L’Homme de neige/19

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Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 223-243).



XIX


Christian arriva au manoir de Waldemora avant que le major, ayant un parti à prendre et des ordres à donner à sa petite troupe, eût pu franchir la moitié de cette même distance pour le rejoindre. Il trouva les portes des cours ouvertes et éclairées comme d’habitude, durant les fêtes. Un grand mouvement régnait toujours dans les escaliers et dans les galeries, mais un mouvement insolite. Ce n’étaient plus de belles dames parées et de beaux messieurs poudrés qui, au son de la musique de Rameau, échangeaient, en se rencontrant, de grandes révérences ou de gracieux sourires ; c’étaient des valets affairés, portant des malles et courant charger des traîneaux. Presque tous les hôtes du manoir se préparaient au départ, les uns causant à voix basse dans les corridors, les autres enfermés chez eux, prenant quelques heures de repos après avoir donné leurs ordres pour le voyage.

Que se passait-il donc ? On était si agité, que Christian, botté, tête nue, la veste déchirée et ensanglantée, le couteau de chasse à la ceinture, ne fit aucune sensation. On lui fit instinctivement place, sans se demander quel était ce chasseur attardé qui semblait monter à l’assaut, résolu à tout renverser plutôt que de subir une seconde d’attente.

Christian traversa ainsi la galerie des Chasses, dans laquelle il vit errer des figures singulièrement agitées. Parmi ces figures, il reconnut quelques-uns de ceux qui lui avaient été désignés, au bal, comme les héritiers présomptueux du châtelain. Ils paraissaient très-émus, se parlaient bas, et se tournaient à chaque instant vers une porte par laquelle ils semblaient attendre avec anxiété une nouvelle importante.

Sans leur donner le temps de l’examiner et de comprendre ce qu’il faisait, Christian franchit cette porte, se disant que par là probablement il arriverait aux appartements du baron ; mais, en suivant un assez long couloir, il entendit pousser d’horribles gémissements. Il se mit à courir de ce côté, et entra dans une chambre ouverte, où il se trouva tout à coup en présence de Stangstadius, qui, tranquillement assis, lisait une gazette auprès d’une petite lampe à chapiteau, sans paraître le moins du monde ému des plaintes effrayantes qu’on entendait de plus en plus rapprochées et distinctes.

— Qu’est-ce que cela ? lui dit Christian en lui saisissant le bras. N’est-ce point par ici que l’on donne la torture ?

Sans doute Christian, le couteau à la main, avait une physionomie peu rassurante, car l’illustre géologue bondit effrayé en s’écriant :

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que vous voulez ? qu’est-ce que vous parlez de… ?

— L’appartement du baron ? répondit laconiquement le jeune homme, d’un ton si absolu, que Stangstadius ne songea pas à discuter.

— Par là ! répondit-il en lui montrant la gauche. Et, très-content de le voir s’éloigner, il reprit sa lecture, en se disant que le châtelain avait d’étranges bandits à son service, et qu’on rencontrait dans ses appartements des gens que l’on ne voudrait pas rencontrer au coin d’un bois.

Christian traversa encore un cabinet, et trouva une dernière porte fermée. Il la fit sauter d’un coup de poing. Il eût enfoncé, en ce moment, les portes de l’enfer.

Un spectacle lugubre s’offrit à sa vue. Le baron, en proie aux convulsions d’une terrible agonie, se débattait dans les bras de Johan, de Jacob, du médecin et du pasteur Akerstrom. Ces quatre personnes avaient à peine la force d’empêcher qu’il ne se jetât hors de son lit pour se rouler sur le plancher. La crise qu’il subissait était si poignante, et les gens qui l’entouraient si absorbés, qu’ils ne s’aperçurent pas du bruit que Christian avait fait pour entrer, et ne se retournèrent qu’au moment où le moribond, dont la figure était tournée vers lui, s’écria avec un accent de terreur impossible à rendre :

— Voilà… voilà… voilà mon frère !

En même temps, sa bouche se contracta, ses dents coupèrent sa langue, d’où le sang jaillit. Il se rejeta en arrière par un mouvement si brusque et si violent, qu’il échappa aux mains qui le soutenaient, et tomba, la tête en arrière, contre le mur de son alcôve, avec un bruit affreux. Il était mort.

