusqu’au fond de la plus haute profondeur ; il entend parfaitement à faire l’anatomie de la capacité des gens ; il n’a qu’à voir un homme pour le connaître à fond, et dans toute son essence ; il déchiffre tous les secrets du cœur les plus cachés ; il est subtil à concevoir, sévère à censurer, judicieux à tirer ses conséquences ; il découvre tout ; il remarque tout ; il comprend tout.

L

Ne se perdre jamais le respect à soi-même.

Il faut être tel que l’on n’ait pas de quoi rougir devant soi-même. Il ne faut point d’autre règle de ses actions que sa propre conscience. L’homme de bien est plus redevable à sa propre sévérité qu’à tous les préceptes. Il s’abstient de faire ce qui est indécent, par la crainte qu’il a de blesser sa propre modestie, plutôt que pour la rigueur de l’autorité des supérieurs. Quand on se craint soi-même, l’on n’a que faire du pédagogue imaginaire de Sénèque.

LI

L’homme de bon choix.

Le bon choix suppose le bon goût et le bon sens. L’esprit et l’étude ne suffisent pas pour passer heureusement la vie. Il n’y a point de perfection où il n’y a rien à choisir. Pouvoir choisir, et choisir le meilleur, ce sont deux avantages qu’a le bon goût. Plusieurs ont un esprit fertile et subtil, un jugement fort, et beaucoup de connaissances acquises par l’étude, qui se perdent quand il est question de faire un choix. Il leur est fatal de s’attacher au pire, et l’on dirait qu’ils affectent de se tromper. C’est donc un des plus grands dons du ciel d’être né homme de bon choix.

LII

Ne s’emporter jamais.

C’est un grand point que d’être toujours maître de soi-même. C’est être homme par excellence, c’est avoir un cœur de roi, attendu qu’il est très difficile d’ébranler une grande âme. Les passions sont les humeurs élémentaires de l’esprit : dès que ces humeurs excèdent, l’esprit devient malade ; et si le mal va jusqu’à la bouche, la réputation est fort en danger. Il faut donc se maîtriser si bien que l’on ne puisse être accusé d’emportement, ni au fort de la prospérité, ni au fort de l’adversité ; qu’au contraire on se fasse admirer comme invincible.

LIII

Diligent et intelligent.

La diligence exécute promptement ce que l’intelligence pense à loisir. La précipitation est la passion des fous qui, faute de pouvoir découvrir le danger, agissent à la boulevue. Au contraire, les sages pèchent en lenteur, effet ordinaire de la réflexion. Quelquefois le délai fait échouer une entreprise bien concertée. La prompte exécution est la mère de la bonne fortune. Celui-là a beaucoup fait, qui n’a rien laissé à faire pour le lendemain. Ce mot est digne d’Auguste : Hâtez-vous lentement.

LIV

Avoir du sang aux ongles.

Quand le lion est mort, les lièvres ne craignent pas de l’insulter. Les braves gens n’entendent point raillerie. Quand on ne résiste pas la première fois, on résiste encore moins la seconde, et c’est toujours de pis en pis ; car la même difficulté, qui se pouvait surmonter au commencement, est plus grande à la fin. La vigueur de l’esprit surpasse celle du corps, il la faut toujours tenir prête, ainsi que l’épée, pour s’en servir dans l’occasion ; c’est par où l’on se fait respecter. Plusieurs ont eu d’éminentes qualités, qui, faute d’avoir eu du cœur, ont passé pour morts, ayant toujours vécu ensevelis dans l’obscurité de leur abandonnement. Ce n’est pas sans raison que la nature a joint dans les abeilles le miel et l’aiguillon, et pareillement les nerfs et les os dans le corps humain. Il faut donc que l’esprit ait aussi quelque mélange de douceur et de fermeté.

LV

L’homme qui sait attendre.

Ne s’empresser, ni ne se passionner jamais, c’est la marque d’un cœur qui est toujours au large. Celui qui sera le maître de soi-même le sera bientôt des autres. Il faut traverser la vaste carrière du temps pour arriver au centre de l’occasion. Un temporisement raisonnable mûrit les secrets et les résolutions. La béquille du temps fait plus de besogne que la massue de fer d’Hercule. Dieu même, quand il nous punit, ne se sert pas du bâton, mais de la saison. Ce mot est beau : Le temps et moi nous en valons deux autres. La fortune même récompense avec usure ceux qui ont la patience de l’attendre.

LVI

Trouver de bons expédients.

C’est l’effet d’une vivacité heureuse qui ne s’embarrasse de rien, non plus que s’il n’arrivait jamais rien de fortuit. Quelques-uns pensent longtemps, et, après cela, ne laissent pas de se tromper en tout ; et d’autres trouvent des expédients à tout, sans y penser auparavant. Il y a des caractères d’antipéristase qui ne réussissent jamais mieux que dans l’embarras ; ce sont des prodiges qui font bien tout ce qu’ils font sur-le-champ, et font mal tout ce qu’ils ont prémédité ; tout ce qui ne leur vient pas d’abord ne leur vient jamais. Ces gens-là ont toujours beaucoup de réputation, parce que la subtilité de leurs pensées et la réussite de leurs entreprises font juger qu’ils ont une capacité prodigieuse.

LVII

Les gens de réflexion sont les plus sûrs.

Ce qui est bien est toujours à temps. Ce qui est fait incontinent se défait aussitôt. Ce qui doit durer une éternité doit être une éternité à faire. L’on ne regarde qu’à la perfection, et rien ne dure que ce qui est parfait. D’un entendement profond, tout en demeure à perpétuité. Ce qui vaut beaucoup coûte beaucoup. Le plus précieux des métaux est le plus tardif et le plus lourd.

LVIII

Se mesurer selon les gens.

Il ne faut pas se piquer également d’habileté avec tous, ni employer plus de forces que l’occasion n’en demande. Point de profusion de science ni de puissance. Le bon fauconnier ne jette de manger au gibier que ce qui est nécessaire pour le prendre. Gardez-vous bien de faire ostentation de tout, car vous manqueriez bientôt d’admirateurs. Il faut toujours garder quelque chose de nouveau pour paraître le lendemain. Chaque jour, chaque échantillon ; c’est le moyen d’entretenir toujours son crédit, et d’être d’autant plus admiré qu’on ne laisse jamais voir les bornes de sa capacité.

LIX

Se faire désirer et regretter.

Si l’on entre par la porte du plaisir dans la maison de la fortune, l’on en sort d’ordinaire par la porte du chagrin : ainsi du contraire. L’habileté est plus à en sortir heureusement qu’à y entrer avec l’applaudissement populaire. C’est le sort commun des gens fortunés d’avoir les commencements très favorables, et puis une fin tragique. La félicité ne consiste pas à avoir l’applaudissement du peuple à son entrée, car c’est un avantage qu’ont tous ceux qui entrent ; la difficulté est d’avoir le même applaudissement à la sortie. Vous en voyez très peu qui soient regrettés. Il arrive rarement que ceux qui sortent soient accompagnés de la bonne fortune ; car son plaisir est de se montrer aussi revêche à ceux qui s’en vont, qu’elle est civile et caressante envers ceux qui viennent.

LX

Le bon sens.

Quelques-uns naissent prudents, ils entrent, par un penchant naturel, dans le chemin de la sagesse, et d’abord ils sont presque à mi-chemin. La raison leur mûrit avec l’âge et l’expérience, et ils arrivent enfin au plus haut degré de jugement. Ils ont horreur du caprice comme d’une tentation de leur prudence, mais surtout dans les matières d’État qui, à cause de leur extrême importance, exigent qu’on prenne toutes les sûretés. De tels hommes méritent d’être au timon de l’État, ou du moins d’être du conseil de ceux qui le tiennent.

LXI

Exceller dans l’excellent.

C’est une grande singularité parmi la pluralité des perfections. Il n’y peut avoir de héros qu’il n’y ait en lui quelque extrémité sublime. La médiocrité n’est pas un objet assez grand pour l’applaudissement. L’éminence dans un haut emploi distingue du vulgaire, et élève à la catégorie d’homme rare. Être éminent dans une profession basse, c’est être grand dans le petit, et quelque chose dans le rien. Ce qui tient davantage du délectable en tient moins du sublime. L’éminence en des choses hautes est comme un caractère de souveraineté, qui excite l’admiration et concilie la bienveillance.

LXII

Se servir de bons instruments.

Quelques-uns font consister la délicatesse de leur esprit à en employer de mauvais : point d’honneur dangereux et digne d’une malheureuse issue. L’excellence du ministre n’a jamais diminué la gloire du maître ; au contraire, tout l’honneur du succès retourne après à la cause principale, et pareillement tout le blâme. La renommée célèbre toujours les premiers auteurs. Elle ne dit jamais : Cet homme a eu de bons ou de mauvais ministres ; mais : Il a été bon, ou mauvais ouvrier. Il faut donc tâcher de bien choisir ses ministres, puisque c’est d’eux que dépend l’immortalité de la réputation.

LXIII

L’excellence de la primauté.

Si la primauté est secondée de l’éminence, elle est doublement excellente. C’est un grand avantage au jeu d’être le premier en main, car on gagne à cartes égales. Plusieurs eussent été les phénix de leur profession, si d’autres ne les eussent pas précédés. Les premiers ont le droit d’aînesse dans le partage de la réputation, et il ne reste qu’une maigre portion aux seconds ; encore leur est-elle contestée. Ceux-ci ont beau se tourmenter, ils ne sauraient détruire l’opinion, que le monde a, qu’ils n’ont fait qu’imiter. Les grands génies ont toujours affecté de prendre une nouvelle route pour arriver à l’excellence, mais de telle sorte que la prudence leur a toujours servi de guide. Par la nouveauté des entreprises, les sages se sont fait écrire au catalogue des héros. Quelques-uns aiment mieux être les premiers de la seconde classe, que les seconds de la première.

LXIV

Savoir s’épargner du chagrin.

C’est une science très utile ; c’est comme la sage-femme de tout le bonheur de la vie. Mauvaises nouvelles ne valent rien, ni à donner, ni à recevoir ; il ne faut ouvrir la porte qu’à celles du remède. Il y a des gens qui n’emploient leurs oreilles qu’à ouïr des flatteries ; d’autres qui se plaisent à écouter de faux rapports ; et quelques-uns qui ne sauraient vivre un seul jour sans quelque ennui, non plus que Mithridate sans poison. C’est encore un grand abus de vouloir bien se chagriner toute sa vie pour donner une fois du plaisir à un autre, quelque étroite liaison qu’on ait avec lui. Il ne faut jamais pécher contre soi-même pour complaire à celui qui conseille et se tient à l’écart. C’est donc une leçon d’usage et de justice que, toutes les fois que tu auras à choisir de faire plaisir à autrui, ou déplaisir à toi-même, tu feras mieux de laisser autrui mécontent que de le devenir toi-même, et sans remède.

LXV

Le goût fin.

Le goût se cultive aussi bien que l’esprit. L’excellence de l’entendement raffine le désir, et puis le plaisir de la jouissance. L’on juge de l’étendue de la capacité par la délicatesse du goût. Une grande capacité a besoin d’un grand objet pour se contenter. Comme un grand estomac demande une grande nourriture, il faut des matières relevées à des génies sublimes. Les plus nobles objets craignent un goût délicat, les perfections universellement estimées n’osent espérer de lui plaire. Comme il y en a très peu où il ne manque rien, il faut être très avare de son estime. Les goûts se forment dans la conversation, et l’on hérite du goût d’autrui à force de le fréquenter. C’est donc un grand bonheur d’avoir commerce avec des gens d’excellent goût. Il ne faut pas néanmoins faire profession de ne rien estimer ; car c’est une des extrémités de la folie, et une affectation encore plus odieuse que le goût dépravé. Quelques-uns voudraient que Dieu fît un autre monde et d’autres beautés, pour contenter leur extravagante fantaisie.

LXVI

Prendre bien ses mesures, avant que d’entreprendre.

Quelques-uns regardent de plus près à la direction qu’à l’événement ; et néanmoins la direction n’est pas une assez bonne caution pour garantir du déshonneur qui suit un succès malheureux. Le vainqueur n’a point de compte à rendre. Il y a peu de gens capables d’examiner les raisons et les circonstances, mais chacun juge par l’événement. C’est pourquoi l’on ne perd jamais sa réputation, quand on réussit. Une heureuse fin couronne tout, quoiqu’on se soit servi de faux moyens pour y arriver ; car c’est un art que d’aller contre l’art, quand on ne peut pas autrement parvenir à ce qu’on prétend.

LXVII

Préférer les emplois plausibles.

La plupart des choses dépendent de la satisfaction d’autrui. L’estime est aux perfections ce que les zéphyrs sont aux fleurs ; c’est-à-dire nourriture et vie. Il y a des emplois universellement applaudis, et d’autres qui, bien qu’ils soient relevés, ne sont point recherchés. Les premiers gagnent la bienveillance commune, parce qu’on les exerce à la vue de tout le monde. Les autres tiennent davantage du majestueux, et, comme tels, attirent plus de vénération ; mais, parce qu’ils sont imperceptibles, ils en sont moins applaudis. Entre les princes, les victorieux sont les plus célèbres : et c’est pour cela que les rois d’Aragon ont été si fameux par leurs titres de guerriers, de conquérants, de magnanimes. Que l’homme de mérite choisisse donc les emplois où chacun se connaît et où chacun a part, s’il veut s’immortaliser à toutes voix.

LXVIII

Faire comprendre est bien meilleur que faire souvenir.

Quelquefois il faut remémorer, quelquefois aviser. Quelques-uns manquent de faire des choses qui seraient excellentes, parce qu’ils n’y pensent pas. C’est alors qu’un bon avis est de saison pour leur faire concevoir ce qui importe. Un des plus grands talents de l’homme est d’avoir la présence d’esprit pour penser à ce qu’il faut, faute de quoi plusieurs affaires viennent à manquer. C’est donc à celui qui comprend de porter la lumière ; et à celui qui a besoin d’être éclairé de rechercher l’autre. Le premier doit se ménager, et le second s’empresser. Il suffit au premier de frayer le chemin au second. Cette maxime est très importante, et tourne au profit de celui qui instruit ; et, en cas que sa première leçon ne suffise, il doit, avec plaisir, passer un peu plus avant. Après être venu à bout du non, il faut attraper adroitement un oui, car il arrive souvent de ne rien obtenir parce que l’on ne tente rien.

LXIX

Ne point donner dans l’humeur vulgaire.

C’est un grand homme que celui qui ne donne point d’entrée aux impressions populaires. C’est une leçon de prudence de réfléchir sur soi-même, de connaître son propre penchant, et de le prévenir, et d’aller même à l’autre extrémité pour trouver l’équilibre de la raison entre la nature et l’art. La connaissance de soi-même est le commencement de l’amendement. Il y a des monstres d’impertinence qui sont tantôt d’une humeur, tantôt d’une autre, et qui changent de sentiments comme d’humeur. Ils s’engagent à des choses toutes contraires, se laissant toujours entraîner à l’impétuosité de ce débordement civil qui ne corrompt pas seulement la volonté, mais encore la connaissance et le jugement.

LXX

Savoir refuser.

Tout ne se doit pas accorder, ni à tous. Savoir refuser est d’aussi grande importance que savoir octroyer ; et c’est un point très nécessaire à ceux qui commandent. Il y va de la manière. Un non de quelques-uns est mieux reçu qu’un oui de quelques autres, parce qu’un non assaisonné de civilité contente plus qu’un oui de mauvaise grâce. Il y a des gens qui ont toujours un non à la bouche, le non est toujours leur première réponse, et, quoiqu’il leur arrive après de tout accorder, on ne leur en sait point de gré, à cause du non mal assaisonné qui a précédé. Il ne faut pas refuser tout-à-plat, mais faire goûter son refus à petites gorgées, pour ainsi dire. Il ne faut pas non plus tout refuser, de peur de désespérer les gens, mais au contraire laisser toujours un reste d’espérance pour adoucir l’amertume du refus. Que la courtoisie remplisse le vide de la faveur, et que les bonnes paroles suppléent au défaut des bons effets. Oui et non sont bien courts à dire ; mais, avant que de les dire, il y faut penser longtemps.

LXXI

N’être point inégal et irrégulier dans son procédé.

L’homme prudent ne tombe jamais dans ce défaut, ni par humeur, ni par affectation. Il est toujours le même à l’égard de ce qui est parfait, qui est la marque du bon jugement. S’il change quelquefois, c’est parce que les occasions et les affaires changent de face. Toute inégalité messied à la prudence. Il y a des gens qui, chaque jour, sont différents d’eux-mêmes, ils ont même l’entendement journalier, encore plus la volonté et la conduite. Ce qui était hier leur agréable oui est aujourd’hui leur désagréable non. Ils démentent toujours leur procédé et l’opinion qu’on a d’eux, parce qu’ils ne sont jamais eux-mêmes.

LXXII

Avoir de la résolution.

L’irrésolution est pire que la mauvaise exécution. Les eaux ne se corrompent pas tant quand elles courent que lorsqu’elles croupissent. Il y a des hommes si irrésolus qu’ils ne font jamais rien sans être poussés par autrui ; et quelquefois cela ne vient pas tant de la perplexité de leur jugement, qui souvent, est vif et subtil, que d’une lenteur naturelle. C’est une marque de grand esprit que de se former des difficultés, mais encore plus de savoir se déterminer. Il se trouve aussi des gens qui ne s’embarrassent de rien, et ceux-là sont nés pour les hauts emplois, d’autant que la vivacité de leur conception et la fermeté de leur jugement leur facilitent l’intelligence et l’expédition des affaires. Tout ce qui tombe en leurs mains est chose faite. Un de cette trempe, après avoir donné la loi à tout un monde, eut du temps de reste pour penser à un autre. De tels hommes entreprennent tout à coup sûr, sous la caution de leur bonne fortune.

LXXIII

Trouver ses défaites.

{{I|C’est une adresse des gens d’esprit. Avec un mot de galanterie, ils sortent du plus difficile labyrinthe. Un souris de bonne grâce leur fait esquiver la querelle la plus dangereuse. Le plus grand de tous les capitaines fondait toute sa réputation là-dessus. Une parole à deux ententes pallie agréablement une négative. Il n’y a rien de meilleur que de ne se faire jamais trop entendre.

LXXIV

N’être point inaccessible.

Les vraies bêtes sauvages sont où il y a le plus de monde. Le difficile abord est le vice des gens dont les honneurs ont changé les mœurs. Ce n’est pas le moyen de se mettre en crédit que de commencer par rebuter autrui. Qu’il fait beau voir un de ces monstres intraitables prendre son air impertinent de fierté ! Ceux qui ont le malheur d’avoir affaire à eux vont à leur audience comme s’ils allaient combattre contre des tigres, c’est-à-dire armés d’autant de crainte que de précaution. Pour monter à ce poste, ils faisaient la cour à tout le monde ; mais, depuis qu’ils le tiennent, il semble qu’ils veulent prendre leur revanche à force de braver les autres. Leur emploi demanderait qu’ils fussent à tout le monde ; mais leur superbe et leur mauvaise humeur font qu’ils ne sont à personne. Ainsi, le vrai moyen de se venger d’eux, c’est de les laisser avec eux-mêmes, afin que, tout commerce leur manquant, ils ne puissent jamais devenir sages.

LXXV

Se proposer quelque héros, non pas tant à imiter qu’à surpasser.

Il y a des modèles de grandeur, et des livres vivants de réputation. Que chacun se propose ceux qui ont excellé dans sa profession, non pas tant pour les suivre, que pour les devancer. Alexandre pleura, non pas de voir Achille dans le tombeau, mais de se voir lui-même si peu connu dans le monde en comparaison d’Achille. Rien n’inspire plus d’ambition que le bruit de la renommée d’autrui. Ce qui étouffe l’envie fait respirer le courage.

LXXVI

N’être pas toujours sur le plaisant.

Outre que la prudence paraît dans le sérieux, le sérieux est plus estimé que le plaisant. Celui qui plaisante toujours n’est jamais homme tout-à-bon. Nous traitons ces gens-là comme les menteurs, en ne croyant jamais ni les uns, ni les autres, la gausserie n’étant pas moins suspecte que le mensonge. L’on ne sait jamais quand ils parlent par jugement, qui est autant que s’ils n’en avaient point. Il n’y a rien de plus déplaisant qu’une continuelle plaisanterie. En voulant s’acquérir la réputation de galant, on perd la réputation d’être cru sage. Il faut donner quelques moments à l’enjouement, et tout le reste au sérieux.

LXXVII

S’accommoder à toutes sortes de gens.

Sage est le Protée qui est saint avec les saints, docte avec les doctes, sérieux avec les sérieux, et jovial avec les enjoués. C’est là le moyen de gagner tous les cœurs, la ressemblance étant le lien de la bienveillance. Discerner les esprits, et, par une transformation politique, entrer dans l’humeur et dans le caractère de chacun, c’est un secret absolument nécessaire à ceux qui dépendent d’autrui ; mais il faut pour cela un grand fonds. L’homme universel en connaissance et en expérience a moins de peine à s’y faire.

LXXVIII

L’art d’entreprendre à propos.

La folie entre toujours de volée, car tous les fous sont hardis. La même ignorance, qui les empêche premièrement de prendre garde à ce qui est nécessaire, leur ôte ensuite la connaissance des fautes qu’ils font. Mais la sagesse entre avec beaucoup de précaution, ses coureurs sont la réflexion et le discernement, qui font le guet pour elle, afin qu’elle avance sans rien risquer. La discrétion condamne toute sorte de témérités au précipice, quoique le bonheur les justifie quelquefois. Il faut aller à pas comptés où l’on se doute qu’il y a de la profondeur. C’est au jugement à essayer, et à la prudence à poursuivre. Il y a aujourd’hui de grands écueils dans le commerce du monde. Il faut donc prendre garde à bien jeter son plomb.

LXXIX

L’humeur joviale.

C’est une perfection plutôt qu’un défaut, quand il n’y a point d’excès. Un grain de plaisanterie assaisonne tout. Les plus grands hommes jouent d’enjouement comme les autres, pour se concilier la bienveillance universelle ; mais avec cette différence qu’ils gardent toujours la préférence à la sagesse, et le respect à la bienséance. D’autres se tirent d’affaire par un trait de belle humeur ; car il y a des choses qu’il faut prendre en riant, et quelquefois celles même qu’un autre prend tout de bon. Une belle humeur est l’aimant des cœurs.

LXXX

Être soigneux de s’informer.

La vie se passe presque toute à s’informer. Ce que nous voyons est le moins essentiel. Nous vivons sur la foi d’autrui. L’ouïe est la seconde porte de la vérité, et la première du mensonge. D’ordinaire la vérité se voit, mais c’est un extraordinaire de l’entendre. Elle arrive rarement toute pure à nos oreilles, surtout lorsqu’elle vient de loin ; car alors elle prend quelque teinture des passions qu’elle rencontre sur sa route. Elle plaît ou déplaît, selon les couleurs que lui prête la passion ou l’intérêt, qui tend toujours à prévenir. Prends bien garde à celui qui loue ; encore plus à celui qui blâme. C’est là qu’on a besoin de toute sa pénétration pour découvrir l’intention de celui qui tierce, et de connaître avant coup à quel but il veut frapper. Sers-toi de ta réflexion à discerner les pièces fausses ou légères d’avec les bonnes.

LXXXI

Renouveler sa réputation de temps en temps.

C’est un privilège de phénix. L’excellence est sujette à s’envieillir, et pareillement la renommée avec elle. La coutume diminue l’admiration. Une nouveauté médiocre l’emporte d’ordinaire sur la plus haute excellence qui commence à vieillir. Il est donc besoin de renaître en valeur, en esprit, en fortune, en toutes choses, et de montrer toujours de nouvelles beautés, comme fait le soleil, qui change si souvent d’horizon et de théâtre, afin que la privation le fasse désirer quand il se couche, et que la nouveauté le fasse admirer quand il se lève.

LXXXII

Ne pas trop approfondir le bien, ni le mal.

Un sage a compris toute la sagesse en ce précepte : Rien de trop. Une justice trop exacte dégénère en injustice. L’orange qui est trop pressurée donne un jus amer. Dans la jouissance même, il ne faut jamais aller à pas une des extrémités. L’esprit même s’épuise à force de se raffiner. À vouloir tirer trop de lait, on fait venir le sang.

