L’Homme de fer (1877)/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 136-142).


XV

LA COURSE


Dans l’arène voici ce qui se passait : les chevaliers de Chaussey avaient gagné la partie orientale du champ-clos, pendant que le choc avait lieu. Les chevaliers bretons se trouvèrent en face d’eux quand ils voulurent s’élancer au secours de leur duc. Jeannin prit en main sa hache d’armes et chargea le premier ; il passa sur deux cadavres. Les autres combattirent ; quand ils parvinrent à passer, Jeannin avait de l’avance. On le voyait galoper sur la grève normande, et chacun pouvait croire, à cause des lois de la perspective, qu’il gagnait du terrain sur l’Homme de Fer.

L’idée vint à Dunois et à Jean de Rieux de se faire un otage de la personne du roi, mais devant Louis XI la garde écossaise était comme une muraille d’acier. Dunois et Jean Rieux franchirent les premiers l’enceinte ; tous les Bretons s’élancèrent sur leurs traces, laissant dans le champ-clos une demi-douzaine de corps morts. Derrière eux, la foule déborda dans les sables marneux coupés de flaques d’eau, et ce fut un spectacle étrange de voir la cohue tout à coup éparpillée sur l’immense étendue des grèves, rouler comme un flot vers le mont Saint-Michel.

Le flux venait du côté du nord ; la mer mangeait la grande marge des sables. Le vent, qui s’était levé à l’heure de la marée, enveloppait d’une tourbillon chaque groupe de coureurs. À tout instant, Jeannin et le comte Otto disparaissaient comme en un nuage, puis on les voyait reparaître, gardant leur distance, qui peu à peu diminuait. Le bataillon des chevaliers de Bretagne venait ensuite, compacte et séparé de Jeannin par cinq ou six cents pas. Puis c’était un large intervalle avant d’arriver à la tête de la foule.

La foule elle-même se précipitait follement, ivre de son effort et de ses cris, allant, comme toute cohue, pour voir et pour crier. Des hommes d’armes de France la tranchaient au galop de leurs chevaux. Ceux-là couraient pour soutenir les chevaliers de Chaussey qui galopaient en suivant une légère courbe, afin d’être en aide, au besoin, à l’Homme de Fer, leur maître.

C’était une confusion terrible, pleine d’invectives, de plaintes et de clameurs.

Du haut de son estrade et tournant le dos à l’arène complétement vide, le roi Louis XI regardait tout cela. Quelques Français étaient autour de lui. On ne disait mot. Le roi, calme et presque gai, appuyait sa main sur l’épaule de son compère Olivier le Dain. Les autres estrades s’étaient vidées comme par enchantement. Dames et gentilshommes suivaient le flot. Il ne restait pas une âme sur le galet où charrettes et chevaux étaient abandonnés à la garde de Dieu.

Les bruits moururent. Les cris de trahison s’éteignirent. À mesure que la cohue s’éloignait, le fracas sourd et lointain de la mer montante grandissait.

Bientôt la scène apparut au roi et à ses compagnons sous l’aspect d’un serpent énorme déroulant ses anneaux dans la plaine. Au milieu des grèves, en effet, la marche ne peut pas être directe ; mille obstacles se présentent qu’il faut tourner. Le comte Otto, la tête du serpent, faisait de larges circuits ; Jeannin, qui connaissait chaque pied carré des tangues, espérait toujours que le comte se tromperait ou s’engagerait à faux, mais son espérance était incessamment trompée. Jeannin était forcé de le suivre pas à pas ; il n’eût point dirigé la course avec plus de sûreté que le comte Otto lui-même. Au lieu précis où le comte et Jeannin avait passé, l’escadron des Bretons passait à son tour, puis les chevaliers de Chaussey, puis les Français, puis la foule essoufflée.

Le soleil ardent d’août éclairait pour le roi ce ruban animé, allongé sans cesse par les traînards, et qui déroulait sur le fond brillant des grèves, sa ligne interminable.

Le comte Otto et Jeannin semblaient se toucher lorsqu’ils se montraient de face, mais dès qu’une mare les forçait à changer de direction et à démasquer leur profil, on pouvait juger la distance qui restait entre eux. Jeannin gagnait, mais si peu !