Tandis que le ministre, le médecin et l’honnête Jacob échangeaient, terrifiés, la parole suprême : C’est fini ! Johan, conservant une présence d’esprit extraordinaire, avait regardé et reconnu Christian. L’attentat du Stollborg, dont il attendait depuis une heure le résultat avec tant d’impatience, sans pouvoir quitter le mourant, avait donc échoué. Johan se sentit perdu. Il n’y avait pour lui, en ce moment, de salut que dans la fuite, sauf à faire plus tard sa soumission au nouveau maître, ou à tenter de s’en défaire à l’aide des complices qui lui restaient. Quoi qu’il dût résoudre, il ne songea qu’à s’échapper ; mais Christian le serrait de trop près pour que cela fût possible, et il le prit au collet, sur le seuil de la porte, d’une si vigoureuse façon, que le misérable, pâle et suffoqué, tomba à genoux en lui demandant grâce.

— Stenson ! lui dit Christian, qu’as-tu fait de Stenson ?

— Qui êtes-vous, monsieur, et que faites-vous ? s’écria le ministre d’un ton sévère. Est-ce dans un moment aussi solennel que celui-ci, est-ce en présence d’un homme dont l’âme comparaît au tribunal suprême, que vous devez vous livrer à un acte de violence ?

Pendant que le ministre parlait, Jacob essayait de dégager Johan de l’étreinte de Christian ; mais l’état de surexcitation où se trouvait le jeune homme décuplait sa force naturelle, et les trois personnages présents n’eussent pu lui faire lâcher prise.

Presque aussitôt Stangstadius, accouru au bruit, était entré, livrant passage aux héritiers, avides de connaître la vérite sur l’état du baron, et aux domestiques, qui étaient aux écoutes et qui venaient d’entendre le dernier râle du mourant.

— Qui êtes-vous, monsieur ? répétait le ministre, par qui Christian s’était laissé volontairement désarmer, mais sans lâcher sa proie.

— Je suis Christian Goefle, répondit-il autant par pitié pour les pauvres héritiers que par prudence en leur compagnie ; je viens ici de la part de M. Goefle, mon parent et mon ami, réclamer le vieux Adam Stenson, que ce misérable a peut-être fait assassiner.

— Assassiner ? s’écria le ministre en reculant d’effroi.

— Oh ! il en est capable ! s’écrièrent à leur tour les héritiers, qui haïssaient Johan.

Et, sans se préoccuper davantage de l’incident, ils se pressèrent autour du cher défunt, étouffant le médecin sous leur nombre, l’accablant de questions avides, et repaissant leurs yeux du spectacle de cette face hideusement défigurée, qui les effrayait encore en dépit de leur joie.

Ils ne s’ouvrirent avec déférence que devant l’impassible Stangstadius, qui venait, avec une glace, faire la dernière épreuve, disant que le médecin était un âne incapable de constater le décès. Si Christian eût été moins occupé de son côté, il eût entendu plusieurs voix dire : « Ne reste-t-il plus d’espérance ? » sur un ton qui disait clairement : « Pourvu qu’il soit bien trépassé ! » Mais Christian n’avait pas une pensée pour son héritage ; il voulait voir Stenson, et il exigeait que Johan le fît paraître sur l’heure ou le conduisît lui-même auprès du vieillard.

— Lâchez cet homme, lui dit le ministre ; vous l’étranglez, et il est hors d’état de vous répondre.

— Je ne l’étrangle pas du tout, répondit Christian, qui, en effet, avait grand soin de ne pas compromettre la vie de celui auquel il voulait arracher des révélations.

Cependant le rusé Johan avait fait son profit des bonnes intentions de M. Akerstrom. Ne voulant pas parler, il feignit de s’évanouir, et le ministre blâma Christian de sa brutalité, tandis que les valets, inquiets du sort qui leur était réservé si les redresseurs de torts commençaient leur office, se montrèrent beaucoup plus disposés à défendre Johan qu’à céder devant un inconnu.

Quand Johan se vit assez entouré et assez appuyé pour reprendre son audace, il recouvra lestement la parole, et s’écria d’une voix retentissante qui domina le tumulte de l’appartement :

— Monsieur le ministre, je vous dénonce un intrigant et un imposteur, qui, à l’aide d’un infernal roman, prétend se faire passer ici pour l’unique héritier de la baronnie ! Abandonnez-moi donc à sa vengeance, vous qui me haïssez, ajouta-t-il en s’adressant aux héritiers, et, à présent que le maître n’est plus, vous n’aurez plus personne pour déjouer les infâmes machinations de M. Goefle ; car c’est lui qui a inventé ce chevalier d’industrie et qui se vante de faire prévaloir son droit sur tous les vôtres.

