L’Homme de fer (1877)/Chapitre 2

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Albin Michel (p. 14-24).


II

L’INCENDIE


C’était l’heure ou jamais de parler de messire Olivier. Les baladins de Naples pouvaient sauter ou se tenir sur la pointe d’un seul pied en agitant le tambour à grelots. On causait : messire Olivier était sur le tapis. Dieu sait combien d’hypothèses fantastiques furent risquées à son sujet. Où était-elle, sa baronnie d’Harmoy ? À quelle nation appartenait cet accent bizarre et à la fois gracieux, qui soulignait si bien ses paroles ? Il avait tout vu, cet homme de vingt-quatre ans ; l’univers entier lui était connu. Avait-il aussi vaillante lame que bonne langue ? Certains prétendaient le savoir : ils affirmaient que la langue n’était rien auprès de la lame.

Mais qu’il était beau ! Ceci était l’opinion des dames. Ses cheveux noirs, quelle couronne à son front ! Quels diamants que ses prunelles ! Dame Josèphe de la Croix-Mauduit malgré ses préventions, avait remarqué ses mollets : c’étaient des mollets de dignité première. Les baladins pouvaient danser, les joueurs de harpe et de viole pouvaient s’escrimer : messire Olivier, absent, tenait encore captive l’attention de tous.

Un fantôme ? Pourquoi avait-on eu cette idée ? À présent, les dames en riaient. Mais cette idée est bretonne ; elle devait revenir, même aux dames.

Une mère inquiète et bien contente, c’était madame Reine. Nous avons oublié de vous dire cela, tant notre pauvre Aubry perd de son importance auprès du resplendissant Olivier. Aubry avait aussi disparu. Aubry était évidemment avec le baron d’Harmoy ; on le disait, madame Reine l’entendait dire. N’était-ce pas effrayant ? mais n’était-ce pas flatteur et charmant ? De ce fait, Aubry ne recevrait-il pas quelque lustre ? Les dames parlaient déjà de lui !

Aubry était avec messire Olivier ; Aubry allait devenir tout pareil à messire Olivier. C’est-à-dire, entendons-nous : Aubry allait avoir tout ce que messire Olivier avait de beau et de bon ; le mauvais, madame Reine n’en voulait pas pour Aubry.

Elle était si contente, madame Reine, qu’elle oubliait le dessein formé à l’avance de parler à Berthe de Maurever et de lui faire un peu la morale. Au sens de madame Reine, Berthe se familiarisait par trop avec la petite Jeannine. Madame Reine parlait comme Javotte. Mais Berthe avait entraîné Jeannine sur la terrasse, et madame Reine n’en savait seulement rien.

C’était un beau spectable. L’azur du ciel s’étendait comme un dôme tout parsemé d’étoiles. La lune, qui se couchait derrière les collines de Cancale, laissait deviner l’immense horizon des grèves ; mais l’œil était saisi tout d’abord par les mille lueurs, fixes ou mobiles, claires ou fumeuses, qui diapraient la plaine. Elles brillaient partout, les torches à la longue chevelure de feu, les lanternes balancées au vent du large, les humbles résines abritées au fond de leur cornet en parchemin. Les rondes joyeuses se déroulaient autour des flambées de genêt ou d’ajonc ; les fourneaux forains jetaient, sous l’effort du soufflet, de folles traînées d’étincelles. Le pont, chargé de pots-à-feu et de lampions, dessinait son dos d’âme gothique ; le Couesnon lui-même, égalisant sa large nappe d’eau salée, servait de miroir à la fête ; chacun de ses petits flots scintillait gaîment.

Et le tapage ! et la joie ! On avait bu. Il y avait trois fois plus de batteries que de danses. Les batteries, avouons-le sans scrupule, sont l’allégresse d’une fête bretonne. Trois dents cassées, un œil « poché », cela refait bien un jeune gars ! Et buelle fille a le cœur de gronder le fiancé qui revient avec la vaillante bosse au front ou la compresse mouillé sur l’oreille ?

