L’Homme de fer (1877)/Chapitre 6

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Albin Michel (p. 56-64).


VI

LE RÉVEIL


La lampe éclairait maintenant deux têtes charmantes dont les boucles brunes et blondes se mêlaient. Berthe était plus clame, depuis que Jeannine, agenouillée à son chevet, la gardait. À travers la porte, en entendait dame Josèphe de la Croix-Mauduit, qui ronflait d’importance première pour mettre à profit les heures où l’astre du jour reposait lui-même au sein de l’onde. En ronflant, dame Josèphe avait un noble songe : elle rêvait que dans l’allée bien droite et sans fin, un nombre incalculable de jeunes demoiselles s’alignaient. Dame Josèphe, son vieux faucon au poing, flanquée de son vieil écuyer et de sa vieille suivante, escortée, comme au jour de noces, la bouche en cœur et le bouquet de roses à la ceinture, se voyait passer dans les rangs des jeunes filles qui baissaient le yeux timidement. Elle s’entendait elle-même dire à chacune : « Tenez-vous droite ! » Elle se voyait apprendre à cette innombrable armée d’écolières la révérence de tierce dignité. Vous ne vous figurez pas combien c’était divertissant pour dame Josèphe.

Après ces rêves enchanteurs, la chose triste c’est qu’on s’éveille. Si dame Josèphe avait pu rêver toujours qu’elle apprenait l’art ingénieux des révérences à cent mille petites demoiselles dans une belle avenue sablée, dame Josèphe eût été une douairière trop heureuse. Ces félicités n’appartiennent point à notre monde mortel.

— Je vais te dire, ma fille, murmurait Berthe en essayant de sourire, j’ai ouï conter l’histoire de plusieurs à qui on avait jeté des sorts. J’irai faire une retraite au couvent de Combourg et je serai guérie de ces fièvres… Si tu savais comme on le dit charitable ! Cet hiver il a donné trois mille écus tournois à la communauté pour les pauvres gens en souffrance. Mais que me fait tout cela ?… En arrivant ce matin, à l’hôtel du Dayron, je ne pensais qu’à Aubry, mon fiancé…, et un peu à toi que l’ermite avait appelé noble dame… Ah ! Jeannine ! voilà que je suis comme autrefois, je te dis : pourquoi n’es-tu pas ma sœur ?

— Je ne vous chérirais pas davantage, demoiselle ! répliqua Jeannine dont l’accent avait quelque chose de maternel.

Elle contemplait Berthe avec une tendre sollicitude.

— Il y a des choses, reprit celle-ci, qu’on ne voudrait dire qu’à sa sœur… J’ai ouï conter encore dans mon enfance que celles qui sont bien aimées n’ont rien à craindre des sorts jetés ni des maléfices. La foi de leur chevalier leur est comme une égide contre laquelle se brise l’effort des méchants… Regarde-moi, Jeannine !

Elle mit ses deux mains sur les épaules de la fillette dont son regard perçant et inquiet sembla scruter la conscience.

— Tu n’as pas changée, toi, dit-elle ; l’éclair de son regard qui m’a blessée a glissé sur toi. C’est donc que tu as l’égide ?

Jeannine baissa les yeux.

— C’est donc que tu es bien aimée ? fit-elle d’un ton suppliant, aie confiance en moi. L’amitié doit être aussi un talisman : sois ma sœur pour me protéger… Je t’en prie, dis-moi le nom du fiancé qui t’aime et que tu aimes. Je connais tous les jeunes gens de Roz. Était-il de mon temps ? L’ai-je vu ? jouait-il avec nous ?

Deux larmes tremblaient aux cils de Jeannine.

— Oh ! fit Berthe avidement, que tu es heureuse ! Tant mieux, tant mieux ! Je suis contente ! tu me devineras ! tu comprendras que ma souffrance vient de mon incertitude. Le jour où Aubry, franchement, loyalement, réclamera ma main et ma foi, je serai forte… Qu’il me regarde ce jour-là, l’homme aux prunelles ardentes, je me rirai de lui !

Les deux larmes qui brillaient aux cils de Jeannine roulèrent le long de ses joues.

— Qu’as-tu, ma belle petite ? demanda Berthe.

— Hélas ! ma chère demoiselle, repartit Jeannine, je donnerais le meilleur de mon sang pour que messire Aubry vous défendit, comme il le doit, contre le malheur ! Au couvent où je vais entrer…

— C’est vrai, fit Berthe qui l’interrompit. Embrasse-moi, j’avais oublié que, toi aussi, tu es malheureuse.

