L’Homme de neige (RDDM)/02

La bibliothèque libre.

III.

Cristiano agissait, comme on fait dans certains rêves où l’on se sent entraîné à accomplir une action invraisemblable, sans pouvoir se rendre compte de sa propre volonté. Tout n’était-il pas invraisemblable dans le milieu où il se trouvait jeté ? Ce fantastique château, appelé le château neuf par antithèse à la masure du Stollborg, mais qui datait en réalité du temps de la reine Christine, et qui, par sa richesse et son animation, semblait tombé des nues au sein d’un désert sauvage ; ces abords de roches brutes et d’eaux fougueuses qui avaient toutes les raisons du monde pour être impraticables, mais où, grâce à l’hiver, d’élégans équipages avaient tracé sur la glace des chemins sinueux et faciles ; les cordons de lumières qui dessinaient dans la nuit la vaste enceinte des murs avec leurs tours trapues coiffées de gros bonnets de cuivre surmontés de flèches démesurées ; le long corps de logis irrégulièrement flanqué de pavillons carrés, et terminé par de gigantesques pignons dentelés de statues et d’emblèmes ; la grande horloge du pavillon central qui sonnait dix heures du soir, heure à laquelle les ours mêmes craignent de secouer la neige où ils sont blottis, et où des hommes, les plus délicats animaux de la création, dansaient en bas de soie avec des femmes aux épaules nues ; tout, dans l’âpre grandeur du site et dans la scène galante qui l’animait, jusqu’aux accords badins et précieux de cette vieille musique française qui se mariait sans façon aux aigres soupirs de la bise dans les longs corridors, était fait pour étonner la raison d’un voyageur et embrouiller les notions d’un habitant de l’Italie.

En voyant les vastes salons et la longue galerie à plafond peint de divinités mythologiques remplis de bruit et de monde, Cristiano se demanda sérieusement si ces gens-là n’étaient pas des fantômes évoqués par les sorcières de la solitude pour se moquer de lui. D’où sortaient-ils avec leurs toilettes rococo, leurs habits à paillettes et leurs dames poudrées, souriantes dans des flots de plumes et de dentelles ? Le château magique n’allait-il pas disparaître d’un coup de baguette, et ces pimpans danseurs de menuet et de chaconne n’allaient-ils pas s’envoler sous la forme d’aigles blancs ou de cygnes sauvages ?

Cristiano avait pourtant déjà remarqué la physionomie particulière des mœurs de la Suède : l’isolement aventureux des habitations, l’énorme distance qui les sépare des petits groupes honorés du nom de villages ; l’éparpillement de ces mêmes villages s’étendant quelquefois sur une surface de deux ou trois lieues et ralliés seulement par le dôme verdâtre du clocher de la paroisse ; le mépris des nobles pour le séjour des villes, attribué exclusivement aux bourgeois commerçans ; enfin la passion du désert jointe, par un bizarre contraste, à la passion d’une locomotion effrénée, en vue des réunions soudaines et en apparence impossibles. Mais Cristiano, bien qu’appelé à une fête de campagne, n’avait pas prévu que ces instincts caractéristiques du Suédois dussent augmenter en raison de la rigueur du climat, de la longueur des nuits et de la difficulté apparente des communications. C’est pourtant là une conséquence naturelle du besoin que l’homme éprouve de vaincre la nature et de mettre à profit les compensations qu’elle lui présente. Il y avait deux mois que le baron avait fait savoir à cinquante lieues à la ronde qu’il recevrait la noblesse du pays aux fêtes de Noël. Le baron n’était estimé ni aimé de personne, et cependant, depuis quelques jours, le château était plein d’hôtes empressés, venus des quatre points cardinaux, à travers les lacs, les forêts et les montagnes.

L’hospitalité est proverbiale en Dalécarlie, et, comme l’amour du désert joint à celui du plaisir, elle augmente à mesure que l’on s’enfonce dans les régions difficiles et reculées. Cristiano, qui avait remarqué cette admirable bienveillance pour les étrangers de la part des Suédois, surtout lorsqu’on parle leur langue, avait peu songé à la difficulté de s’introduire dans une réunion où l’on n’est connu de personne, lorsqu’à cet inconvénient se joint celui de n’avoir pas été invité. Aussi eut-il un moment de réveil désagréable en voyant une espèce de maître d’hôtel qui portait l’épée venir à sa rencontre dans la salle d’entrée, et lui tendre la main d’un air affable après l’avoir respectueusement salué.

Cristiano, croyant que cette main tendue était une manière d’accueil en usage dans le pays, allait la serrer avec bienveillance, mais il s’avisa que ce pouvait être la demande de produire sa lettre d’invitation. Le personnage était vieux, laid, marqué de petite vérole, et ses yeux bridés avaient une expression de fausseté mal déguisée sous un air d’apathie doucereuse. Cristiano mit donc sa main dans la poche de sa veste, bien certain de n’y pas trouver ce qu’on lui réclamait. Il avait bien reçu la proposition de venir à Waldemora aux frais de l’amphitryon, mais non pas au même titre que les gentilshommes du pays. Aussi se préparait-il à faire la mimique de l’homme qui a oublié son passeport, et qui se dispose à retourner le chercher, sauf à ne pas revenir, lorsque sa main rencontra dans sa poche, c’est-à-dire dans celle de M. Goefle, un papier signé du baron et contenant une invitation en règle pour l’honorable M. Goefle et les personnes de sa famille, conformément à la formule généralement adoptée. Cristiano, dès qu’il y eut jeté les yeux, présenta résolument la lettre d’admission, que le maître d’hôtel regarda à peine, mais qu’il lut cependant avec certitude. — Monsieur est le parent de M. Goefle ? dit-il en mettant la lettre dans une corbeille avec beaucoup d’autres.