Si la foudre fût tombée au milieu de l’assistance, elle n’aurait pas produit plus d’effroi et de stupeur que les paroles de Johan ; mais, comme il s’y attendait bien, une réaction subite s’opéra, et un chœur d’injures et de malédictions couvrit la voix de Christian, que le ministre appelait à se justifier ou à s’expliquer.

— Chassez-le ! qu’il soit honteusement chassé ! disaient avec véhémence les cousins et neveux du défunt.

— Non, non ! criait Johan, aidé de ses complices, qui comprenaient fort bien que le jour des révélations était venu, et qu’il fallait réduire les vengeurs au silence ; faisons-le prisonnier. À la tour ! à la tour !

— Oui, oui, à la tour ! hurla le baron de Lindenwald, un des héritiers les plus âpres à la curée.

— Non, tuez-le ! s’écria Johan risquant le tout pour le tout.

— Oui, oui, jetez-le par la fenêtre ! répondit le chœur de ces passions diaboliques.

Et la chambre du défunt devint le théâtre d’une scène de tumulte et de scandale, les valets s’étant précipités sur Christian, qui ne pouvait se défendre, car le ministre s’était mis devant lui pour lui faire un rempart de son corps, en jurant qu’on le tuerait lui-même avant d’accomplir un meurtre en sa présence.

Le médecin, Jacob et deux des héritiers, un vieillard et son jeune fils, se mirent du côté de Christian, par respect pour le ministre et par loyauté naturelle ; Stangstadius, espérant calmer les passions par l’autorité de son nom et de son éloquence, s’était jeté entre les combattants, qui n’en tenaient compte et le refoulaient sur Christian, si bien que le jeune homme, plus empêché que secouru par ce petit groupe de faibles champions, se voyait repoussé pas à pas vers la fenêtre, que Johan, l’œil en feu et la bouche baveuse de rage, venait d’ouvrir en vociférant, pour ne pas laisser refroidir l’ivresse de la peur chez ses acolytes.

En regardant cet homme affreux, qui jetait enfin le masque de son hypocrite douceur et laissait voir le type et les instincts d’un tigre, le ministre et le médecin, frappés de terreur, eurent comme un moment de vertige et tombèrent, plus qu’ils ne reculèrent, sur Christian, tandis que deux des plus déterminés coquins saisissaient adroitement ses jambes pour le soulever et le jeter dehors à la renverse. C’en était fait de lui, lorsque le major Larrson, le lieutenant, le caporal, M. Goefle et les quatre soldats se précipitèrent dans la chambre.

— Respect à la loi ! s’écria le major en se dirigeant sur Johan. Au nom du roi, je vous arrête !

Et, le remettant au caporal Duff, il ajouta en s’adressant au lieutenant :

— Ne laissez sortir personne !

Alors, au milieu d’un silence de crainte ou de respect, car personne n’osait en ce moment méconnaître l’ascendant d’un officier de l’indelta, Larrson, promenant ses regards autour de lui, vit le baron immobile sur son lit. Il approcha, le regarda attentivement, ôta son chapeau en disant :

— La mort est l’envoyé de Dieu !

Et le remit sur sa tête en ajoutant :

— Que Dieu pardonne au baron de Waldemora !

Plusieurs voix s’élevèrent alors pour invoquer l’assistance du major contre les intrigants et les imposteurs ; mais il requit le silence, déclarant ne vouloir entendre que de la bouche du ministre la première explication de l’étrange scène qu’il avait surprise en entrant.

— Ne convient-il pas, répondit M. Akerstrom, que cette explication ait lieu dans une autre pièce ?

— Oui, dit le major, à cause de ce cadavre, passons dans le cabinet du baron. Caporal, faites défiler une à une les personnes qui sont ici, et qu’aucune ne reste ou ne se retire par une autre porte. Monsieur le ministre, veuillez passer le premier avec M. le docteur Stangstadius et le médecin de M. le baron.

Puis, Christian lui désignant le vieux comte de Nora et son fils, qui avaient manifesté l’intention loyale de le protéger, le major les invita à passer librement, et leur témoigna de grands égards en les interrogeant à leur tour.