LXXXIII

Faire de petites fautes à dessein.

Une petite négligence sert quelquefois de lustre aux bonnes qualités. L’envie a son ostracisme, et cet ostracisme est d’autant plus à la mode qu’il est injuste. Elle accuse ce qui est parfait du défaut d’être sans défaut, et plus la chose est parfaite, plus elle en condamne tout. C’est un Argus à découvrir des fautes dans ce qu’il y a de plus excellent, et peut-être en dépit de ne l’être pas. Il en est de la censure comme du foudre qui, d’ordinaire, tombe sur les plus hautes montagnes. Il est donc à propos de s’endormir quelquefois, comme le bonhomme Homère, et d’affecter certains manquements, soit dans l’esprit, ou dans le courage (mais sans blesser jamais la raison), pour apaiser la malveillance, et empêcher que l’apostume de la mauvaise humeur ne crève. C’est là jeter sa cape aux yeux de l’envie, pour sauver sa réputation à jamais.

LXXXIV

Savoir tirer profit de ses ennemis.

Toutes les choses se doivent prendre, non par le tranchant, ce qui blesserait, mais par la poignée, qui est le moyen de se défendre ; à plus forte raison l’envie. Le sage tire plus de profit de ses ennemis que le fou n’en tire de ses amis. Les envieux servent d’aiguillon au sage à surmonter mille difficultés, au lieu que les flatteurs en détournent souvent. Plusieurs sont redevables de leur fortune à leurs envieux. La flatterie est plus cruelle que la haine, d’autant qu’elle pallie des défauts où celle-ci fait remédier. Le sage se fait de la haine de ses envieux un miroir où il se voit bien mieux que dans celui de la bienveillance. Ce miroir lui sert à corriger ses défauts, et par conséquent à prévenir la médisance ; car on se tient fort sur ses gardes quand on a des rivaux ou des ennemis pour voisins.

LXXXV

Ne se point prodiguer.

C’est le malheur de tout ce qui est excellent, de dégénérer en abus quand on en fait un fréquent usage. Ce que tout le monde recherchait avec passion vient enfin à déplaire à tout le monde. Grand malheur de n’être bon à rien ; comme aussi de vouloir être bon à tout ! Ces gens-là perdent toujours pour avoir voulu trop gagner ; et à la fin ils sont aussi haïs qu’ils ont été chéris auparavant. Toutes les perfections sont sujettes à ce sort ; dès qu’elles perdent le renom d’être rares, elles ont celui d’être vulgaires.

LXXXVI

Se munir contre la médisance.

Le vulgaire a beaucoup de têtes et de langues, et, par conséquent, encore plus d’yeux. Qu’il coure un mauvais bruit parmi ces langues, il ne faut que cela pour ternir la plus haute réputation ; et si ce bruit vient à se tourner en sobriquet, c’en est fait pour jamais de tout ce qu’un homme avait acquis d’estime. Ces railleries tombent d’ordinaire sur de certains défauts qui sautent aux yeux et qui, pour être singuliers, donnent ample matière aux lardons. Et comme il y a des imperfections que l’envie particulière étale aux yeux de la malice commune ; il y a aussi des langues affilées qui détruisent plus promptement une grande réputation avec un mot jeté en l’air, que ne font d’autres avec toute leur impudence. Il est très facile d’avoir mauvais renom, parce que le mal se croit aisément, et que les sinistres impressions sont très difficiles à effacer. C’est donc au sage à se tenir sur ses gardes, car il est plus aisé de prévenir la médisance que d’y remédier.

LXXXVII

Cultiver et embellir.

L’homme naît barbare, il ne se rachète de la condition des bêtes que par la culture ; plus il est cultivé, plus il devient homme. C’est à l’égard de l’éducation que la Grèce a eu droit d’appeler barbare tout le reste du monde. Il n’y a rien de si grossier que l’ignorance ; ni rien qui rende si poli que le savoir. Mais la science même est grossière, si elle est sans art. Ce n’est pas assez que l’entendement soit éclairé, il faut aussi que la volonté soit réglée, et encore plus la manière de converser. Il y a des hommes naturellement polis, soit pour la conception, ou pour le parler ; pour les avantages du corps, qui sont comme l’écorce ; ou pour ceux de l’esprit, qui sont comme les fruits. Il y en a d’autres, au contraire, si grossiers que toutes leurs actions, et quelquefois même de riches talents qu’ils ont sont défigurés par la rusticité de leur humeur.

LXXXVIII

S’étudier à avoir les manières sublimes.

Un grand homme ne doit jamais être vétilleux en son procédé. Il ne faut jamais trop éplucher les choses, surtout celles qui ne sont guère agréables ; car, bien qu’il soit utile de tout remarquer en passant, il n’en est pas de même de vouloir expressément tout approfondir. Pour l’ordinaire, il faut procéder avec un dégagement cavalier, ce qui fait partie de la galanterie. Dissimuler est le principal moyen de gouverner. Il est bon de laisser passer quantité de choses qui surviennent dans le commerce de la vie, mais particulièrement parmi ses ennemis. Le trop est toujours ennuyeux, et dans l’humeur il est insupportable. C’est une espèce de fureur que d’aller chercher le chagrin, et, d’ordinaire, la manière est telle qu’est l’humeur dans laquelle on agit. Nos actions prennent le caractère de l’humeur où nous sommes quand nous les faisons.

LXXXIX

Connaître parfaitement son génie, son esprit, son cœur, et ses passions.

L’on ne saurait être maître de soi-même que l’on ne se connaisse à fond. Il y a des miroirs pour le visage, mais il n’y en a point pour l’esprit. Il y faut donc suppléer par une sérieuse réflexion sur soi-même. Quand l’image extérieure s’échappera, que l’intérieure la retienne et la corrige. Mesure tes forces et ton adresse avant que de rien entreprendre ; connais ton activité pour t’engager ; sonde ton fonds, et sache où peut aller ta capacité pour toutes choses.

XC

Le moyen de vivre longtemps.

C’est de vivre bien. Il y a deux choses qui abrègent la vie : la folie et la méchanceté. Les uns l’ont perdue pour n’avoir pas su la conserver ; les autres pour ne l’avoir pas voulu. Comme la vertu est elle-même sa récompense, le vice est lui-même son bourreau. Quiconque vit à la hâte dans le vice meurt bientôt, et en deux manières ; au lieu que ceux qui vivent à la hâte dans la vertu ne meurent jamais. L’intégrité de l’esprit se communique au corps, et la bonne vie est toujours longue, non seulement dans l’intension, mais même dans l’extension.

XCI

Agir sans crainte de manquer.

La crainte de ne pas réussir découvre le faible de celui qui exécute, à son rival. Si, dans la chaleur même de la passion, l’esprit est en suspens, dès que ce premier feu sera passé il se reprochera son imprudence. Toutes les actions qui se font avec doute sont dangereuses, il vaudrait mieux s’en abstenir. La prudence ne se contente point de probabilités, elle marche toujours en plein jour. Comment réussirait une entreprise que la crainte condamne dès que l’esprit l’a conçue ? Et si la résolution, qui a passé à toutes voix dans le conseil de la raison, a souvent une mauvaise issue, qu’attendre de celle qui a chancelé dès le commencement dans la raison et dans le pressentiment ?

XCII

L’esprit transcendant en toutes choses.

C’est la principale règle, soit pour agir, ou pour parler. Plus les emplois sont sublimes, et plus cet esprit est nécessaire. Un grain de prudence vaut mieux qu’un magasin de subtilité. C’est un chemin qui mène à l’infaillible, quoiqu’il n’aille pas tant au plausible. Quoique le renom de sagesse soit le triomphe de la renommée, il suffira de contenter les sages, dont l’approbation sert de pierre de touche aux entreprises.

XCIII

L’homme universel.

L’homme qui possède toutes sortes de perfections en vaut lui seul beaucoup d’autres ; il rend la vie heureuse en se communiquant à ses amis. La variété jointe à la perfection est le passe-temps de la vie. C’est une grande adresse que de savoir se fournir de tout ce qui est bon, et, puisque la nature a fait en l’homme, comme en son plus excellent ouvrage, un abrégé de tout l’univers, l’art doit faire aussi de l’esprit de l’homme un univers de connaissance et de vertu.

XCIV

Capacité inépuisable.

Que l’habile homme se garde bien de laisser sonder le fond de son savoir et de son adresse, s’il veut être révéré de chacun ; qu’il se laisse connaître, mais non comprendre ; que personne n’ait sur lui l’avantage de trouver les bornes de sa capacité, de peur que l’on ne vienne à se détromper ; qu’il se ménage si bien que personne ne le voie tout entier. L’opinion et le doute attirent plus de vénération à celui de qui l’on ne connaît pas l’étendue de l’esprit, que ne fait la connaissance entière de ce qu’il est, si grand et si habile qu’il puisse être.

XCV

Savoir entretenir l’attente d’autrui.

Le moyen de l’entretenir est de lui fournir toujours de nouvelle nourriture. Le beaucoup doit promettre davantage ; une grande action doit servir d’aiguillon à d’autres encore plus grandes. Il ne faut pas tout montrer dès la première fois. C’est un coup d’adresse de savoir mesurer ses forces au besoin et au temps, et de s’acquitter de jour en jour de ce que l’on doit à l’attente publique.

XCVI

La syndérèse.

C’est le trône de la raison et la base de la prudence. Quand on la consulte, il est aisé de ne point faillir. C’est un don du ciel et qui, de l’importance qu’il est, ne saurait être trop désiré. C’est la première pièce du harnois de l’homme ; et elle lui est si nécessaire qu’elle lui suffirait, quand même tout le reste lui manquerait. Toutes les actions de la vie dépendent de son influence, et sont estimées bonnes ou mauvaises selon qu’elle en juge, attendu que tout doit être fait par raison. Elle consiste dans une inclination naturelle qui porte à l’équité, et prend toujours le parti le plus sûr.

XCVII

Acquérir et conserver la réputation.

C’est l’usufruit de la renommée. La réputation coûte beaucoup à acquérir, parce qu’il faut pour cela des qualités éminentes, qui sont aussi rares que les médiocres sont communes ; une fois acquise, il est aisé de la conserver ; elle engage beaucoup, et fait encore davantage. C’est une espèce de majesté, lorsqu’elle s’empare de la vénération, en vertu de la sublimité de sa cause et de sa sphère. Mais la réputation substantielle est celle qui a toujours été bien soutenue.

XCVIII

Dissimuler.

Les passions sont les brèches de l’esprit. La science du plus grand usage est l’art de dissimuler. Celui qui montre son jeu risque de perdre. Que la circonspection combatte contre la curiosité. À ces gens qui épluchent de si près les paroles, couvre ton cœur d’une haie de défiance et de réserve. Qu’ils ne connaissent jamais ton goût, de peur qu’ils ne te préviennent, ou par la contradiction, ou par la flatterie.

XCIX

La réalité et l’apparence.

Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce dont elles ont l’apparence. Il n’y a guère de gens qui voient jusqu’au-dedans, presque tout le monde se contente des apparences. Il ne suffit pas d’avoir bonne intention, si l’action a mauvaise apparence.

C

L’homme désabusé. Le chrétien sage. Le courtisan philosophe.

Il faut l’être, mais ne le pas paraître, encore moins affecter de passer pour tel. Quoique le plus digne exercice des sages soit de philosopher, il n’est plus aujourd’hui en crédit. La science des habiles gens est méprisée. Après que Sénèque l’eut introduite à Rome, elle fut quelque temps en estime à la cour, et maintenant elle y passe pour folie ; mais la prudence et le bon esprit ne se repaissent pas de prévention.

CI

Une partie du monde se moque de l’autre, et l’une et l’autre rient de leur folie commune.

Tout est bon ou mauvais, selon le caprice des gens ; ce qui plaît à l’un déplaît à l’autre. C’est un insupportable fou que celui qui veut que tout aille à sa fantaisie. Les perfections ne dépendent pas d’une seule approbation. Il y a autant de goûts que de visages, et autant de différence entre les uns qu’entre les autres. Nul défaut n’est sans partisan, et il ne faut point te décourager si ce que tu fais ne plaît pas à quelques-uns, attendu qu’il y en aura toujours d’autres qui en feront cas. Mais ne t’enorgueillis point de l’approbation de ceux-ci, d’autant que les autres ne laisseront pas de te censurer. La règle pour connaître ce qui est digne d’estime, c’est l’approbation des gens de mérite et des personnes reconnues capables d’être bons juges de la chose. La vie civile ne roule pas sur un seul avis, ni sur un seul usage.

CII

Estomac bon à recevoir les grosses bouchées de la fortune.

Un grand estomac n’est pas la moindre partie du corps de la prudence. Une grande capacité a besoin de grandes parties. Les prospérités n’embarrassent point celui qui en mérite de plus grandes. Ce qui est indigestion dans les uns est appétit dans les autres. Il y en a beaucoup à qui toute nourriture succulente fait mal, à cause qu’ils sont de faible complexion, et qu’ils ne sont pas nés, ni élevés pour de si hauts emplois. Le commerce du monde est amer à leur goût, et les fumées de leur vaine gloire, qui leur montent au cerveau, leur causent des étourdissements dangereux ; les lieux hauts leur sont contraires, ils ne tiennent pas en eux-mêmes, parce que leur fortune n’y peut tenir. Que l’homme de tête montre donc qu’il lui reste encore du lieu pour loger une plus grande fortune ; et mette toute son industrie à éviter tout ce qui peut donner quelque indice d’un petit courage.

CIII

Conserver la majesté propre à son état.

Que toutes tes actions soient, sinon d’un roi, du moins dignes d’un roi, à proportion de ton état : c’est-à-dire procède royalement, autant que ta fortune te le peut permettre. De la grandeur à tes actions, de l’élévation à tes pensées, afin que, si tu n’es pas roi en effet, tu le sois en mérite ; car la vraie royauté consiste en la vertu. Celui-là n’aura pas lieu d’envier la grandeur, qui pourra en être le modèle. Mais il importe principalement à ceux qui sont sur le trône, ou qui en approchent, de faire quelque provision de la vraie supériorité, c’est-à-dire des perfections de la majesté, plutôt que de se repaître des cérémonies que la vanité et le luxe ont introduites. Ils doivent préférer le solide de la substance au vide de l’ostentation.

CIV

Tâter le pouls aux affaires.

Chaque emploi a sa manière, il faut être passé maître pour en faire la différence. À quelques emplois il faut de la valeur ; à d’autres de la subtilité ; quelques-uns requièrent seulement de la probité, et quelques autres de l’artifice. Les premiers sont plus faciles à exercer, et les autres plus difficiles. Pour s’acquitter des premiers, un bon naturel suffit, au lieu que, pour les autres, toute l’application, toute la vigilance ne suffisent pas. C’est une occupation bien pénible d’avoir à gouverner les hommes, mais encore plus à conduire des fous et des bêtes ; il faut un double sens pour régler ceux qui n’en ont point. C’est un emploi insupportable que celui qui demande un homme tout entier, et qui ait ses heures comptées, et toujours à travailler à même chose. Bien meilleurs sont ceux où la variété est jointe à l’importance, d’autant que l’alternative recrée l’esprit : mais ceux qui valent le mieux de tous sont ceux qui sont les moins dépendants, ou dont la dépendance est plus éloignée ; et celui-là est le pire qui, lorsqu’on en sort, oblige de rendre compte à des juges rigoureux, surtout quand c’est à Dieu.

N’être point lassant.

L’homme qui n’a qu’une affaire, ou celui qui a toujours la même chose à dire, est d’ordinaire fatigant. La brièveté est plus propre à négocier, elle gagne par son agrément ce qu’elle perd par son épargne. Ce qui est bon est deux fois bon s’il est court ; et pareillement ce qui est mauvais l’est moins si le peu y est. Les quintessences opèrent mieux que les breuvages composés. C’est une vérité reconnue que le grand parleur est rarement habile. Il y a des hommes qui font plus d’embarras que d’honneur à l’univers ; ce sont des haillons jetés dans la rue, que chacun pousse hors du passage. L’homme discret doit bien se garder d’être importun, surtout aux gens qui ont de grandes occupations ; car il vaudrait mieux être incommode à tout le reste du monde que de l’être à un seul de ceux-là. Ce qui est bien dit se dit en peu.

CVI

Ne point faire parade de sa fortune.

L’ostentation de la dignité choque plus que l’ostentation de la personne. Trancher du grand, c’est se rendre odieux : il suffit bien d’être envié. Plus on cherche la réputation, et moins on la trouve. Comme elle dépend du jugement d’autrui, personne ne se la saurait donner et, par conséquent, il faut la mériter, et l’attendre. Les grands emplois demandent une autorité proportionnée à leur exercice, et, sans cela, l’on ne peut pas les exercer dignement. Il faut conserver toute celle qui est nécessaire pour remplir l’essentiel de ses obligations ; ne la point faire trop valoir, mais la seconder. Tous ceux qui font les accablés d’affaires se montrent indignes de leur emploi, comme chargés d’un faix qu’ils ne sauraient porter. Si l’on a à se faire honneur, que ce soit plutôt d’un grand mérite personnel que d’une chose d’emprunt. Un roi même doit s’attirer plus de vénération par sa propre personne que par sa souveraineté, qui n’est qu’une chose extérieure.

CVII

Ne point montrer qu’on soit content de soi-même.

D’être mécontent de soi-même, c’est faiblesse ; d’en être content, c’est folie. Dans la plupart des hommes, ce contentement vient d’ignorance, et aboutit à une félicité aveugle qui véritablement entretient le plaisir, mais ne conserve pas la réputation. Comme il est rare de bien connaître les perfections éminentes des autres, l’on s’applaudit de celles que l’on a, quelque médiocres et vulgaires qu’elles soient. La défiance a toujours été utile aux plus sages, soit pour prendre de si bonnes mesures que les affaires pussent réussir, ou pour se consoler quand elles ne réussissaient pas ; car celui qui a prévu le mal en est moins affligé quand il arrive. Quelquefois Homère même s’endort, et Alexandre descend du trône de sa majesté et reconnaît sa faiblesse. Les affaires dépendent de beaucoup de circonstances, et telle chose qui a réussi dans une occasion est malheureuse dans une autre. Mais l’incorrigibilité des fous est en ce qu’ils convertissent en fleurs leurs plus vaines pensées, et que leur graine pousse toujours.

CVIII

Le plus court chemin pour devenir grand personnage est de savoir choisir son monde.

La conversation est d’un grand poids. Les mœurs, les humeurs, les goûts et l’esprit même se communiquent insensiblement. Ainsi l’homme prompt en doit fréquenter un paisible, et chacun son contraire ; par où l’on arrivera sans peine au tempérament requis. C’est beaucoup que de savoir se modérer. La diversité alternative des saisons fait la beauté et la durée de l’univers. Si l’harmonie des choses naturelles vient de leur propre contrariété, l’harmonie de la société civile devient plus belle par la différence des mœurs. La prudence doit user de cette politique dans le choix des amis et des domestiques, et, de cette communication des contraires, il en naîtra un tempérament très agréable.

CIX

N’être point répréhensif.

Il y a des hommes rudes qui font des crimes de tout, non pas par passion, mais par naturel. Ils condamnent tout : dans les uns ce qu’ils ont fait, dans les autres ce qu’ils veulent faire ; ils exagèrent tout si fort que des atomes ils en font des poutres à crever les yeux. Leur humeur, pire que cruelle, serait capable de convertir les Champs élyséens en galère. Mais si la passion s’en mêle, c’est alors qu’ils jugent à toute rigueur. Au contraire, l’ingénuité interprète tout favorablement, sinon l’intention, du moins l’inadvertance.

CX

N’attendre pas qu’on soit soleil couchant.

C’est une maxime de prudence, qu’il faut laisser les choses avant qu’elles nous laissent. Il est d’un homme sage de savoir se faire un triomphe de sa propre défaite, à l’imitation du soleil qui, pendant qu’il est encore tout lumineux, a coutume de se retirer dans une nuée, pour n’être point vu baisser, et, par ce moyen, laisser en doute s’il est couché ou non. C’est à lui de se soustraire aux accidents pour ne pas crever de fâcherie. Qu’il n’attende pas que la fortune lui tourne le dos, de peur qu’elle ne l’ensevelisse tout en vie, à l’égard de l’affliction qu’il en ressentirait, et, mort, à l’égard de sa réputation. Le bon cavalier lâche quelquefois la bride à son cheval, pour ne le pas cabrer, et ne pas servir de risée s’il venait à tomber au milieu de la carrière. Une beauté doit adroitement prévenir son miroir, en le rompant avant qu’il lui ait montré que ses attraits s’en vont.

CXI

Faire des amis.

Avoir des amis, c’est un second être ; tout ami est bon à son ami ; entre amis tout est agréable. Un homme ne peut valoir que ce qu’il plaît aux autres de le faire valoir. Pour leur en donner donc la volonté, il faut s’emparer de leur bouche par leur cœur. Il n’y a point de meilleur enchantement que les bons services ; le meilleur moyen d’avoir des amis est d’en faire ; tout ce que nous avons de bon dans la vie dépend d’autrui. L’on a à vivre avec ses amis, ou avec ses ennemis ; chaque jour, il en faut gagner un et, si l’on n’en fait pas son confident, se le rendre du moins bien affectionné ; car quelques-uns de ceux-là deviendront intimes, à force de les bien connaître.

CXII

Gagner le cœur.

La première et souveraine cause ne dédaigne pas de le prévenir et de le disposer, lorsqu’elle veut opérer les plus grandes choses. C’est par l’affection que l’on entre dans l’estime. Quelques-uns se fient tant sur leur mérite, qu’ils ne prennent aucun soin de se faire aimer. Mais le sage sait bien que le mérite a un grand tour à faire quand il n’est pas aidé de la faveur. La bienveillance facilite tout, supplée à tout, elle ne suppose pas toujours qu’il y ait de la sagesse, de la discrétion, de la bonté, et de la capacité ; mais elle en donne : elle ne voit jamais les défauts, parce qu’elle fuit de les voir. D’ordinaire, elle naît de la correspondance matérielle, comme d’être de même nation, de même patrie, de même profession, de même famille. Il y a une autre sorte d’affection formelle, qui est plus relevée ; car elle est fondée sur les obligations, sur la réputation, sur le mérite. Toute la difficulté est à la gagner, car il est aisé de la conserver. On peut l’acquérir par ses soins, et puis en faire un bon usage.

CXIII

Dans la bonne fortune, se préparer à la mauvaise.

En été on a le temps de faire sa provision pour l’hiver, et plus commodément. Dans la prospérité, l’on a quantité d’amis, et tout à bon marché. Il est bon de garder quelque chose pour le mauvais temps, car il y a disette de tout dans l’adversité. Tu feras bien de ne pas négliger tes amis ; un jour viendra que tu te tiendras heureux d’en avoir quelques-uns, de qui tu ne te soucies pas maintenant. Les gens rustiques n’ont jamais d’amis, ni dans la prospérité, parce qu’ils ne connaissent personne ; ni dans l’adversité, parce que personne ne les connaît alors.

CXIV

Ne compéter jamais.

Toute prétention qui est contestée ruine le crédit. La compétence ne manque jamais de noircir pour obscurcir ; il est rare de faire bonne guerre. L’émulation découvre les défauts que la courtoisie cachait auparavant. Plusieurs ont vécu très estimés tant qu’ils n’ont point eu de concurrents. La chaleur de la contradiction anime ou ressuscite des infamies qui étaient mortes ; elle déterre des ordures que le temps avait presque consumées. La compétence commence par un manifeste d’invectives, s’aidant de tout ce qu’elle peut et ne doit pas. Et bien que quelquefois, et même le plus souvent, les injures ne soient pas des armes de grand secours, si est-ce qu’elle s’en sert pour se donner le plaisir d’une vile vengeance ; et elle y va avec tant d’impétuosité qu’elle fait voler la poussière de l’oubli qui couvrait les imperfections. La bienveillance a toujours été pacifique, et la réputation toujours indulgente.

CXV

Se faire aux humeurs de ceux avec qui l’on a à vivre.