— Parbleu ! répondit Cristiano avec assurance.

M. Johan (tel était le nom du maître d’hôtel) salua de nouveau et alla ouvrir une porte qui donnait sur le grand escalier, par où allaient et venaient les hôtes installés au château, et par où montaient sans contrôle les voisins connus du nombreux domestique de la maison. À cette simple formalité se borna l’introduction de Cristiano, lequel avait espéré y échapper, n’ayant pas le dessein de se poser en aucune façon dans la fête, mais se livrant seulement à la fantaisie de la parcourir et d’y apercevoir la charmante Marguerite.

Il se trouva d’abord dans la grande galerie peinte à fresque qui traversait le principal corps de logis de part en part, et dont la décoration faisait de son mieux pour imiter le goût italien introduit en Suède par la reine Christine. Les peintures n’étaient pas bonnes, mais elles produisaient leur effet. Elles représentaient des scènes de chasse, et si leur grand mouvement de chiens, de chevaux et d’animaux sauvages ne satisfaisait pas par le dessin le jugement de l’artiste, il réjouissait du moins la vue par un ensemble de couleur brillant et animé.

En suivant cette galerie, Cristiano arriva au seuil d’un assez riche salon où l’on commençait à danser. L’aventurier n’avait qu’une pensée en promenant ses regards sur les danseuses ; mais à son désir de voir Marguerite se joignait une secrète anxiété. Trouver le moyen de renouer avec elle la conversation du Stollborg, en substituant sa véritable personnalité ou tout au moins une personnalité nouvelle quelconque à celle qu’il avait usurpée, ne lui paraissait plus chose aussi facile qu’il se l’était imaginé en s’embarquant dans cette folle aventure. Aussi fut-il presque content de ne pas voir Marguerite dans le bal, et il profita de ce qui lui sembla être un répit pour essayer de se faire une idée du monde qui s’agitait devant ses yeux.

Il s’était attendu à des étonnemens auxquels rien ne donna lieu. Au premier abord, la réunion n’avait pas le caractère particulier que son imagination s’était promis. Le siècle appartenait, à cette époque, à Voltaire, et par contre-coup à la France. À l’exemple de presque tous les souverains de l’Europe, les hautes classes de presque toute l’Europe avaient adopté la langue et en apparence les idées de la France philosophique et littéraire ; seulement, comme le goût, la logique et le discernement ne sont jamais que le partage du petit nombre, il résultait de cet engouement pour nos idées beaucoup d’inconséquences. Ainsi les usages et les mœurs se ressentaient beaucoup plus souvent de la corruption et de la mollesse de Versailles que des studieux loisirs de Ferney. La France était une mode, tout comme la philosophie. Arts, costumes, monumens, bon ton, manière d’être ou de paraître, tout était une copie plus ou moins réussie de la France dans ce qu’elle avait à ce moment de bon et de mauvais, de splendide et de mesquin, de prospère et de fâcheux. C’était une de ces époques caractéristiques où le progrès et la décadence semblent se donner la main, en attendant qu’ils s’étreignent pour s’étouffer mutuellement.

L’intérieur du baron Olaüs n’était que la copie un peu arriérée d’une réunion française au xviiie siècle, et cependant le baron haïssait la France, et intriguait dans le sens de la politique russe ; mais en Russie on singeait aussi la France, on parlait français : on avait à la cour les mœurs farouches et sanglantes de la barbarie, tout en s’essayant aux manières galantes et à l’esprit léger de notre civilisation. Le baron Olaüs suivait donc le courant irrésistible de l’époque. Plus tard nous saurons son histoire. Revenons à Cristiano.

Quand il eut bien regardé les toilettes des femmes, qui lui parurent n’être que de quelques années en retard sur celles des dames françaises, et leurs figures, qui, sans être toutes belles et jeunes, avaient généralement une expression de douceur ou d’intelligence, il chercha à reconnaître, c’est-à-dire à deviner parmi les hommes la tournure et la physionomie du maître de la maison. Près du lieu d’où il observait toutes choses sans se mettre en évidence, deux hommes causaient à voix basse en lui tournant le dos. Involontairement Cristiano suivit leur conversation, bien qu’il n’y prît aucun intérêt personnel.

Ces deux hommes parlaient français, l’un avec l’accent russe, l’autre avec l’accent suédois. La langue des cours et de la diplomatie était apparemment nécessaire à l’échange de leurs idées.

— Bah ! disait le Suédois, je ne suis pas plus bonnet que chapeau, bien que l’on me mette à la tête d’une certaine fraction des plus épais bonnets de coton de la diète. Au fond, je me moque de toutes ces puérilités, et vous connaîtriez mal la Suède, si vous faisiez plus de cas des uns que des autres.

