L’Homme de fer (1877)/Chapitre 12

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Albin Michel (p. 110-118).




XII

AVANT LA PASSE D’ARMES


— Si je veux, il vous aimera ! Berthe serra la main de Jeannine, mais elle ne lui dit point ce qu’elle avait entendu.

Il se fit un grand mouvement dans la foule ; des cris s’élevèrent de toutes parts. Sur la gauche, le cortège ducal passait au trot des chevaux de bataille ; sur la droite, le roi et ses chevaliers descendaient au pas en solennelle cérémonie. Les Bretons inclinèrent la lance, comme c’était leur devoir, et prirent les devants aux acclamations de la cohue.

Presque aussitôt après, un nuage de poussière annonça l’approche d’un troisième cortège. Celui-ci était composé d’hommes aux cuirasses brunies. Ils allaient au galop. Au-dessus de leur escadron serré, la bannière rouge et or du comte Otto Béringhem flottait.

— Messire Aubry, dit Olivier au moment où sortaient du nuage les armures des chevaliers de Chaussey, avez-vous confiance en moi ?

— Pourquoi cette question, messire ?

— Parce que j’ai pour vous l’affection d’un frère aîné. Je vous veux faire heureux en gloire comme en amour.

— Grand merci !… commença Aubry avec la suffisance rogue de ses dix-huit ans.

Il ne se souvenait point des coups de gaule de la quintaine.

— J’ai besoin de rejoindre présentement le cortège du roi, reprit le baron ; veuillez m’écouter avec attention. Quand vont s’ouvrir les joutes, vous ne me reconnaîtrez peint sous mon armure, et nous serons sans doute en deux camps opposés, vous, Breton, moi suivant la cour de France. En mes voyages lointains, j’ai vu beaucoup et j’ai acquis un peu. Je possède deux lances dont le choc est irrésistible : en voulez-vous une ?

Aubry était brave autant que vaniteux. Au premier moment, la bravoure et la vanité furent d’accord en lui pour refuser, mais son regard tomba sur Jeannine. Jeannine l’avait vu si souvent trébucher sous le bâton de l’Anglais, et si souvent il avait dit : Quand j’aurai un adversaire de chair et d’os à la place de ce coquin de bois, les choses iront autrement ! Jeannine allait être là. Quel crève-cœur de tomber vaincu devant Jeannine !

— Serez-vous discret ? demanda Aubry en rougissant.

— Sur l’honneur, répondit messire Olivier.

La vanité l’emportait. Aubry consentit à emprunter la lance irrésistible. L’escadron des chevaliers des Iles n’était plus qu’à une centaine de pas.

— Hélion ! Hélion ! criaient-ils en fendant la cohue.

— Dans la lice, reprit messire Olivier, un écuyer s’approchera de vous et vous remettra la lance. Avec elle vous gagnerez la couronne… Un dernier mot : cette lance ne peut rien contre le seigneur des Îles, que vous reconnaîtrez à la banderole portant ces mots : À la plus belle !

Les chevaliers de Chaussey passaient. Dans le mouvement qui se fit, messire Olivier disparut. Berthe laissa échapper un cri. Avant de disparaître, messire Olivier avait glissé à son oreille ces mots qui pour elle complétaient les paroles déjà prononcées.

— Je suis le maître des enchantements !

Berthe chancela sur sa selle. Naguère cet homme avait enivré Aubry avec une goutte de la liqueur contenue dans sa gourde ; ici, il n’eut besoin que d’une parole.

— Ne me quitte pas, dit Berthe à Jeannine. Regarde-moi ! voit-on la folie dans mes yeux ? Je crois que Dieu m’abandonne !

Montjoie ! Saint-Denis ! La grève immense se montrait derrière les haies de troënes blancs : on allait dépasser la ligne des derniers champs, plantés de pommiers moussus. La mer montait dans les nuages à l’horizon et, sur la droite, le mont Saint-Michel, inondé de lumière, se dressait sur son roc au-devant de la ville d’Avranches.

C’était là une arène ! Cancale était témoin, de l’autre côté de la baie ; Cherrueix, le Roz, Saint-Jean, les Quatres-Salines, le Mont et Tombeleine, et la Rive, et Avranches, et Genest, et toute la côte normande. Rien ne bornait le regard. Les vaisseaux qui cinglaient au large pouvaient contempler les joutes.

