L’Homme de neige/15

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 112-131).



XV


M. Goefle était en présence des apprêts de son quatrième repas, sérieusement occupé à donner une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la serviette sous le bras, ne montrait pas trop de mauvaise volonté.

— Eh ! arrivez donc, Christian ! s’écria le docteur en droit, j’allais prendre mon café tout seul ! Je l’ai fait moi-même pour nous deux. Je le garantis excellent, et vous devez avoir besoin de vous réchauffer l’estomac.

— J’arrive, j’arrive, mon cher docteur, répondit Christian en se débarrassant de sa veste déchirée et en se disposant à laver ses mains couvertes de sang.

— Eh ! bon Dieu ! reprit M. Goefle, n’êtes-vous pas blessé ? ou bien auriez-vous par hasard égorgé tous les ours du Sevenberg ?

— Il y a un peu de cela, répondit Christian ; mais je crois qu’il y a aussi du sang humain sur moi. Ah ! monsieur Goefle, c’est toute une histoire !

— Vous êtes pâle ! s’écria l’avocat ; il vous est arrivé quelque chose de plus grave qu’un exploit de chasse… Une querelle… un malheur ?… Parlez donc vite… Vous m’ôtez l’appétit !

— Il ne m’est rien arrivé qui doive avoir ce résultat pour vous. Mangez, monsieur Goefle, mangez. J’essayerai de vous tenir compagnie, et je parlerai français à cause de…

— Oui, oui, répondit M. Goefle en français, à cause des oreilles rouges de ce petit imbécile ; dites, j’écoute.

Pendant que Christian racontait avec détail et précision à M. Goefle ses aventures, ses imaginations, ses commentaires et ses émotions, on entendait au loin les sons de bruyantes fanfares. La disparition du baron s’était accomplie dans la forêt comme elle s’accomplissait si fréquemment dans ses salons. Après avoir tué un daim, se sentant réellement incapable de résister au froid et à la fatigue, et surtout à l’impatience de donner suite à l’affaire dont l’entretenait la missive de Johan, il était remonté en traîneau, sous prétexte d’aller se poster plus loin, en faisant dire aux autres chasseurs qu’ils n’eussent pas à s’occuper de lui, mais à poursuivre leur divertissement comme ils l’entendraient. Larrson et le lieutenant étaient venus se joindre à cette chasse, où, conformément à leurs prévisions, on n’avait point aperçu la moindre trace d’ours, mais où l’on avait abattu quelques daims blancs et force lièvres de grande taille.

À l’approche du brouillard, les gens prévoyants s’étaient hâtés de reprendre le chemin du château ; mais une partie de la jeunesse, escortée de tous les paysans des environs, employés comme traqueurs, s’attarda en descendant les collines, et dut s’arrêter au pied du hogar, où Larrson émit le conseil d’attendre que la lune se montrât ou que les vapeurs du lac fussent enlevées par le coup de vent qui précède souvent son apparition. Quelques personnes firent allumer le fanal de leurs traîneaux et préférèrent rentrer tout de suite ; une douzaine seulement demeura. Les paysans reçurent une abondante distribution d’eau-de-vie, et se dispersèrent dans la campagne. Les valets et piqueurs sonnèrent de la trompe et allumèrent un grand feu sur le tumulus, à côté des débris informes de la statue de neige, et la brillante jeunesse rassemblée dans la grotte, devant laquelle s’élevait une pyramide de gibier, se livra à des conversations animées, entremêlées de récits et de discussions sur les divers épisodes de la chasse.

Mais les narrations du major l’emportaient si bien sur toutes les autres en ce jour, que bientôt tout le monde fit silence pour l’écouter. Au nombre des auditeurs des deux sexes se trouvaient Olga, Martina et Marguerite, à qui sa tante avait permis de rester sur le hogar en compagnie de mademoiselle Potin et de la fille du ministre.

— Ainsi, messieurs, disait Olga au major et au lieutenant, vous avez été en sournois faire des exploits périlleux dont vous promettez de nous montrer la preuve demain, si nous acceptons une promenade à votre demeure ?