— Je le sais, répondit le Russe : les voix sont au plus offrant.

— Offrez donc ! Vous n’avez pas d’autre politique à suivre. Elle est simple, et elle vous est facile, à vous qui avez un gouvernement riche. Quant à moi, je vous suis tout acquis, sans vous rien demander ; c’est une affaire de conviction.

— Je vois que vous n’êtes pas de ces patriotes de l’âge d’or qui rêvent l’union Scandinave, et qu’on s’entendra toujours avec vous. La tsarine compte sur vous ; mais n’espérez pas vous soustraire à ses libéralités : elle n’accepte aucun service qu’elle ne récompense magnifiquement.

— Je le sais, reprit le Suédois avec un cynisme qui frappa Cristiano ; j’en ai fait l’expérience. Vive la grande Catherine ! qu’elle nous mette dans sa poche, ce n’est pas moi qui m’y opposerai. Qu’elle nous débarrasse surtout des folles notions de droit et de liberté des paysans, qui sont notre fléau ! Qu’elle donne un peu de knout à la bourgeoisie et pas mal de Sibérie à bon nombre de nobles qui veulent faire à leur tête ! Quant à notre bonhomme de roi, qu’on lui rende son évêché, et surtout qu’on lui ôte sa femme, et il n’aura pas à se plaindre.

— Parlez moins haut, reprit le Russe ; peut-être nous écoute-t-on sans en avoir l’air.

— Ne craignez donc rien ! Tout le monde fait semblant de savoir le français, mais il n’y a pas ici dix personnes sur cent qui l’entendent. D’ailleurs, ce que je vous dis là, j’ai coutume de le dire sans me gêner. Il y a longtemps que j’ai découvert que la meilleure politique était de faire craindre son opinion. Quant à moi, je crie sur les toits que la Suède est finie. Que ceux qui le trouvent mauvais me prouvent le contraire !

Cristiano, bien qu’il n’appartînt à aucune nation, ne sachant rien de son pays et de sa famille, se sentit indigné d’entendre un Suédois vendre sa part de nationalité avec cette impudence, et il chercha à voir les traits de l’homme qui parlait de la sorte ; mais son attention fut détournée par le passage bruyant et incommode d’une figure hétéroclite qui allait de groupe en groupe avec l’activité d’un homme soigneux de faire les honneurs de la fête. Ce personnage était vêtu d’un habit rouge très voyant et très richement brodé, et décoré de l’ordre suédois de l’Étoile polaire. Sa coiffure, beaucoup trop élevée pour l’époque, affectait une frisure triomphante de fort mauvais goût, et ses énormes manchettes de superbe dentelle affichaient plus de luxe que de propreté. Du reste, il était vieux, disgracieux, pétulant, bizarre, un peu bossu, très boiteux et tout à fait louche. Cristiano conclut de ce dernier trait qu’il avait le regard fourbe, et qu’un si malplaisant original ne pouvait être que l’absurde et odieux prétendant à la main de Marguerite.

Pour n’avoir point à se présenter à lui et à soutenir l’usurpation de parenté avec M. Goefle (liberté qu’il s’était permise sans remords et sans danger vis-à-vis du maître d’hôtel), Cristiano s’éloigna discrètement, résolu à errer de salle en salle jusqu’à ce qu’il eût aperçu la jeune comtesse, dût-il se retirer aussitôt après, sans avoir pu lui adresser la parole. Il lui sembla bien avoir été regardé avec une certaine attention par le châtelain bossu ; mais, par une savante manœuvre à travers les personnes qui causaient debout près des portes, il se flatta d’y échapper à temps.

Il se promena quelques instans, je ne dirai pas dans la foule (le local était plus vaste que les hôtes n’étaient nombreux), mais à travers des scènes assez animées, qu’il n’eut pas le loisir d’observer beaucoup. Craignant d’être interrogé avant d’avoir pu joindre celle qu’il cherchait, il passait d’un air affairé et d’autant plus fier qu’il sentait l’audace près de lui manquer. Et cependant, soit curiosité pour un hôte que personne ne connaissait, soit sympathie pour sa belle prestance et sa figure remarquable, dans tous les groupes qu’il côtoyait, il se trouvait des gens disposés à l’aborder ou à bien accueillir ses avances ; mais Cristiano éprouvait une sorte de vertige qui lui faisait interpréter en sens contraire les regards affables et les sourires bienveillans dont il était le but. Il passait donc vite, feignant de chercher ouvertement quelqu’un, et saluant avec une grâce aisée, qui ne lui coûtait rien, les gens qui se dérangeaient devant lui, mais sans trop oser les regarder.

Enfin il aperçut, en revenant dans la galerie dite des Chasses, deux femmes qu’il reconnut aussitôt, l’une pour celle qu’il avait vue au Stollborg une heure auparavant, l’autre pour sa gouvernante ; cette supposition était assez bien fondée sur la toilette modeste, l’air timide et fin, et je ne sais quoi de français répandu dans l’aspect de Mlle  Potin. Ceci était la première partie de l’épisode romanesque arrangé dans la tête de Cristiano. Il était au bal, il n’avait pas rencontré d’obstacle à son admission, il s’était préservé du regard et des questions du maître de la maison, et il trouvait enfin Marguerite sous la tutelle bénévole de sa confidente. Ce n’était pas tout. Il s’agissait d’aborder la jeune comtesse ou d’attirer son attention, et de nouer sur nouveaux frais connaissance avec elle.