Ô pudeur ! nous qui avions ces grands tableaux à peindre, nous avons décrit la Grenouille ! Au lieu de la fresque monumentale, notre pinceau, qui est un charbon, a croqué une pochade Dieu merci ! il est temps encore, écrasons la craie vile sous notre talon indigné, trempons la brosse dans de nobles couleurs. Arrière Marcou ! Gabillou ! arrière, marauds et patauds ! croquants et manants, arrière on ne vous connaît plus !

Dame Josèphe de la Croix-Mauduit, voilà une digne silhouette ! le portrait de cette douairière nous fera pardonner, ayons-en l’espoir, bien des Mathurin et bien des Goton.

Dame Josèphe avait mis son cheval au pas de l’escorte du roi. Elle guettait l’occasion de lancer à propos au souverain trois ou quatre révérences de dignité première.

— Car, expliquait-elle à Bette, sa suivante, on peut diviser les honneurs en simples courtoisies et en hommages effectifs. Les courtoisies n’engagent point, et je soutiendrai contre quiconque prétendra faussement le contraire que, ce faisant, je ne manquerai en rien à mes devoirs envers monseigneur François, duc de Bretagne.

L’escorte du roi avait le tort de n’accorder aucune espèce d’attention à dame Josèphe de la Croix-Mauduit. L’escorte du roi se tenait un peu à l’écart de la foule. Le roi marchait au centre de sa garde écossaise ; on ne le voyait point.

Le champ-clos, préparé à grand renfort de madriers et de poutres, était situé à quatre ou cinq cents pas des dernières haies, en grève même. Du champ-clos à la rive, c’était une pente douce, couverte de galets et formant amphithéâtre. À l’opposite, au contraire, le plan de la grève cédait légèrement et n’eût point permis aux spectateurs de se placer avec avantage. Aussi la foule se massait-elle déjà sur les galets, entre l’arène tracée et la terre ferme. Il y avait à cela un autre motif que la commodité. L’estrade royale et les amphithéâtres étaient établis du côté de la mer, en dehors ; le spectacle curieux était là principalement.

Il pouvait être dix heures du matin. Tout annonçait une magnifique journée d’été. La brise fraîche venait du large et guérissait des ardeurs du soleil caniculaire. La mer calme et bleue achevait son reflux à plus d’une lieue en deça dans les grèves. Elle allait venir, on le savait bien, mais plus tard et quand la fête des armes serait achevée. Cette menace du flux qui allait, dans son inflexible exactitude, chasser ensemble roi, ducs, chevaliers et bonnes gens, était un attrait de plus et donnait du prix à chacune des minutes de cette journée.

Tandis que la foule augmentait sans cesse sur le galet et partout où la grève offrait un semblant de pente, les estrades se garnissaient plus lentement.

Au XVe siècle, on avait déjà fait cette remarque, à savoir que les gens pourvus de palefrois ou de haquenées sont toujours en retard sur le fretin qui va sur ses jambes. On se plaçait, non sans discussions graves, car l’honneur était en jeu : les bancs qui avoisinaient l’estrade royale échauffaient l’ambition de toutes les petites chatelaines conviées, faute de mieux, à la solennité. Il faut bien le dire, la partie féminine de l’assemblée n’était pas en rapport avec l’importance de la cérémonie. Le roi avait laissé la reine au château d’Amboise ; la duchesse de Bretagne était à Nantes, les duchesses de Bourbon et de Guyenne restaient en leurs apanages. Sans la dame de Torcy, femme du sire d’Estouteville, la haute chevalerie n’eût point été représentée. La dame de Torcy, grasse et puissante Normande, valait, il est vrai pour le poids, plusieurs reines et nombre de duchesses. Elle était de Caen, patrie de la belle chair, ferme et entrelardée ; elle était grande, rouge, robuste ; elle faisait honneur à ces magnifiques pâturages dont le Calvados est fier si justement.

À part ce plantureux produit de la Neustrie fertile, on voyait, près du trône, deux dames voilées dont personne n’eut su dire les noms. Le duc de Guyenne vint leur rendre ses devoirs avant de prendre place parmi les chevaliers du nouvel ordre. Les personnes très bien informées des petits mystères du temps supposèrent que ces deux belles voilées étaient mesdames d’Ëtampes et de Montsoreau.

À droite et à gauche du trône, un peu en arrière, quatorze stalles étaient réservées aux chevaliers de Saint-Michel. Au-dessus s’élevait, sous le dais royal, l’estrade destinée à l’abbé, aux deux prieurs et aux principaux dignitaires du couvent. Devant le roi, cinq sièges étaient occupés par deux archevêques. Là finissait le dais royal.