L’on s’accoutume bien à voir de laids visages, on peut donc s’accoutumer aussi à de méchantes humeurs. Il y a des esprits revêches, avec qui, ni sans qui l’on ne saurait vivre. C’est donc prudence que de s’y accoutumer, comme l’on fait à la laideur, pour n’en être pas surpris ni épouvanté dans l’occasion. La première fois ils font peur, mais l’on s’y fait peu à peu, la réflexion prévenant ce qu’il y a de rude en eux, ou du moins aidant à le tolérer.

CXVI

Traiter toujours avec des gens soigneux de leur devoir.

On peut s’engager avec eux, et les engager ; leur devoir est leur meilleure caution, lors même qu’on est en différend avec eux : car ils agissent toujours selon ce qu’ils sont. Et, d’ailleurs, il vaut mieux combattre contre des gens de bien que de triompher de malhonnêtes gens. Il n’y a point de sûreté à traiter avec les méchants, parce qu’ils ne se trouvent jamais obligés à ce qui est juste et raisonnable ; c’est pourquoi il n’y a jamais de vraie amitié entre eux ; et quelque grande que semble être leur affection, elle est toujours de bas aloi, parce qu’elle n’a aucun principe d’honneur. Fuis toujours l’homme qui n’en a point, car l’honneur est le trône de la bonne foi. Quiconque n’estime point l’honneur, n’estime point la vertu.

CXVII

Ne parler jamais de soi-même.

Se louer, c’est vanité ; se blâmer, c’est bassesse. Et ce qui est un défaut de sagesse dans celui qui parle, est une peine pour ceux qui l’écoutent. Si cela est à éviter dans les entretiens familiers ou domestiques, cela est encore moins à faire lorsqu’on parle en public, et que l’on occupe quelque grand poste ; car alors la moindre apparence de folie passe pour une faiblesse toute pure. C’est faire la même faute contre la prudence, que de parler de ceux qui sont présents ; car il y a danger que l’on ne tombe dans l’un de ces deux écueils : dans la flatterie, ou dans la censure.

CXVIII

Affecter le renom d’être civil.

Il ne faut que cela pour être plausible. La courtoisie est la partie principale du savoir-vivre ; c’est une espèce de charme par où l’on se fait aimer de tout le monde ; au lieu que l’on s’en fait haïr et mépriser par la rusticité. Car si l’incivilité vient de superbe, elle est digne de haine ; si c’est de bêtise, elle est méprisable. Le trop sied mieux à la courtoisie que le trop peu ; mais elle ne doit pas être égale envers tous, car elle dégénérerait en injustice. Elle est même d’obligation et d’usage entre les ennemis, ce qui montre son pouvoir. Elle coûte peu, et vaut beaucoup. Quiconque honore est honoré. La galanterie et la civilité ont cet avantage que toute la gloire en reste à leurs auteurs.

CXIX

Ne pas faire le revêche.

Il ne faut jamais provoquer l’aversion ; elle vient assez sans qu’on la cherche. Il y a beaucoup de gens qui haïssent gratuitement, sans savoir ni comment, ni pourquoi. La haine est plus prompte que la bienveillance ; l’humeur est plus portée à nuire qu’à servir. Quelques-uns affectent d’être mal avec tout le monde, soit par esprit de contradiction, ou par dégoût ; dès que la haine s’empare de leur cœur, il est aussi difficile de l’en ôter que de les désabuser. Les gens d’esprit sont craints ; les médisants sont haïs ; les présomptueux sont méprisés ; les railleurs sont en horreur ; et les singuliers sont abandonnés de tout le monde. Il faut donc estimer pour être estimé. Celui qui veut faire sa fortune, fait cas de tout.

CXX

S’accommoder au temps.

Le savoir même doit être à la mode, et c’est être bien habile que de faire l’ignorant où il n’y a point de savoir. Le goût et le langage changent de temps en temps. Il ne faut point parler à la vieille mode, le goût doit se faire à la nouvelle. Le goût des bonnes têtes sert de règle aux autres, dans chaque profession ; et, par conséquent, il faut s’y conformer et tâcher de se perfectionner. Que l’homme prudent s’accommode au présent, soit pour le corps, ou pour l’esprit, quand même le passé lui semblerait meilleur. Il n’y a que pour les mœurs que cette règle n’est pas à garder, attendu que la vertu doit se pratiquer en tous temps. On ne sait déjà plus ce que c’est que de dire la vérité, que de tenir sa parole. Si quelques-uns le font, ils passent pour des gens du vieux temps ; de sorte que personne ne les imite, bien que chacun les aime. Malheureux siècle, où la vertu passe pour étrangère, et la malice pour une mode courante ! Que le sage vive donc comme il pourra, s’il ne le peut pas comme il voudrait. Qu’il se tienne content de ce que le sort lui a donné, comme s’il valait mieux que ce qu’il lui a refusé.

CXXI

Ne point faire une affaire de ce qui n’en est pas une.

Comme il y a des gens qui ne s’embarrassent de rien, d’autres s’embarrassent de tout, ils parlent toujours en ministres d’État. Ils prennent tout au pied de la lettre ou au mystérieux. Des choses qui donnent du chagrin, il y en a peu dont il faille faire cas ; autrement on se tourmente bien en vain. C’est faire à contresens que de prendre à cœur ce qu’il faut jeter derrière le dos. Beaucoup de choses, qui étaient de quelque conséquence, n’ont rien été, parce que l’on ne s’en est pas mis en peine ; et d’autres, qui n’étaient rien, sont devenues choses d’importance, pour en avoir fait grand cas. Du commencement, il est aisé de venir à bout de tout ; après cela, non. Très souvent le mal vient du remède même. Ce n’est donc pas la pire règle de la vie que de laisser aller les choses.

CXXII

L’autorité dans les paroles et dans les actions.

Cette qualité trouve place partout ; tout d’abord elle s’empare du respect ; elle se répand partout, dans la conversation, dans les harangues, dans le port, dans le regard, dans le vouloir. C’est une grande victoire que de prendre les cœurs. Cela ne vient pas d’une folle bravoure, ni d’un parler impérieux, mais d’un certain ascendant, qui naît de la grandeur du génie, et est soutenu d’un grand mérite.

CXXIII

L’homme sans affectation.

Plus il y a de perfections, et moins il y a d’affectation ; car c’est d’ordinaire ce qui gâte les plus belles choses. L’affectation est aussi insupportable aux autres qu’elle est pénible à celui qui s’en sert, d’autant qu’il vit dans un continuel martyre de contrainte, pour se montrer ponctuel en tout. Les plus éminentes qualités perdent leur prix, si l’on y découvre de l’affectation, parce qu’on les attribue plutôt à une contrainte artificieuse qu’au vrai caractère de la personne ; joint que tout ce qui est naturel a toujours été plus agréable que ce qui est artificiel. On passe pour étranger en tout ce que l’on affecte ; mieux on fait une chose, et plus il faut cacher le soin que l’on apporte à la faire, afin que chacun croie que tout y est naturel. Mais en fuyant l’affectation, prends bien garde d’y tomber en affectant de ne pas affecter. L’homme adroit ne doit jamais montrer qu’il est persuadé de son mérite ; moins il paraîtra se soucier de le faire connaître, plus il excitera la curiosité des autres. Celui-là est deux fois excellent, qui renferme toutes les perfections en soi, sans en vanter aucune ; il arrive au terme de la plausibilité par un chemin peu fréquenté.

CXXIV

Se faire regretter.

Peu de gens ont ce bonheur, et c’en est un tout extraordinaire de l’être des gens de bien. D’ordinaire, l’on a de l’indifférence pour ceux qui achèvent leur temps. Il y a divers moyens de mériter l’honneur d’être regretté ; l’éminence des qualités reconnues dans l’exercice de l’emploi en est un, bien sûr ; de contenter tout le monde, en est un efficace. L’éminence fait naître la dépendance, dès qu’on connaît que l’emploi avait besoin de l’homme qui l’exerce ; et non l’homme, de l’emploi. Quelques-uns honorent leurs charges, et d’autres en sont honorés. Ce n’est pas un avantage que de paraître bon à cause que l’on a un mauvais successeur : car ce n’est pas là être vraiment regretté, mais seulement être moins haï.

CXXV

N’être point livre de compte.

C’est une marque de mauvaise réputation, que de prendre plaisir à flétrir celle d’autrui. Quelques-uns voudraient laver ou du moins cacher leurs taches, en faisant remarquer celles des autres. Ils se consolent de leurs défauts sur ce que les autres en ont aussi, qui est la consolation des fous. Ces gens-là ont toujours la bouche puante, leur bouche étant l’égout des immondices civiles. Plus on creuse en ces matières et plus on s’embourbe. Il n’y a guère de gens qui n’aient un défaut originel, soit à droite, ou à gauche. Les fautes ne sont pas connues en ceux qui sont peu connus. Que l’homme prudent se garde bien d’être le registre des médisances ; c’est là s’ériger en modèle très désagréable, et être sans âme, bien que l’on soit en vie.

CXXVI

Ce n’est pas être fou que de faire une folie, mais bien de ne la savoir pas cacher.

Si l’on doit cacher ses passions, l’on doit encore plus cacher ses défauts. Tous les hommes manquent, mais avec cette différence que les gens d’esprit pallient les fautes faites, et que les fous montrent celles qu’ils vont faire. La réputation consiste dans la manière de faire, plutôt que dans ce qui se fait. Si tu n’es pas chaste, dit le proverbe, fais semblant de l’être. Les fautes des grands hommes sont d’autant plus remarquables que ce sont des éclipses de grandes lumières. Quelque grande que soit l’amitié, ne lui fais jamais confidence de tes défauts ; cache-les même à toi-même, si cela se peut. Du moins, on pourra se servir de cette autre règle de vie, qui est de savoir oublier.

CXXVII

Le je-ne-sais-quoi.

C’est la vie des grandes qualités, le souffle des paroles, l’âme des actions, le lustre de toutes les beautés. Les autres perfections sont l’ornement de la nature, le Je-ne-sais-quoi est celui des perfections. Il se fait remarquer jusque dans la manière de raisonner ; il tient beaucoup plus du privilège que de l’étude, car il est même au-dessus de toute discipline. Il ne s’en tient pas à la facilité, il passe jusqu’à la plus fine galanterie. Il suppose un esprit libre et dégagé, et à ce dégagement il ajoute le dernier trait de la perfection. Sans lui toute beauté est morte, toute grâce est sans grâce. Il l’emporte sur la valeur, sur la discrétion, sur la prudence, sur la majesté même. C’est une route politique, par où l’on expédie bientôt les affaires ; et enfin l’art de se retirer galamment de tout embarras.

CXXVIII

Le haut courage.

C’est une des principales conditions requises à un héros, d’autant qu’un tel courage l’aiguillonne à tout ce qu’il y a de grand, lui raffine le goût, lui enfle le cœur, relève ses pensées et ses manières, et le dispose à la majesté. Partout où il se trouve, il se fait passage : et lorsque l’iniquité du sort s’opiniâtre contre lui, il tente tout pour en sortir à son honneur. Plus il est resserré dans les bornes de la possibilité, et plus il veut se mettre au large. La magnanimité, la générosité, et toutes les qualités héroïques le reconnaissent pour leur source.

CXXIX

Ne se plaindre jamais.

Les plaintes ruinent toujours le crédit ; elles excitent plutôt la passion à nous offenser que la compassion à nous consoler ; elles ouvrent le passage à ceux qui les écoutent, pour nous faire la même chose que ceux de qui nous nous plaignons ; et la connaissance de l’injure faite par le premier sert d’excuse au second. Quelques uns, en se plaignant des offenses passées, donnent lieu à celles de l’avenir ; et, au lieu du remède et de la consolation qu’ils prétendent, ils donnent du plaisir aux autres, et s’attirent même leur mépris. C’est bien une meilleure politique de publier les obligations que l’on a aux gens, afin d’exciter les autres à nous obliger aussi. Parler souvent des grâces reçues des personnes absentes, c’est rechercher celles de ceux qui sont présents ; c’est vendre le crédit des uns aux autres. Ainsi l’homme prudent ne doit jamais publier, ni les disgrâces, ni les défauts, mais bien les faveurs et les honneurs ; ce qui sert à conserver l’estime des amis, et à contenir les ennemis dans leur devoir.

CXXX

Faire, et faire paraître.

Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent être. Savoir faire, et le savoir montrer, c’est double savoir. Ce qui ne se voit point est comme s’il n’était point. La raison même perd son autorité, lors qu’elle ne paraît pas telle. Il y a bien plus de gens trompés que d’habiles gens. La tromperie l’emporte hautement, d’autant que les choses ne sont regardées que par le dehors. Bien des choses paraissent tout autres qu’elle ne sont. Le bon extérieur est la meilleure recommandation de la perfection intérieure.

CXXXI

Le procédé de galant homme.

Les âmes ont leur galanterie et leur gentillesse, d’où se forme le grand cœur. Cette perfection ne se rencontre pas en toutes sortes de personnes, parce qu’elle suppose un fonds de générosité. Son premier soin est de parler bien de ses ennemis, et de les servir encore mieux. C’est dans les occasions de se venger qu’il parait avec plus d’éclat. Il ne néglige pas ces occasions, mais c’est pour en faire un bon usage, en préférant la gloire de pardonner au plaisir d’une vengeance victorieuse. Ce procédé est même politique, attendu que la plus fine raison d’État n’affecte jamais ces avantages, parce qu’elle n’affecte rien ; et quand le bon droit les remporte, la modestie les dissimule.

CXXXII

S’aviser, et se raviser.

En appeler à la révision, c’est la voie la plus sûre, surtout quand l’avantage est certain ; soit pour octroyer, ou pour mieux délibérer, il est toujours bon de prendre du temps. Il vient de nouvelles pensées, qui confirment et fortifient la résolution. S’il est question de donner, le don est plus estimé à cause du discernement de celui qui le fait, que pour le plaisir de ne l’avoir pas attendu. Ce qui a été désiré, a toujours été plus estimé. Si c’est une chose à refuser, le temps en facilite la manière, en laissant mûrir le non jusqu’à ce que la saison soit venue ; joint que le plus souvent, dès que la première chaleur du désir est passée, l’on reçoit indifféremment la rigueur du refus. Ceux qui demandent à la hâte doivent être écoutés à loisir ; c’est le vrai moyen d’éviter la surprise.

CXXXIII

Être plutôt fou avec tous, que sage tout seul.

Car si tous le sont, il n’y a rien à perdre, disent les politiques ; au lieu que si la sagesse est toute seule, elle passera pour folie. Il faut donc suivre l’usage. Quelquefois le plus grand savoir est de ne rien savoir, ou du moins d’en faire semblant. L’on a besoin de vivre avec les autres, et les ignorants font le grand nombre. Pour vivre seul, il faut tenir beaucoup de la nature de Dieu, ou être tout à fait de celle des bêtes. Mais, pour modifier l’aphorisme, je dirais : Plutôt sage avec les autres que fou sans compagnon. Quelques-uns affectent d’être singuliers en chimères.

CXXXIV

Avoir le double des choses nécessaires à la vie.

C’est vivre doublement. Il ne faut pas se restreindre à une seule chose, bien même qu’elle soit excellente. Tout doit être au double, et surtout ce qui est utile et délectable. La lune, toute changeante qu’elle est, l’est encore moins que la volonté humaine, tant cette volonté est fragile. C’est pourquoi il faut mettre une barrière à son inconstance. Tenez donc pour règle principale de l’art de vivre, d’avoir au double tout ce qui sert à la commodité. Comme la nature nous a donné le double des membres les plus nécessaires et les plus exposés au danger, l’art doit pareillement doubler les choses dont dépend le bonheur de la vie.

CXXXV

N’être point esprit de contradiction.

Car c’est se rendre ridicule, et même insupportable. La sagesse ne manquera jamais de conjurer contre cet esprit. C’est être ingénieux que de trouver des difficultés à tout ; mais c’est donner dans la folie que d’être opiniâtre. Ces gens-là tournent la plus douce conversation en petite guerre, et sont, par conséquent, plus ennemis de leurs amis que de ceux qui ne les fréquentent point. Plus une bouchée de poisson est savoureuse, et plus on sent l’arête qui entre dans les dents. La contradiction fait le même effet dans les doux entretiens. Ce sont des fous et des fantasques, qui ne sont pas seulement bêtes, mais encore bêtes sauvages.

CXXXVI

Prendre bien les affaires, et leur tâter incontinent le pouls.

Plusieurs font un circuit ennuyeux de paroles, sans jamais venir au nœud de l’affaire, ils font mille tours et détours qui les lassent et lassent les autres, sans arriver jamais au centre de l’importance. Et cela vient de la confusion de leur entendement qui ne saurait se débrouiller. Ils perdent leur temps et leur patience à ce qu’il fallait laisser, et puis il ne leur en reste plus à donner à ce qu’ils ont laissé.

CXXXVII

Il ne faut au sage que lui-même.

Un sage de Grèce se tenait lui-même lieu de toutes choses, et tout ce qu’il avait était toujours avec lui. S’il est vrai qu’un ami universel suffit, pour rendre aussi content, que si l’on possédait Rome et tout le reste de l’univers, deviens ami de toi-même, et tu pourras vivre tout seul. Que te pourra-t-il manquer, si tu n’as point de plus bel entretien, ni de plus grand plaisir qu’avec toi-même ? Tu ne dépendras que de toi seul ; et par là tu ressembleras au souverain être. Celui qui peut bien vivre tout seul ne tient rien de la bête, mais beaucoup du sage, et tout de Dieu.

CXXXVIII

L’art de laisser aller les choses comme elles peuvent, surtout quand la mer est orageuse.

Il y a des tempêtes et des ouragans dans la vie humaine ; c’est prudence de se retirer au port pour les laisser passer. Très souvent les remèdes font empirer les maux. Quand la mer des humeurs est agitée, laissez faire à la nature ; si c’est la mer des mœurs, laissez faire à la morale. Il faut autant d’habileté au médecin pour ne pas ordonner que pour ordonner ; et quelquefois la finesse de l’art consiste davantage à ne point appliquer de remède. Ce sera donc le moyen de calmer les bourrasques populaires, que de se tenir en repos ; céder alors au temps fera vaincre ensuite. Une fontaine devient trouble pour peu qu’on la remue, et son eau ne redevient claire qu’en cessant d’y toucher. Il n’y a point de meilleur remède à de certains désordres que de les laisser passer, car à la fin ils s’arrêtent eux-mêmes.

CXXXIX

Connaître les jours malheureux.

Car il y en a où rien ne réussira. Tu auras beau changer de jeu, tu ne changeras point de sort. C’est au second coup qu’il faudra prendre garde si l’on a le sort favorable, ou contraire. L’entendement même a ses jours ; car il ne s’est encore vu personne qui fût habile à toutes heures. Il y va de bonheur à raisonner juste, comme à bien écrire une lettre. Toutes les perfections ont leur saison, et la beauté n’est pas toujours de quartier. La discrétion se dément quelquefois, tantôt en cédant, tantôt en excédant. Enfin, pour bien réussir, il faut être de jour. Comme tout réussit mal aux uns, tout réussit bien aux autres, et même avec moins de peine et de soin ; et il y a tel qui trouve d’abord toute son affaire faite. L’esprit a ses jours ; le génie son caractère ; et toutes choses leur étoile. Quand on est de jour, il n’en faut pas perdre un moment. Mais l’homme prudent ne doit pas prononcer définitivement qu’un jour est heureux, à cause d’un bon succès, ni qu’il est malheureux, à cause d’un mauvais ; l’un n’étant peut-être qu’un effet du hasard, et l’autre du contretemps.

CXL

Donner d’abord dans le bon de chaque chose.

C’est la meilleure marque du bon goût. L’abeille va incontinent à la douceur, pour avoir de quoi faire du miel ; et la vipère à l’amertume, pour amasser du venin. Il en est ainsi des goûts ; les uns s’attachent au meilleur, et les autres au pire. À tout il y a quelque chose de bon, surtout dans un livre, qui d’ordinaire se fait avec étude. Quelques-uns ont l’esprit si mal tourné, qu’entre mille perfections ils s’arrêteront au seul défaut qu’il y aura, et ne parleront d’autre chose ; comme s’ils n’étaient que pour servir de réceptacle aux immondices de la volonté et de l’esprit d’autrui, et pour tenir registre de tous les défauts qu’ils voient : ce qui est plutôt la punition de leur mauvais discernement, que l’exercice de leur subtilité. Ils passent mal la vie, parce qu’ils ne se nourrissent que de méchantes choses. Plus heureux sont ceux qui, entre mille défauts, découvrent d’abord une perfection qui s’y trouve par hasard.

CXLI

Ne se point écouter.

Il sert de peu d’être content de soi-même, si l’on ne contente pas les autres. D’ordinaire, l’estime de soi-même est punie par un mépris universel. Celui qui se paye de lui-même reste débiteur de tous les autres. Il sied mal de vouloir parler pour s’écouter. Si c’est une folie de se parler à soi-même, c’en est une double de s’écouter devant les autres. C’est un défaut des grands de parler d’un ton impérieux, et c’est ce qui assomme ceux qui les écoutent. À chaque mot qu’ils disent, leurs oreilles mendient un applaudissement, ou une flatterie, jusqu’à l’importunité. Les présomptueux aussi parlent par écho ; et, comme la conversation roule sur des patins d’orgueil, chaque parole est escortée de cette impertinente exclamation : Que cela est bien dit ! Ah le beau mot !

CXLII

Ne prendre jamais le mauvais parti, en dépit de son adversaire qui a pris le meilleur.

Celui qui le fait est à demi vaincu et, à la fin, il sera contraint de céder tout à fait ; l’on ne se vengera jamais bien par cette voie. Si ton adversaire a eu l’adresse de prendre le meilleur, garde-toi bien de faire la folie de le contrepointer en prenant le pire. L’obstination des actions engage d’autant plus que celle des paroles, qu’il y a bien plus de risque à faire qu’à dire. C’est la coutume des opiniâtres, de ne regarder ni à la vérité pour contredire, ni à l’utilité pour disputer. Le sage est toujours du côté de la raison, et ne donne jamais dans la passion. Ou il prévient, ou il revient ; de sorte que si son rival est fou, sa folie le fait changer de route et passer à l’autre extrémité, par où la condition de l’adversaire empire. C’est donc l’unique moyen de lui faire abandonner le bon parti, que de s’y ranger, d’autant que cela lui servira de motif pour embrasser le mauvais.

CXLIII

Se garder de donner dans le paradoxe en voulant s’éloigner du vulgaire.

Les deux extrémités décréditent également. Tout projet qui dément la gravité est une espèce de folie. Le paradoxe est une certaine tromperie plausible, qui surprend d’abord par sa nouveauté et par sa pointe ; mais qui ensuite perd sa vogue dès qu’on vient à connaître sa fausseté dans la pratique. C’est une espèce de charlatanerie qui, en fait de politique, est la ruine des États, Ceux qui ne sauraient parvenir à l’héroïsme, ou qui n’ont pas le courage d’y aller par le chemin de la vertu, se jettent dans le paradoxe ; ce qui les fait admirer des sots, mais sert à faire connaître la prudence des autres. Le paradoxe est une preuve d’un esprit peu tempéré et, par conséquent, très opposé à la prudence. Et si quelquefois il ne se fonde pas sur le faux, du moins est-il fondé sur l’incertain, au grand désavantage des affaires.

CXLIV

Entrer sous le voile de l’intérêt d’autrui, pour rencontrer après le sien.

C’est un stratagème très propre à faire obtenir ce que l’on prétend ; les directeurs même enseignent cette sainte ruse pour ce qui concerne le salut. C’est une dissimulation très importante, attendu que l’utilité qu’on se figure sert d’amorce pour attirer la volonté. Il semble à autrui que son intérêt va le premier, et ce n’est que pour ouvrir le chemin à la prétention. Il ne faut jamais entrer à l’étourdi, mais surtout où il y a du danger au fond. Et lorsqu’on a affaire à ces gens dont le premier mot est toujours : non, il ne leur faut pas montrer où l’on vise, de peur qu’ils ne voient les raisons de ne pas accorder ; et principalement quand on pressent qu’ils y ont de la répugnance. Cet avis est pour ceux qui savent faire de leur esprit tout ce qu’ils veulent, qui est la quintessence de la subtilité.