La seconde partie du roman débuta d’une façon très inquiétante. Au moment où Cristiano guettait le regard de Marguerite, regard sur lequel il comptait pour trouver l’inspiration, il sentit un pas inégal qui tâchait d’emboîter le sien, et une voix claire et criarde, partant de derrière lui, l’arrêta net par ces paroles : — Monsieur ! monsieur l’étranger ! où courez-vous ainsi ?

L’aventurier se retourna et se vit nez à nez avec le vieillard louche et contrefait qu’il avait cru si bien éviter. Je dis nez à nez, car le boiteux, s’étant lancé à sa poursuite, ne put changer son allure aussi vite que lui, et faillit tomber dans ses bras. Cristiano pouvait fuir, mais c’eût été tout compromettre ; il paya d’audace et répondit : — Je vous demande mille pardons, monsieur le baron, c’est précisément vous que je cherchais.

— Ah oui ! dit le boiteux en lui tendant la main avec une soudaine cordialité ; je m’en doutais bien. J’avais remarqué votre figure parmi toutes les autres, je m’étais dit : Voilà un homme instruit, quelque voyageur savant, un homme sérieux, une intelligence enfin, et certainement je suis le pôle que cherche l’aimant. Eh bien ! me voilà, c’est moi. Je suis tout à vous et avec plaisir. J’aime la jeunesse studieuse, et vous pouvez me faire toutes les questions dont vous souhaitez la solution.

Il y avait tant de candeur et de bonhomie dans la figure riante et le langage vaniteux du vieillard, que Cristiano accusa intérieurement Marguerite d’injustice à son égard. À coup sûr, c’était là un fiancé burlesque et impossible ; mais c’était le meilleur homme du monde, incapable de donner une chiquenaude à un enfant, et si un de ses yeux errait, vague et comme ébloui, sur les parois de la salle, l’autre regardait son interlocuteur d’une façon si franche et si paternelle, que toute accusation de férocité devenait une rêverie.

— Je suis confus de vos bontés, monsieur le baron, répondit Cristiano, rassuré jusqu’à l’ironie. Je savais bien que vous étiez versé dans les sciences, et c’est pour cela qu’ayant moi-même quelques faibles notions…

— Vous vouliez me demander des conseils, une direction peut-être… Ah ! mon cher enfant, en toutes choses, la méthode… Mais je ne veux pas vous tenir debout au milieu de ces gens frivoles qui vont et viennent, asseyons-nous là, tenez. Personne ne nous dérangera, et, pour peu que le cœur vous en dise, nous causerons toute la nuit. Quand il s’agit de science, je ne connais ni fatigue, ni faim, ni sommeil. Vous êtes comme ça, je parie ? Ah ! c’est que, voyez-vous, il faut être comme ça, ou ne pas se mêler de devenir savant !

— Hélas ! pensa Cristiano, je suis tombé au fond d’un puits de science, et me voilà condamné aux mines, je parie, ni plus ni moins qu’un exilé en Sibérie !

Cette découverte était d’autant plus cruelle que Marguerite avait passé, et qu’elle était déjà au bout de la galerie, causant avec ceux et celles qui venaient la saluer, et se dirigeant visiblement vers la salle de danse, où le baron ne paraissait nullement disposé à la rejoindre. Il s’était assis dans une des embrasures en hémicycle de la galerie, auprès d’un poêle dissimulé par des branches d’if et de houx, formant trophée avec des armes de chasse et des têtes empaillées d’animaux sauvages.

— Je vois, dit Cristiano, qui eût bien voulu éviter en ce moment la conversation scientifique, que vous êtes universel. Il n’est question que de votre adresse à la chasse, et je m’étonne que vous trouviez le temps…

— Pourquoi me supposez-vous chasseur ? répondit le vieillard d’un air étonné. Ah ! c’est parce que vous me croyez coupable du meurtre de ces bêtes, dont les têtes mutilées sont là, nous regardant tristement avec leurs pauvres yeux d’émail ! On vous a trompé, je n’ai chassé de ma vie. J’ai horreur des amusemens qui entretiennent la férocité trop naturelle à l’homme ! C’est à l’étude des entrailles insensibles, mais fécondes, du globe que je me suis consacré.

— Pardon ! monsieur le baron, je croyais…

— Mais pourquoi m’appelez-vous baron ? Je ne le suis pas ; il est bien vrai que le roi m’a anobli et décoré de l’Étoile polaire en récompense de mes travaux dans les mines de Falun. J’ai été, comme vous savez sans doute, professeur de l’école de minéralogie dans cette ville ; mais je n’ai pas pour cela droit à un titre, et il me suffit d’avoir quelques petits priviléges qui me soutiennent devant la caste orgueilleuse, dont, après tout, je me soucie comme de rien.