— Dites les preuves ! répondit le major : une pièce énorme, une ourse blanchâtre aux yeux bleus, un assez grand ours noir et deux oursons, que nous avons l’intention de faire élever pour avoir le plaisir de les lâcher et de les chasser quand ils seront grands.

— Mais qui a tué ou pris tout cela ? demanda Martina Akerstrom, la blonde fiancée du lieutenant.

— Le lieutenant a pris un ourson, répondit le major avec un sourire expressif adressé à son ami. Le caporal Duff et moi avons pris l’autre ; le paysan qui nous conduisait a blessé la grosse ourse et attaqué l’ours noir ; mais ces deux bêtes furieuses l’auraient infailliblement mis en pièces, si un autre de mes amis, arrivant là tout seul, n’eût éventré la première et cassé d’une balle la tête de l’autre à un demi-pouce de la tête du pauvre diable.

On voit que, si le coup de fusil de Christian eût été raconté une troisième fois, la distance entre sa balle et la tête du danneman eût été inappréciable. Certes, le major ne croyait pas mentir ; cependant les auditeurs se récrièrent ; mais le lieutenant frappa du poing sur la table en faisant serment que, si le major exagérait la distance, c’était en plus, et non en moins. Le lieutenant ne croyait certainement pas mentir non plus : son cher Osmund pouvait-il se tromper ?

— Quoi qu’il en soit, dit Marguerite, le tueur de monstres dont vous parlez a beaucoup de courage et de présence d’esprit, à ce qu’il paraît, et je serais aise de lui en faire mon sincère compliment. Est-ce par excès de modestie qu’il garde l’anonyme, ou n’est-il point ici ?

— Il n’est point ici, répondit le major.

— Est-ce bien vrai ? reprit Martina Akerstrom en regardant naïvement son fiancé.

— Ce n’est que trop vrai, répondit le gros garçon avec un soupir non moins ingénu.

— Mais a-t-il exigé, reprit Marguerite, que son nom fût un mystère pour nous ?

— Nous n’aurions pas consenti à le lui promettre, répondit le major, nous l’aimons trop pour cela ; mais, quand on tient un petit secret qui, par bonheur, excite la curiosité des dames, on se fait valoir, et nous ne dirons rien, n’est-ce pas, lieutenant, si l’on ne fait pas quelques efforts pour deviner le nom de notre héros ?

— C’est peut-être M. Stangstadius ! dit en riant mademoiselle Potin.

— Non, répondit quelqu’un, le professeur était à notre chasse, et il l’a quittée avec le baron de Waldemora.

— Eh bien, dit Olga, c’était peut-être pour se rendre à la chasse de ces messieurs. Qui sait si ce n’est pas le baron en personne ?…

— Ces exploits-là ne sont plus de son âge, dit avec affectation un jeune homme qui eût volontiers fait la cour à Olga.

— Et pourquoi donc ? reprit-elle.

— Je ne dis pas, observa Larrson, que de tels exploits ne seraient plus de son âge, mais je crois qu’ils n’ont jamais été de son goût. Je n’ai jamais ouï dire que le baron eût chassé l’ours à la nouvelle mode, c’est-à-dire sans être retranché derrière un filet de cordes solides et bien tendues.

— Comment, reprit Marguerite, vous avez chassé sans filets ?

— À la manière des paysans de la montagne, répondit le major ; c’est la bonne manière.

— Mais alors c’est très-dangereux !

— Le danger n’a pas été aujourd’hui pour nous, mais pour notre ami, dont nous vous montrerons demain le cafetan de cuir de renne ; la façon dont les griffes de l’ours ont fait de cette espèce de cuirasse une espèce de dentelle vous prouvera du reste qu’il a vu l’ennemi de près.

— Mais s’exposer ainsi est une chose insensée ! s’écria Marguerite. Pour rien au monde je ne voudrais voir un pareil spectacle !

— Et le nom de ce Méléagre ! reprit Olga ; on ne pourra donc pas le savoir ?

— Avouez, dit le major, que vous n’avez pas fait beaucoup d’efforts pour le deviner.