La première parole du roi fut celle-ci :

— Mon très cher et bien-aimé cousin François doit être bien à la gêne sur le cou de ce cheval !

Ce disant, ses lèvres minces et droites avaient un sourire bénin.

Au bout de plusieurs minutes, il ajouta :

— Ce comte Otto est un fier soldat !

— Voyez, sire, voyez ! s’écria Olivier le Dain, quelque chose de brillant là-bas, en avant du comte…

Le roi pâlit.

— Saint Michel nous soit en aide ! murmura-t-il ; le comte Otto doit voir la mer monter aussi bien que nous.

C’était la mer qui montait en effet, dans un de ces mille cours d’eau qui sillonnent les lises.

— Voyez, sire, voyez ! dit encore maître Olivier, la grève devient noire ; là-bas, sur la droite, on dirait une autre foule !

Le roi tira de son sein l’image d’or de l’archange et la baisa.

— Les pèlerins qui n’ont point voulu venir jusqu’ici pour assister à ma passe d’armes sont sortis de leurs tentes, répliqua-t-il ; le spectacle va les chercher, ils regardent… Dieu merci, le comte Otto doit les voir aussi bien que nous.

En ce moment l’Homme de Fer changea brusquement la direction de sa course ; au bout de quelques secondes, Jeannin fit de même, puis les chevaliers, puis la foule ; le serpent tout entier ondula. Sa tête sembla remonter vers sa queue, et l’on eût dit que le comte Otto, abandonnant son dessein de gagner le Mont Saint-Michel, se dirigeait maintenant vers la terre ferme.

Il était si loin désormais que son cheval et lui semblaient au roi un point sombre sur la grève. Le roi dit :

— Ce comte Otto est mieux qu’un fier soldat, c’est un rusé joueur ! Il avait lui-même suggéré au duc François l’idée de ce déguisement pour le séparer de ses fidèles. Si François, mon frère et mon cousin, eût gardé en tête le cimier ducal et qu’il fût resté entouré de sa noblesse, il eût fallu, pour l’enlever, bataille rangée… Mais ce Jeannin aussi est un soldat redoutable, il gagne, il gagne…

— Il gagne, répéta Olivier le Dain.

— Le comte Otto, reprit le roi, serait homme, le cas échéant, à se faire un bouclier de François, mon frère et cousin. Je lui ai recommandé fort expressément de ne lui point ôter la vie…

Le Dain regarda son maître qui remettait sous le revers de son manteau la sainte image de l’archange.

Entre le champ-clos et la foule, la mer s’étendit lentement comme un miroir. Le roi dit encore :

— Fais enlever le velours des estrades, Olivier, mon ami. On ne voit plus guère ces gens qui sont là-bas. Je vais me rendre au mont pour avoir des nouvelles.

Louis XI monta à cheval et suivit la ligne des galets, entouré de sa garde écossaise. On arrachait en grande hâte le velours des estrades. La mer glissait sur les sables, huileuse et calme, à un quart de lieue tout au plus de l’arène.

Le roi marcha longtemps sans parler, puis il toucha du doigt le bras de maître le Dain.

— Les choses étant au pis, dit-il à voix basse, ce comte Otto serait tué raide par les chevaliers de Bretagne.

— Vous supposez que Jeannin le joindrait ?… fit le barbier.

— Le cheval du comte Otto porte deux hommes. Mettons que le comte soit tué, les choses restent en l’état. Je n’ai rien risqué.

— Le duc de Bretagne était à la passe d’armes sur la foi de Votre Majesté, objecta le Dain.

— Après tout, fit Louis XI, répondant à sa propre pensée bien plus qu’aux paroles de maître Olivier, ce comte Otto n’est qu’un païen détestable. J’attacherai son corps à une potence ce sera justice, et mon cousin François verra bien que le mécréant avait agi malgré moi !