Elle reprit avec une sorte d’enjouement :

— Plus malheureuse que moi peut-être, car me voilà consolée et guérie rien que pour avoir parlé de celui qui sera mon protecteur ici-bas. C’est bien vrai, si messire Aubry voulait, je ne connaîtrais pas la tristesse ; s’il avait voulu, j’aurais ri de cette fantastique devise qui m’a glacé le cœur…

Elle n’acheva pas, et resta bouche béante. Jeannine qui lui tenait la main la sentit se glacer. Dans la position qu’elles occupaient toutes les deux, Jeannine tournait le dos aux croisées qui donnaient sur la cour intérieure de l’hôtel. Berthe, au contraire, les voyait par l’ouverture des rideaux. Jeannine aperçut comme une lueur qui passa dans la ruelle du lit.

— Là ! là ! fit Berthe dont le doigt crispé montrait la fenêtre. Là ! regarde là !

Jeannine se retourna vivement. Il n’y avait plus de lueur. La fenêtre était noire derrière les sombres plis de sa draperie.

Berthe laissa tomber sa tête sur l’oreiller.

— J’ai vu ! murmura-t-elle ; j’ai bien vu ! à moins que ma tête ne se perde déjà ! J’ai vu sur les carreaux des lettres de feu mobiles et qui allaient se rapetissant pour briller sans cesse davantage… elles ont brillé le temps de lire les mots de la devise : À la plus belle !

— Oh ! reprit-elle en pleurant, cette fois, personne ne l’a vue sinon moi ; cette fois c’était pour moi, non point parce que je suis la plus belle, Jeannine, il n’y a point au monde de jeune fille plus belle que toi, mais parce que je suis la victime désignée. Je n’ai pas de bouclier : On ne m’aime pas, voilà mon malheur et ma condamnation !

Ses blanches mains voilèrent son visage inondé de larmes. Jeannine essayait de la consoler ; elle perdait ses caresses. Jeannine ne savait pas au juste si c’était illusion ou réalité. Elle avait aperçu un reflet de cette lueur dont parlait sa compagne. Mais Jeannine se disait, calme dans sa tristesse résignée :

« Les sorts jetés ne peuvent rien contre moi ! »

Je ne sais quel bonheur mélancolique et profond était au sein même de son sacrifice. Elle n’espérait point, mais on l’aimait.

Elle avait parlé vrai : elle eût donné sa vie pour que messire Aubry pût guérir la blessure de ce pauvre cœur qui battait là contre le sein. Mais on l’aimait.

On l’aimait. Elle allait vers Dieu d’un cœur léger, lui portant comme une belle offrande la pureté de ses larmes, les combats de son cœur, la résignation de son âme…

— Voilà pourquoi je suis condamnée, reprit Berthe après un long silence et d’une voix plutôt faible : je sentais bien cela ce soir pendant que messire Olivier parlait. Mon premier émoi ne fut qu’un étonnement frivole. Je cherchais toujours les yeux d’Aubry pour y touver le secours qu’il me doit. Les yeux d’Aubry fuyaient les miens. Son regard glissait sur toi, ma pauvre Jeannine, pour aller je ne sais où… Ne rougis pas. Derrière toi, il y avait sans doute quelque dame de la cour pour me voler la pensée de mon fiancée. Alors, un désir m’a saisie : forcer les regards d’Aubry à se fixer sur moi ! Je suis timide ; j’ai vaincu ma timidité. Ma voix s’est élevé quand les hommes eux-mêmes se taisaient et j’ai protesté, pour l’honneur de la Bretagne, contre les paroles insolentes de messire Olivier. Madame Reine s’est élancée vers moi, mais Aubry ne m’a point regardée. Messire Olivier seul a changé de visage au son de ma voix. Celui-là n’est rien pour moi, je ne l’aime pas… je le déteste, j’en fais serment devant Dieu !… Mais en l’écoutant, il me semblait entendre le chant harmonieux et perfide ; tu sais bien, Jeannine, qu’on peut mêler le poison aux plus délicieux breuvages. J’aurais voulu ne pas entendre et j’écoutais, je voyais à travers mes paupières closes ; je me cherchais moi-même et je trouvais en moi une autre créature, me comprends-tu ? Mon cœur implorait le cœur d’Aubry : je demandais un regard, ne fût-ce qu’un regard de compassion. Hélas ! je ne suis pas aimée ! Personne ne me défendra contre mon malheur !

Berthe laissa aller sa tête sur l’oreiller. À force de pleurer, les enfants s’endorment. Elle s’endormit.