— Si fait ; mais je vois ici tous ceux des hôtes du château que je crois capables des plus hautes prouesses, et vous dites que votre héros n’est point parmi nous ?

— Vous avez oublié quelqu’un qui était du moins au château hier au soir, reprit le lieutenant.

— J’ai beau chercher, répondit Olga, j’y renonce, et, à moins que ce ne soit le masque noir, l’homme mystérieux, le bouffon lettré, Christian Waldo !…

— Eh bien, pourquoi ne serait-ce pas lui ? dit le major en regardant à la dérobée Marguerite, qui avait beaucoup rougi.

— Est-ce lui ? s’écria-t-elle avec une vivacité candide.

— Eh ! mon Dieu ! lui dit la jeune Russe avec plus de brutalité que de malice, car ce n’était point une méchante personne, on dirait, ma chère enfant, que cela vous intéresse beaucoup…

— Vous savez bien, répondit avec à-propos la bonne Potin, que la comtesse Marguerite a peur de Christian Waldo.

— Peur ? dit le major avec surprise.

— Eh ! mais sans doute, reprit la gouvernante, et j’avoue que je suis un peu dans le même cas ; un masque me fait toujours peur.

— Mais vous n’avez pas même vu le masque de Christian.

— Raison de plus, répondit-elle en riant. On a réellement peur que de ce que l’on n’a jamais vu. Tous les récits que l’on fait sur ce spirituel comédien sont si étranges !… Et la tête de mort qu’on lui attribue ! croyez-vous qu’il n’y ait pas là de quoi rêver la nuit et trembler quand on entend son nom ?

— Eh bien, dit le major, ne tremblez plus, mesdames ; nous avons vu toute la journée la figure de Christian Waldo, et, quoi qu’en ait dit hier au soir M. le baron, sa prétendue tête de mort est la tête du jeune Antinoüs. N’est-il pas vrai, lieutenant, que c’est le plus beau jeune homme qu’on puisse imaginer ?

— Aussi beau qu’il est aimable, instruit et brave, répondit le lieutenant.

Et le caporal Duff, qui se tenait dehors, la pipe à la bouche, écoutant la conversation, éleva la voix, comme malgré lui, pour vanter la cordialité, la noblesse et la modestie de Christian Waldo.

Marguerite ne fit ni questions ni réflexions ; mais, tout occupée qu’elle semblait être d’agrafer sa pelisse, car on s’était levé pour partir, elle ne perdit pas un mot des éloges décernés à son ami de la veille.

— D’où vient donc ? dit Olga, qui s’apprêtait à la suivre, qu’un homme instruit et distingué fasse un métier, je ne veux pas dire honteux, mais frivole, et qui, après tout, ne doit guère l’enrichir ?

— Ce n’est pas un métier qu’il fait, répondit le major avec vivacité, c’est un amusement qu’il se donne.

— Ah ! permettez, on le paye !

— Eh bien, nous autres militaires, on nous paye aussi pour servir l’État. Est-ce que nos terres et nos revenus ne sont pas le salaire de nos services ?

— Il y a salaire et récompense, dit Marguerite avec une mélancolique douceur. Mais le froid se fait bien sentir : est-ce que nous ne partons pas ? Il me semble qu’il n’y aurait aucun danger sur le lac.

Le major comprit ou crut comprendre que Marguerite avait un grand désir de causer avec lui, et il lui offrit le bras jusqu’à son traîneau, où il demanda à mademoiselle Potin de lui permettre de prendre place pour retourner au château. Quelques mots rapidement adressés au lieutenant firent comprendre à celui-ci qu’il serait agréable au major de voir Olga monter dans un autre traîneau avec lui et Martina Akerstrom, et le bon lieutenant, sans s’inquiéter de savoir pourquoi, obéissant comme à une consigne, fit accepter son offre à sa fiancée et à la jeune Russe.