L’instruction des faits fut très-minutieuse ; mais le major n’attendit pas longtemps qu’elle fût complétée pour céder au désir impatient de Christian et de M. Goefle, en donnant l’ordre d’aller délivrer le vieux Stenson, que Jacob déclarait avoir vu avec douleur conduire à la tour une heure auparavant. Christian voulait y courir aussitôt ; le major s’y opposa, et, sans lui donner l’explication de sa conduite, il ordonna que Stenson fût immédiatement ramené au Stollborg et réintégré dans sa résidence avec tous les égards possibles, mais sans communiquer avec personne, et cela sous les peines les plus sévères contre quiconque enfreindrait cette consigne. Puis, à la place de Stenson, il fit conduire à la prison du château Johan et quatre laquais qui furent déclarés par le ministre avoir voulu attenter à la vie de Christian. Ceux qui s’étaient contentés de l’injurier, et qui s’empressèrent de nier le fait, furent admonestés et menacés d’être déférés à la justice, s’ils tombaient en récidive.

Ils n’en avaient nulle envie. Malgré le petit nombre d’hommes que le major avait en ce moment autour de lui, on sentait qu’il avait la loi et le droit pour lui, en même temps que le courage et la volonté. On devinait bien aussi, à son attitude, qu’il avait fait avertir le reste de sa compagnie, et que, d’un moment à l’autre, l’indelta se trouverait en force au château.

En l’absence de tout autre magistrat, puisque le défunt châtelain avait assumé sur lui, par ses privilèges, toute l’autorité du canton, et qu’il se trouvait sans successeur jusqu’à nouvel ordre, le major se fit assister du ministre de la paroisse comme autorité civile et morale, et de M. Goefle comme conseil. Il se fit apporter toutes les clefs et les remit à Jacob, qu’il constitua majordome et gardien de toutes choses, en lui attribuant l’assistance spéciale de deux soldats pour se faire respecter des autres serviteurs de la maison, en cas de besoin. Il confia au médecin le soin de veiller aux funérailles du baron, et déclara qu’il allait, avec le ministre, M. Goefle, le lieutenant et quatre témoins nommés à l’élection des héritiers, procéder à la recherche du testament, bien que Johan eût déclaré que le baron n’avait pas testé.

Les héritiers, d’abord très-effrayés et très-irrités, s’étaient calmés en voyant que ni le major, ni M. Goefle, ni Christian ne parlaient d’un nouveau compétiteur. Ils étaient environ une douzaine, tous fort mal intentionnés les uns pour les autres, bien qu’ils eussent associé leurs inquiétudes autour du châtelain et leur surveillance sur la proie commune. Le vieux comte de Nora, le plus pauvre de tous, avait seul conservé sa dignité au milieu d’eux et son franc parler avec le baron.

Aucun testament du baron ne pouvant porter atteinte aux droits de Christian, celui-ci avait compris, aux regards et à quelques mots de M. Goefle, qu’on allait se livrer à cette recherche seulement pour apaiser la bande rapace des héritiers et gagner du temps, jusqu’à ce que l’on se vît en mesure d’agir ouvertement. Christian avait également compris, au silence expressif de ses amis sur son compte, que le moment n’était pas venu de se faire connaître, et que, jusqu’à nouvel ordre, l’accusation jetée par Johan sur ses prétentions devait être considérée comme non avenue.

Les héritiers avaient, on le pense bien, accepté avec joie cette situation, que semblaient établir la pantomime dénégative de M. Goefle et l’air de parfaite sécurité très-naturellement pris par Christian à partir du moment où il s’était vu rassuré sur le sort de Stenson. Donc Christian seconda les intentions de ses amis en ne les accompagnant pas dans la recherche du testament, et il ne songeait plus qu’à s’enquérir discrètement de Marguerite, lorsqu’il se trouva en présence de la comtesse Elvéda, dans la galerie.

Elle le reconnut du plus loin qu’elle le vit, et, venant à sa rencontre :

— Ah ! ah ! dit-elle gaiement, vous n’étiez donc point parti, ou vous êtes revenu, monsieur le fantôme ? Et dans quel costume êtes-vous là ? Arrivez-vous de la chasse en plein minuit ?