— J’ai fait quelque méprise, pensa Cristiano. Oh ! alors il s’agit d’échapper à ce savant le plus vite possible, sauf à le retrouver plus tard. — Mais il changea tout à coup d’idée en voyant Marguerite revenir sur ses pas et faire mine de se diriger lentement, et à travers mille interruptions, vers le lieu où il se trouvait. Il ne songea plus dès lors qu’à se mettre au mieux avec le géologue, afin de se faire présenter par lui, s’il était possible, comme un homme distingué. Il entra donc vite en matière. Il en savait plus qu’il ne faut pour faire des questions intelligentes. Il avait traversé Falun dans la matinée, il était descendu dans la grande mine, et il avait recueilli, pour sa satisfaction personnelle, des échantillons intéressans, au grand mépris de Puffo, qui le regardait parfois comme un cerveau détraqué. Il savait bien en outre qu’il suffit, en général, d’écouter avec respect un savant vaniteux et de provoquer l’étalage de sa science pour être jugé par lui très intelligent. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver. Sans songer à lui demander son nom, son pays ou sa profession, le professeur fit à Cristiano la description minutieuse du monde souterrain, à la surface duquel il ne se souciait que de lui-même, de sa réputation, de ses écrits, enfin du succès de ses observations et découvertes.

Dans tout autre moment, Cristiano l’eût écouté avec plaisir, car il voyait bien, en somme, qu’il avait affaire à un homme très ferré sur son sujet, et il s’intéressait vivement pour son compte à toute étude sérieuse de la nature ; mais Marguerite approchait, et le savant, remarquant la préoccupation soudaine du jeune homme, leva son bon œil dans la même direction et s’écria : — Ah ! voici ma fiancée ! je ne m’étonne plus ! Parbleu ! mon cher ami, il faut que je vous présente à la plus aimable personne du royaume.

— C’est donc lui ! pensa Cristiano stupéfait : c’est décidément le baron Olaüs ! Il est fou ; mais c’est bien là le vieillard à qui cette rose des neiges doit être sacrifiée !

Il se confirma dans cette croyance, mais avec un étonnement nouveau, quand il vit Marguerite hâter le pas de son côté, en disant à Mlle  Potin : — Enfin voilà mon amoureux ! — Puis elle ajouta en tendant la main au vieillard avec un sourire presque caressant : Mais à quoi songez-vous, monsieur, de vous cacher dans ce petit coin quand votre fiancée vous cherche depuis une heure !

— Vous le voyez, dit le savant avec une satisfaction naïve à Cristiano, elle me cherche, elle s’ennuie quand je ne suis pas auprès d’elle ! Que voulez-vous, ma belle amoureuse ? Tout le monde veut me consulter, ce n’est pas ma faute, et voilà un charmant jeune homme, un voyageur… français, n’est-ce pas ? ou italien, car vous avez un tout petit accent étranger ? Permettez-moi, comtesse Marguerite, de vous présenter mon jeune ami, M. de… Comment vous nommez-vous ?

— Christian Goefle, dit Cristiano avec aplomb.

Ce nom usurpé, surtout cette voix et cette prononciation qu’elle avait toutes fraîches dans l’oreille firent tressaillir Marguerite.

— Vous êtes le fils de M. Goefle ? dit-elle vivement. Oh ! c’est singulier comme vous lui ressemblez !

— Il n’y aurait rien de singulier à se ressembler de si près, répondit le savant ; mais monsieur ne peut-être que le neveu de Goefle, car Goefle ne s’est jamais marié, et par conséquent n’a pas plus d’enfant que moi-même.

— Ce ne serait pas une raison, dit Cristiano à l’oreille du savant.

— Ah ! oui, au fait ! répondit celui-ci du même ton et avec une naïveté incroyable, je n’y songeais pas ! ce diable de Goefle !… Alors vous seriez un fils de la main gauche ?

— Élevé à l’étranger et arrivé tout récemment en Suède, répondit Christian, émerveillé du succès de ses inspirations.

— Bien, bien ! reprit le savant, qui écoutait fort peu tout ce qui ne le concernait pas directement, je comprends, c’est bien vu, vous êtes son neveu. — Puis, s’adressant à Marguerite : Je connais parfaitement monsieur, lui dit-il, et je vous le présente comme le propre neveu du bon Goefle… que vous ne connaissez pas, mais que vous avez envie de connaître, vous le disiez ce matin.

— Et je le dis encore, s’écria Marguerite ; mais tout aussitôt elle rougit en rencontrant les yeux de Cristiano, qui lui rappelèrent par leur vivacité ceux du faux Goefle, qu’elle avait trouvés fort brillans à travers les mèches pendantes du bonnet fourré, lorsque, pour la mieux voir, il avait de temps en temps relevé involontairement les lunettes vertes du docteur.

— Et comment se fait-il, reprit le savant en s’adressant à la jeune fille sans remarquer son trouble, que vous ne soyez pas à la danse ? Je croyais qu’il n’y en aurait que pour vous cette nuit, et qu’on n’aurait pas le loisir de vous dire un mot.

— Eh bien ! mon cher amoureux, vous vous êtes trompé. Je ne danserai pas : je me suis tourné le pied dans l’escalier. Vous ne voyez donc pas que je suis boiteuse ?