CXLV

Ne point montrer le doigt malade.

Car chacun y viendra frapper. Garde-toi aussi de t’en plaindre, d’autant que la malice attaque toujours par l’endroit le plus faible ; le ressentiment ne sert qu’à la divertir. Elle ne cherche qu’à jeter hors des gonds ; elle coule des mots piquants, et met tout en œuvre jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le vif. L’homme adroit ne doit donc jamais découvrir son mal, soit personnel, ou héréditaire, attendu que la fortune même se plaît quelquefois à blesser à l’endroit où elle sait que la douleur sera plus aiguë. Elle mortifie toujours au vif ; et, par conséquent, il ne faut laisser connaître ni ce qui mortifie, ni ce qui vivifie, pour faire finir l’un et faire durer l’autre.

CXLVI

Regarder au-dedans.

D’ordinaire, il se trouve que les choses sont bien autres qu’elles ne paraissent ; et l’ignorance, qui n’avait regardé qu’à l’écorce, se détrompe dès qu’elle va au-dedans. Le mensonge est toujours le premier en tout, il entraîne les sots par un l’on dit vulgaire, qui va de bouche en bouche. La vérité arrive toujours la dernière, et fort tard, parce qu’elle a pour guide un boiteux, qui est le temps. Les sages lui gardent toujours l’autre moitié de cette faculté, que la nature a tout exprès donnée double. La tromperie est toute superficielle ; et ceux qui le sont eux-mêmes y donnent incontinent. Le discernement est retiré au-dedans, pour se faire estimer davantage par les sages.

CXLVII

N’être point inaccessible.

Quelque parfait que l’on soit, on a quelque fois besoin de conseil. Celui-là est fou incurable, qui n’écoute point. L’homme le plus intelligent doit faire place aux bons avis. La souveraineté même ne doit pas exclure la docilité. Il y a des hommes incurables, à cause qu’ils sont inaccessibles. Ils se précipitent, parce que personne n’ose approcher d’eux pour les en empêcher. Il faut donc laisser une porte ouverte à l’amitié ; et ce sera celle par où viendra le secours. Un ami doit avoir pleine liberté de parler, et même de réprimander ; l’opinion conçue de sa fidélité et de sa prudence lui doit donner cette autorité. Mais aussi il ne faut pas que cette familiarité soit commune à tous. Il suffit d’avoir un confident secret, dont on estime la correction, et de qui l’on se serve, comme d’un miroir fidèle, pour se détromper.

CXLVIII

Savoir l’art de converser.

C’est par où l’homme montre ce qu’il vaut. Dans toutes les actions de l’homme, rien ne demande plus de circonspection, attendu que c’est le plus ordinaire exercice de la vie. Il y va de gagner ou de perdre beaucoup de réputation. S’il faut du jugement pour écrire une lettre, qui est une conversation par écrit, et méditée, il en faut bien davantage dans la conversation ordinaire, où il se fait un examen subit du mérite des gens. Les maîtres de l’art tâtent le pouls de l’esprit par la langue, conformément au dire du sage : Parle, si tu veux que je te connaisse. Quelques-uns tiennent que le véritable art de converser est de le faire sans art ; et que la conversation doit être aisée comme le vêtement, si c’est entre bons amis. Car, lorsque c’en est une de cérémonie et de respect, il y doit entrer plus de retenue, pour montrer que l’on a beaucoup de savoir-vivre. Le moyen d’y bien réussir est de s’accommoder au caractère d’esprit de ceux qui sont comme les arbitres de l’entretien. Garde-toi de t’ériger en censeur des paroles, ce qui te ferait passer pour un grammairien ; ni en contrôleur des raisons, car chacun te fuirait. Parler à propos est plus nécessaire que parler éloquemment.

CXLIX

Savoir détourner les maux sur autrui.

C’est une chose de grand usage parmi ceux qui gouvernent, que d’avoir des boucliers contre la haine, c’est-à-dire des gens sur qui la censure et les plaintes communes aillent fondre : et cela ne vient point d’incapacité, comme la malice se le figure, mais d’une industrie supérieure à l’intelligence du peuple. Tout ne peut pas réussir, ni tout le monde être content. Il y doit avoir une tête forte qui serve de but à tous les coups, et qui porte les reproches de toutes les fautes et de tous les malheurs, aux dépens de sa propre ambition.

CL

Savoir faire valoir ce que l’on fait.

Ce n’est pas assez que les choses soient bonnes en elles-mêmes, parce que tout le monde ne voit pas au fond, ni ne sait pas goûter. La plupart des hommes vont à cause qu’ils voient aller les autres, et ne s’arrêtent qu’aux lieux où il y a grand concours. C’est un grand point que de savoir faire estimer sa drogue, soit en la louant (car la louange est l’aiguillon du désir), soit en lui donnant un beau nom, qui est un beau moyen d’exalter ; mais il faut que tout cela se fasse sans affectation. N’écrire que pour les habiles gens, c’est un hameçon général, parce que chacun le croit être ; et, pour ceux qui ne le sont pas, la privation servira d’éperon au désir. Il ne faut jamais traiter ses projets de communs, ni de faciles, car c’est les faire passer pour triviaux. Tout le monde se plaît au singulier, comme étant plus désirable et au goût et à l’esprit.

CLI

Penser aujourd’hui pour demain, et pour longtemps.

La plus grande prévoyance est d’avoir des heures pour elle. Il n’y a point de cas fortuits pour ceux qui prévoient ; ni de pas dangereux pour ceux qui s’y attendent. Il ne faut pas attendre qu’on se noie pour penser au danger, il faut aller au-devant, et prévenir par une mûre considération tout ce qui peut arriver de pis. L’oreiller est une Sybille muette. Dormir sur une chose à faire vaut mieux que d’être éveillé par une chose faite. Quelques-uns font, et puis pensent ; ce qui est plutôt chercher des excuses que des expédients. D’autres ne pensent ni devant, ni après. Toute la vie doit être à penser, pour ne se point égarer. La réflexion et la prévoyance donnent la commodité d’anticiper sur la vie.

CLII

Ne s’associer jamais avec personne
auprès de qui l’on ait moins de lustre.

Ce qui excède en perfection, excède en estime. Le plus accompli aura toujours le premier rôle. Si son compagnon a quelque part à la louange, ce ne sera que son reste. La lune luit tandis qu’elle est toute seule parmi les étoiles ; mais, dès que le soleil commence à se montrer, ou elle n’éclaire plus, ou elle disparaît. Ne t’approche jamais de qui te peut éclipser, mais bien de qui te peut servir de lustre, C’est ainsi que cette adroite Fabulla de Martial trouva moyen de paraître belle, par la laideur ou la vieillesse de ses compagnes. Il ne faut jamais risquer d’avoir à son côté des gens de plus de mérite que soi, ni faire honneur aux autres aux dépens de sa réputation. Il est bon de hanter les personnes éminentes, pour se faire ; mais, quand on est fait, il faut s’accoster de gens médiocres. Pour te faire, choisis les plus parfaits ; et quand tu seras fait, fréquente les médiocres.

CLIII

Fuir d’être obligé de remplir un grand vide.

Si l’on s’y engage, il faut être bien assuré d’excéder ; car il est besoin de valoir le double de son prédécesseur pour l’égaler. Comme il y a de la finesse à faire en sorte que celui qui succède soit tel qu’on soit regretté, il y va pareillement d’adresse à se garder d’être éclipsé par celui qui achève. Il est bien difficile de remplir un grand vide, attendu que d’ordinaire le premier paraît meilleur, et par conséquent l’égalité ne suffit pas, parce que le premier est en possession. Il est donc nécessaire de le surpasser, pour lui ôter l’avantage qu’il a d’être le plus estimé.

CLIV

N’être facile ni à croire, ni à aimer.

La maturité du jugement se connaît à la difficulté de croire. Il est très ordinaire de mentir, il doit donc être extraordinaire de croire. Celui qui est facile à remuer se trouve souvent décontenancé. Mais il faut bien se garder de montrer du doute de la bonne foi d’autrui ; car cela passe de l’incivilité à l’offense, attendu que c’est le traiter de trompeur, ou de trompé ; encore n’est-ce pas là le plus grand mal. Car, outre cela, ne point croire est un indice de mentir, le menteur étant sujet à deux maux : à ne point croire, et à n’être point cru. La suspension du jugement est louable en celui qui écoute ; mais celui qui parle peut s’en rapporter à son auteur. C’est aussi une espèce d’imprudence d’être facile à aimer, car si l’on ment en parlant, l’on ment bien aussi en faisant ; et cette tromperie est encore plus pernicieuse que l’autre.

CLV

L’art de se contenir.

Qu’une prudente réflexion prévienne, s’il est possible, les saillies ordinaires au vulgaire ; cela ne sera pas difficile à l’homme prudent. Le premier pas de la modération est de s’apercevoir que l’on se passionne. C’est par là qu’on entre en lice avec plein pouvoir sur soi, et que l’on sonde jusques où il est nécessaire de laisser aller son ressentiment. C’est avec cette réflexion dominante qu’il faut entrer en colère, et puis y mettre fin. Tâche de savoir où et quand il faut arrêter ; car le plus difficile de la course est de s’arrêter tout court. Grande marque de jugement, de rester ferme et sans trouble au milieu des saillies de la passion ! Tout excès de passion dégénère du raisonnable. Mais avec cette magistrale précaution, la raison ne se brouillera jamais, ni ne passera point les bornes du devoir. Pour savoir gourmander une passion, il faut toujours aller bride en main. Celui qui se gouvernera de la sorte passera pour le plus sage cavalier ; ou pour le plus étourdi s’il fait autrement.

CLVI

Les amis par élection.

Les amis doivent être à l’examen du discernement, et à l’épreuve de la fortune. Ce n’est pas assez qu’ils aient le suffrage de la volonté, s’ils n’ont aussi celui de l’entendement. Quoique ce soit là le point le plus important de la vie, c’est celui où l’on apporte le moins de soin. Quelques-uns font leurs amis par l’entremise d’autrui, et la plupart par hasard. On juge d’un homme par les amis qu’il a ; un habile homme n’en a jamais voulu d’ignorants. Mais bien qu’un homme plaise, ce n’est pas à dire que ce soit un ami intime ; car cela peut venir plutôt de ses belles manières d’agir que d’aucune assurance que l’on ait de sa capacité. Il y a des amitiés légitimes, et des amitiés bâtardes : celles-ci sont pour le plaisir ; mais les autres pour agir plus sûrement. Il se trouve peu d’amis de la personne, mais beaucoup de la fortune. Le bon esprit d’un ami est plus utile que toute la bonne volonté des autres. Prends donc tes amis par choix, et non par sort. Un ami prudent épargne bien des chagrins, au lieu qu’un autre, qui n’est pas tel, les multiplie et les entasse. Si tu ne veux point perdre d’amis, ne leur souhaite point une grande fortune.

CLVII

Ne se point tromper en gens.

C’est la pire et la plus ordinaire des tromperies. Il vaut mieux être trompé au prix qu’à la marchandise ; il n’y a rien où il faille plus regarder par dedans. Il y a bien de la différence entre entendre les choses et connaître les personnes ; et c’est une fine philosophie que de discerner les esprits et les humeurs des hommes. Il est aussi nécessaire de les étudier que d’étudier les livres.

CLVIII

Savoir user de ses amis.

Il y va de grande adresse. Les uns sont bons pour s’en servir de loin ; et les autres pour les avoir auprès de soi. Tel qui n’a pas été bon pour la conversation, l’est pour la correspondance. L’éloignement efface certains défauts que la présence rendait insupportables. Dans les amis, il n’y faut pas chercher seulement le plaisir, mais encore l’utilité. L’ami doit avoir trois qualités du bien, ou, comme disent les autres, de l’être : l’unité, la bonté, la vérité ; d’autant que l’ami tient lieu de toutes choses. Il y en a très peu qui puissent être donnés pour bons ; et, de ne les savoir pas choisir, le nombre en devient encore plus petit. Les savoir conserver est plus que de les avoir su faire. Cherche-les tels qu’ils durent longtemps ; et, bien que du commencement ils soient nouveaux, c’est assez, pour être content, qu’ils puissent devenir anciens. À le bien prendre, les meilleurs sont ceux que l’on n’acquiert qu’après avoir longtemps mangé du sel avec eux. Il n’y a point de désert si affreux que de vivre sans amis. L’amitié multiplie les biens et partage les maux. C’est l’unique remède contre la mauvaise fortune, le soupirail par où l’âme se décharge.

CLIX

Savoir souffrir les sots.

Les sages ont toujours été mal endurants. L’impatience croît avec la science. Une grande connaissance est difficile à contenter. Au sentiment d’Epictète, la meilleure maxime de la vie c’est de souffrir ; il a mis là la moitié de la sagesse. S’il faut tolérer toutes les sottises, il faut sans doute une extrême patience. Quelquefois nous souffrons plus de ceux de qui nous dépendons davantage ; et cela sert d’exercice à se vaincre. C’est de la souffrance que naît cette inestimable paix qui fait la félicité de la terre. Que celui qui ne se trouvera pas en humeur de souffrir en appelle à la retraite de soi-même, si tant est qu’il puisse bien se supporter lui-même.

CLX

Parler sobrement à ses émules, par précaution ; et aux autres, par bienséance.

On est toujours à temps pour lâcher la parole, mais non pour la retenir. Il faut parler comme l’on fait dans un testament, attendu qu’à moins de paroles, moins de procès. Il s’y faut accoutumer dans ce qui n’importe point, pour n’y point manquer quand il importera. Le silence tient beaucoup de la divinité. Quiconque est prompt à parler est toujours sur le point d’être vaincu, et convaincu.

CLXI

Connaître les défauts où l’on se plaît.

L’homme le plus parfait en a toujours quelques-uns dont il est ou le mari, ou le galant. Ils se trouvent dans l’esprit, et, plus l’esprit est grand, plus ils y sont grands, et plus ils s’y remarquent ; non pas que celui qui les a ne les connaisse pas, mais à cause qu’il les aime. Se passionner, et se passionner pour des vices, ce sont deux maux ; ces défauts sont les taches de la perfection. Ils choquent autant ceux qui les voient qu’ils contentent ceux qui les ont. C’est là qu’il y a belle occasion de se vaincre soi-même, et de mettre le comble aux autres perfections. Chacun frappe à ce but, et, au lieu de louer tout ce qu’il y a à admirer, on s’arrête à contrôler un défaut que l’on dit qui défigure tout le reste.

CLXII

Savoir triompher de la jalousie et de l’envie.

Bien que ce soit prudence de mépriser l’envie, ce mépris est aujourd’hui peu de chose ; la galanterie fait bien un meilleur effet. Il n’y saurait avoir assez de louanges pour celui qui dit du bien de celui qui dit du mal. Il n’y a point de vengeance plus héroïque que celle qui tourmente l’envie à force de bien faire. Chaque bon succès est un coup d’estrapade à l’envieux, et la gloire de son émule lui est un enfer. Faire de sa félicité un poison à ses envieux, on tient que c’est la plus rigoureuse peine qu’ils puissent endurer. L’envieux meurt autant de fois qu’il entend revivre les louanges de l’envié. Ils disputent tous deux l’immortalité, mais l’un pour vivre toujours glorieux, et l’autre pour être toujours misérable. La trompette de la renommée, qui sonne pour immortaliser l’un, annonce la mort à l’autre, en le condamnant au supplice d’attendre en vain que le sujet de ses peines cesse.

CLXIII

Il ne faut jamais perdre les bonnes grâces de celui qui est heureux, pour prendre pitié d’un malheureux.

D’ordinaire ce qui fait le bonheur des uns fait le malheur des autres ; et tel homme ne serait pas heureux, si beaucoup d’autres n’étaient pas malheureux. C’est le propre des misérables de gagner la bienveillance des gens ; car chacun se plait à récompenser d’une faveur inutile ceux qui sont maltraités de la fortune. Il est même arrivé quelquefois qu’un homme, haï de tout le monde durant sa prospérité, a été plaint de tout le monde dans son malheur, la chute ayant changé en compassion le désir qu’on avait de se venger. Que l’homme d’esprit prenne donc garde aux tours de main de la fortune. Il y a des gens qui ne vont jamais qu’avec les malheureux. Celui qu’ils fuyaient hier à cause de son bonheur les a aujourd’hui pour compagnie à cause de son malheur. Cette conduite est quelquefois une marque de bon naturel, mais non pas de bon esprit.

CLXIV

Tirer quelques coups en l’air.

C’est le moyen de reconnaître comment sera reçu ce que l’on prétend faire, surtout quand ce sont des choses dont l’issue et l’approbation sont douteuses. C’est par là qu’on tire à coup sûr, et qu’on est toujours maître de reculer ou d’avancer. C’est ainsi que l’on sonde les volontés, et que l’on sait où il fait bon mettre le pied. Cette prévention est très nécessaire pour demander à propos, pour bien placer son amitié, et pour bien gouverner.

CLXV

Faire bonne guerre.

On peut bien obliger un brave homme à faire la guerre, mais non pas à la faire autrement qu’il ne doit. Chacun doit agir selon ce qu’il est, et non point selon ce que sont les autres. La galanterie est plus plausible quand on en use envers un ennemi. Il ne faut pas vaincre seulement par la force, mais encore par la manière. Vaincre en scélérat, ce n’est pas vaincre, mais bien se laisser vaincre ; la générosité a toujours eu le dessus. L’homme de bien ne se sert jamais d’armes défendues. C’est s’en servir que d’employer le débris de l’amitié qui finit, à former la haine qui commence ; car il n’est pas permis de se prévaloir de la confiance pour se venger. Tout ce qui sent la trahison infecte le bon renom. Le moindre atome de bassesse est incompatible avec la générosité dans les grands personnages. Un brave homme doit se piquer d’être tel que si la galanterie, la générosité et la fidélité se perdaient dans le monde, elles se retrouveraient dans son cœur.

CLXVI

Discerner l’homme qui donne des paroles d’avec celui qui donne des effets.

Cette distinction est absolument nécessaire, ainsi que celle de l’ami de la personne, et de l’ami de l’emploi ; car ce sont des amis bien différents. Celui-là l’entend mal qui, ne donnant point de mauvais effets, ne donne point de bonnes paroles ; et celui-là encore plus mal qui, ne donnant point de mauvaises paroles, ne donne point de bons effets. Aujourd’hui, l’on ne se repaît point de paroles, d’autant que ce n’est que du vent ; ni l’on ne vit point de civilités, tout cela n’étant qu’une civile tromperie. Aller à la chasse des oiseaux avec de la lumière, c’est le vrai moyen de les éblouir. Les sots et les présomptueux se payent de vent. Les paroles doivent être les gages des actions et, par conséquent, avoir leur prix. Les arbres qui ne portent point de fruit et qui n’ont point de feuilles, d’ordinaire n’ont point de cœur. Il est nécessaire de les connaître tous ; les uns pour en tirer du profit ; et les autres pour se mettre à l’ombre.

CLXVII

Se savoir aider.

Dans les rencontres fâcheuses, il n’y a point de meilleure compagnie qu’un grand cœur ; et s’il vient à s’affaiblir, il doit être secouru des parties qui l’environnent. Les déplaisirs sont moindres pour ceux qui savent s’assister. Ne te rends point à la fortune, car elle t’en deviendrait plus insupportable. Quelques-uns s’aident si peu dans leurs peines, qu’ils les augmentent faute de les savoir porter avec courage. Celui qui se connaît bien trouve du secours à sa faiblesse dans la réflexion. L’homme de jugement sort de tout avec avantage, fût-ce du milieu des étoiles.

CLXVIII

Ne point donner dans le monstrueux.

Tous les éventés, les présomptueux, les opiniâtres, les capricieux, les entêtés d’eux-mêmes, les extravagants, les patelins, les bouffons, les nouvellistes, les auteurs de paradoxes, les sectaires, et enfin toutes sortes d’hommes déréglés, tous ces gens-là, dis-je, sont autant de monstres d’impertinence. Toute laideur de l’âme est toujours plus monstrueuse que pas une difformité du corps, d’autant qu’elle déshonore davantage la beauté de son original. Mais qui corrigera un si grand et si général excès ? Où la raison manque, la direction n’a rien à faire, attendu que ce qui devait être cause d’une réflexion sérieuse sur ce qui donne matière à la risée publique fait tomber dans la présomption de croire que l’on est admiré.

CLXIX

Plus d’attention à ne pas manquer un coup, qu’à en bien tirer cent.

Quand le soleil luit, personne ne le regarde ; mais lorsqu’il s’éclipse, chacun le considère. Le vulgaire ne te comptera point les coups qui porteront, mais seulement ceux que tu manqueras. Les méchants sont plus connus par les murmures que les gens de bien par les applaudissements ; et plusieurs n’ont été connus qu’après avoir failli. Tous les bons succès joints ensemble ne suffisent pas pour en effacer un seul mauvais. Désabuse toi donc, et tiens pour assuré que l’envie remarquera toutes tes fautes, mais pas une de tes belles actions.

CLXX

User de ménagement en toutes choses.

C’est le moyen de réussir dans les choses d’importance. Il ne faut pas à chaque fois employer toute sa capacité, ni montrer toutes ses forces. Jusque dans le savoir, il faut se ménager, car cela sert à doubler de prix. Il faut toujours avoir à qui en appeler quand il sera question de se tirer d’un mauvais pas. Le secours fait plus d’effet que le combat, parce qu’il est toujours accompagné de réputation de valeur. La prudence va toujours au plus sûr. Et c’est encore en ce sens qu’est vrai cet ingénieux paradoxe ; La moitié est plus que le tout.

CLXXI

Ne pas abuser de la faveur.

Les grands amis sont pour les grandes occasions. Il ne faut pas employer beaucoup de faveur en des choses de peu d’importance, ce serait la dissiper. L’ancre sacrée est toujours gardée pour la dernière extrémité. Si l’on prodigue le beaucoup pour le peu, que restera-t-il pour le besoin à venir ? Aujourd’hui, il n’y a rien de meilleur que les protecteurs, ni rien de plus précieux que la faveur ; elle fait et défait, jusqu’à donner de l’esprit, et à l’ôter. La fortune a toujours été aussi marâtre aux sages que la nature et la renommée leur ont été favorables. Il vaut mieux savoir conserver ses amis que ses biens.

CLXXII

Ne s’engager point avec qui n’a rien à perdre.

C’est combattre à forces inégales, car l’autre entre en lice sans embarras. Comme il a perdu toute honte, il n’a plus rien à perdre, ni à ménager ; et ainsi il se jette à corps perdu dans toutes sortes d’extravagances. La réputation, qui est d’un prix inestimable, ne se doit jamais exposer à de si grands risques. Après avoir coûté beaucoup d’années à acquérir, elle vient à se perdre en un moment. Il ne faut qu’un petit vent pour geler une abondante sueur. La considération d’avoir beaucoup à perdre retient un homme prudent. Dès qu’il pense à sa réputation, il envisage le danger de la perdre. Et moyennant cette réflexion, il procède avec tant de retenue, qu’il a le temps de se retirer et de mettre tout son crédit à couvert. L’on n’arrivera jamais à regagner par une victoire ce que l’on a déjà perdu en s’exposant à perdre.

CLXXIII

N’être point de verre dans la conversation,
encore moins dans l’amitié.

Quelques-uns sont faciles à rompre, et découvrent par là leur peu de consistance. Ils se remplissent eux-mêmes de mécontentements, et les autres de dégoût. Ils se montrent plus tendres à blesser que les yeux, puisqu’on ne leur saurait toucher, ni de bon, ni de mauvais jeu ; les atomes même les choquent, car ils n’ont pas besoin de fantômes. Ceux qui les fréquentent doivent extrêmement se contraindre, et s’étudier à remarquer toutes leurs délicatesses. On n’ose remuer devant eux, car le moindre geste les inquiète. D’ordinaire, ce sont des gens pleins d’eux-mêmes, esclaves de leur volonté, idolâtres de leur sot point d’honneur, pour lequel ils bouleverseraient l’univers. Celui qui aime véritablement tient de la nature du diamant, et pour la durée, et pour être difficile à rompre.

CLXXIV

Ne point vivre à la hâte.