— Précisément, madame la comtesse, répondit Christian, qui vit, à l’air enjoué de la tante de Marguerite, combien peu il était question, dans son esprit, de l’escapade de sa nièce. J’ai été chasser l’ours fort loin, et j’arrive pour apprendre l’événement…

— Ah ! oui, la mort du châtelain ! dit la comtesse d’un ton léger. C’est fini, n’est-ce pas ? et on peut respirer maintenant. J’ai eu du malheur, moi ! De mon appartement, on entendait tous les gémissements de son agonie, et j’ai été obligée de me réfugier dans celui de la jeune Olga, qui m’a régalée d’une autre musique. Cette pauvre fille est très-nerveuse, et quand je lui ai appris qu’au lieu de voir les marionnettes, il nous fallait ou partir à travers le brouillard, ou rester dans la maison d’un moribond jusqu’à ce qu’il lui plût de rendre l’âme, elle est tombée dans des convulsions effrayantes. Ces Russes sont superstitieuses ! Enfin, nous voilà tranquilles, j’espère, et je vais me mettre en route, car il est, je crois, question de sonner une grosse cloche que l’on ne met ici en branle qu’à la mort ou à la naissance des seigneurs du domaine. Donc, je me sauve, moi, car il n’y aurait pas moyen de dormir, et cette cloche des morts me donnerait les idées les plus noires. Tenez, n’est-ce pas cela que j’entends ?

— Je crois bien que oui, répondit Christian ; mais vous n’emmenez donc pas la comtesse… votre nièce ?

Et il ajouta fort hypocritement :

— Je suis un grand sot de ne pas me rappeler son nom.

— Vous êtes un grand fourbe ! répondit en riant la comtesse. Vous lui avez fait la cour, puisque vous avez provoqué le baron pour l’amour d’elle. Eh bien, je ne m’en scandalise pas : c’est de votre âge, et, après tout, vous avez montré, en tenant tête à ce pauvre baron, qui était un fort méchant homme, une témérité qui ne m’a pas déplu. Il y a du bon en vous, je m’y connais, et je vois maintenant combien peu convenaient à votre caractère les leçons de souplesse et de prudence que je vous avais données ce jour-là. Vous êtes dans un autre chemin ; car il y en a deux pour parvenir, l’adresse ou la témérité. Eh bien, vous êtes peut-être dans le plus court, celui des mauvaises têtes et des audacieux. Il faut aller en Russie, mon cher. Vous êtes beau et hardi ; j’ai parlé de vous avec l’ambassadeur ; il vous a remarqué, et il a des desseins sur vous. Vous m’entendez bien ?

— Pas le moins du monde, madame la comtesse !

— Oh ! que si fait ! Le crédit d’Orlof ne peut pas être éternel, et certains intérêts peuvent vouloir combattre les siens… À présent, vous m’entendez de reste ? Donc, ne pensez pas à ma nièce ; vous pouvez prétendre à une plus belle fortune, et, comme, pour le moment, vous n’êtes rien, pas même le neveu de M. Goefle, qui ne vous avoue même pas pour son bâtard, je vous avertis que je vous mettrais à la porte, si vous vous présentiez chez moi dans la sotte intention de plaire à Marguerite ; tandis que je vous attends à Stockholm pour vous présenter à l’ambassadeur, qui vous prendra à son service. Donc, au revoir !… ou plutôt, attendez, je vous emmène !

— Vraiment ?

— Vraiment, oui. Je laisse ici ma nièce, qui, effrayée des rugissements du moribond, a été passer la nuit au presbytère avec mademoiselle Akerstrom, son amie, du moins à ce que prétend sa gouvernante. En quelque lieu que cette poltronne se soit réfugiée, mademoiselle Potin partira aujourd’hui avec elle pour Dalby, sous la conduite de Peterson, un homme de confiance. M. Stangstadius m’a promis de les accompagner. Ce sera un grand crève-cœur pour la petite, qui se flattait de venir avec moi à Stockholm ; mais elle est trop jeune encore : elle ne ferait que des sottises dans le monde. Son début est remis à l’année prochaine.

— Ainsi, dit Christian, elle passera encore une année toute seule dans son vieux manoir ?

— Ah ! je vois qu’elle vous a conté ses peines. C’est fort touchant, et voilà pourquoi je vous emmène dans mon traîneau. Tenez, je vous donne une heure pour vous préparer, et je reviens vous prendre ici. C’est convenu ?

— Je n’en sais rien, répondit Christian payant d’audace ; je suis très-amoureux de votre nièce, je vous en avertis !

— Eh bien, tant mieux, si cela dure ! reprit la comtesse. Quand vous aurez passé quelques années en Russie et que vous vous y serez fait donner beaucoup de roubles et de paysans, je ne dirai pas non, si vous persistez.

Et la comtesse se retira, persuadée que Christian serait exact au rendez-vous.