À la lutte, on déchire la chemise ; à la batterie, on lacère la peau vivante. La lutte est bonne avant souper ; après souper, fermez les poings, lancez le mortel coup de tête ou retournez-vous pour mettre votre talon ferré dans l’estomac des amis. Et vive la joie ! Avez-vous des bâtons ? c’est mieux encore ; les bâtons sonnent l’un contre l’autre, cela réveille le cœur. Une tête cassée, ne voilà-t-il pas de quoi se plaindre ! Le fouet aussi peut servir. Le fouet emmanché de court et portant a mèche poissée au bout d’une corde de douze ou quinze pieds. Le fouet, quand on le manie bellement, coupe aussi bien que le sabre ; en outre, le fouet claque gaillardement : ne dédaignez pas le fouet. Mais le couteau, jamais ! c’est l’arme lâche des villes.

Eh bien ! la lutte marchait, au grand préjudice des bonnes chemises de chanvre ; le pugilat breton, à coups de poing, à coup de tête, ne chômait point : le bâton faisait merveille, le fouet s’escrimait bravement. Il y en avait pour tous les gouts. Les filles abandonnées, se consolaient à la ronde des sabots :

« Ma grand’maman disait terjou
Qu’y avait un loup
Es bout d’la prée :
Ma grand’tante, d’un’fois y fut,
N’an n’la point r’vu,
L’a-t-i mangée ?
Sabotons,
Sabotoux.
Garez-vous
Les loups-garous ! »

Après le refrain, il faut donner le branle, afin de courir à perdre haleine, jusqu’à ce qu’un pied trébuche sur le gazon. Dès qu’un pied trébuche, tout le monde tombe pêle-mêle. On rit ; on hurle ; on se relève ; on recommence. Il y a quatre-vingts couplets. Après le dernier, rien n’empêche de reprendre le premier. Voilà des plaisirs durables !

Mais la ronde est bonne pour les enfants ; la litra est le vrai bal des raffinés ! Dansez le litra, litralilanlire, sur les talons et sur les genoux : deux gars pour une fille, deux filles pour un gars, la pain à la main, le lard sous le pouce. Dansez en tournant autour de la table où est le pot, où sont les écuelles ; buvez, mangez, dansez, le tout à la fois : c’est la litre, litralilanla !

Et pour ce que la jeunesse s’amuse, ne pensez pas que les métayers et les ménagères sommeillent. Durant ces agapes, on ne sommeille que dans le fossé, par trop boire. Ménagères et métayers y sont attablés. On cause gravement, on chante à tue-tête ; on juge le cidre avec impartialité. S’il est meilleur que l’an passé, on le dit plutôt cent fois qu’une et toujours avec un plaisir nouveau. On traite aussi des sujets philosophiques : on affirme que la pluie est bonne aux guérets desséchés, que le fumier amende la terre, que le soleil fait mûrir les blés, faut pas mentir !

Les marmots mettent leur visage tout entier dans les tasses. Ô sainte ivresse ! voici Goton et Mathurin sans dents qui s’embrassent comme au premier jour de leur lune de miel. Les carmes font la quête. Les soudards fanfarons se vantent et blasphèment. Les saltimbanques, redoublant de verve à ce moment propice, font un appel désespéré à l’éloquence du fifre et de la grosse caisse. Battez, cymbales ! cloches, carillonnez ! tambours, faites rage ! Lequel l’emportera du pître breton ou du pître normand ? Où est le succès, à l’enseigne de Rollon Tête d’Ane ou au spectacle de l’enlèvement des Sabines ?

Le succès est chez le bonhomme Rémy. La vogue a élu domicile dans la grande cabane toute neuve où l’on montre l’Ogre des Îles dévorant des petits enfants. Voilà une idée de génie ! La fortune du bonhomme Rémy est faite. Depuis midi il s’augmente d’heure en heure le prix d’entrée et la foule entre toujours. La cabane est trop étroite ; que n’est-elle large comme les grèves ! le père Rémy aurait demain matin de quoi acheter un manoir ! On se presse à la porte ; on se bat : à l’intérieur on étouffe. Le grand garçon de Jersey n’en peut plus, tant il a dévoré de fois Fier-à-Bras l’Araignoire, et ce nain spirituel a une courbature à force de se laisser dévorer. Au lard ! au lard ! À tout coup on n’a jamais rien vu de si beau ! Le père Rémy a maintenant un air d’importance ; il se promène les mains derrière le dos. Quand une chandelle s’éteint à la galerie, il en fait allumer trois. Heureux bonhomme Rémy !