Jeannine éteignit la lampe. Les heures de la nuit passèrent. Les premières lueurs de l’aube éclairèrent le sommeil des deux jeunes filles, car Jeannine agenouillée avait aussi sa tête sur l’oreiller. L’œil indiscret qui aurait pu se glisser en ce réduit, avec les rayons du jour naissant, aurait certainement hésité à décerner la palme de beauté. Un ruban de moire, qui ne tranchait pas la question, pendait au ciel du lit, soutenant un écusson de brocart où se lisait la devise de l’Homme de Fer : À la plus belle. L’écusson se balançait entre la tête brune et la tête blonde ; sa frange écarlate frôlait tour à tour les cheveux de Jeannine et les cheveux de Berthe.

Il y avait à l’hôtel du Dayron une petite servante qui était un peu cousine du page Marcou de Saint-Laurent. Nous notons ce fait au hasard dans l’impossibilité où nous sommes d’expliquer autrement cette dernière diablerie. La petite chambrière du Dayron couchait dans un cabinet voisin, en compagnie de la grosse Javotte il est vrai ; mais, il eût fallu les canons de Saint-Michel, qui lançaient des boulets de pierre, pour éveiller la grosse Javotte avant son heure. La petite chambrière avait eu ses coudées franches. Peut-être était-elle là quelque part guettant d’un regard espiègle le réveil des deux jeunes filles.

Ce fut Berthe de Maurever qui ouvrit les yeux la première. La frange de l’écusson lui chatouillait le front. Un rayon de soleil faisait luire les lettres d’or de la devise. Berthe saisit l’écusson et l’arracha. Ses sourcils délicats se froncèrent, tandis qu’elle regardait Jeannine qui dormait, la tête appuyée sur son bras arrondi et le sourire aux lèvres.

– Toujours entre elle et moi ! se dit Berthe jalouse avant d’être effrayée.

Puis l’effroi vint.

– Quelqu’un est entré ici ! pensa-t-elle.

On entendit dans la pièce voisine dame Josèphe de la Croix-Mauduit qui avait sa quinte de toux du matin. À ce signal bien connu, tout s’agita dans la chambre à coucher de la douairière. Le faucon de grand âge secoua son chaperon et changea de patte sur le perchoir ; les vieux chiens s’étirèrent et jappèrent comme c’était leur devoir ; la vieille camériste se mit sur son séant et dit :

– Noble dame, que Dieu et la Vierge veillent sur vous durant cette journée. Ainsi soit-il.

– Noble dame, prononça presque en même temps le vieil écuyer qui entr’ouvrit la porte ; que Dieu et la Vierge vous aient, durant cette journée, en leur digne garde. Amen.

– Merci, Bette, ma mie, répondit dame Josèphe de la Croix-Mauduit, comme elle le faisait régulièrement depuis un demi-siècle, donnez une caresse aux chiens, ce sont des animaux fidèles : l’histoire ancienne rapporte nombre de traits qui prouvent le dévouement intelligent dont ces animaux sont susceptibles… Merci, maître Biberel, vous apporterez la provende du faucon, c’est un noble oiseau ; les Grecs ni les Romains ne connaissaient point sa valeur. La gloire du faucon est née avec la chevalerie. Je souhaite, Bette, ma mie, et vous, maître Biberel, que vous passiez heureusement cette journée dans la crainte de Dieu et l’horreur du péché. Soyez prudents et discrets ; on peut manquer de prudence et de discrétion à tout âge : fuyez la médisance, ne sortez jamais des bornes imposées par la sobriété. Que vos vêtements soient propres pour honorer la maison que vous servez. Si, comme on le dit, nous sommes admis à voir notre seigneur le duc François de Bretagne, souvenez-vous, Bette, qu’il vous faut descendre vivement de cheval et faire la révérence de dignité première si régulièrement et de façon si honnête, qu’on dise alentour : Voici une suivante qui connaît son cérémonial !… Eh mais ! sera-t-il répondu par les gens de bonne foi, je crois bien ! C’est la suivante de la noble dame Josèphe, douairière de la Croix-Mauduit ! En la même occurrence, maître Biberel, souvenez-vous qu’il vous faut fléchir les deux genoux et rendre hommage ou honneur de dignité première en telle façon décente et appropriée qu’il soit dit partout alentour : Jarni ! voici un homme d’armes bien appris de tout point ! Eh mais ! je crois bien ! répliqueront aussitôt tous les gens qui s’y connaissent, pourvu qu’ils ne soient point prévenus par l’envie ou par la malice, comment pourrait-il en être différemment ? Cet homme d’armes, tel que vous le voyez, est l’écuyer de la noble dame de la Croix-Mauduit, sœur de feu M. Hue de Maurever, qui suivait Gilles de Bretagne, et de messire Morin de Maurever, seigneur de Montfort et du Bosc, compagnon du riche duc, notre seigneur !