Ici l’escorte de Louis XI rencontra une petite troupe composée d’une vieille suivante et d’un vieil écuyer montés sur vieux chevaux. Il y avait en outre deux vieux chiens et un vieux faucon. La petite troupe fit halte. Le vieil écuyer mit pied à terre précipitamment et donna son genou à la vieille dame qui laissa choir son faucon dans son trouble. La vieille dame descendit ainsi que sa suivante ; les trois chevaux restèrent sur leurs jambes roides, le col allongé, les oreilles battantes. La vieille dame fit un pas en avant, lança un coup d’œil à la suivante, un autre à l’écuyer, tous les deux attentifs, et formula trois révérences tellement dessinées, que le roi fit sentir le mors à son cheval.

— Sire, dit la vieille dame après la troisième révérence et pendant que sa suite rendait hommage à son tour, je crois devoir vous fournir l’honneur de dignité première, quoique je n’approuve en aucune façon votre conduite envers mon seigneur le duc. Ceux qui sont ici témoigneront des réserves faites en cette occurence, par moi, dame Josèphe, douairière de la Croix-Mauduit, qui ne laisse point, sire, de prier Dieu qu’il ait Votre Majesté en sa garde.

— Dieu vous bénisse, bonne dame, dit le roi qui passa.

Dame Josèphe se remit en selle.

— Vous auriez pu, maître Biberel, enseigna-t-elle non sans un reste d’émotion, tendre votre genou plus près de la selle. Mon pied a failli glisser, et je vous demande ainsi qu’à Bette, à qui je ferai mes observations tout à l’heure, quelle mine aurait eue une dame de mon rang, tombant sur le dos ou dans toute autre posture déshonnête devant le roi. Je veux bien que Louis de France soit un roi mal venu et de méchante figure c’est, nonobstant, un roi. Je pense lui avoir parlé la bouche ouverte. Plaise au ciel que la fermeté par moi ainsi déployée soit utile à François de Bretagne Vous ayant adressé ce reproche, maître Biberel, je passe à Bette et lui dis : Ma mie, on s’instruit à tout âge. Donnez, je vous prie, une chiquenaude d’importance seconde ou, si mieux vous aimez, une pichenette à mon faucon pour avoir perdu le poing. Je suis gravement mécontente de cet animal aujourd’hui. Les deux chiens et les trois chevaux ont fait, au contraire, leur devoir comme il faut. Bette m’amie, quant à vous, j’ignore ce qu’ont pu penser les gardes écossais, mais votre révérence péchaiten plus d’un point. Ce n’est pas ainsi, ma fille, que l’on honore la maison de sa dame. Ne manquez point de venir demain à mon lever, je vous apprendrai en quoi votre hommage fut tristement défectueux. Je suis néanmoins contente d’avoir trouvé l’occasion de saluer le roi de France, et j’espère qu’il se souviendra de moi.

Les gens du pays comptent environ une lieue et demie de la grève Saint-Sulpice au Mont Saint-Michel, mais si l’on a égard aux détours, la carrière fournie par le comte Otto Béringhem était beaucoup plus considérable. Avant de couvrir le plan général des grèves, la mer monte dans les cours d’eau et détrempe les lises ou sables mouvants qui deviennent impraticables même pour un cheval au galop. Il faut s’orienter, louvoyer en quelque sorte, chercher des passages comme fait le pilote engagé dans les brisants.

Au moment où le roi quittait son estrade, le comte était tout au plus a un quart de lieue de la porte du couvent en ligne droite, mais le flux poussait sa pointe entre lui et le mont ; il fallait tourner le flux, et le question était de savoir désormais qui l’emportait en vitesse du flux ou du comte Otto.

En effet, quelques minutes encore et la mer allait fermer toute communication entre la terre ferme et ie mont.

Cette ligne sombre que le roi avait aperçue naguère du haut de son observatoire, c’était une autre foule, une foule aussi nombreuse et aussi compacte que celle qui serpentait dans les sables. C’étaient les pèlerins sortis de leur ville de toile, les riverains attirés par l’étrange spectacle de la course ; c’était tout ce qui n’avait pas quitté ses foyers pour se porter à la passe d’armes.

En arrivant au front de cette masse immobile et qui pouvait être ennemie, le comte Otto, tenant toujours de la main gauche le duc renversé sur sa selle, dégaina de la main droite. La masse vivante recula et livra passage.