Au milieu de cette masse confuse, tumultueuse, bruyante qui s’agitait sur les deux rives du Couesnon et sur le pont, quatre point lumineux ressortaient pour Jeannine et Berthe, placées sur la terrasse. C’était d’abord la loge du bonhomme Rémy, toute entourée de torches et de lampions ; c’étaient ensuite la tente royale, dressée sur le sol normand, et la fente ducale, dressée sur la terre bretonne. Le roi et le duc avaient bien fait les choses. Leurs tentes pavoisées et bien illuminées semblaient se regarder dans la nuit. Il y avait sans doute festin à cette heure dans l’une et dans l’autre. Mais toutes belles et brillantes qu’elles étaient, livrant au vent leurs banderoles et surmontées de leurs grandes bannières, une troisième tente, dressé entre deux, au bord même du Couesnon, les éclipsait complètement.

On avait vu tout à coup, vers la tombée de la nuit, une barque plate remonter à la rivière, grossie par le flux. Dans la barque, il y a avait douze nègres habillés de blanc. Avant que les ténèbres fussent tout à fait descendues, les nègres avaient planté les piquets, tendu la toile, la soie et les velours. Un tabernacle splendide s’était élevé comme magie : rouge, semé de paillettes ou flammèches d’or, avec l’écusson du seigneur des Îles au-dessus de l’entrée.

Lequel écusson était « de sable (ou noir) à la croix arrachée d’argent ».

Écusson de païen !

L’escadron des chevaliers de Béringhem était venu vers cette tente au moment où les douze nègres et la barque se laissaient dériver au reflux. Les curieux avaient pu entrevoir de loin, car où était l’homme hardi qui eût osé s’approcher de la tente du comte Otto ? les curieux avaient entrevu, quand les draperies s’écartèrent pour donner passage aux chevaliers, les magnificences de l’intérieur. Puis une troupe d’esclaves à cheval, précédée par des torches et soulevant dans la plaine un tourbillon de poussière, arriva. Les esclaves étaient habillés à l’orientale ; ils portaient des vins précieux dans ces vases au ventre sphérique, au long col mince et droit, proscrits par le prophète. Des chariots suivaient, chargés de vaisselle, de mets exquis et de fruits vermeils.

Le velours des draperies se referma. On entendit bientôt à l’intérieur une musique suave que dominait par intervalles la voix mâle des chevaliers entonnant un hymne bachique.

À un certain moment où la joie du festin semblait à son apogée, une détonation se fit, semblable à un coup de tonnerre : une traînée lumineuse sillonna la nuit, et une gerbe d’étoiles étincela au firmament pendant quelques secondes. Quand les étoiles s’éteignirent, la tente du seigneur des Iles apparut aux regards éblouis comme un cône incandescent. Dix mille jets de lumière l’éclairaient de la base au faîte.

Le roi de France et le duc de Bretagne n’étaient pas assez riches pour déployer un luxe pareil. Mais le comte Otto faisait de l’or.

Berthe s’accoudait sur la balustrade de la terrasse ; Jeannine était debout à ses côtés. Elles regardaient toutes deux cette montagne de lumière dont l’éclat blanc tranchait parmi les lueurs rousses et fumeuses qui parsemaient la plaine. Les rayons de ce fanal géant arrivaient jusqu’à elles ; Berthe, sous ses tresses blondes, en paraissait plus pâle, et je ne sais quel effroi superstitieux se lisait sur le front incliné de Jeannine.

— Nous vivons dans un temps bien étrange, ma fille, murmura Mlle de Maurever ; je pense à l’ermite du mont Dol, qui t’a saluée du titre de noble dame.

— L’ermite s’est trompé, dit Jeannine.

Berthe secoua la tête et répliqua lentement

— Les saints ne se trompent point, parce que c’est Dieu qui parle par leur bouche.

Jeannine laissa échapper un petit cri d’étonnement.

— Qu’as-tu ? demanda Berthe.

Jeannine, au lieu de répondre, étendit sa main vers le cône resplendissant qui se mirait dans l’eau tranquille du Couesnon. Berthe ne vit rien d’abord. La masse lumineuse ondulait à la brise ; on ne pouvait la regarder qu’à travers des éblouissements. Au bout de quelques instants, comme l’astronome qui aperçoit enfin les taches du soleil, Berthe remarqua sur la surface enflammée un lent et mystérieux travail. Une invisible main éteignait çà et là les lumières une à une, de manière à tracer des lignes sombres qui se détachaient en noir sur le fond ardent. Les lignes formaient déjà trois lettres : À LA.