Osmund put donc en toute liberté disculper chaudement Christian Waldo de la mauvaise opinion que Marguerite et mademoiselle Potin, sa discrète confidente, semblaient avoir de lui. Pour y parvenir, il n’eut qu’à raconter sa conversation avec Waldo et la résolution excentrique et généreuse que celui-ci avait prise d’embrasser une vie rude et misérable plutôt que de continuer une vie d’aventures qu’il condamnait lui-même. Marguerite écoutait avec une apparence de tranquillité, comme s’il se fût agi d’une appréciation générale sur une situation quelconque ; mais elle n’était pas habile comédienne, et le major, qui eut la délicatesse de prendre la chose comme elle désirait qu’elle fût prise, ne se trompa guère sur l’intérêt qu’elle y portait dans le secret de son âme.

Cependant le baron Olaüs avait été porté dans son lit, où il paraissait calme ; le médecin, interrogé par les héritiers, avait, selon sa coutume et conformément à sa consigne, éludé les questions. On savait bien que le respectable et cher oncle était arrivé si faible, qu’il avait fallu le porter, le déshabiller et le coucher comme un enfant ; mais, selon le médecin, ce n’était qu’un nouvel accident, passager comme les autres. Johan donnait des ordres pour que les ris et les jeux allassent leur train. La comédie de marionnettes était annoncée pour huit heures. Le docteur Stangstadius eût pu révéler la gravité de la situation ; mais il n’était rentré de la chasse que pour monter dans l’observatoire du château, afin d’étudier à loisir le phénomène du brouillard sec, qu’il attribuait, peut-être avec raison, à un passage d’exhalaisons volcaniques venant du lac Wettern.

La seule personne réellement inquiète, c’était Johan. Resté seul avec son maître, que le médecin avait bien recommandé de laisser reposer, pendant que lui-même allait changer de toilette et prendre quelque nourriture, Johan résolut de savoir à quoi s’en tenir sur l’état mental du baron.

— Voyons, mon maître, lui dit-il avec sa familiarité accoutumée, privilège exclusif dont il ne craignait jamais d’abuser, et pour cause, sommes-nous mort, cette fois ? Et votre vieux Johan ne réussira-t-il pas à vous arracher un de ces bons petits sourires qui signifient : « Je nargue la maladie, et j’enterrerai tous les sots qui voudraient me voir au diable ? »

Le baron essaya en vain ce victorieux sourire, qui n’aboutit qu’à une grimace lugubre accompagnée d’un soupir profond.

— Vous m’entendez ? reprit Johan ; c’est déjà quelque chose.

— Oui, répondit le baron d’une voix faible ; mais je suis bien mal cette fois ! Cet âne de docteur… Et il essaya de montrer son bras.

— Il vous a saigné ? reprit Johan. Il dit vous avoir sauvé par là. Espérons-le ; mais il faut que vous le vouliez… Vous savez bien que votre seul remède à vous, c’est votre volonté, qui fait des miracles !

— Je n’en ai plus !

— De volonté ?… Allons donc ! Quand vous dites cela, c’est que vous voulez fortement quelque chose, et ce que vous voulez, je vais vous le dire : c’est que ces deux ou trois Italiens…

— Oui, oui, tous ! reprit le baron avec un éclair d’énergie.

— À la bonne heure ! reprit Johan. Je savais bien que je vous ferais revenir !… Vous avez vu la preuve ?…

— Sans réplique ?

— L’écriture de Stenson ?

— Et sa signature… Tous les détails !… C’est étrange, c’est étrange ! mais cela est.

— Où est-elle donc, cette preuve ?

— Dans mon habit de chasse.

— Je ne la trouve pas.

— Tu ne cherches pas bien. Elle y est. N’importe ! écoute : la fatigue m’accable… Stenson à la tour !

— Tout de suite ?

— Non, pendant les marionnettes.

— Et les autres ?

— Après.

— Dans la tour aussi ?

— Oui, un prétexte.

— Bien facile. Un plat de vermeil glissé dans le bagage de ces bateleurs… Ils l’auront volé.

— Bien.

— Mais s’ils se méfient ? si le vrai et le faux Christian ne viennent pas ?

— Où sont-ils ?

— Qui peut le savoir par ce brouillard ? J’ai donné des ordres ; mais on n’avait encore vu rentrer personne, il y a une heure, au Stollborg, qui est épié et cerné de tous côtés.