Savoir partager son temps, c’est savoir jouir de la vie. Plusieurs ont encore beaucoup à vivre, qui n’ont plus de quoi vivre contents. Ils perdent les plaisirs, car ils n’en jouissent pas ; et quand ils ont été bien avant, ils voudraient pouvoir retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui ajoutent à la course précipitée du temps l’impétuosité de leur esprit. Ils voudraient dévorer en un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme gens qui les veulent tous goûter par avance. Ils mangent les années à venir, et comme ils font tout à la hâte, ils ont bientôt tout fait. Le désir même de savoir doit être modéré, pour ne pas savoir imparfaitement les choses. Il y a plus de jours que de prospérités. Hâte-toi de faire, et jouis à loisir. Les affaires valent mieux faites qu’à faire, et le contentement qui dure est meilleur que celui qui finit.

CLXXV

L’homme substantiel.

Celui qui l’est ne se contente point de ceux qui ne le sont pas. Malheureuse est l’éminence qui n’a rien de substantiel. Tous ceux qui paraissent être des hommes ne le sont pas tous. Il y en a d’artificiels, qui conçoivent de chimère et accouchent de tromperie. Il y en a d’autres qui leur ressemblent, lesquels les font valoir, et se payent plus de l’incertain que promet une fausse apparence, à cause que le beaucoup y est, que du certain qu’offre la vérité, parce que cela paraît peu : mais à la fin leurs caprices aboutissent à mal, d’autant qu’ils n’ont point de fondement solide. Il n’y a que la vérité qui puisse donner une véritable réputation ; et que la substance qui tourne à profit. Une tromperie a besoin de beaucoup d’autres, et, par conséquent, tout l’édifice n’est que chimère ; et comme il est fondé en l’air, il est de nécessité qu’il tombe par terre. Un dessein mal conçu ne vient jamais à maturité ; le beaucoup qu’il promet suffit pour le rendre suspect ; ainsi que l’argument qui prouve trop ne prouve rien.

CLXXVI

Savoir, ou écouter ceux qui savent.

L’on ne saurait vivre sans entendement, il en faut avoir, ou par nature, ou par emprunt. Il ne laisse pas d’y avoir des gens qui ignorent qu’ils ne savent rien ; et d’autres qui croient savoir, quoiqu’ils ne sachent rien. Les défauts qui viennent de manque d’esprit sont incurables ; car, comme les ignorants ne se connaissent pas, ils n’ont garde de chercher ce qui leur manque. Quelques-uns seraient sages s’ils ne croyaient pas l’être. De là vient que, bien que les oracles de sagesse soient si rares, ils n’ont rien à faire, attendu que personne ne les consulte. Ce n’est point une diminution de grandeur, ni une marque d’incapacité, que de prendre conseil ; au contraire, l’on se met en passe d’habile homme en se conseillant bien. Rends-toi à la raison, pour n’être point battu de l’infortune.

CLXXVII

Éviter le trop de familiarité dans la conversation.

Il n’est à propos ni de la pratiquer, ni de la souffrir. Celui qui se familiarise perd aussitôt la supériorité que lui donnait son air sérieux, et, par conséquent, son crédit. Les astres se conservent dans leur splendeur parce qu’ils ne se commettent point avec nous. En se divinisant, l’on s’attire du respect ; en s’humanisant, du mépris. Plus les choses humaines sont communes, moins elles sont estimées ; car la communication découvre des imperfections que la retraite couvrait. Il ne se faut populariser avec personne : point avec ses supérieurs, à cause du danger, ni avec ses inférieurs, à cause de l’indécence ; encore moins avec les petites gens, que l’ignorance rend insolents ; attendu que, ne s’apercevant pas de l’honneur qu’on leur fait, ils présument qu’il leur est dû. La facilité est une branche de bas esprit.

CLXXVIII

Croire au cœur, et surtout quand c’est un cœur de pressentiment.

Il ne le faut jamais dédire, car il a coutume de pronostiquer ce qui nous importe davantage.

C’est un oracle domestique. Plusieurs ont péri parce qu’ils se défiaient trop d’eux-mêmes. Mais à quoi sert de se défier, si l’on ne cherche pas le remède ? Quelques-uns ont un cœur qui leur dit tout : marque certaine d’un riche fonds, car ce cœur les prévient toujours, et sonne le tocsin aux approches du mal pour les faire courir au remède. Il n’est pas d’un homme sage de sortir pour aller recevoir les maux, mais bien d’aller au-devant pour les écarter.

CLXXIX

Se retenir de parler,
c’est le sceau de la capacité.

Un cœur sans secret, c’est une lettre ouverte. Où il y a du fonds, les secrets y sont profonds, car il faut qu’il y ait de grands espaces et de grands creux, là où peut tenir à l’aise tout ce qu’on y jette. La retenue vient du grand empire que l’on a sur soi-même, et c’est là ce qui s’appelle un vrai triomphe. L’on paie tribut à autant de gens que l’on se découvre. La sûreté de la prudence consiste dans la modération intérieure. Les pièges qu’on tend à la discrétion sont de contredire, pour tirer une explication ; et de jeter des mots piquants, pour faire prendre feu. C’est alors que l’homme sage doit se tenir plus resserré. Les choses que l’on veut faire ne se doivent pas dire, et celles qui sont bonnes à dire ne sont pas bonnes à faire.

CLXXX

Ne se régler jamais
sur ce que l’ennemi avait dessein de faire.

Un sot ne fera jamais ce que juge un homme d’esprit, parce qu’il ne sait pas discerner ce qui est à propos. Si c’est un homme prudent, encore moins ; parce qu’il voudra prendre le contrepied d’un avis pénétré, et même prévenu par son adversaire. Les matières doivent être examinées à deux envers, et préparées à pour et à contre, en sorte que l’on soit prêt à oui et à non. Les jugements sont différents. L’indifférence doit être toujours attentive, non pas tant pour ce qui arrivera, que pour ce qui peut arriver.

CLXXXI

Ne point mentir,
mais ne pas dire toutes les vérités.

Rien ne demande plus de circonspection que la vérité, car c’est se saigner au cœur que de la dire. Il faut autant d’adresse pour la savoir dire que pour la savoir taire. Par un seul mensonge l’on perd tout ce que l’on a de bon renom. La tromperie passe pour une fausse monnaie ; et le trompeur pour un faussaire, qui est encore pis. Toutes les vérités ne se peuvent pas dire ; les unes parce qu’elles m’importent à moi-même, et les autres parce qu’elles importent à autrui.

CLXXXII

Un grain de hardiesse tient lieu
d’une grande habileté.

Il est bon de ne se pas former une si haute idée des gens que l’on ne devienne timide devant eux. Que l’imagination n’avilisse jamais le cœur. Quelques-uns paraissent gens d’importance, jusqu’à ce que l’on traite avec eux, mais on se désabuse bientôt par la communication. Personne ne sort des bornes étroites de l’homme. Chacun a son si, les uns quant à l’esprit, les autres quant au génie. La dignité donne une autorité apparente, mais il est rare que les qualités personnelles y répondent ; car la fortune a coutume de ravaler la supériorité de l’emploi par l’infériorité des mérites. L’imagination va toujours loin, et représente les choses plus grandes qu’elles ne sont ; elle ne conçoit pas seulement ce qu’il y a, mais encore ce qu’il y pourrait avoir. C’est à la raison de la corriger, après s’être désabusée par tant d’expériences. Enfin, il ne sied ni à l’ignorance d’être hardie, ni à la capacité d’être timide ; et si l’assurance sert bien à ceux qui ont peu de fonds, à plus forte raison doit-elle servir à ceux qui en ont beaucoup.

CLXXXIII

Ne se point entêter.

Tous les sots sont opiniâtres, et tous les opiniâtres sont des sots. Plus leurs sentiments sont erronés, moins ils en démordent. Dans les choses même où l’on a plus de raison et de certitude, c’est chose honnête de céder ; car alors personne n’ignore qui avait la raison ; et l’on voit aussi qu’outre la raison, la galanterie en est encore. Il se perd plus d’estime par une défense opiniâtre qu’il ne s’en gagne à l’emporter de vive force ; car ce n’est pas là défendre la vérité, mais plutôt montrer sa rusticité. Il y a des têtes de fer très difficiles à convaincre, et qui vont toujours à quelque extrémité incurable ; et quand une fois le caprice se joint à leur entêtement, ils font une alliance indissoluble avec l’extravagance. L’inflexibilité doit être dans la volonté, et non pas dans le jugement ; bien qu’il y ait des cas d’exception, où il ne faut pas se laisser gagner, ni vaincre doublement, c’est-à-dire dans la raison et dans l’exécution.

CLXXXIV

N’être point cérémonieux.

L’affectation de l’être fut autrefois censurée comme une singularité vicieuse, et même dans un roi. Le pointilleux est fatigant. Il y a des nations entières malades de cette délicatesse. La robe de la sottise se coud à petits points. Ces idolâtres de point d’honneur montrent bien que leur honneur est fondé sur peu de chose, puisque tout leur paraît capable de le blesser. Il est bon de se faire respecter, mais il est ridicule de passer pour un grand maître de compliments : il est bien vrai qu’un homme sans cérémonie a besoin d’avoir un grand mérite en la place. La courtoisie ne se doit ni affecter, ni mépriser. Celui-là ne se fait pas estimer habile homme, qui s’arrête trop aux formalités.

CLXXXV

N’exposer jamais son crédit
au risque d’une seule entrevue.

Car, si l’on n’en sort pas bien, c’est une perte irréparable. Il arrive souvent de manquer une fois, et particulièrement la première. L’on n’est pas toujours à point ; et de là vient le proverbe ; Ce n’est pas mon jour. Il faut donc faire en sorte que si l’on manque la première fois, la seconde répare tout ; ou que la première serve de garant à la seconde qui ne réussit pas. L’on doit toujours avoir son recours à mieux, et de beaucoup appeler à davantage. Les affaires dépendent de certains cas fortuits, et même de plusieurs, et, par conséquent, la réussite est un rare bonheur.

CLXXXVI

Discerner les défauts,
quoiqu’ils soient devenus à la mode.

Bien que le vice soit paré de drap d’or, l’homme de bien ne laisse pas de le reconnaître. Il a beau être quelquefois couronné d’or, il ne saurait jamais se déguiser si bien que l’on ne s’aperçoive qu’il est de fer. Il veut se couvrir de la noblesse de ses partisans, mais il ne dépouille jamais sa bassesse, ni la misère de son esclavage. Les vices peuvent bien être exaltés, mais non pas exalter. Quelques-uns remarquent que tel héros a eu tel vice ; mais ils ne considèrent pas que ce n’est pas ce vice qui l’a érigé en héros. L’exemple des grands est si bon rhétoricien qu’il persuade jusqu’aux choses les plus infâmes. Quelquefois la flatterie a bien affecté jusqu’à des laideurs corporelles, faute d’observer que si elles se tolèrent dans les grands, elles sont insupportables dans les petits.

CLXXXVII

Faire soi-même tout ce qui est agréable,
et par autrui tout ce qui est odieux.

L’un concilie la bienveillance, l’autre écarte la haine. Il y a plus de plaisir à faire du bien qu’à en recevoir. C’est là que les hommes généreux font consister leur félicité. Il arrive rarement de donner du chagrin à autrui sans en prendre soi-même, soit par compassion, ou par répassion. Les causes supérieures n’opèrent jamais qu’il ne leur en revienne ou louange ou récompense. Que le bien vienne immédiatement de toi, et le mal par un autre. Prends quelqu’un sur qui tombent les coups du mécontentement, c’est-à-dire la haine et les murmures. Il en est du vulgaire comme des chiens : faute de connaître la cause de son mal, il jette sa rage sur l’instrument ; en sorte que l’instrument porte la peine d’un mal dont il n’est pas la cause principale.

CLXXXVIII

Porter toujours en compagnie quelque chose à louer.

C’est le moyen de se faire passer pour homme de bon goût, et sur le jugement de qui l’on peut s’assurer de la bonté des choses. Celui qui a bien su connaître auparavant la perfection saura bien l’estimer après. Il fournit matière à la conversation et à l’imitation, en y développant des connaissances plausibles. C’est une manière politique de vendre la courtoisie aux personnes présentes qui ont les mêmes perfections. D’autres au contraire apportent toujours de quoi blâmer, et flattent ceux qui sont présents, en méprisant les absents ; ce qui leur réussit auprès de ces gens qui ne regardent qu’au-dehors, attendu que telles gens ne remarquent pas la finesse de parler mal des uns devant les autres. Quelques-uns se font une politique d’estimer davantage les perfections médiocres d’aujourd’hui que les merveilles d’hier. C’est donc à l’homme prudent de prendre garde à tous les artifices par où tous ces gens-là tâchent d’arriver à leur but, pour n’être point découragé par l’exagération des uns, ni enorgueilli par la flatterie des autres. Qu’il sache que les uns et les autres procèdent de la même manière avec les deux parties, et ne font que leur donner l’alternative, en ajustant toujours leurs sentiments au lieu où ils se trouvent.

CLXXXIX

Se prévaloir du besoin d’autrui.

Si la privation passe jusqu’au désir, c’est la plus efficace des contraintes. Les philosophes ont dit que la privation n’était rien, et les politiques que c’était tout ; et sans doute ceux-ci l’ont mieux connue. Il y a des gens qui, pour arriver à leur but, se font un chemin par le désir des autres. Ils se servent de l’occasion, et provoquent le désir par la difficulté de l’obtention. Ils se promettent davantage de l’ardeur de la passion que de la tiédeur de la possession, d’autant que le désir s’échauffe à mesure que croit la répugnance. Le vrai secret d’arriver à ses fins est de tenir toujours les gens dans la dépendance.


CXC

Trouver sa consolation partout.

Ceux même qui sont inutiles ont celle d’être éternels. Il n’y a point d’ennui qui n’ait sa consolation ; les fous trouvent la leur dans le bonheur. La chance en dit à femme laide, dit le proverbe. Pour vivre longtemps, il n’y a qu’à valoir peu. Le pot fêlé ne se casse presque jamais, il dure tant qu’on se lasse de s’en servir. Il semble que la fortune porte envie aux gens d’importance, puisqu’elle joint la durée avec l’incapacité dans les uns, et le peu de vie avec beaucoup de mérite dans les autres. Tous ceux qu’il importera qui vivent, manqueront toujours de bonne heure ; et ceux qui ne seront bons à rien seront éternels, soit à cause qu’ils paraissent être tels, ou parce qu’ils le sont en effet. Il semble que le sort et la mort sont de concert à oublier un malheureux.

CXCI

Ne se point repaître d’une courtoisie excessive.

Car c’est une espèce de tromperie. Quelques uns n’ont pas besoin des herbes de la Thessalie pour ensorceler, ils enchantent les sots et les présomptueux par le seul attrait d’une révérence, Ils font marchandise de l’honneur, et paient du vent de quelques belles paroles. Qui promet tout ne promet rien, et les promesses sont autant de pas glissants pour les fous. La vraie courtoisie est une dette : celle qui est affectée, et non d’usage, est une tromperie. Ce n’est pas une bienséance, mais une dépendance ; ils ne font pas la révérence à la personne, mais à la fortune ; leur flatterie n’est point une connaissance qu’ils aient du mérite, mais une recherche de l’utilité qu’ils espèrent.

CXCII

L’homme de grande paix est homme de longue vie.

Pour vivre, laisse vivre. Non seulement les pacifiques vivent, mais ils règnent. Il faut ouïr et voir, mais avec cela se taire. Le jour passé sans débat fait passer la nuit en sommeil. Vivre beaucoup, et vivre avec plaisir, c’est vivre pour deux ; et c’est le fruit de la paix intérieure. Celui-là a tout, qui ne se soucie point de tout ce qui ne lui importe point. Il n’y a rien de plus impertinent que de prendre à cœur ce qui ne nous touche point, ou de n’y pas laisser entrer ce qui nous importe.

CXCIII

Veille de près sur celui qui entre
dans ton intérêt pour sortir avec le sien.

Il n’y a point de meilleur préservatif contre la finesse que la précaution. À l’homme entendu, bon entendeur. Quelques-uns font leurs affaires en paraissant faire celles d’autrui ; de sorte qu’à moins que d’avoir le contrechiffre des intentions, l’on se trouve à chaque pas contraint de se brûler les doigts pour sauver du feu le bien d’un autre.

CXCIV

Juger modestement de soi-même et de ses affaires,
surtout quand on ne fait que commencer à vivre.

Toutes sortes de gens ont de hauts sentiments d’eux-mêmes, et particulièrement ceux qui valent le moins. Chacun se figure une belle fortune, et s’imagine être un prodige. L’espérance s’engage témérairement, et puis l’expérience ne la seconde en rien. La vaine imagination a pour bourreau la réalité qui la détrompe. C’est donc à la prudence à corriger de tels égarements ; et bien qu’il soit permis de désirer le meilleur, il faut toujours s’attendre au pire pour prendre en patience tout ce qui arrivera. C’est adresse que de viser un peu plus haut pour mieux adresser son coup ; mais il ne faut pas tirer si haut que l’on vienne à faillir dès le premier coup. Cette réformation de son imagination est nécessaire, car la présomption sans l’expérience ne fait que radoter. Il n’y a point de remède plus universel contre toutes les impertinences que le bon entendement Que chacun connaisse la sphère de son activité et de son état ; ce sera le moyen de régler l’opinion Je soi-même sur la réalité.

CXCV

Savoir estimer.

Il n’y a personne qui ne puisse être le maître d’un autre en quelque chose. Celui qui excède trouve toujours quelqu’un qui l’excède. Savoir cueillir ce qu’il y a de bon dans chaque homme, c’est un utile savoir. Le sage estime tout le monde, parce qu’il sait ce que chacun a de bon, et ce que les choses coûtent à les faire bien. Le fou n’estime personne, d’autant qu’il ignore ce qui est bon, et que son choix va toujours au pire.

CXCVI

Connaître son étoile.

Nul n’est si misérable qu’il n’ait son étoile ; et s’il est malheureux, c’est à cause qu’il ne la connaît pas. Quelques-uns ont accès chez les princes et chez les grands, sans savoir ni comment, ni pourquoi, si ce n’est que leur sort leur y a facilité l’entrée ; de sorte qu’il ne leur faut qu’un peu d’industrie pour maintenir la faveur. D’autres se trouvent comme nés à plaire aux sages. Tel a été plus agréable dans un pays que dans un autre, et mieux reçu dans cette ville-ci que dans celle-là. Il arrive aussi d’être plus heureux dans un emploi que dans tous les autres, quoique l’on ne soit ni plus ni moins capable. Le sort fait et défait comme et quand il lui plaît. Chacun doit donc s’étudier à connaître son destin et à sonder sa minerve ; d’où dépend toute la perte ou tout le gain. Qu’il sache s’accommoder à son sort, et qu’il se garde bien de le vouloir changer ; car ce serait manquer la route que lui marque l’étoile du Nord.

CXCVII

Ne s’embarrasser jamais avec les sots.

C’en est un que celui qui ne les connaît pas, et encore davantage celui qui, les connaissant, ne s’en défait pas. Il est dangereux de les hanter, et pernicieux de les appeler à sa confidence, car, bien que leur propre timidité et l’œil d’autrui les retiennent quelque temps, leur extravagance s’échappe toujours à la fin, parce qu’ils n’ont différé de la montrer que pour la rendre plus solennelle. Il est bien difficile que celui qui ne sait pas conserver son propre crédit puisse soutenir celui d’autrui. D’ailleurs, les sots sont très malheureux ; car la misère est attachée à l’impertinence, comme la peau aux os. Ils n’ont qu’une seule chose, qui n’est pas tant mauvaise : c’est que, comme la sagesse des autres ne leur sert de rien, ils sont au contraire très utiles aux sages qui s’instruisent et se précautionnent à leurs dépens.

CXCVIII

Savoir se transplanter.

Il y a des gens qui, pour valoir leur prix, sont obligés de changer de pays, surtout s’ils veulent occuper de grands postes. La patrie est la marâtre des perfections éminentes ; l’envie y règne comme en son pays natal ; l’on s’y souvient mieux des imperfections qu’un homme avait au commencement que du mérite par où il est parvenu à la grandeur. Une épingle a pu passer pour une chose de prix, en passant d’un monde à l’autre ; et quelquefois un verre a été préféré à un diamant, pour être venu de loin. Tout ce qui est étranger est estimé, soit à cause qu’il est venu de loin, ou parce qu’on le trouve tout fait et dans la perfection. Nous avons vu des hommes qui étaient le rebut d’un petit canton, et qui sont aujourd’hui l’honneur du monde, étant également révérés de leurs compatriotes et des étrangers ; des uns parce qu’ils en sont loin, et des autres parce qu’ils sont de loin. Celui-là n’aura jamais beaucoup de vénération pour une statue, qui l’a vue pied d’arbre dans un jardin.

CXCIX

Savoir se mettre sur le pied d’homme sage,
et non d’homme intrigant.

Le plus court chemin pour arriver à la réputation est celui des mérites. Si l’industrie est fondée sur le mérite, c’est le vrai moyen de parvenir. L’intégrité seule ne suffit pas ; le seul entregent ne fait pas le mérite, car les choses se trouvent alors si défectueuses qu’elles donnent du dégoût. Il est donc requis, et d’avoir du mérite, et de savoir s’introduire.

CC

Avoir toujours quelque chose à désirer,
pour ne pas être malheureux dans son bonheur.

Le corps respire, et l’esprit aspire. Si l’on était en possession de tout, l’on serait dégoûté de tout. Il est même nécessaire à la satisfaction de l’entendement, qu’il lui reste toujours quelque chose à savoir pour repaître sa curiosité. L’espérance fait vivre, et le rassasiement de plaisir rend la vie à charge. En fait de récompense, c’est l’adresse de ne la donner jamais tout entière. Quand on n’a plus rien à désirer, tout est à craindre ; c’est une félicité malheureuse. La crainte commence par où finit le désir.

CCI

Tous ceux qui paraissent fous le sont,
et encore la moitié de ceux qui ne le paraissent pas.

La folie s’est emparée du monde ; et s’il y a tant soit peu de sagesse, c’est pure folie en comparaison de la sagesse d’en haut. Mais le plus grand fou est celui qui ne croit pas l’être, et en accuse tous les autres. Pour être sage, il ne suffit pas de le paraître à soi-même. Celui-là l’est qui ne pense pas l’être ; et celui qui ne s’aperçoit pas que les autres voient ne voit pas lui-même. Quelque plein que le monde soit de fous et de sots, il n’y a personne qui le croie être, ni même qui s’en soupçonne.

CCII

Les dits et les faits rendent un homme accompli.

Il faut dire de bonnes choses, et en faire de belles. L’un montre une bonne tête, et l’autre un bon cœur, et l’un et l’autre naissent de la supériorité de l’esprit. Les paroles sont l’ombre des actions. La parole est la femelle, et faire est le mâle. Il vaut mieux être le sujet du panégyrique que le panégyriste. Il vaut mieux recevoir des louanges que d’en donner. Le dire est aisé, le faire est difficile. Les beaux faits sont la substance de la vie, et les beaux mots en sont l’ornement. L’excellence des faits est de durée, celle des dits est passagère. Les actions sont le fruit des réflexions. Les uns sont sages, les autres sont vaillants.

CCIII

Connaître les excellences de son siècle.

Elles ne sont pas en grand nombre, il n’y a qu’un phénix dans le monde. En tout un siècle il se voit à peine un grand capitaine, un parfait orateur, un sage : et il faut plusieurs siècles pour trouver un excellent roi. Les médiocrités sont ordinaires, soit pour le nombre, ou pour l’estime ; mais les excellences sont rares en tout, parce qu’elles demandent une perfection accomplie ; et que plus la catégorie est sublime, plus il est difficile d’en atteindre le plus haut degré. Plusieurs ont usurpé le surnom de Grand à César et à Alexandre, mais en vain ; car, sans les faits, la voix du peuple n’est qu’un peu d’air. Il y a eu peu de Sénèques, et la renommée n’a célébré qu’un seul Apelle.

CCIV

Ce qui est facile se doit entreprendre
comme s’il était difficile ; et ce qui est difficile comme s’il était facile.