Ayant ainsi parlé d’une voix lente et distincte en branlant de la tête avec mesure, dame Josèphe de la Croix-Mauduit eut sa seconde quinte de toux. Le faucon s’était rendormi ; les chiens ronflaient de nouveau. Bette entr’ouvrit la croisée pour chasser l’odeur exhalée par la vieillesse de ces divers animaux. Après quoi on commença la toilette de la douairière. Quand elle eut les pieds dans ses grandes mules, elle éleva la voix de nouveau.

– Ma nièce, dit-elle en se tournant vers la porte de Berthe, veuillez vous éveiller, je vous en prie. Chaque chose a son temps. L’astre du jour, en éclairant la terre, chasse devant soi le sommeil. À se lever matin on gagne contentement et fraiches couleurs. La paresse, qui est péché capital, éteint le feu des regards et bouffit les joues blémies. De mon temps, ma nièce, ce n’étaient pas les vieilles gens qui éveillaient les jeunes filles.

— Je vous obéis, madame ma chère tante, répondit à travers la porte la douce voix de Berthe.

Jeannine ouvrait les yeux à ce moment. Berthe cacha précipitamment l’écusson sous l’oreiller ? Jeannine jeta tout autour d’elle son regard plein d’étonnement et de regret.

— Que cherches-tu, ma fille ? demanda Berthe dont le sourire avait une pointe moquerie.

— Ce que je cherche ? répéta Jeannine, je rêvais.

— Il était-là, n’est-ce pas ? interrompit Berthe.

Jeannine rougit et baissa les yeux.

— J’en étais sûr ! s’écria mademoiselle de Maurever qui ne souriait plus : il n’y a donc que moi pour être seule et dédaignée ! Il n’y a donc que moi pour souffrir !

— Chère demoiselle, dit-elle doucement, si la souffrance d’autrui peut vous consoler, soyez consolée : je souffre !

Berthe regrettait déjà les paroles prononcées.

— Embrasse-moi, ma fillette, dit-elle en essayant de prendre un air enjoué ; ces nuits agitées me rendent folle. Tu ne t’es pas éveillée depuis qu’il fait jour ?

— Non, répondit Jeannine.

— Tu n’as rien vu ? insista Berthe en regardant malgré elle le ruban de moire où ne pendait plus l’écusson.

— Rien. Avez-vous vu quelque chose, chère demoiselle ?

— Moi ? du tout. Mais écoute !

Elle sauta hors du lit. Un bruit de chevaux se faisait dans la cour intérieur. Berthe jeta sur ses épaules de mante fourrée du matin et courut à la fenêtre.

— Viens, viens vite ! s’écria-t-elle, les voilà qui montent à cheval !

Jeannine ne se pressait point. Peut-être n’avait-t-elle pas envie de voir. Berthe l’appela une seconde fois avec impatience et d’un ton impérieux. Jeannine traversa la chambre à son tour. Au moment où elle arrivait auprès de la fenêtre, deux cavaliers se mettaient en selle sur de fringantes montures que les palefreniers tenaient encore par la bride. C’étaient ceux-là qui avaient occupé si longtemps la causerie des deux jeunes filles : Messire Aubry et Olivier, baron d’Harmoy.

– Pendant que tu tardais, dit Berthe, ils ont regardé tous deux de ce côté. Messire Olivier seul a salué de la main.

Elle tenait soulevé le coin du rideau. Les palefreniers lâchaient la bride. Au moment de partir, les deux cavaliers se tournèrent une seconde fois vers la fenêtre où la tête brune de Jeannine se montrait maintenant derrière la blonde tête de Berthe. Aubry, comme Olivier, envoya cette fois vers la croisée un salut avec un sourire.

Fn se retournant, Berthe vit Jeannine qui se retenait, pour ne point choir, au montant de la croisée. Jeannine tremblait. Le regard que Berthe darda sur elle descendit jusqu’au fond de son âme. Berthe frémit à son tour. Il n’y eut pas une parole échangée.

Elles retournèrent toutes deux vers l’alcôve.

– Ma fille, dit Berthe après un long silence, tu avais raison de ne point m’avouer ton secret. C’est donc lui !

– Chère demoiselle, répliqua Jeannine dont les yeux étaient maintenant sans larmes, je peux vous montrer mon cœur, car je le donne à Dieu chaque jour. Puissiez-vous être heureuse ! Moi, je sais mon devoir.

– T’a-t-il jamais offert sa foi ? demanda Berthe.

– J’ai quitté le manoir pour venir habiter avec ma grand’mère, répliqua Jeannine.

Berthe se laissa tomber sur le pied de son lit.

– Et depuis lors ? demanda-t-elle encore.

– Je vais quitter ma grand’mère pour entrer au couvent, dit Jeannine.

Berthe se couvrit le visage de ses mains, et Jeannine s’agenouilla devant elle.