— Si j’étais homme, dit Berthe qui toucha son front du revers de sa blanche main, je voudrais tenter cette aventure de pénétrer dans la ville morte d’Hélion.

— Oh ! chère demoiselle ! s’écria Jeannine, ne parlez point de la sorte devant messire Aubry !

— Pourquoi cela, ma fille ?

— Parce que l’idée lui viendrait peut-être d’affronter les dangers de ces îles maudites.

– Et tu as peur pour lui ?

– J’ai peur pour sa mère, répondit Jeannine en baissant les yeux, et j’ai peur pour vous.

Berthe avait les yeux sur elle.

— Était-ce la première fois, demanda-t-elle brusquement, que tu voyais le saint ermite du mont Dol ?

— C’était la première fois, répliqua Jeannine.

— Sais-tu que tu es bien belle, ma fille ? prononça Mlle de Maurever comme malgré elle.

Il y avait quatre lettres nouvelles, tracées en noir sur le fond éclatant de la tente PLUS.

Jeannine et Berthe devinaient déjà ce qui allait suivre.

— Partout ! murmura Berthe qui tremblait.

— Partout ! répéta Jeannine.

— Il y a en moi une voix qui me crie : « Ces mots sont une menace terrible ! »

— Chère demoiselle, dit Jeannine timidement, si vous êtes menacée, messire Aubry vous défendra.

— Toi et moi, ma fille ! s’écria Berthe avec vivacité, comme si elle eût voulu mettre sur les épaules de Jeannine la moitié du fardeau de ses appréhensions ; la menace est pour toi autant que pour moi… Est-ce que tu ne crains pas ?

— Qu’ai-je à perdre, moi ? repartit Jeannine en détournant la tête ; non, je ne crains rien.

— La vie…

— Ma vie et ma mort sont dans la maison de Dieu.

— L’honneur…

— Comment prendre l’honneur de celles qui ne tiennent plus à la terre ?

— Mais tu as donc bien souffert, Jeannine ? demanda Mlle de Maurever, qui se rapprocha d’elle ; autrefois tu étais si heureuse et si joyeuse !

— Autrefois, répéta Jeannine en laissant échapper un soupir, j’étais une enfant ; les enfants ne savent pas.

— Et que sais-tu, maintenant, ma fille ?

— Je sais que le bonheur est au ciel.

— Voyons ! fit Berthe en baissant la voix, ne veux-tu point me confier ton secret ?

— La dernière lettre est tracée ! s’écria Jeannine, éludant ainsi la question.

Berthe reporta son regard vers la tente. Les lettres noires formaient les quatre mots de la devise de l’Homme de Fer : à la plus belle !

En ce moment, un sourd tumulte se fit dans la plaine bretonne on eût dit le bruit d’une lutte qui avait lieu vers la cabane du bonhomme Rémy, l’heureux impressario, en train de faire sa fortune. Des cris et des malédictions s’élevèrent bientôt les lanternes et les lampions qui entouraient la baraque s’éteignirent ; de tous les coins divers où la foule s’était éparpillée, la foule s’élança vers la loge du bonhomme Rémy. Une nouvelle s’était répandue dans l’assemblée avec la rapidité de l’éclair.

Berthe et Jeannine écoutaient et regardaient cette cohue qui se mouvait désordonnément dans l’ombre. La cause du tumulte leur échappait encore tout à coup une grande clameur de détresse monta en même temps qu’une épaisse fumée.

— Au feu ! au feu ! cria la foule.

Quelques coups d’arquebuse retentirent. Les hôtes du sire du Dayron quittèrent la galerie et se précipitèrent sur la terrasse à l’instant où la flamme, se dégageant violemment de ses langes de fumée, jaillissait en gerbe au-dessus de la loge de Rémy.

Une seconde fusée partit de la tente du seigneur des Îles, traça dans l’air sa courbe chevelue et jeta sa cascade d’étoiles.

— Au feu ! au feu ! au feu ! clamait la cohue sur la rive bretonne.