L’un, de peur de se relâcher par trop de confiance ; l’autre, de peur de perdre courage à force de trop craindre. Pour manquer à faire une chose, il n’y a qu’à la compter pour faite ; au contraire la diligence surmonte l’impossibilité. Quant aux grandes entreprises, il n’y faut pas raisonner, il suffit de les embrasser quand elles se présentent, de peur que la considération de leur difficulté ne les fasse abandonner.

CCV

Savoir jouer de mépris.

Le vrai secret d’obtenir les choses qu’on désire est de les mépriser. D’ordinaire on ne les trouve pas quand on les cherche ; au lieu qu’elles se présentent d’elles-mêmes quand on ne s’en soucie pas. Comme les choses de ce monde sont l’ombre du ciel, elles tiennent cette propriété de l’ombre, qu’elles fuient celui qui les suit, et poursuivent celui qui les fuit. Le mépris est aussi la plus politique vengeance. C’est la maxime universelle des sages de ne se défendre jamais avec la plume, parce qu’elle laisse des traces qui tournent plus à la gloire des ennemis qu’à leur humiliation : outre que cette sorte de défense fait plus d’honneur à l’envie que de mortification à l’insolence. C’est une finesse des petites gens de tenir tête à de grands hommes, pour se mettre en crédit par une voie indirecte, faute d’y pouvoir être à bon droit. Bien des gens n’eussent jamais été connus, si d’excellents adversaires n’eussent pas fait état d’eux. Il n’y a point de plus haute vengeance que l’oubli ; car c’est ensevelir ces gens-là dans la poussière de leur néant. Les téméraires s’imaginent de s’éterniser en mettant le feu aux merveilles du monde et des siècles. L’art de réprimer la médisance, c’est de ne s’en point soucier. Y répondre, c’est se porter préjudice ; s’en offenser, c’est se décréditer, et donner à l’envie de quoi se complaire ; car il ne faut que cette ombre de défaut, sinon pour obscurcir entièrement une beauté parfaite, du moins pour lui ôter son plus vif éclat.

CCVI

Il y a partout un vulgaire.

À Corinthe même, et dans la famille la plus accomplie ; et chacun l’expérimente dans sa propre maison. Il y a non seulement un vulgaire, mais encore un double vulgaire qui est le pire. Celui-ci a les mêmes propriétés que le commun vulgaire, de même que les pièces d’un miroir cassé ont toutes la même transparence ; mais il est bien plus dangereux. Il parle en fou, et censure en impertinent. C’est le grand disciple de l’ignorance, le parrain de la sottise, et le proche parent de la charlatanerie. Il ne faut pas s’arrêter à ce qu’il dit, encore moins à ce qu’il pense. Il importe de le connaître, pour pouvoir s’en délivrer si bien que l’on n’en soit ni le compagnon, ni l’objet ; car toute sottise tient de la nature du vulgaire, et le vulgaire n’est composé que de sots.

CCVII

User de retenue.

Il faut prendre garde à son fait, surtout dans les cas imprévus. Les saillies des passions sont autant de pas glissants qui font trébucher la prudence ; c’est là qu’est le danger de se perdre. Un homme s’engage plus en un moment de fureur ou de plaisir, qu’en plusieurs heures d’indifférence. Quelquefois une petite échauffourée coûte un repentir qui dure toute la vie. La malice d’autrui dresse des embûches à la prudence pour découvrir terre. Elle se sert de cette sorte de torture pour tirer le secret du cœur le plus caché. Il faut donc que la retenue fasse la contrebatterie, et particulièrement dans les occasions chaudes. Il est besoin de beaucoup de réflexion pour empêcher une passion de se décharger. Celui-là est bien sage, qui la mène par la bride. Quiconque connaît le danger, marche à pas comptés. Une parole paraît aussi offensante à celui qui la recueille et la pèse, qu’elle paraît de peu de conséquence à celui qui la dit.

CCVIII

Ne point mourir du mal de fou.

D’ordinaire les sages meurent pauvres de sagesse ; au contraire, les fous meurent riches de conseil. Mourir en fou, c’est mourir de trop raisonner. Les uns meurent parce qu’ils sentent ; et les autres vivent parce qu’ils ne sentent pas ; en sorte que les uns sont fous parce qu’ils ne meurent pas de sentiment, et les autres parce qu’ils en meurent. Celui-là est fou, qui meurt de trop d’entendement ; si bien que les uns meurent d’être bons entendeurs, et les autres vivent de n’être pas entendus. Mais quoique beaucoup de gens meurent en fous, très peu de fous meurent.

CCIX

Ne point donner dans la folie des autres.

C’est l’effet d’une rare sagesse ; car tout ce que l’exemple et l’usage introduisent a beaucoup de force. Quelques-uns, qui ont pu se garantir de l’ignorance particulière, n’ont pas su se soustraire à l’ignorance générale. C’est un dire commun, que personne n’est content de sa condition, bien que ce soit la meilleure, ni mécontent de son esprit, quoique ce soit le pire. Chacun envie le bonheur d’autrui, faute d’être content du sien. Ceux d’aujourd’hui louent les choses d’hier, et ceux d’ici celles de delà. Tout le passé paraît meilleur, et tout ce qui est éloigné est plus estimé. Aussi fou est celui qui se rit de tout que celui qui se chagrine de tout.


CCX

Savoir jouer de la vérité.

Elle est dangereuse, mais pourtant l’homme de bien ne peut pas laisser de la dire ; et c’est là qu’il est besoin d’artifice. Les habiles médecins de l’âme ont essayé tous les moyens de l’adoucir, car lorsqu’elle touche au vif, c’est la quintessence de l’amertume. La discrétion développe là toute son adresse ; avec une même vérité elle flatte l’un, et assomme l’autre. Il faut parler à ceux qui sont présents, sous le nom des absents ou des morts. À un bon entendeur, il ne lui faut qu’un signe ; et quand cela ne suffira pas, le meilleur expédient est de se taire. Les princes ne se guérissent pas avec des remèdes amers ; il est de l’art de la prudence de leur dorer la pilule,

CCXI

Au ciel tout est plaisir ; en enfer tout est peine :
le monde, comme mitoyen, tient de l’un et de l’autre.

Nous sommes entre les deux extrémités, et ainsi nous tenons de toutes les deux. Il y a une alternative de sort ; ni tout ne saurait être bonheur, ni tout être malheur, Ce monde est un zéro ; tout seul il ne vaut rien, joint avec le ciel il vaut beaucoup. C’est sagesse d’être indifférent à tous ses changements, parce que la nouveauté n’est point le fait des sages. Notre vie se joue comme une comédie, sur la fin elle vient à se dégager ; le point est de la bien finir.

CCXII

Se réserver toujours la fin de l’art.

Les grands maîtres usent de cette adresse, lors même qu’ils enseignent leur métier. Il faut toujours garder une supériorité, et rester le maître. En communiquant son art, il est besoin de le faire avec art. Il ne faut jamais épuiser la source d’enseigner, ni celle de donner ; c’est par là que l’on conserve sa réputation et son autorité. En matière de plaire et d’enseigner, c’est un grand précepte à garder, que d’avoir toujours de quoi paître l’admiration en poussant la perfection toujours plus avant. En toutes professions, et particulièrement dans les emplois les plus sublimes, ç’a été une grande règle de vivre et de vaincre, que de ne se pas prodiguer.

CCXIII

Savoir contredire.

C’est une excellente ruse quand on le sait faire, non pas pour s’engager, mais pour engager ; c’est l’unique torture qui puisse faire faillir les passions. La lenteur à croire est un vomitif qui fait sortir les secrets ; c’est la clef pour ouvrir le cœur le plus renfermé. La double sonde de la volonté et du jugement demande une grande dextérité. Un mépris adroit de quelque mot mystérieux d’un autre donne la chasse aux plus impénétrables secrets, et, par un agréable sucement, les fait venir jusque sur le bord de la langue, pour les prendre dans les filets de l’artifice. La retenue de celui qui se tient sur ses gardes fait que son espion se retire à l’écart ; et qu’ainsi il découvre la pensée d’autrui, qui autrement était impénétrable. Un doute affecté est une fausse clef de fine trempe, par où la curiosité entre en connaissance de tout ce qu’elle veut savoir. En matière d’apprendre, c’est un trait d’adresse au disciple que de contredire à son maître, d’autant que c’est une obligation qu’il lui impose de s’efforcer à expliquer plus clairement et plus solidement la vérité ; de sorte que la contradiction modérée donne occasion à celui qui enseigne d’enseigner à fond.

CCXIV

D’une folie n’en pas faire deux.

Il est très ordinaire, après une sottise faite, d’en faire quatre autres pour la rhabiller ; l’on excuse une impertinence par une autre plus grande. La sottise est de la race du mensonge, ou celui-ci de la race de la sottise ; pour en soutenir une, il en faut beaucoup d’autres. La défense d’une mauvaise cause a toujours été pire que la cause même. C’est un mal plus grand que le mal même, de ne le savoir pas couvrir. C’est le revenu des imperfections, d’en mettre beaucoup d’autres à rente. L’homme le plus sage peut bien faillir une fois, mais non pas deux ; en passant, et par inadvertance, mais non de sens rassis.

CCXV

Avoir l’œil sur celui qui joue de seconde intention.

C’est une ruse d’homme de négociation, d’amuser la volonté pour l’attaquer ; car elle est vaincue dès qu’elle est convaincue. On dissimule sa prétention pour y parvenir ; on se met le second en rang pour être le premier dans l’exécution ; on assure son coup sur l’inadvertance de son adversaire. Ne laisse donc pas dormir ton attention, puisque l’intention de ton rival est si éveillée. Et si l’intention est seconde en dissimulation, il faut que le discernement soit premier en connaissance. C’est à la précaution de reconnaître l’artifice dont la personne se sert, et de remarquer les visées qu’elle prend pour frapper au but de sa prétention. Comme elle propose une chose et en prétend une autre, et qu’elle se tourne et retourne pour arriver finement à ses fins, il faut bien regarder à ce qu’on lui accorde ; et quelquefois même il sera bon de lui donner à entendre que l’on a compris sa pensée.

CCXVI

Parler net.

Cela montre non seulement du dégagement, mais encore de la vivacité d’esprit. Quelques-uns conçoivent bien, et enfantent mal ; car, sans la clarté, les enfants de l’âme, c’est-à-dire les pensées et les expressions, ne sauraient venir au jour. Il en est de certaines gens comme de ces pots qui tiennent beaucoup et donnent peu : au contraire, d’autres en disent encore plus qu’ils n’en savent. Ce que la résolution est dans la volonté, l’expression l’est dans l’entendement ; ce sont deux grandes perfections. Les esprits nets sont plausibles ; souvent les esprits confus ont été admirés pour n’avoir pas été entendus. Quelquefois l’obscurité sied bien pour se distinguer du vulgaire. Mais comment les autres jugeront-ils de ce qu’ils écoutent, si ceux qui parlent ne conçoivent pas eux-mêmes ce qu’ils disent ?

CCXVII

Il ne faut ni aimer, ni haïr pour toujours.

Vis aujourd’hui avec tes amis comme avec ceux qui peuvent être demain tes pires ennemis. Puisque cela se voit par l’expérience, il est bien juste de donner dans la prévention. Garde-toi de donner des armes aux transfuges de l’amitié, d’autant qu’ils t’en font la plus cruelle guerre. Au contraire, à l’égard de tes ennemis, laisse toujours une porte ouverte à la réconciliation, c’est-à-dire celle de la galanterie, qui est la plus sûre. Quelquefois la vengeance d’auparavant a été la cause du regret d’après, et le plaisir pris à faire du mal s’est tourné en déplaisir de l’avoir fait.

CCXVIII

Ne rien faire par caprice,
mais tout avec circonspection.

Tout caprice est une apostume ; c’est le fils aîné de la passion, qui fait tout à rebours. Il y a des gens qui tournent tout en petite guerre. Dans la conversation ce sont des bandouliers ; de tout ce qu’ils font, ils en voudraient faire un triomphe ; ils ne savent ce que c’est d’être pacifique. En matière de commander et de gouverner, ils sont pernicieux, parce que du gouvernement ils en font une ligue offensive, et de ceux qu’ils devraient tenir en qualité d’enfants, ils en forment un parti d’ennemis. Ils veulent tout mener à leur mode, et tout emporter comme chose due à leur adresse. Mais, dès que l’on vient à découvrir leur humeur paradoxe, l’on se met en garde contre eux ; leurs chimères sont relancées ; et, par conséquent, bien loin d’arriver à leur but, ils ne remportent qu’un amas de chagrins, chacun aidant à les mortifier. Ces pauvres gens ont le sens blessé, et quelquefois aussi le cœur gâté. Le moyen de se défaire de tels monstres est de s’enfuir aux antipodes, dont la barbarie sera plus supportable que l’humeur féroce de ces gens-là.

CCXIX

Ne point passer pour homme d’artifice.

Véritablement, on ne saurait vivre aujourd’hui sans en user ; mais il faut plutôt choisir d’être prudent que d’être fin. L’humeur ouverte est agréable à tout le monde, mais bien des gens n’en veulent point chez eux. La sincérité ne doit jamais dégénérer en simplicité, ni la sagacité en finesse. Il vaut mieux être respecté comme sage, que craint comme trop pénétrant. Les gens sincères sont aimés, mais trompés. Le plus grand artifice est de bien cacher ce qui passe pour tromperie. La candeur florissait dans le siècle d’or, la malice règne à son tour dans ce siècle de fer. Le renom de savoir ce que l’on a à faire est honorable, et attire la confiance ; mais celui d’être artificieux est sophistiqué, et engendre la défiance.

CCXX

Se couvrir de la peau du renard,
quand on ne peut pas se servir de celle du lion.

Savoir céder au temps, c’est excéder. Celui qui vient à bout de son dessein ne perd jamais sa réputation ; l’adresse doit suppléer à la force. Si l’on ne saurait aller par le chemin royal de la force ouverte, il faut prendre la route détournée de l’artifice ; la ruse est bien plus expéditive que la force. Les sages ont plus souvent vaincu les braves, que les braves n’ont vaincu les sages. Quand une entreprise vient à manquer, la porte est ouverte au mépris.

CCXXI

N’être point trop prompt à s’engager, ni à engager autrui.

Il y a des gens nés pour broncher, et pour faire broncher les autres contre la bienséance. Ils sont toujours à point pour faire des sottises. Ils ont une grande facilité à donner un rude choc, mais ils se brisent malheureusement. Ils n’en sont pas quittes pour cent querelles par jour. Comme ils ont l’humeur à contre-poil, ils contredisent à tout et à tous ; ayant le jugement chaussé de travers, ils désapprouvent tout. Il n’appartient qu’à ces grands aventuriers de prudence de ne rien faire à propos, et de censurer tout. Que de monstres dans le vaste pays de l’impertinence !

CCXXII

L’homme retenu a toute l’apparence d’être prudent.

La langue est une bête sauvage qu’il est très difficile de remettre à la chaine, quand une fois elle est échappée. C’est le pouls par où les sages connaissent la disposition de l’âme ; c’est là que les personnes intelligentes tâtent le mouvement du cœur. Le mal est que celui qui devait être le plus discret l’est le moins. Le sage s’épargne des chagrins et des engagements, et montre par là combien il est maître de soi-même ; il agit avec circonspection ; c’est un Janus en équivalent, et un Argus en discernement. Momus eût eu meilleure raison de dire qu’il manquait des yeux aux mains, que de dire qu’il fallait une petite fenêtre au cœur.

CCXXIII

N’être pas trop singulier, ni par affectation,
ni par inadvertance.

Quelques gens se font remarquer par leur singularité, c’est-à-dire par des actions de folie, qui sont plutôt des défauts que des différences ; et comme quelques-uns sont connus de tout le monde, à cause qu’ils ont quelque chose de très laid au visage, ceux-ci le sont par je ne sais quel excès qui paraît dans leur contenance. Il ne sert à rien de se singulariser, sinon à se faire passer pour un original impertinent ; ce qui provoque alternativement la moquerie des uns et la mauvaise humeur des autres.

CCXXIV

Ne prendre jamais les choses à contre-poil,
bien qu’elles y viennent.

Tout a son droit et son envers. La meilleure chose blesse si on la prend à contresens ; au contraire, la plus incommode accommode si elle est prise par le manche. Bien des choses ont fait de la peine, qui eussent donné du plaisir si l’on en eût connu le bon. Il y a en tout du bon et du mauvais ; l’habileté est à savoir trouver le premier. Une même chose a différentes faces, selon qu’on la regarde différemment ; et de là vient que les uns prennent plaisir à tout, et les autres à rien. Le meilleur expédient contre les revers de la fortune, et pour vivre heureux en tout temps et en tous emplois, est de regarder chaque chose par son bel endroit.

CCXXV

Connaître son défaut dominant.

Chacun en a un, qui fait un contrepoids à sa perfection dominante ; et si l’inclination le seconde, il domine en tyran. Que l’on commence donc à lui faire la guerre en la lui déclarant ; et que ce soit par un manifeste. Car s’il est connu, il sera vaincu ; et particulièrement si celui qui l’a le juge aussi grand qu’il paraît aux autres. Pour être maître de soi, il est besoin de réfléchir sur soi. Si une fois cette racine des imperfections est arrachée, l’on viendra bien à bout de toutes les autres.

CCXXVI

Attention à engager.

La plupart des hommes ne parlent ni n’agissent point selon ce qu’ils sont, mais selon l’impression des autres. Il n’y a personne qui ne soit plus que suffisant pour persuader le mal, d’autant que le mal est cru très facilement, quelquefois même qu’il est incroyable. Tout ce que nous avons de meilleur dépend de la fantaisie d’autrui. Quelques-uns se contentent d’avoir la raison de leur côté, mais cela ne suffit pas, et, par conséquent, il faut le secours de la poursuite. Quelquefois le soin d’engager coûte très peu et vaut beaucoup. Avec des paroles on achète de bons effets. Dans cette grande hôtellerie du monde, il n’y a point de si petit ustensile dont il n’arrive d’avoir besoin une fois l’an ; et si peu qu’il vaille, il sera très incommode de s’en passer. Chacun parle de l’objet selon sa passion.

CCXXVII

N’être point homme de première impression.

Quelques-uns se marient si follement avec la première information, que toutes les autres ne leur sont plus que des concubines. Et comme le mensonge va toujours le premier, la vérité ne trouve plus de place. L’entendement et la volonté ne se doivent jamais remplir ni de la première proposition, ni du premier objet ; ce qui est la marque d’un pauvre fonds. Quelques gens ressemblent à un pot neuf, qui prend pour toujours l’odeur de la première liqueur, bonne ou mauvaise, qu’on y verse. Quand cette faiblesse vient à être connue, elle est pernicieuse, parce qu’elle donne pied aux artifices de la malice. Ceux qui ont de mauvaises intentions se hâtent de donner leur teinture à la crédulité. Il faut donc laisser une place vide pour la révision. Qu’Alexandre garde son autre oreille pour la partie adverse ; qu’il laisse une porte ouverte à la seconde et à la troisième information. C’est une marque d’incapacité de s’en tenir à la première, et même un défaut qui approche fort de l’entêtement.

CCXXVIII

N’avoir ni le bruit ni le renom
d’avoir méchante langue.

Car c’est passer pour un fléau universel. Ne sois point ingénieux aux dépens d’autrui : ce qui est encore plus odieux que pénible. Chacun se venge du médisant en disant mal de lui ; et comme il est seul, il sera bien plutôt vaincu, que les autres, qui sont en grand nombre, ne seront convaincus. Le mal ne doit jamais être un sujet de contentement ni de commentaire. Le médisant est haï pour toujours ; et, si quelquefois de grands personnages conversent avec lui, c’est plutôt pour le plaisir d’entendre ses lardons, que par aucune estime qu’ils fassent de lui. Celui qui dit du mal s’en fait toujours dire encore davantage.

CCXXIX

Savoir partager sa vie en homme d’esprit.

Non pas selon que se présentent les occasions, mais par prévoyance, et par choix. Une vie qui n’a point de relâche est pénible comme une longue route où l’on ne trouve point d’hôtelleries ; une variété bien entendue la rend heureuse. La première pose doit se passer à parler avec les morts. Nous naissons pour savoir, et pour nous savoir nous-mêmes, et c’est par les livres que nous l’apprenons au vrai, et que nous devenons des hommes faits. La seconde station se doit destiner aux vivants ; c’est-à-dire qu’il faut voir ce qu’il y a de meilleur dans le monde, et en tenir registre. Tout ne se trouve pas dans un même lieu. Le Père universel a partagé ses dons, et quelquefois il s’est plu à en faire largesse au pays le plus misérable. La troisième pose doit être toute pour nous. Le suprême bonheur est de philosopher.

CCXXX

Ouvrir les yeux quand il est temps.

Tous ceux qui voient n’ont pas les yeux ouverts ; ni tous ceux qui regardent ne voient pas. De réfléchir trop tard, ce n’est pas un remède, mais un sujet de chagrin. Quelques-uns commencent à voir quand il n’y a plus rien à voir. Ils ont défait leurs maisons et dissipé leurs biens avant que de se faire eux-mêmes. Il est difficile de donner de l’entendement à qui n’a pas la volonté d’en avoir, et encore plus de donner la volonté à qui n’a point d’entendement. Ceux qui les environnent jouent avec eux comme avec des aveugles, et toute la compagnie s’en divertit ; et d’autant qu’ils sont sourds pour ouïr, ils n’ouvrent jamais les yeux pour voir. Cependant, il se trouve des gens qui fomentent cette insensibilité, parce que leur bien-être consiste à faire que les autres ne soient rien. Malheureux le cheval dont le maître n’a point d’yeux ! Il sera difficile qu’il engraisse.

CCXXXI

Ne laisser jamais voir les choses
qu’elles ne soient achevées.

Tous les commencements sont défectueux, et l’imagination en reste toujours prévenue. Le souvenir d’avoir vu un ouvrage encore imparfait ne laisse pas la liberté de le trouver beau quand il est fait. Jouir tout à la fois d’un grand objet, c’est un obstacle à bien juger de chaque partie ; mais aussi c’est un plaisir qui remplit toute l’idée. Ce n’est rien avant que d’être tout ; et quand une chose commence d’être, elle est encore bien avant dans le rien. Voir apprêter le manger le plus exquis, cela provoque plus le dégoût que l’appétit. Que tout habile maître se garde donc bien de laisser voir ses ouvrages en embryon ; qu’il apprenne de la nature à ne les point exposer qu’ils ne soient en état de pouvoir paraitre.

CCXXXII

Savoir un peu le commerce de la vie.

Que tout ne soit pas théorie, qu’il y ait aussi de la pratique. Les plus sages sont faciles à tromper, car bien qu’ils sachent l’extraordinaire, ils ignorent le style ordinaire de vivre, qui est le plus nécessaire. La contemplation des choses hautes ne les laisse pas penser à celles qui sont communes ; et comme ils ignorent ce qu’ils devaient savoir le premier, c’est-à-dire ce que chacun sait, ils sont regardés avec étonnement, ou tenus pour des ignorants par le vulgaire, qui ne s’arrête qu’au superficiel. Que le sage ait donc soin d’apprendre du commerce de la vie ce qu’il lui en faut pour n’être ni la dupe, ni la risée des autres. Qu’il soit homme de maniement, car bien que ce ne soit pas là le plus haut point de la vie, c’en est le plus utile. À quoi sert le savoir, s’il ne se met pas en pratique ? Savoir vivre est aujourd’hui le vrai savoir.

CCXXXIII

Savoir trouver le goût d’autrui.

Car autrement c’est faire un déplaisir, au lieu d’un plaisir. Quelques-uns chagrinent par où ils pensent obliger, faute de bien connaitre les esprits. Il y a des actions qui sont une flatterie pour les uns, et une offense pour les autres ; et souvent ce que l’on croyait être un service a été un déservice. Quelquefois il a plus coûté à faire un déplaisir qu’à faire un plaisir. On perd et le don et le gré qu’on en espérait, à cause que l’on a perdu le don de plaire. Comment satisfaire le goût d’autrui, si l’on ne le sait pas ? De là vient que quelques-uns ont fait une censure en pensant faire un éloge ; punition qu’ils méritaient bien. D’autres croient divertir par leur éloquence, et ils assomment l’esprit par leur flux de bouche.