Il y avait trois autres dais, dont un pour les dames. Sous celui-là trônait la forte Estouteville en compagnie d’autres châtelaines et damoiselles de bonne et obscure noblesse normande.

Le second dais couvrait une estrade destinée au duc François de Bretagne et à sa suite. Cette estrade était vide. Sous le troisième dais se tenait la maison du roi.

Les officiers du nouvel ordre, le chancelier, qui était un prélat, le greffier, le trésorier, le héraut qui avait nom Mont-Saint-Michel, occupaient le premier rang sous le dais de la maison du roi.

La grande estrade royale était tendue de velours aux couleurs de France, ainsi que la quatrième. La seconde, où étaient, les dames, avait une tenture écarlate rehaussée d’or. Celle du duc de Bretagne, drapée de velours plus sombre, avait des écussons en broderie d’hermine. Les choses étaient bien faites.

Quant aux gradins communs qui occupaient tout le côté septentrional de l’arène, on les avait tendus de serge et c’était encore trop bon pour la mer qui allait passer dessus. Le côté méridional n’avait que deux ou trois rangs de bancs de bois posés sur le sol même. Encore fallait-il être Louis XI pour songer à asseoir Jacques Bonhomme, si mal que ce fût, en ce temps-là.

L’arène était de forme elliptique très allongée. Il y avait quatre tentes, situées deux par deux aux extrémités de l’ellipse. L’une de ces rentes appartenait aux ordonnateurs du tournoi, les trois autres aux champions. Dès le début, et même avant d’entrer dans les tentes, les champions se divisèrent en deux camps bien distincts, séparés par toute la longueur des lices. Les Bretons tenaient l’extrémité occidentale ; à l’est se tenaient les Français et les gens de Chaussey, non point réunis, mais rapprochés. Le roi put remarquer avec inquiétude que la suite de son frère et cousin bien-aimé François II était presque une armée. Les Bretons étaient plus nombreux que les deux autres troupes mises ensemble. Ils se tenaient à cheval et en bon ordre, graves, silencieux, nous pourrions dire menaçants. Leur escadron serré semblait là pour une bataille et non pour un tournoi. À leur tête était le duc en personne ; du moins le chef portait le cimier de Bretagne. Les curieux allaient se dédommager de l’absence des dames : un souverain en champ-clos ! cela ne se voyait point tous les jours.

Ajoutons que la renommée ne représentait point François II sous ce chevaleresque et belliqueux aspect. On parlait de son hanap profond, non point de sa longue lance. Rien de beau comme ces fiers démentis donnés en face à la renommée !

Les trompettes sonnèrent. La garde écossaise du roi Louis sortit de la première tente ; les trois quarts des archers environ vinrent se ranger sous le trône ; le reste demeura autour de la tente pour vaquer au service du camp. La cavalcade venue de l’hôtel du Dayron avait pris place tout près de l’estrade ducale sur les gradins publics. Dame Josèphe eût trouvé plus convenable qu’on la mit sous le dais, mais les officiers de la cérémonie n’avaient point été de son avis. Le dais attendait le duc ; le duc ne vint point, durant toute la passe d’armes le dais ne recouvrit que le velours de l’estrade.

Dame Josèphe obtint que Bette, sa suivante, et maître Biberel son ecuyer, se tiendraient debout à ses côtés. On lui concéda licence d’avoir ses deux vieux chiens sous ses pieds et son vieux faucon sur le poing. Le vieux faucon, rendu à de meilleurs sentiments, n’avait rien fait de nouveau depuis sa dernière inconvenance. Dame Josèphe avait lieu d’espérer qu’il ne confondrait plus désormais son poing vénérable avec le perchoir. Auprès de maître Biberel debout, Berthe s’asseyait ; le sire du Dayron était entre elle et madame Reine. Jeannine avait trouvé place immédiatement au-dessous de Berthe, sur le dernier gradin qui bordait l’arène.

Au son de la trompette, un mouvement se fit dans les divers groupes d’hommes d’armes. Berthe toucha l’épaule de Jeannine.

— Le voilà ! dit-elle.

Jeannine l’avait déjà vu. Il était au second rang des champions de Bretagne. En ce moment même sa lance s’inclinait pour saluer de loin Mme  Reine, qui lui envoya un baiser. Jeannine, la pauvre fille qui n’avait pas le droit de sourire, baissa ses yeux humides Berthe agita son mouchoir brodé.