— Alors… que feras-tu ?

— Morte la preuve, c’est-à-dire le portefeuille et l’homme qui vous l’a livré, mort est le secret. Puisque Christian Waldo ignore tout.

— Est-ce bien sûr ?

— Quand nous le tiendrons, nous le confesserons.

— Mais nous ne le tenons pas !

— Peut-être… à présent. Je vais moi-même au Stollborg m’en assurer.

— Va vite… Mais, s’il refuse de venir ce soir au château ?…

— Alors le capitaine Chimère ira là-bas, avec…

— Très-bien. Et l’avocat ?

— Je lui dirai d’avance que vous le demandez. Seulement, il faut tout prévoir… S’il n’obéit pas ?

— Ce sera la preuve…

— Qu’il s’entend avec vos ennemis. Et alors… ?

— Tant pis pour lui !

— C’est grave, un homme si connu !

— Qu’on ne lui fasse rien ; qu’on l’empêche de s’en mêler.

— Oui, si c’est possible. N’importe, j’essayerai. Je vais tout de suite au Stollborg glisser votre gobelet d’or dans le bât de l’âne. Ce sera le prétexte pour là-bas ; mais tout cela fera peut-être du bruit, le Christian est batailleur, et le Stollborg est bien près.

— Tant mieux ! on fera taire plus vite…

— Le major et son lieutenant ont pris ce bateleur en amitié. Il s’agit de bien saisir le moment. On va faire beaucoup de musique de cuivre dans le château ; on tirera des pétards et des boîtes dehors à chaque instant.

— Bien vu !

— Comment vous sentez-vous ?

— Mieux… et même je crois me rappeler… Attends donc, Johan… J’ai revu aujourd’hui cette figure… Où donc ? Attends, te dis-je !… Ai-je rêvé cela ?… Malheur !… Je ne puis… Johan, ma tête refuse… mon cerveau se trouble comme avant-hier.

— Eh bien, ne vous tourmentez pas, je trouverai moi, c’est mon affaire. Allons, soyez calme, vous surmonterez encore cette crise-là. Je vous envoie Jacob.

— Johan sortit. Le baron, épuisé de l’effort qu’il venait de faire, perdit connaissance dans les bras de Jacob, et le médecin, précipitamment rappelé, eut beaucoup de peine à le faire revenir. Puis le malade recouvra une énergie fébrile.

— Ôtez-vous de là, docteur, dit-il, votre figure m’ennuie… Vous êtes laid ! tout le monde est laid !… Il est beau, lui, à ce qu’on prétend ; mais cela ne lui servira de rien… Quand on est mort, on devient vite affreux, n’est-ce pas ?… Si je meurs avant lui pourtant… J’ai envie de lui léguer ma fortune… Ce serait drôle ! mais, si je vis, il faut bien qu’il meure, il n’y a pas à dire ! Répondez-moi donc, docteur ; est-ce que vous me croyez fou ?

Le baron, après avoir encore divagué pendant quelques instants, tomba dans une somnolence brûlante. Il était alors six heures du soir. La société du château venait de se mettre à table pour l’aftonward, ce léger repas qui précède le souper.

Nous sommes désolé de faire passer nos lecteurs par tant de repas, mais nous ne serions point dans la réalité si nous en supprimions un seul. Nous sommes forcé de leur rappeler que c’est l’usage général du pays, de manger ou de boire de deux en deux heures, et qu’au siècle dernier personne ne s’en écartait, surtout à la campagne et dans la saison froide. Les jolies femmes ne perdaient rien de leur poésie, aux yeux de leurs admirateurs, pour montrer un excellent appétit. La mode n’était pas d’être pâle et d’avoir les yeux cernés. L’éclatante et fine carnation des belles Suédoises n’ôtait rien à leur empire sur les cœurs et les imaginations, et, pour n’être pas romantique, la jeunesse des deux sexes n’en était pas moins romanesque. Donc, la petite Marguerite et la grande Olga, la blonde Martina et plusieurs autres nymphes de ces lacs glacés, après avoir pris le café dans la grotte du hogar, mangèrent du fromage à la crème dans la grande salle dorée du château, chacune rêvant l’amour à sa manière, aucune n’admettant le jeûne comme une condition du sentiment.