Chacun put remarquer ce fait : la tente royale et la tente ducale éteignirent à la fois leurs fanaux, comme si elles eussent eu honte de paraître. Ne voulant ou ne pouvant réprimer, elles se voilèrent.

Nous disons réprimer, car l’incendie qui dévorait la pauvre masure était un méfait patent. On avait vu les porteurs de torches, qui l’avaient allumé méchamment, et pendant que la foule éclatait en cris de détresse, un cercle muet d’hommes couverts d’acier entourait la loge et fermait tout passage aux secours.

Dans la loge, on entendait des plaintes confuses et désespérées.

Sur la terrasse du Dayron, dames et chevaliers s’interrogeaient les uns les autres. Quel démon avait jeté le brandon sur cet humble toit ?

Il y avait comme une réponse muette dans le spectacle que présentait la plaine. L’ombre avait envahi les deux rives du Couesnon. Pour regarder l’incendie rouge et voilé de vapeur, il n’y avait plus que la tente du seigneur des Îles, toujours radieuse et vêtue d’étincelles.

À mesure que la cabane brûlait, on apercevait mieux, de la terrasse du Dayron, le cercle d’hommes d’armes qui protégeait l’œuvre de destruction. Les chevaliers n’auraient pas eu le temps de monter à cheval ; le feu ne faisait qu’une bouchée de ces minces planches, et s’il n’y avait pas eu des créatures humaines à l’intérieur c’eût été comme un feu de joie.

L’incendie jeta son dernier soupir : cette grande flamme qui bondit au-dessus de la maison à l’agonie quand la toiture s’abîme. La terrasse du Dayron s’éclaira vivement à ce coup. On vit entre Jeannine et Berthe, muettes d’horreur, messire Olivier, baron d’Harmoy, qui regardait froidement l’incendie.

Aubry, accoudé contre la balustrade, essuyait son front baigné de sueur.

— Celui-là sait tout, prononça le sire du Dayron à voix basse en montrant messire Olivier.

— Le nom ! le nom de l’incendiaire ! cria-t-on de toutes parts.

Messire Olivier promena sur la noble assemblée un regard souriant et tranquille.

— Pourquoi le saurais-je mieux que vous ? demanda-t-il.

— Vous le savez, dit madame Reine avec autorité.

Berthe répéta, comme si une voix qui n’était point la sienne eût parlé au dedans d’elle :

— Vous le savez.

— Je le sais, répondit Olivier, dont le froid sourire prit une expression de sarcasme ; mais messire Aubry de Kergariou le sait comme moi.

— Le nom ! le nom ! s’écria-t-on en chœur.

— Le comte Otto Béringhem prononça Aubry, tout pâle et avec un frémissement.

— Et pourquoi ce crime lâche et abominable ?

Aubry se tut.

— Voilà ce que mon jeune compagnon ne sait pas, dit messire Olivier en rejetant à droite et à gauche les belles boucles de ses cheveux noirs. Le comte Otto ne veut pas qu’on lui désobéisse.

— Et le comte Otto s’attaque à des malheureux sans défense, dit madame Reine avec dédain.

— Il y a dans la plaine de Pontorson, répondit messire Olivier, un roi, un duc et des chevaliers. Malgré les chevaliers, malgré le duc et malgré le roi, le comte Otto a puni ceux-là qui lui avaient désobéi !

Messire Olivier avait, en parlant ainsi, la voix calme et douce. Seulement, son front s’était redressé, tandis que sa prunelle lançait un rapide éclair. Berthe avait les yeux fixés sur lui ; Jeannine regardait messire Aubry, qui semblait la fuir.

La cabane du bonhomme Rémy n’était plus déjà qu’un amas de charbon. La lueur du feu jetait à peine quelques sombres reflets à l’acier des armures.

Une troisième fusée déchira le ciel. Quand elle éclata, la tente du seigneur des Îles éteignit comme par enchantement son illumination resplendissante. La plaine entière se plongea dans les ténèbres.

Au milieu de cette obscurité soudainement venue, on put entendre la voix tranquille de messire Olivier qui disait :

– Demain, il fera jour. Ceux qui blâment le comte Otto Béringhem ont toute une nuit pour aiguiser le fer de leurs lances et fourbir leurs épées.