— Voyez comme il vous regarde, belle petite, lui dit Mme  Reine par-dessus l’épaule du sire du Dayron.

Aubry regardait Jeannine.

Un grand cliquetis de fer eut lieu à l’autre extrémité du champ-clos. Berthe se retourna.

— Le voilà dit-elle encore, mais cette fois tout au fond de sa conscience et avec une muette terreur.

Messire Olivier, armé de toutes pièces, mais le visage découvert, caracolait parmi les chevaliers du roi. Il s’inclina gracieusement vers Berthe qui, à son tour, baissa les yeux.

Jeannine regardait une chose étrange. Son père était là-bas, sur les derrières de l’escadron ducal ; Jeannine reconnaissait bien son cheval et son armure, mais elle ne reconnaissait point sa mâle prestance. Le bon écuyer se tenait en selle mollement et sans grâce, lui, le meilleur homme de guerre qui fût du côté gauche du Couesnon !

— Messire, disait Mme Reine au sire du Dayron son voisin, aviez-vous ouï rapporter que notre seigneur le duc eût si belle mine ?

— Non, en vérité, noble dame, répondit le riche châtelain.

Mme Reine soupira.

— En ma vie, murmura-t-elle, je n’ai rencontré que deux hommes d’armes comparables à notre seigneur le duc feu messire Aubry, mon époux et…

Elle allait ajouter le nom de Jeannin, et ce n’était que justice, quand son regard tomba par hasard sur le bon écuyer. Elle se frotta les yeux et crut rêver. Jeannin n’était plus lui-même. On eût dit qu’un autre corps était entré dans son armure.

En ce moment messire Aubry l’abordait. D’ordinaire la prestance de Jeannin mettait bien bas le jouvenceau ; mais aujourd’hui le jouvenceau faisait honte à l’homme d’armes. Ils disparurent tous deux dans les rangs. Mme Reine se dit :

— J’ai mal vu.

— Ami Jeannin, disait là-bas Aubry en tendant la main au bon écuyer, tu m’as abandonné durant ces deux jours et j’ai fait bien des choses que je n’eusse point faites peut-être si j’avais eu tes conseils.

Jeannin toussa. Aubry le regarda mieux.

— Es-tu malade ? demanda-t-il en se reculant sur sa selle.

— J’ai soif, répondit Jeannin.

— Comme ta voix est changée, ami ! reprit Aubry ; j’espère que tu n’entreras point en lice dans l’état où te voilà.

— Nenni donc ! répliqua Jeannin avec empressement.

— Bien tu feras !… je viens te demander avis.

— C’est boire que je voudrais, interrompit l’écuyer.

Jeannin était la sobriété même. Aubry pensa :

— Il faut que les fièvres le brûlent pour songer à boire en un moment pareil.

— L’avis que je voulais te demander, ami, reprit-il, le voici. Depuis hier, par suite de circonstances que je te raconterai plus tard en détail, je me suis trouvé en rapport avec un homme qui semble posséder un pouvoir surnaturel. J’ai vu des choses qui dépassent croyance.

Jeannin bâilla dans son casque.

— Pauvre ami ! fit Aubry, je ne te vis jamais ainsi.

— Où diable trouverai-je à boire ? demanda Jeannin.

— Je ne sais. Veux-tu que je t’envoie quérir de l’eau.

— Fi donc !

— Cet homme dont je te parle, écoute-moi bien, ami, le cas est grave ! cet homme m’a témoigné de l’amitié. Il n’est pas de bonne vie et parle avec légèreté des choses saintes, mais il veut que je sois vainqueur et m’a fait remettre tout à l’heure cette lance que je tiens à la main ; cette lance est fée.

— Bah ! fit Jeannin qui se mit à rire.

La veille, il eût fallu bien autre chose vraiment pour faire rire le bon écuyer ! Aubry tombait de son haut.

— Penses-tu, demanda-t-il encore pourtant, que je puisse loyalement combattre avec cette lance à laquelle nul ne peut résister ?

Jeannin lui mit rondement la main sur l’épaule.

— Mon petit seigneur, dit-il, entre dans cette tente et va me chercher une tasse de vin frais. Tâche qu’elle soit large, profonde et pleine, je te dirai ensuite mon opinion sur ta lance qui est fée.