Les hôtes du château neuf n’étaient déjà plus aussi nombreux que dans les premiers jours de Noël. Plusieurs mères avaient emmené leurs filles en voyant que le baron Olaüs n’y faisait aucune attention. Les diplomates des deux sexes qui avaient avec lui des relations d’intérêts, et les héritiers présomptifs, que le baron avait coutume d’appeler, quand il plaisantait en français sur leur compte, ses héritiers présomptueux, tenaient bon, en dépit de la tristesse qui se répandait autour de lui. La comtesse Elvéda s’impatientait de ne pouvoir avancer aucune affaire avec le mystérieux amphitryon ; mais elle s’en dédommageait en établissant l’empire de ses charmes sur l’ambassadeur de Russie. Quant aux dames âgées, les matinées et les après-midi se passaient pour elles en visites reçues et rendues dans les appartements respectifs avec beaucoup de cérémonie et de solennité. Là, on s’entretenait toujours des mêmes choses : du beau temps de la saison, de la magnifique hospitalité du châtelain, de son grand esprit un peu malicieux, de son indisposition, qu’il supportait avec un si grand courage pour ne pas troubler les plaisirs de ses convives, et, en disant cela, on étouffait d’homériques bâillements. Et puis on parlait politique et on se disputait avec aigreur, ce qui n’empêchait pas que l’on ne parlât religion d’une manière édifiante. Le plus souvent on disait aux personnes qui venaient d’entrer tout le mal possible de celles qui venaient de sortir.

Les seuls esprits qui pussent lutter avec succès contre le froid de cette atmosphère morale, c’était une vingtaine de jeunes gens des deux sexes, qui, avec ou sans l’agrément de leurs familles, avaient vite noué entre eux des liaisons de cœur plus ou moins tendres, et qui, par leur libre réunion à presque toutes les heures du jour, se servaient de chaperons ou de confidents les uns aux autres. À cette bonne jeunesse se joignaient quelques personnes plus âgées, mais bienveillantes et d’un caractère gai, les gouvernantes comme mademoiselle Potin, la famille du pasteur, groupe choyé et considéré dans toutes les réunions champêtres, quelques vieux campagnards sans prétention et sans intrigue, le jeune médecin du baron, quand il pouvait s’échapper des griffes de son tyrannique et rusé malade ; enfin l’illustre Stangstadius, quand on pouvait s’emparer de lui et le retenir par des taquineries sous forme de compliments hyperboliques, dont il ne suspectait jamais la sincérité, même quand ils s’adressaient aux agréments de sa personne.

La collation de l’aftonward fut donc aussi enjouée que les autres jours, bien que le géologue n’y parût pas, et le jeune monde, comme disaient les matrones, ne s’aperçut pas de la figure soucieuse et agitée des valets, lesquels n’étaient pas aussi dupes de la légère indisposition de leur maître qu’ils voulaient bien le laisser croire à ceux d’entre eux qui faisaient métier d’espionner les autres.

Après la collation, on déclara que c’était assez écouter les exploits des chasseurs, et Martina proposa de reprendre un amusement qui avait eu beaucoup de succès la veille, et qui consistait à se cacher et à se chercher les uns les autres dans une partie des bâtiments du château. Instinctivement, on fuyait certain pavillon réservé aux appartements isolés du châtelain, et peut-être, sans en rien faire paraître, n’était-on pas fâché d’avoir le prétexte de respecter son repos pour s’éloigner également des appartements de cérémonie occupés par les grands parents. Dans les longues galeries sombres et peu fréquentées qui couronnaient les bâtiments d’enceinte, et qui ouvraient diverses communications avec les étages inférieurs, consacrés à divers usages domestiques, celliers, blanchisseries, etc., on avait un libre parcours pour se chercher et beaucoup de recoins pour se cacher. On tira au sort les groupes qui devaient se donner la chasse les uns aux autres à tour de rôle ; Marguerite se trouva avec Martina et son fiancé le lieutenant.