CCXXXIV

N’engager jamais sa réputation
sans avoir des gages de l’honneur d’autrui.

Lorsqu’on a part au profit, il ne faut dire mot ; mais quand il s’agit de perdre, il ne faut rien dissimuler. En fait d’intérêts d’honneur, il faut toujours avoir un compagnon, afin que la réputation d’autrui soit obligée de prendre soin de la vôtre. Il ne faut jamais se fier ; et si on le fait quelquefois, que ce soit avec tant de précaution que celui à qui l’on se fie n’en puisse prendre avantage. Que le risque soit commun, et la cause réciproque, afin que celui qui est complice ne puisse pas s’ériger en témoin.

CCXXXV

Savoir demander.

Il n’y a rien de plus difficile pour quelques-uns, ni de plus facile pour quelques autres. Il y en a qui ne sauraient refuser, et, par conséquent, il ne faut point de crochet pour tirer d’eux ce qu’on veut. Il y en a d’autres dont le premier mot à toute heure est non ; il est besoin d’adresse avec eux. Mais à quelques gens qu’on ait à demander, il faut bien prendre son temps, comme, par exemple, au sortir d’un bon repas, ou de quelque autre récréation qui a mis en belle humeur, en cas que la prudence de celui qui est prié ne prévienne pas l’artifice de celui qui prie. Les jours de réjouissance sont les jours de faveur, parce que la joie du dedans rejaillit au-dehors. Il ne faut pas se présenter lorsqu’on en voit refuser un autre, d’autant que la crainte de dire non est surmontée. Quand la tristesse est au logis, il n’y a rien à faire. Obliger par avance, c’est une lettre de change, lorsque le correspondant n’est pas un malhonnête homme.

CCXXXVI

Faire une grâce de ce qui n’eût été après qu’une récompense.

C’est une adresse des plus grands politiques. Les faveurs qui précèdent les mérites sont la pierre de touche des hommes bien nés. Une grâce anticipée a deux perfections, l’une la promptitude, par où celui qui reçoit reste plus obligé ; l’autre qu’un même don, qui plus tard serait une dette, par l’anticipation est une pure grâce : moyen subtil de transformer les obligations, puisque celui qui eût mérité d’être récompensé est obligé d’user de reconnaissance. Je suppose que ce sont des gens d’honneur ; car, pour les autres, ce serait leur mettre une bride plutôt qu’un éperon, que de leur avancer la paye de l’honneur,

CCXXXVII

N’être jamais en part
des secrets de ses supérieurs.

Tu croiras partager des poires, et tu partageras des pierres. Plusieurs ont péri d’avoir été confidents. Il en est des confidents comme de la croûte du pain dont on se sert en guise de cuiller, laquelle risque d’être avalée avec la soupe. La confidence du prince n’est point une faveur, mais un impôt. Plusieurs cassent leur miroir, à cause qu’il leur montre leur laideur. Le prince ne saurait voir celui qui l’a pu voir ; et jamais un témoin du mal n’est vu de bon œil. Il ne faut jamais être trop obligé à personne, encore moins aux grands. Services rendus sont plus sûrs auprès d’eux que grâces reçues ; mais surtout, les confidences d’amitié sont dangereuses. Celui qui a confié son secret à un autre s’est fait son esclave ; et dans les souverains, c’est une violence qui ne peut pas être de durée ; car ils aspirent avec impatience à racheter la liberté perdue, et pour y réussir, ils bouleverseront tout, et même la raison. Maxime pour les secrets : ni les ouïr, ni les dire.

CCXXXVIII

Connaître la pièce qui nous manque.

Plusieurs seraient de grands personnages, s’il ne leur manquait pas un quelque chose sans quoi ils n’arrivent jamais au comble de la perfection. Il se remarque en quelques-uns qu’ils pourraient valoir beaucoup s’ils voulaient suppléer à bien peu. Aux uns manque le sérieux, faute de quoi de grandes qualités n’ont point d’éclat en eux ; aux autres la douceur des manières ; défaut que ceux qui les hantent découvrent bientôt, et surtout dans les personnes constituées en dignité. En quelques-uns on voudrait plus d’activité ; en quelques autres plus de retenue. Il serait aisé de suppléer à tous ces défauts, si l’on y prenait garde, car la réflexion peut faire de la coutume une seconde nature.

CCXXXIX

N’être pas trop fin.

Il vaut mieux être réservé. Savoir plus qu’il ne faut, c’est émousser la pointe de son esprit, d’autant que d’ordinaire les subtilités sont faciles à rompre. La vérité bien autorisée est plus sûre. Il est bon d’avoir de l’entendement, mais non pas du flux de bouche. Le trop de raisonnement approche de la contestation. Un jugement solide, qui ne raisonne qu’autant qu’il faut, est bien meilleur.

CCXL

Savoir faire l’ignorant.

Quelquefois le plus habile homme joue ce personnage ; et il y a des occasions où le meilleur savoir consiste à feindre de ne pas savoir. Il ne faut pas ignorer, mais bien en faire semblant. Il importe peu d’être habile avec les sots, et prudent avec les fous. Il faut parler à chacun selon son caractère. L’ignorant n’est pas celui qui le fait, mais celui qui s’y laisse attraper ; c’est celui qui l’est, et non pas celui qui le contrefait. L’unique moyen de se faire aimer est de revêtir la peau du plus simple des animaux.

CCXLI

Souffrir la raillerie, mais ne point railler.

L’un est une espèce de galanterie ; l’autre une sorte d’engagement. Celui qui se démonte dans une réjouissance tient beaucoup de la bête, et en montre encore davantage. La raillerie excessive est divertissante ; qui la sait souffrir se fait passer pour un homme de grand fonds, au lieu que celui qui s’en pique provoque les autres à le piquer encore ; le mieux est de la laisser passer sans la relever. Les plus grandes vérités sont toujours venues des railleries ; rien ne demande plus de circonspection ni d’adresse. Avant que de commencer, il faut savoir jusqu’où peut aller la force d’esprit de celui avec qui l’on veut plaisanter.

CCXLII

Poursuivre sa pointe.

Quelques-uns ne sont bons que pour commencer, et n’achèvent jamais rien. Ils inventent, mais ils ne continuent pas, tant ils ont l’esprit inconstant. Ils n’acquièrent jamais de réputation, parce qu’ils ne vont jamais jusqu’au bout ; avec eux, tout aboutit à demeurer court. En d’autres, cela vient de leur impatience, et c’est le défaut des Espagnols, comme la patience est la vertu des Flamands. Ceux-ci voient la fin des affaires, et les affaires voient la fin de ceux-là. Ils suent jusqu’à ce qu’ils vainquent la difficulté, et puis ils se contentent de l’avoir vaincue ; ils ne savent pas profiter de leur victoire ; ils montrent qu’ils le peuvent, mais qu’ils ne le veulent pas : mais enfin, c’est toujours un défaut, ou d’impossibilité, ou de légèreté. Si le dessein est bon, pourquoi ne le pas achever ? Et s’il est mauvais, pourquoi le commencer ? Que l’homme d’esprit tue donc son gibier, et que sa peine ne s’arrête pas à le faire lever.

CCXLIII

N’être pas colombe en tout.

Que la finesse du serpent ait l’alternative de la candeur de la colombe. Il n’y a rien de plus facile que de tromper un homme de bien. Celui qui ne ment jamais croit aisément, et celui qui ne trompe jamais se confie beaucoup. Être trompé, ce n’est pas toujours une marque de bêtise, car c’est quelquefois la bonté qui en est cause. Deux sortes de gens savent bien prévenir le mal, les uns parce qu’ils ont appris que c’est à leurs dépens, et les autres parce qu’ils l’ont appris aux dépens d’autrui. L’adresse doit donc être aussi soigneuse de se précautionner, que la finesse l’est de tromper. Prenez garde de n’être pas si homme de bien que d’autres en prennent occasion d’être malhonnêtes gens. Soyez mêlé de colombe et de serpent ; ne soyez pas monstre, mais prodige.

CCXLIV

Savoir obliger.

Quelques-uns métamorphosent si bien les grâces, qu’il semble qu’ils les font, lors même qu’ils les reçoivent. Il y a des hommes si adroits qu’ils honorent en demandant, parce qu’ils transforment leur intérêt en l’honneur d’autrui. Ils ajustent les choses de telle sorte que vous diriez que les autres s’acquittent d’un devoir quand ils leur donnent, tant ils savent bien tourner sens dessus dessous l’ordre des obligations par une politique singulière ; du moins ils font douter lequel c’est qui oblige. Ils achètent tout le meilleur à force de louer ; et quand ils témoignent de désirer une chose, l’on se tient honoré de la leur donner, car ils engagent la courtoisie en faisant une dette de ce qui devait être la cause de leur reconnaissance. C’est ainsi qu’ils changent l’obligation de passive en active ; en cela meilleurs politiques que grammairiens. Véritablement, c’est là une grande adresse ; mais c’en serait encore une plus grande de la pénétrer, et de défaire un si fou marché en leur rendant leurs civilités, et en reprenant chacun le sien.

CCXLV

Raisonner quelquefois à rebours du vulgaire.

Cela montre un esprit élevé. Un grand génie ne doit point estimer ceux qui ne lui contredisent jamais, car ce n’est point une marque de leur affection pour lui, mais de leur amour-propre. Qu’il se garde bien d’être la dupe de la flatterie en la payant, si ce n’est du mépris qu’elle mérite. Qu’il tienne même à honneur d’être censuré de quelques gens, et particulièrement de ceux qui médisent de tous les gens de bien. Qu’il ait du chagrin que ses actions soient au goût de toutes sortes de gens, attendu que c’est signe qu’elles ne sont pas telles qu’il faut ; ce qui est parfait étant remarqué de très peu de personnes.

CCXLVI

Ne donner jamais de satisfaction
à ceux qui n’en demandent point.

De la donner trop grande à ceux mêmes qui la demandent, c’est une action de coupable. S’excuser avant le temps, c’est s’accuser. Se saigner lorsqu’on est en santé, c’est faire signe au mal et à la maladie de venir. Une excuse anticipée réveille un mécontentement qui dormait. L’homme prudent ne doit pas faire semblant de s’apercevoir du soupçon d’autrui, parce que c’est aller chercher son ressentiment ; il faut seulement tâcher de guérir ce soupçon par un procédé honnête et sincère.

CCXLVII

Savoir un peu plus, et vivre un peu moins.

D’autres, au contraire, disent qu’un loisir honnête vaut mieux que beaucoup d’affaires. Nous n’avons rien à nous que le temps, dont jouissent ceux mêmes qui n’ont point de demeure. C’est un malheur égal d’employer le précieux temps de la vie en des exercices mécaniques, ou dans l’embarras des grandes affaires. Il ne se faut charger ni d’occupations, ni d’envie ; c’est vivre en foule et s’étouffer. Quelques-uns étendent même ce précepte jusqu’à la science. Ce n’est pas vivre que de ne pas savoir.

CCXLVIII

Ne se pas laisser aller au dernier.

Il y a des hommes de dernière impression (car l’impertinence va toujours à quelque extrémité) ; ils ont un esprit et une volonté de cire ; le dernier y met le sceau, et efface tous les autres. Ces gens-là ne sont jamais gagnés, parce qu’on les perd avec la même facilité ; chacun leur donne sa teinture, ils ne valent rien pour confidents ; ils sont enfants toute leur vie, et, comme tels, ils ne font que flotter parmi le flux et le reflux de leurs sentiments et de leurs passions ; toujours boiteux de volonté et de jugement, parce qu’ils se jettent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.

CCXLIX

Ne point commencer à vivre par où il faut achever.

Quelques-uns prennent le repos au commencement, et laissent le travail pour la fin. L’essentiel doit aller le premier, et l’accessoire après, s’il y a lieu pour cela. D’autres veulent triompher avant que de combattre. Quelques autres commencent à savoir par ce qui leur importe le moins, différant l’étude des choses qui leur seraient utiles et honorables, à un temps que la vie leur doit manquer. À peine celui-ci a-t-il commencé à faire sa fortune qu’il s’en va. La méthode est également nécessaire, et pour savoir, et pour vivre.

CCL

Quand faut-il raisonner à rebours ?

Lorsqu’on nous parle à dessein de nous sur prendre. Avec certaines gens, tout doit aller à contresens. Le oui est le non ; et le non le oui. Mésestimer une chose montre qu’on l’estime, attendu que celui qui la veut pour soi la fait moins valoir auprès des autres. Louer n’est pas toujours dire du bien ; car quelques-uns, pour ne pas louer les bons, affectent de louer les méchants mêmes. Quiconque ne trouvera personne méchant ne trouvera personne bon.

CCLI

Il faut se servir des moyens humains,
comme s’il n’y en avait point de divins ; et des divins, comme s’il n’y en avait point d’humains.

C’est le précepte d’un grand maître, il n’y faut point de commentaires.

CCLII

Ni tout à soi, ni tout à autrui.

L’un et l’autre est une tyrannie toute commune. De vouloir être tout à soi, il s’ensuit que l’on veut tout pour soi. Ces gens-là ne savent rien relâcher de tout ce qui les accommode, non pas même un iota ; ils obligent peu, ils se fient à leur fortune, mais d’ordinaire cet appui les trompe. Quelquefois il est bon de nous quitter pour les autres, afin que les autres se quittent pour nous. Quiconque tient un emploi commun, est par devoir l’esclave commun ; autrement on lui dira ce que dit un jour cette vieille à l’empereur Hadrien : Renonce donc à ta charge, comme tu fais à ton devoir. Au contraire, il y en a qui sont tout aux autres, car la folie donne toujours dans l’excès, et est très malheureuse en ce point. Ils n’ont ni jour, ni heure à eux, et ils sont si peu à eux-mêmes qu’il y en eut un qui en fut appelé l’homme-à-tous. Ils sont autres qu’eux jusque dans l’entendement, car ils savent pour tous, et ignorent tout pour eux. Que l’homme d’esprit sache que ce n’est pas lui qu’on cherche, mais un intérêt qui est en lui, ou qui dépend de lui.

CCLIII

Ne se rendre pas trop intelligible.

La plupart n’estiment pas ce qu’ils comprennent, et admirent ce qu’ils n’entendent pas. Il faut que les choses coûtent pour être estimées. On passera pour habile, quand on ne sera pas entendu. Il faut toujours se montrer plus prudent et plus intelligent qu’il n’est besoin avec celui à qui l’on parle, mais avec proportion plutôt qu’avec excès. Et bien que le bon sens soit de grand poids parmi les habiles gens, le sublime est nécessaire pour plaire à la plupart du monde. Il faut leur ôter le moyen de censurer, en occupant tout leur esprit à concevoir. Plusieurs louent ce dont ils ne sauraient rendre raison quand on la leur demande, parce qu’ils respectent comme un mystère tout ce qui est difficile à comprendre, et l’exaltent à cause qu’ils l’entendent exalter.

CCLIV

Ne pas négliger le mal parce qu’il est petit.

Car un mal ne vient jamais tout seul. Les maux, ainsi que les biens, se tiennent comme des chaînons. Le bonheur et le malheur vont d’ordinaire à ceux qui ont le plus de l’un ou de l’autre ; et de là vient que chacun fuit les malheureux, et cherche les heureux. Les colombes même, avec toute leur candeur, s’arrêtent au plus blanc donjon. Tout vient à manquer à un malheureux, il se manque à lui-même en perdant la tramontane. Il ne faut pas réveiller le malheur quand il dort. C’est peu de chose qu’un pas glissant, et pourtant il est suivi d’une chute fatale, sans qu’on puisse savoir où le mal aboutira ; car, comme nul bien n’est parfait, nul mal aussi n’est au comble : celui qui vient du ciel demande de la patience, et celui qui vient du monde, de la prudence.

CCLV

Faire peu de bien à la fois, mais souvent.

L’engagement ne doit jamais surpasser le pouvoir ; quiconque donne beaucoup, ne donne pas, mais il vend. Il ne faut pas trop charger la reconnaissance, car celui qui se verra dans l’impossibilité de satisfaire, rompra la correspondance. Pour perdre beaucoup d’amis, il n’y a qu’à les obliger à l’excès : faute de pouvoir payer, ils se retirent, et d’obligés, ils deviennent ennemis. La statue voudrait ne voir jamais son sculpteur, ni l’obligé son bienfaiteur. La meilleure méthode de donner est de faire qu’il en coûte peu, et que ce peu soit ardemment désiré, afin qu’il en soit plus estimé.

CCLVI

Se tenir toujours préparé contre les attaques des rustiques, des opiniâtres, des présomptueux, et de tous les autres impertinents.

Il s’en rencontre beaucoup, et la prudence consiste à n’en venir jamais aux prises avec eux. Que le sage se mire tous les jours au miroir de sa réflexion, pour voir le besoin qu’il a de s’armer de résolution, et, par ce moyen, il rompra tous les coups de la folie. S’il y pense sérieusement, il ne s’exposera jamais aux risques ordinaires que l’on court à se commettre avec les fous. L’homme muni de prudence ne sera jamais vaincu par l’impertinence. La navigation de la vie civile est dangereuse, parce qu’elle est pleine d’écueils où la réputation se brise. Le plus sûr est de se détourner, en prenant d’Ulysse des leçons de finesse. C’est ici qu’une défaite artificieuse est de grand service ; mais surtout sauve-toi par la galanterie, car c’est le plus court chemin pour sortir d’affaire.

CCLVII

N’en venir jamais à la rupture.

Car la réputation en sort toujours ébréchée. Tout homme est suffisant pour être ennemi, mais non pas pour être ami. Très peu sont en état de faire du bien, mais presque tous peuvent faire du mal. L’aigle n’est pas en sûreté entre les bras de Jupiter même, le jour qu’il offense l’escarbot. Les ennemis couverts, qui étaient aux aguets, soufflent le feu dès qu’ils voient la guerre déclarée. D’amis qui se brouillent se font les pires ennemis. Ils chargent des défauts d’autrui celui de leur propre choix. Parmi les spectateurs de la rupture, chacun en parle comme il pense, et en pense ce qu’il désire. Ils condamnent les deux parties, ou d’avoir manqué de prévoyance au commencement, ou de patience à la fin, mais toujours de prudence. Si la rupture est inévitable, il faut au moins qu’elle soit excusable. Un refroidissement vaudra mieux qu’une déclaration violente. C’est ici qu’une belle retraite fait honneur.

CCLVIII

Chercher quelqu’un qui aide à porter le faix de l’adversité.

Ne sois jamais seul, surtout dans les dangers ; autrement tu te chargerais de toute la haine. Quelques-uns peuvent s’élever en prenant toute la surintendance, et ils se chargent de toute l’envie ; au lieu qu’avec un compagnon, l’on se garantit du mal, ou du moins l’on n’en porte qu’une partie. Ni la fortune, ni le caprice du peuple ne se jouent pas si facilement à deux. Le médecin adroit, qui n’a pas réussi à la guérison de son malade, ne manque jamais d’en appeler un autre qui, sous le nom de consultation, l’aide à soulever le cercueil. Partage donc la charge et le chagrin, car il est insupportable d’être tout seul à souffrir.

CCLIX

Prévenir les offenses, et en faire des faveurs.

Il y a plus d’habileté à les éviter qu’à les venger. C’est une grande adresse de faire son confident de celui que l’on eût eu pour adversaire ; de transformer en arcs-boutants de sa réputation ceux qui menaçaient de la détruire. Il sert beaucoup de savoir obliger. On coupe le passage à l’injure en la prévenant par une courtoisie ; et c’est savoir vivre que de changer en plaisirs ce qui ne devait causer que des déplaisirs. Place donc ta confidence chez la malveillance même.

CCLX

Tu ne seras ni tout entier à personne,
ni personne tout entier à toi.

Ni le sang, ni l’amitié, ni la plus étroite obligation, ne suffisent pas pour cela ; car il y va bien d’un autre intérêt d’abandonner son cœur ou sa volonté. La plus grande union admet exception, et même sans blesser les lois de la plus tendre amitié. L’ami se réserve toujours quelque secret, et le fils même cache quelque chose à son père. Il y a des choses dont on fait mystère aux uns, et que l’on veut bien communiquer aux autres ; et au contraire : de sorte que l’homme se donne, ou se refuse tout entier, selon qu’il distingue les gens de sa correspondance.

CCLXI

Ne point continuer une sottise.

Quelques-uns se font un engagement de leurs bévues ; lorsqu’ils ont commencé à faillir, ils croient qu’il est de leur honneur de continuer. Leur cœur accuse leur faute, et leur bouche la défend. D’où il arrive que s’ils ont été taxés d’inadvertance lorsqu’ils ont commencé la sottise, ils se font passer pour fous lorsqu’ils la continuent. Une promesse imprudente, ni une résolution mal prise n’imposent point d’obligation. C’est ainsi que quelques-uns continuent leur première bêtise, et font remarquer davantage leur petit esprit, en se piquant de paraître de constants impertinents.

CCLXII

Savoir oublier.

C’est un bonheur plutôt qu’un art. Les choses qu’il vaut mieux oublier sont celles dont on se souvient le mieux. La mémoire n’a pas seulement l’incivilité de manquer au besoin, mais encore l’impertinence de venir souvent à contretemps. Dans tout ce qui doit faire de la peine elle est prodigue ; et dans tout ce qui pourrait donner du plaisir elle est stérile. Quelquefois le remède du mal consiste à l’oublier, et l’on oublie le remède. Il faut donc accoutumer la mémoire à prendre un autre train, puisqu’il dépend d’elle de donner un paradis ou un enfer. J’excepte ceux qui vivent contents, car, en l’état de leur innocence, ils jouissent de la félicité des idiots.

CCLXIII

Beaucoup de choses qui servent au plaisir
ne se doivent pas posséder en propre.

L’on jouit davantage de ce qui est à autrui que de ce qui est à soi. Le premier jour est pour le maître, et tous les autres pour les étrangers. On jouit doublement de ce qui est aux autres, c’est-à-dire non seulement sans craindre de le perdre, mais encore avec le plaisir de la nouveauté. La privation fait trouver tout meilleur. L’eau de la fontaine d’autrui est aussi délicieuse que le nectar. Outre que la possession diminue le plaisir de la jouissance, elle augmente le chagrin, soit à prêter, soit à ne pas prêter ; elle ne sert qu’à conserver les choses pour autrui ; et d’ailleurs le nombre des mécontents est toujours plus grand que celui des gens reconnaissants.

CCLXIV

N’avoir point de jour négligé.

Le sort se plaît à la surprise, il laissera passer mille occasions pour prendre, un jour, son homme au dépourvu. L’esprit, la prudence et le courage doivent être à l’épreuve, et pareillement la beauté, d’autant que le jour de sa confiance sera celui de la perte de son crédit. La précaution a toujours manqué au plus grand besoin. Le n’y pas penser est le croc-en-jambe qui fait tomber. D’ailleurs, c’est une ruse ordinaire de la malice d’autrui de jouer de surprise contre les perfections, pour en faire un examen plus rigoureux. Les jours d’ostentation se savent bien, et la finesse fait semblant de n’y pas songer ; mais elle choisit le jour auquel on ne s’attend à rien, pour sonder tout ce que l’on sait faire.

CCLXV

Savoir engager ses dépendants.

Un engagement fait à propos a mis beaucoup de gens en crédit, ainsi qu’un naufrage fait les bons nageurs. C’est par là que plusieurs ont développé leur industrie et leur habileté, qui eût resté ensevelie dans leur retraite si l’occasion ne se fût pas présentée. Les difficultés et les dangers sont les causes et les aiguillons de la réputation. Un grand courage, qui se trouve en des occasions d’honneur, fait autant de besogne que mille autres. La Reine catholique Isabelle sut éminemment cette leçon d’engager, ainsi que toutes les autres ; et le Grand Capitaine dut toute sa réputation à cette politique adresse, qui fut cause aussi que beaucoup d’autres devinrent de grands hommes.

CCLXVI

N’être pas méchant d’être trop bon.

Celui-là n’est bon à rien, qui ne se fâche jamais. Les insensibles tiennent peu du véritable homme. Ce caractère ne vient pas toujours d’indolence, mais souvent d’incapacité. Se ressentir quand il faut, c’est une action de maître homme. Les oiseaux ne tardent pas à se moquer des mannequins. Mêler l’aigre et le doux, c’est la marque d’un bon goût. La douceur toute seule ne sied qu’aux enfants et aux idiots. C’est un grand mal que de donner dans cette insensibilité, à force d’être trop bon.