— Non, en vérité ! C’est donc pour me ressembler ? Racontez un peu à M. Goefle comment je suis devenu boiteux ; c’est une histoire épouvantable, et tout autre que moi y serait resté. Oui, monsieur, vous voyez en moi une victime de la science. — Et, sans attendre que Marguerite prît la parole, M. Stangstadius se mit à raconter avec animation comme quoi, en se faisant descendre dans une mine, la corde ayant cassé, il était tombé avec le panier au fond du gouffre d’une hauteur de cinquante pieds sept pouces et cinq lignes. Il était resté évanoui six heures cinquante-trois minutes, je ne sais combien de secondes, et pendant deux mois, quatre jours et trois heures et demie, il n’avait pu faire un mouvement. Il spécifia de même avec une ponctualité désespérante la mesure exacte des emplâtres dont il avait été couvert sur chaque partie endommagée de son corps, et la quantité par drachmes, grains et scrupules, des différentes drogues qu’il avait absorbées, soit en boissons, soit en frictions émollientes.

Ce récit fut très long, bien que le bonhomme parlât vite et sans se répéter ; mais sa mémoire était un véritable fléau, qui ne lui permettait pas d’omettre la plus minime circonstance, et quand il parlait de lui-même, il ne supposait jamais que l’on pût se lasser de l’écouter.

Marguerite, qui savait par cœur le récit de l’événement, put n’y pas prêter grande attention et s’entretenir quelques momens à voix basse avec Mlle  Potin. Le résultat de cette courte conférence, que Cristiano remarqua fort bien, fut bientôt visible pour lui. La bonne Potin saisit au vol le moment où le vieillard finissait son histoire et allait s’embarquer dans une autre, pour lui demander avec une insidieuse candeur l’explication d’un paragraphe qu’elle prétendait n’avoir pu comprendre dans son dernier ouvrage.

Cristiano admira le génie inventif de la femme en voyant avec quelle chaleur le savant s’absorba dans une discussion avec la gouvernante, tandis que les yeux de Marguerite disaient clairement au jeune homme : — Je meurs d’envie de vous parler ! — Il ne se le fit pas dire deux fois, et la suivit à l’autre extrémité du petit hémicycle, où elle s’assit sur une banquette, tandis que, debout auprès d’elle, en dehors de l’embrasure et dans une attitude respectueuse, il la masquait adroitement aux regards des allans et venans.

— Monsieur Christian Goefle, lui dit-elle en le regardant avec attention encore une fois, c’est étonnant comme vous ressemblez à monsieur votre oncle !

— On me l’a dit souvent, mademoiselle ; il paraît que c’est frappant !

— Je n’ai pas bien vu, et même je peux dire que je n’ai presque pas vu sa figure ; mais son accent, sa prononciation,… c’est la même chose absolument !

— J’aurais cru pourtant avoir le timbre un peu plus frais ! répliqua Cristiano, qui avait pris soin au Stollborg de vieillir de temps en temps ses intonations.

— Oui, sans doute, dit la jeune fille, il y a la différence de l’âge, quoiqu’on puisse dire que monsieur votre oncle a encore un très bel organe. Après tout, il n’est pas bien vieux, n’est-ce pas ? Il ne m’a pas paru du tout avoir l’âge qu’on lui donne. Il a des yeux magnifiques, et il est presque de votre taille…

— À peu de chose près, dit Cristiano en jetant un regard involontaire sur l’habit du docteur en droit, et en se demandant si Marguerite le raillait ou l’interrogeait de bonne foi.

Il prit le parti de brusquer l’explication. — Mon oncle et moi, dit-il, nous avons encore une autre ressemblance : c’est l’intérêt bien vif que nous portons à une personne de votre connaissance et le dévouement dont nous sommes animés pour elle.

— Ah ! ah ! dit la jeune fille en rougissant encore, mais avec une candeur qui dissipa les inquiétudes de Cristiano ; je vois que monsieur votre oncle est un babillard, et qu’il vous a raconté ma visite de ce soir !

— J’ignore si vous lui avez confié quelque secret ; ce qu’il m’a répété ne renferme aucun mystère dont vous ayez à rougir.

— Répété,… répété… Vous étiez là, je parie, dans quelque chambre ou cabinet voisin ! Vous avez tout entendu !

— Eh bien ! oui, répondit Cristiano, qui vit que la confiance irait plus vite, s’il profitait de l’idée qu’on lui suggérait innocemment ; j’étais dans la chambre à coucher, occupé à mettre en ordre les papiers de mon oncle. À son insu et malgré moi, j’ai tout entendu.

— Voilà qui est agréable ! dit Marguerite un peu confuse, et cependant contente au fond du cœur sans pouvoir s’en rendre compte ; au lieu d’un confident, il se trouve que j’en ai deux !

— Vos confidences étaient celles d’un ange en apparence ; mais je commence à craindre que ce ne fussent réellement celles d’un démon !

— Merci de la bonne opinion que vous avez de moi ! Peut-on savoir sur quoi vous la fondez ?

— Sur une dissimulation que je ne m’explique pas. Vous avez dépeint le baron Olaüs comme un monstre au physique et au moral…

— Pardonnez-moi, monsieur ; vous avez mal entendu. Je l’ai dépeint désagréable, effrayant ; je n’ai jamais dit qu’il fût laid.

— Et pourtant vous auriez pu le dire, car il est, à franchement parler, d’une laideur accomplie.

— À cause de sa physionomie dure et froide, c’est vrai ; mais tout le monde s’accorde à dire qu’il a de fort beaux traits.