Elle n’eut pas plus tôt disparu que mademoiselle Potin, qui la guettait, se glissa près de Christian pour lui faire une sévère remontrance. Elle avait été fort inquiète de Marguerite, et l’avait cherchée partout.

— Heureusement, ajouta la gouvernante, elle vient de rentrer avec son amie Martina, dont la mère ne s’inquiétait pas, la croyant attardée dans notre appartement ; mais il m’en coûte de mentir si souvent pour couvrir les imprudences de Marguerite, et je déclare que je vais tout révéler à la comtesse, si vous ne me donnez votre parole d’honneur de quitter le château et le pays à l’instant même.

Christian rassura la bonne Potin en lui disant que c’était convenu, et, bien résolu à ne rien faire de ce qu’elle souhaitait, il attendit les événements.

À une heure du matin, la troupe arriva sans bruit, et avis en fut donné au major, qui déclara les recherches terminées ; elles n’avaient eu aucun résultat, à la grande satisfaction de la plupart des héritiers, qui aimaient mieux s’en remettre à leurs droits qu’à la bienveillance fort douteuse du défunt.

— Maintenant, messieurs, dit le major, je vous prie de me suivre au Stollborg, où j’ai quelque raison de croire qu’un testament a été confié à M. Stenson.

Et, comme tous s’élançaient vers la porte de l’appartement :

— Permettez, leur dit-il ; une grave responsabilité pèse ici sur M. le ministre, sur M. Goefle et sur moi. Je dois procéder très-scrupuleusement et très-officiellement, rassembler le plus grand nombre possible de témoins sérieux, et ne pas permettre que les choses se passent sans ordre et sans surveillance. Veuillez vous rendre avec moi dans la galerie des Chasses, où les autres témoins doivent être rassemblés.

En effet, conformément aux ordres donnés par le major, tous les hôtes du château neuf avaient été priés de se rendre dans la galerie, au grand dépit de quelques-uns, qui avaient déjà le pied levé pour partir ; mais l’indelta parlait au nom de la loi, on s’y rendit.

La comtesse Elvéda, pressée d’en finir et toujours fort active, y était arrivée la première. Elle trouva Christian endormi sur un sofa.

— Eh bien, s’écria-t-elle, vous n’êtes pas plus prêt que cela ?… Et que venez-vous faire ici ? ajouta-t-elle en s’adressant à Marguerite, qui arrivait avec sa gouvernante.

— Je n’en sais rien, répondit Marguerite ; j’obéis à un ordre général.

Olga arriva bientôt, en effet, ainsi que la famille du ministre, M. Stangstadius, l’ambassadeur et son monde, enfin tous les hôtes de Waldemora, en habit de voyage, et la plupart fort maussades d’être retenus au moment de partir, ou empêchés de continuer leur somme. On murmura beaucoup, on maudit la lugubre cloche, qui eût pu attendre, disait-on, que tout le monde fût en route.

— Mais qu’y a-t-il ? que nous veut-on ? disaient les douairières ; le baron a-t-il donné l’ordre qu’on dansât encore ici après sa mort, ou bien sommes-nous condamnées à le voir sur son lit de parade ? Je n’y tiens pas, moi ; et vous ?

— Quel est donc ce jeune homme qui sort d’ici ? dit l’ambassadeur à la comtesse Elvéda : n’est-ce pas notre jeune drôle ?

— Oui, c’est notre aventurier, répondit-elle. Il vient de recevoir un billet. Il paraît que la consigne qui nous retient ici ne le concerne pas.

En effet, Christian venait de recevoir un mot de M. Goefle, qui lui disait :

« Allez-vous-en au Stollborg, et habillez-vous vite comme vous étiez au bal d’avant-hier ; vous nous attendrez dans la salle de l’ourse. Faites dégager l’escalier et cacher la brèche sous les grandes cartes. »

On apporta le thé et le café dans la galerie des Chasses, et, un quart d’heure après, toutes les personnes désignées par le major et le ministre, ainsi que les héritiers et une partie des serviteurs et des principaux vassaux du domaine, se mirent en route pour le Stollborg, dont Christian, convenablement vêtu, fit les honneurs avec l’aide de Nils, des dannemans père et fils, et d’Ulphilas, qui avait été mis en liberté après quelques heures de prison. Disons ici qu’il n’a jamais su pourquoi M. Johan lui avait infligé cette peine, n’ayant compris, ni avant, ni pendant, ni après, les événements accomplis au Stollborg.