CCLXVII

Paroles de soie.

Les flèches percent le corps, les mauvaises paroles l’âme. Une bonne paste fait bonne bouche. C’est une grande adresse dans la vie que de savoir vendre l’air. Presque tout se paye avec des paroles, et elles suffisent pour tirer d’affaire dans l’impossible. L’on négocie en l’air, et avec de l’air ; et une haleine vigoureuse est de longue durée. Il faut avoir la bouche toujours pleine de sucre pour confire les paroles, car alors les ennemis même y prennent goût. L’unique moyen d’être aimable, c’est d’être affable.

CCLXVIII

Le sage doit faire au commencement ce que le fou fait à la fin.

L’un et l’autre font la même chose ; la différence est que l’un l’a fait à temps, et l’autre à contretemps. Celui qui, au commencement, s’est chauffé l’entendement à rebours, continue de même dans tout le reste. Il tire avec les pieds ce qu’il devait porter sur la tête, et de sa main droite il en fait sa main gauche ; de sorte qu’il est gaucher dans toute sa conduite. Au bout du compte, il arrive toujours que ces gens-là font par force ce qu’ils eussent pu faire de bon gré ; au lieu que le sage voit d’abord ce qui se doit faire de bonne heure, ou à loisir, et l’exécute avec plaisir et réputation.

CCLXIX

Se prévaloir de sa nouveauté.

Car tant qu’elle durera, l’on sera estimé. Elle plaît universellement à cause de sa variété qui réveille le goût. On estime plus une chose commune qui est toute nouvelle, qu’une rareté que l’on voit souvent. Les excellences s’usent et vieillissent bientôt. Cette gloire de la nouveauté durera peu, au haut de quatre jours on lui perdra le respect. Prévaux-toi donc des prémices de l’estime, en tirant à la hâte tout ce que tu peux attendre d’une complaisance passagère ; car si une fois la chaleur d’être tout récent vient à se passer, la passion se refroidira, et ce qui plaisait comme nouveau, déplaira comme commun. Chaque chose a eu son temps, et puis a été négligée.

CCLXX

Ne point condamner tout seul ce qui plaît à plusieurs.

Car il faut qu’il y ait quelque chose de bon, puisque tant de gens en sont contents ; et bien que cela ne s’explique point, on ne laisse pas d’en jouir. La singularité est toujours odieuse, et lorsqu’elle est mal fondée, elle est ridicule. Elle décriera plutôt la personne que l’objet, et par conséquent, on restera seul avec son mauvais goût. Que celui qui ne sait pas discerner le bon, cache son peu d’esprit, et ne se mêle pas de condamner à la volée ; car le mauvais goût nait ordinairement de l’ignorance. Ce que tout le monde dit, est, ou veut être.

CCLXXI

Que celui qui sait peu dans sa profession
s’en tienne toujours au plus certain.

Car s’il ne passe pas pour subtil, il passera du moins pour solide. Celui qui sait peut s’engager, et faire à sa fantaisie ; mais de savoir peu, et de risquer, c’est un précipice volontaire. Tiens toujours la main droite ; ce qui est autorisé ne saurait manquer. À peu de savoir, chemin royal ; et encore la sûreté vaut mieux que la singularité, tant pour le savant que pour l’ignorant.

CCLXXII

Vendre les choses à prix de courtoisie.

C’est le moyen d’obliger davantage. La demande de l’intéressé n’égalera jamais la bonne grâce à donner d’un cœur généreux, obligé. La courtoisie ne donne pas, mais elle engage, et la galanterie est ce qui rend l’obligation plus grande. Rien ne coûte plus cher à un homme de bien que ce qu’on lui donne galamment ; c’est le lui vendre deux fois, et à deux prix différents, l’un de ce que vaut la chose, et l’autre de ce que vaut la bonne grâce. Mais il est vrai que la galanterie n’est pas une marchandise à l’usage des coquins, parce qu’ils n’entendent rien au savoir-vivre.

CCLXXIII

Connaître à fond le caractère de ceux avec qui l’on traite.

L’effet est bientôt connu, quand on connaît la cause ; on le connaît premièrement en elle, et puis en son motif. Le mélancolique augure toujours des malheurs, et le médisant des fautes. Tout le pire s’offre toujours à leur imagination ; et comme ils ne voient point le bien présent, ils annoncent le mal qui pourrait arriver. L’homme prévenu de passion parle toujours un langage différent de ce que sont les choses, la passion parle en lui, et non pas la raison ; chacun juge selon son caprice ou son humeur, et pas un selon la vérité. Apprends donc à déchiffrer un faux-semblant, et à épeler les caractères du cœur. Étudie-toi à connaître celui qui rit toujours sans raison et celui qui ne rit jamais à faux. Défie-toi d’un grand questionneur, comme d’un imprudent ou d’un espion. N’attends presque rien de bon de ceux qui ont quelque défaut naturel au corps ; car ils ont coutume de se venger de la nature, en lui faisant aussi peu d’honneur qu’elle leur en a fait. D’ordinaire la sottise est à proportion de la beauté.

CCLXXIV

Avoir le don de plaire.

C’est une magie politique de courtoisie, c’est un crochet galant, duquel on doit se servir plutôt à attirer les cœurs qu’à tirer du profit, ou plutôt à toutes choses. Le mérite ne suffit pas, s’il n’est secondé de l’agrément, dont dépend toute la plausibilité des actions. Cet agrément est le plus efficace instrument de la souveraineté. Il y va de bonheur de mettre les autres en appétit ; mais l’artifice y contribue. Partout où il y a un grand naturel, l’artificiel y réussit encore mieux. C’est de là que tire son origine un je-ne-sais-quoi qui sert à gagner la faveur universelle.

CCLXXV

Se conformer à l’usage, mais non pas à la folie commune.

Ne tiens pas toujours ta gravité, c’est une partie de la galanterie de relâcher quelque chose de la bienséance pour gagner la bienveillance commune. Quelquefois on peut passer par où passent les autres, et pourtant sans indécence. Celui qui est tenu pour fou en public, ne sera pas tenu pour sage en particulier. L’on perd plus en un jour de licence, que l’on ne gagne par un long sérieux ; mais il ne faut pas être toujours d’exception. Être singulier, c’est condamner les autres ; c’est encore pis d’affecter des airs précieux, cela se doit laisser aux femmes ; quelquefois même les dévôts se rendent ridicules ; le meilleur d’un homme est de le paraître. La femme peut avoir bonne grâce d’affecter un air viril, mais l’homme ne saurait honnêtement s’en donner un de femme.

CCLXXVI

Savoir renouveler son génie
par la nature et par l’art.

On dit que l’homme change de caractère de sept en sept ans ; à la bonne heure, si c’est pour se perfectionner le goût. Dans les premiers sept ans la raison lui vient. Qu’il fasse en sorte qu’à chaque engagement il lui vienne quelque nouvelle perfection. Il doit observer cette révolution naturelle pour la seconder, et pour aller toujours de mieux en mieux dans la suite. C’est par là que plusieurs ont changé de conduite, soit dans leur état, ou dans leur emploi ; et quelquefois on ne s’en aperçoit pas jusqu’à ce que l’on voie l’excès du changement. À vingt ans ce sera un paon ; à trente un lion ; à quarante un chameau ; à cinquante un serpent ; à soixante un chien ; à soixante-dix un singe ; à quatre-vingts rien.

CCLXXVII

L’homme d’ostentation.

Ce talent donne du lustre à tous les autres. Chaque chose a son temps, et il faut épier ce temps, car chaque jour n’est pas un jour de triomphe. Il y a des gens d’un caractère particulier, en qui le peu paraît beaucoup, et que le beaucoup fait admirer. Lorsque l’excellence est jointe avec l’étalage, elle passe pour un prodige. Il y a des nations ostentatives, et l’espagnole l’est au suprême degré. La montre tient lieu de beaucoup, et donne un second être à tout, et particulièrement quand la réalité la cautionne. Le ciel, qui donne la perfection, y joint aussi l’ostentation, car sans elle toute perfection serait dans un état violent. À l’ostentation, il y faut de l’art. Les choses les plus excellentes dépendent des circonstances, et par conséquent elles ne sont pas toujours de saison. Toutes les fois que l’ostentation s’est faite à contretemps, elle a mal réussi, rien ne souffre moins l’affectation ; et c’est toujours par cet endroit que l’ostentation échoue, parce qu’elle approche fort de la vanité, et que celle-ci est très sujette au mépris. Elle a besoin d’un grand tempérament pour ne pas donner dans le vulgaire ; car son trop l’a déjà décréditée parmi les gens d’esprit. Quelquefois elle consiste dans une éloquence muette, et dans l’art de montrer la perfection comme par manière d’acquit ; car une sage dissimulation est une parade plausible, cette même privation aiguillonnant plus vivement la curiosité. Sa grande adresse est de ne pas montrer toute sa perfection en une seule fois, mais seulement par pièces, et comme si l’on était à la peindre peu à peu pour en découvrir toujours davantage. Il faut qu’un bel échantillon engage à montrer quelque chose qui soit encore plus beau ; et que l’applaudissement donné à la première pièce fasse désirer impatiemment de voir toutes les autres.

CCLXXVIII

Fuir en tout d’être remarquable.

À l’être trop, les perfections mêmes seront des défauts ; celui-ci vient de la singularité, et la singularité a toujours été censurée. Quiconque fait le singulier, demeure seul. La politesse même est ridicule si elle est excessive ; elle offense quand elle donne trop dans la vue ; à plus forte raison les singularités extravagantes doivent-elles choquer. Cependant, quelques-uns veulent être connus par les vices mêmes, jusques à chercher la nouveauté dans la méchanceté, et à se piquer d’avoir un si mauvais renom. En fait d’habileté, le trop dégénère en charlatanerie.

CCLXXIX

Laisser contredire sans dire.

Il faut distinguer quand la contradiction vient de finesse, ou de rusticité ; car ce n’est pas toujours une opiniâtreté, quelquefois c’est un artifice. Prends donc garde à ne te pas engager dans l’une, ni laisser tomber dans l’autre. Il n’y a point de peine mieux employée que celle d’épier ; ni de meilleure contrebatterie contre ceux qui veulent crocheter la serrure du cœur, que de mettre la clef de la retenue en dedans.

CCLXXX

L’homme de bon aloi.

Il ne reste plus de bonne foi, les obligations sont mises en oubli, il y a peu de bonnes correspondances. Au meilleur service la pire récompense. Aujourd’hui le monde est fait ainsi. Il y a des nations entières enclines à mal agir ; des unes la trahison en est toujours à craindre ; des autres l’inconstance ; et de quelques autres la tromperie. Sers-toi donc de la mauvaise correspondance d’autrui, non comme d’un exemple à imiter, mais comme d’un avertissement d’être sur tes gardes. L’intégrité court risque de biaiser à la vue d’un procédé malhonnête ; mais l’homme de bien n’oublie jamais ce qu’il est, à cause de ce que sont les autres.

CCLXXXI

L’approbation des habiles gens.

Un tiède oui d’un grand homme est plus à estimer que l’applaudissement de tout un peuple. Quand on a une arête dans le gosier, le reniflement ne fait point respirer. Les sages parlent avec jugement, et, par conséquent, leur approbation cause une satisfaction immortelle. Le prudent Antigonus faisait consister toute sa renommée dans le seul témoignage de Zénon, et Platon appelait Aristote toute son école. Quelques-uns ne se soucient que de remplir leur estomac, sans regarder si c’est une denrée commune. Les souverains mêmes ont besoin des bons écrivains, dont les plumes leur sont plus à craindre qu’un portrait naïf aux femmes laides.

CCLXXXII

Se servir de l’expédient de l’absence
pour se faire respecter ou estimer.

Si la présence diminue la réputation, l’absence l’augmente. Celui qui étant absent passe pour un lion, ne paraît qu’une souris étant présent. Les perfections perdent leur lustre si on les regarde de trop près, parce qu’on regarde plutôt l’écorce de l’extérieur que la substance et l’intérieur de l’esprit. L’imagination porte bien plus loin que la vue ; et la tromperie qui d’ordinaire entre par les oreilles, sort par les yeux. Celui qui se conserve dans le centre de la bonne opinion que l’on a de lui, conserve sa réputation. Le phénix même se sert de la retraite et du désir pour se faire estimer et regretter davantage.

CCLXXXIII

Être homme de bonne invention.

L’invention marque un excès d’esprit, mais où se trouvera-t-elle sans un grain de folie ? L’invention est le partage des esprits vifs, et le bon choix celui des esprits solides. La première est plus rare, et plus estimée, attendu que beaucoup de gens ont réussi à bien choisir, et très peu à bien inventer et à avoir la primauté de l’excellence, aussi bien que celle du temps. La nouveauté est insinuante et, si elle est heureuse, elle relève doublement ce qui est bon. Dans les choses où il y va de jugement, elle est dangereuse, à cause qu’elle donne dans le paradoxe ; dans celles où il ne s’agit que de subtilité, elle est louable ; et si la nouveauté et l’invention rencontrent bien, elles sont plausibles.

CCLXXXIV

Ne te mêle point des affaires d’autrui,
et tu ne seras point mal dans les tiennes.

Estime-toi, si tu veux que l’on t’estime. Sois plutôt avare que prodigue de toi. Fais-toi désirer, et tu seras bien reçu. Ne viens jamais que l’on ne t’appelle, et ne va jamais que l’on ne t’envoie. Celui qui s’engage de son chef se charge de toute la haine s’il ne réussit pas ; et, quand il réussit, on ne lui en sait point de gré. L’homme qui est trop intrigant est le but du mépris ; et, comme il s’introduit sans honte, il est repoussé avec confusion.

CCLXXXV

Ne se pas perdre avec autrui.

Sache que celui qui est dans le bourbier ne t’appelle que pour se consoler à tes dépens, quand tu seras embourbé avec lui. Les malheureux cherchent quelqu’un qui leur aide à porter leur affliction. Tel qui, durant leur prospérité, leur tournait le dos, leur tend maintenant la main. Il faut bien aviser à ne se pas noyer en voulant secourir ceux qui se noient.

CCLXXXVI

Ne se pas laisser obliger entièrement,
ni par toutes sortes de gens.

Car ce serait devenir l’esclave commun. Les uns sont nés plus heureux que les autres : les premiers pour faire du bien, et les seconds pour en recevoir. La liberté est plus précieuse que tout don, et c’est la perdre que de recevoir. Il vaut mieux tenir les autres dans la dépendance, que de dépendre d’un seul. La souveraineté n’a point d’autre commodité que de pouvoir faire plus de bien. Surtout, garde-toi de tenir aucune obligation pour faveur ; sois persuadé que le plus souvent l’on ne cherchera à t’obliger que pour t’engager.

CCLXXXVII

N’agir jamais durant la passion.

Autrement, on gâtera tout. Que celui qui n’est pas à soi se garde bien de rien faire par soi, car la passion bannit toujours la raison ; qu’il substitue pour lors un médiateur prudent, lequel sera tel, s’il est sans passion. Ceux qui voient jouer les autres jugent mieux que ceux qui jouent, parce qu’ils ne se passionnent pas. Quand on se sent de l’émotion, la retenue doit battre la retraite, de peur de s’échauffer davantage la bile ; car alors tout se ferait violemment, et par quelques moments de furie, l’on s’apprêterait le sujet d’un long repentir et d’un grand murmure.

CCLXXXVIII

Vivre selon l’occasion.

Soit l’action, soit le discours, tout doit être mesuré au temps. Il faut vouloir quand on le peut ; car ni la saison, ni le temps n’attendent personne. Ne règle point ta vie sur des maximes générales, si ce n’est en faveur de la vertu ; ne prescris point de lois formelles à ta volonté, car tu seras dès demain forcé de boire de la même eau que tu méprises aujourd’hui. L’impertinence de quelques-uns est si paradoxe, qu’elle va jusqu’à prétendre que toutes les circonstances d’un projet s’ajustent à leur manie, au lieu de s’accommoder eux-mêmes aux circonstances. Mais le sage sait que le nord de la prudence consiste à se conformer au temps.

CCLXXXIX

Ce qui discrédite davantage un homme,
est de montrer qu’il est homme.

On cesse de le tenir pour divin, sitôt qu’on s’aperçoit qu’il tient beaucoup de l’homme. La légèreté est le plus grand contrepoids de la réputation. Comme l’homme grave passe pour plus qu’un homme, de même l’homme léger passe pour moins qu’un homme. Nul vice ne décrédite tant que la légèreté, d’autant qu’elle s’oppose en face à la gravité. L’homme léger ne saurait être substantiel, et surtout s’il est vieux, attendu que son âge exige plus de prudence. Et quoique ce défaut soit si commun, il ne laisse pas d’être étrangement décrié dans chaque particulier.

CCXC

C’est un bonheur de joindre l’estime avec l’affection.

Pour être respecté, il ne faut pas être trop aimé ; l’amour est plus hardi que la haine ; l’affection et la vénération ne s’accordent guère ensemble : et quoiqu’il ne faille pas être trop craint, il n’est pas bon d’être trop aimé. L’amour introduit la familiarité, et à mesure que celle-ci entre, l’estime sort. Il vaut mieux être aimé avec respect qu’avec tendresse ; tel est l’amour que demandent les grands hommes.

CCXCI

Savoir faire une tentative.

Que l’adresse de l’homme judicieux contrepèse la retenue de l’homme fin. Il faut un grand jugement pour mesurer celui d’autrui. Il vaut bien mieux connaître le caractère des esprits, que la vertu des herbes et des pierres ; c’est là un des plus grands secrets de la vie. L’on connaît les métaux au son, et les personnes au parler. L’intégrité se reconnaît aux paroles, mais encore plus aux effets. C’est ici qu’il est besoin de beaucoup de pénétration, de circonspection, et de précaution.

CCXCII

Être au-dessus, et non au-dessous de son emploi.

Quelque grand que soit le poste, celui qui le tient doit se montrer encore plus grand. Un homme qui a de quoi fournir, va toujours en croissant, et en se signalant davantage dans ses emplois ; au lieu que celui qui a le cœur étroit, se trouve bientôt arrêté, et est enfin réduit à ne pouvoir remplir ses obligations, ni soutenir sa réputation. Auguste se piquait d’être plus grand homme que grand prince. C’est ici qu’il sert beaucoup d’avoir du cœur, et une confiance raisonnable en soi-même.

CCXCIII

De la maturité.

Elle éclate dans l’extérieur, mais encore plus dans les mœurs. La gravité matérielle rend l’or précieux, et la gravité morale la personne. Cette gravité est l’ornement des qualités, par la vénération qu’elle leur attire. L’extérieur de l’homme est la façade de l’âme. La maturité n’est pas une sotte contenance, ni une affectation de gestes précieux, comme le disent les étourdis ; mais une autorité mesurée. Elle parle par sentences, et agit toujours à propos. Elle suppose un homme fait, c’est-à-dire qui tient autant du grand personnage que de l’homme mûr. Dès que l’homme cesse d’être enfant, il commence d’être grave, et de se faire valoir.

CCXCIV

Se modérer dans ses opinions.

Chacun juge selon son intérêt, et abonde en raisons dans tout ce que son appréhension lui représente. La plupart des hommes font céder la raison à la passion. De deux personnes qui sont d’avis contraire, l’une et l’autre présume que la raison est de son côté ; mais elle, qui est toujours fidèle, n’a jamais été à deux visages. C’est au sage de réfléchir sur un point si délicat ; et par son doute il corrigera l’entêtement des autres. Qu’il se mette quelquefois du côté de son adversaire, pour examiner sur quoi il se fonde ; cela fera qu’il ne le condamnera pas, ni qu’il ne se donnera pas lui-même si facilement cause gagnée.

CCXCV

Faire, sans faire l’homme d’affaires.

Ceux qui en ont le moins sont ceux qui veulent en paraître accablés ; ils font mystère de tout, et encore avec le plus grand froid du monde. Ce sont des caméléons d’applaudissement, mais de qui chacun rit à gorge déployée. La vanité a toujours été insupportable, mais ici elle est bafouée. Ces petites fourmis d’honneur vont mendiant la gloire des grands exploits. Montre le moins que tu pourras tes plus éminentes qualités. Contente-toi de faire, et laisse aux autres de le dire. Donne tes belles actions, mais ne les vends point. Il ne faut jamais louer des plumes d’or pour les faire écrire sur de la boue, qui est choquer tout ce qu’il y a de gens sages. Pique-toi plutôt d’être un héros que de le paraître.

CCXCVI

L’homme de prix et de qualités majestueuses.

Les grandes qualités font les grands hommes ; une seule de celles-là est équivalente à toutes les médiocres ensemble. Autrefois, un homme se piquait de n’avoir rien que de grand chez lui, même jusqu’aux plus communs ustensiles. À plus forte raison un grand personnage doit-il faire en sorte que toutes les perfections de son esprit soient grandes. Comme tout est immense et infini en Dieu, tout doit être grand et majestueux dans un héros ; toutes ses actions, et même toutes ses paroles, doivent être revêtues d’une majesté transcendante.

CCXCVII

Faire tout, comme si l’on avait des témoins.

C’est un homme digne de considération que celui qui considère qu’on le regarde, ou qu’on le regardera. Il sait que les parois écoutent, et que les méchantes actions crèveraient plutôt que de ne pas sortir. Lors même qu’il est seul, il fait comme s’il était en la présence de tout le monde, parce qu’il sait que tout se saura. Il regarde comme des témoins présents ceux qui, par leur découverte, le seront après. Celui-là ne craignait point que ses voisins tinssent registre de tout ce qu’il faisait dans sa maison, qui désirait que tout le monde le vît.

CCXCVIII

L’esprit fécond, le jugement profond, et le goût fin.

Ces trois choses font un prodige, et sont le plus grand don de la libéralité divine. C’est un grand avantage de concevoir bien, et encore un plus grand de bien raisonner, et surtout d’avoir un bon entendement. L’esprit ne doit pas être dans l’épine du dos, ce qui le rendrait plus pénible qu’aigu. Bien penser, c’est le fruit de l’être raisonnable. À vingt ans, la volonté règne ; à trente, l’esprit ; à quarante, le jugement. Il y a des esprits qui, comme les yeux du lynx, jettent d’eux-mêmes la lumière, et qui sont plus intelligents quand l’obscurité est plus grande. Il y en a d’autres qui sont d’impromptu, lesquels donnent toujours dans ce qui est le plus à propos. Il leur vient toujours beaucoup, et tout bon ; fécondité très heureuse ; mais un bon goût assaisonne toute la vie.

CCXCIX

Laisser avec la faim.

Il faut laisser les gens avec le nectar sur les lèvres. Le désir est la mesure de l’estime. Jusque dans la soif du corps, c’est une finesse de bon goût que de la provoquer, et de ne la contenter jamais entièrement. Le bon est doublement bon lorsqu’il y en a peu. Le rabais est grand à la seconde fois. La jouissance trop pleine est dangereuse, car elle est cause que l’on méprise la plus haute perfection. L’unique règle de plaire est de trouver un appétit que l’on a laissé affamé. S’il le faut provoquer, que ce soit plutôt par l’impatience du désir, que par le dégoût de la jouissance. Une félicité qui coûte de la peine, contente doublement.

CCC

Enfin, être saint.

C’est dire tout en un seul mot. La vertu est la chaîne de toutes les perfections, et le centre de toute la félicité. Elle rend l’homme prudent, attentif, avisé, sage, vaillant, retenu, intègre, heureux, plausible, véritable, et héros en tout. Trois S le font heureux : la santé, la sagesse, la sainteté. La vertu est le soleil du petit monde, et a la bonne conscience pour hémisphère. Elle est si belle, qu’elle gagne la faveur du ciel et de la terre. Il n’y a rien d’aimable qu’elle, ni de haïssable que le vice. La vertu est une chose tout-à-bon, tout le reste n’est qu’une moquerie. La capacité et la grandeur se doivent mesurer sur la vertu, et non pas sur la fortune. La vertu n’a besoin que d’elle-même, elle rend l’homme aimable durant sa vie, et mémorable après sa mort.