— Les gens de ce pays ont une singulière manière de voir ! Enfin ne disputons pas des goûts ! Moi, je vois autrement. Je le trouve laid et mal tourné, mais d’un aspect comique et débonnaire…

— Vous vous moquez certainement, monsieur Christian Goefle, ou il y a ici un quiproquo. Dieu me pardonne, vos yeux désignent le personnage qui est en face de nous ! Serait-il possible que, dans votre opinion, ce fût là le baron de Waldemora ?

— Ne dois-je pas croire que le baron est celui qui parle de vous comme de sa fiancée, et que vous appelez gaiement votre amoureux ? Marguerite éclata de rire. — Oh ! en effet, s’écria-t-elle, si vous avez pu croire que je traitais avec cette familiarité amicale le baron Olaüs, vous devez me juger bien menteuse ou bien inconséquente ; mais, Dieu merci, je ne suis ni l’une ni l’autre. Le personnage que j’appelle par plaisanterie mon amoureux n’est autre que le docteur es sciences Stangstadius, dont il est bien impossible que vous n’ayez pas entendu parler à votre oncle.

— Le docteur Stangstadius ? répondit Christian, soulagé d’un grand déplaisir. Eh bien ! j’avoue que je ne le connais pas, même de nom. J’arrive de pays lointains où j’ai toujours vécu.

— Alors, reprit Marguerite, je m’explique comment vous ne connaissez pas le savant minéralogiste ici présent. C’est, comme vous l’avez très bien jugé, un excellent homme, un peu violent parfois, mais sans rancune. J’ajouterai qu’il est naïf comme un enfant, et qu’il y a des jours où il prend au sérieux ma passion pour lui, et cherche à s’en débarrasser en me disant qu’un homme tel que lui appartient à l’univers et ne peut se consacrer à une femme. J’ai connu ce bonhomme il y a déjà bien longtemps, lorsqu’il est venu au château où j’ai été élevée, pour faire des études dans nos terrains. Il y a passé quelques semaines, et depuis ma tante l’a autorisé à venir me voir lorsqu’il a affaire dans le pays. C’est le seul homme que je connusse ici quand j’y suis arrivée, car il faut vous dire que le baron Olaüs lui a confié des travaux à diriger dans son domaine ; mais j’aperçois ma tante, qui me cherche et qui va me gronder, vous allez voir !

— Voulez-vous l’éviter ? Passez entre la muraille et ce trophée de chasse.

— Il faudrait que Potin y passât aussi, et nous ne pourrons jamais persuader à M. Stangstadius de ne pas nous trahir. Hélas ! ma tante va me tourmenter pour que je danse avec le baron, mais je m’obstinerai à être boiteuse, bien que je le sois si peu que je ne m’en aperçois pas.

— Vous ne l’êtes pas du tout, j’espère ?

— Si fait. J’ai eu le bonheur de tomber devant elle, tout à l’heure, dans l’escalier. J’ai eu, pour tout de bon, un peu de douleur à la cheville, et j’ai fait pas mal de grimaces pour prouver qu’il m’était impossible d’ouvrir la danse noble avec le maître de la maison. Ma tante a dû me remplacer, et voilà pourquoi je suis ici ; mais c’est fini : elle arrive !

En effet la comtesse Elfride d’Elvéda s’approchait, et Cristiano dut s’éloigner un peu de Marguerite, auprès de laquelle il s’était assis.

La comtesse était une petite femme grasse, fraîche, vive, décidée, à peine âgée de trente-cinq ans, très coquette, mais moins par galanterie que par esprit d’intrigue. Elle était un des plus ardens bonnets de la Suède, c’est-à-dire qu’elle travaillait pour la Russie contre la France, dont les partisans prenaient le titre de chapeaux, et pour la noblesse et le clergé luthérien contre la royauté, qui naturellement cherchait son appui dans les autres ordres de l’état, les bourgeois et les paysans. Elle avait été jolie et elle l’était encore assez, son esprit et son crédit aidant, pour faire des conquêtes ; mais sa manière d’être, tour à tour hautaine et familière, déplut à Cristiano. Dès le premier coup d’œil, il lui trouva un air de duplicité et d’obstination qui lui parut de mauvais augure pour l’avenir de Marguerite.

— Eh bien ! dit-elle à celle-ci d’un ton aigre et bref, que faites-vous là, contre ce poêle, comme si vous étiez gelée ? Venez, j’ai à vous parler.

— Oui, ma tante, répondit la rusée Marguerite en feignant de se lever avec effort ; mais c’est qu’en vérité je souffre beaucoup de ce pied ! Ne pouvant danser, j’avais froid dans le grand salon.

— Mais avec qui donc causiez-vous ici ? lui demanda la comtesse en regardant Cristiano, qui s’était rapproché de M. Stangstadius.

— Avec le neveu de votre ami M. Goefle, qui vient de m’être présenté par M. Stangstadius. Vous le présenterai-je, ma tante ?

Cristiano, qui n’écoutait pas le savant, entendit fort bien la réponse de Marguerite, et, résolu à tout risquer pour prolonger ses rapports avec la nièce, il vint de lui-même saluer la tante d’une façon si gracieusement respectueuse, qu’elle fut frappée de sa bonne mine. Il faut croire qu’elle avait un grand besoin de M. Goefle, car, en dépit du nom roturier que s’attribuait Cristiano, elle lui fit aussi bon accueil que s’il eût appartenu à une des grandes familles du pays. Puis M. Stangstadius ayant affirmé qu’il était un garçon de mérite :

— Je suis charmée de faire connaissance avec vous, lui dit-elle, et j’en veux à M. Goefle de ne s’être jamais vanté devant moi d’un neveu qui lui fait honneur. Vous vous occupez donc de science, comme notre illustre ami Stangstadius ? C’est fort bien vu. C’est une des belles carrières que peut choisir un jeune homme. Par la science, on arrive même à la plus agréable position qu’il y ait dans le monde, c’est-à-dire à une considération que l’on n’est pas forcé d’acheter par des sacrifices.

— Je vois, reprit Cristiano, qu’il en est ainsi en Suède, soit dit à la louange de ce noble pays : mais en Italie, où j’ai été élevé, et même en France, où j’ai demeuré quelque temps, les savans sont généralement pauvres et faiblement encouragés, quand ils ne sont pas persécutés par le fanatisme religieux.

Cette réponse transporta de joie le géologue, qui avait un grand amour-propre national, et plut infiniment à la comtesse, qui dédaignait la France.

— Vous avez bien raison, dit-elle, et je ne comprends pas votre oncle de vous avoir fait élever ailleurs que dans votre pays, où le sort des étudians est si honorable et si heureux.

— Il tenait, répondit à tout hasard Cristiano, à ce que je pusse parler les langues étrangères avec facilité ; mais en cela je pense qu’il n’était pas besoin de m’envoyer si loin, car je me suis aperçu qu’ici on parlait français comme en France.

— Ceci est une politesse dont nous vous remercions, dit la comtesse ; mais vous nous flattez. Nous ne le parlons probablement pas aussi bien que vous. Quant à l’italien, nous le parlons encore moins bien, quoiqu’il entre dans notre éducation, pour peu qu’elle ait été soignée. Vous le parlerez avec ma nièce, et, si elle l’estropie, moquez-vous d’elle, je vous prie ; mais d’où vient que M. Goefle tenait tant aux langues vivantes ? Est-ce qu’il vous destine à la carrière diplomatique ?

— Peut-être, madame la comtesse ; je ne sais pas encore bien ses intentions.

— Fi ! pouah ! s’écria le géologue.

— Doucement, cher savant, reprit la comtesse. Il y a beaucoup à faire aussi de ce côté-là. Toutes les carrières sont belles quand on sait y marcher.

— Si madame la comtesse daignait me conseiller, reprit Cristiano, je m’estimerais très heureux de lui devoir une bonne inspiration !

— Eh bien ! je ne demande pas mieux, répondit-elle en affectant une aimable bonhomie ; nous causerons ensemble, et je m’intéresserai à vous, d’autant plus que vous avez tout ce qu’il faut pour réussir dans le monde. Suivez-nous donc à la salle de danse. Je voudrais absolument décider ma nièce à danser au moins un menuet ; ce n’est pas fatigant, et son refus paraîtrait fort maussade. Vous entendez, Marguerite ! Il faut faire comme tout le monde.

— Mais, ma tante, dit Marguerite, tout le monde n’a pas mal au pied !

— Dans le monde, ma chère enfant, reprit la comtesse, et je dis cela aussi pour vous, monsieur Goefle, il faut n’avoir jamais d’empêchement quand il s’agit d’être agréable ou convenable. Retenez bien ceci, qu’on ne manque jamais sa destinée que par sa propre faute. Il faut avoir une volonté de fer, surmonter le froid et le chaud, la soif et la faim, les grandes souffrances aussi bien que les petits bobos. Le monde n’est pas, comme se l’imagine la jeunesse, un palais de fées où l’on vit pour son plaisir. C’est tout au contraire un lieu d’épreuves où tous les besoins, tous les désirs, toutes les répugnances doivent être surmontés avec un véritable stoïcisme,… quand on a un but ! et quiconque n’a pas de but n’est qu’un sot personnage. Demandez à votre amoureux, Marguerite, s’il pense à ses petites aises, et s’il craint de se faire du mal quand il descend dans un gouffre pour y chercher ce qui est le but de sa vie ! Eh bien ! sous les voûtes des palais aussi bien que dans les cavernes des mines, il y a des horreurs à braver. Celle de danser avec une petite douleur à la cheville est bien peu de chose auprès de tant d’autres que vous connaîtrez plus tard. Allons, levez-vous, et venez !

Marguerite adressa involontairement à Cristiano un regard douloureux, comme pour lui dire : — Vous voyez, je ne serai jamais la plus forte !

— Offrirai-je mon bras à la comtesse Marguerite ? dit Cristiano à l’impérieuse tante ; elle boite en effet…

— Non, non, ce n’est qu’un caprice ! Vous verrez qu’elle ne voudra pas boiter, vu que c’est très disgracieux. Marguerite, donnez le bras à M. Stangstadius, et passez devant nous, pour qu’on voie lequel de vous boitera le plus bas.

— Boiter, moi ? s’écria le savant ; je ne boite que quand je n’y songe pas ! Quand je veux, je vais dix fois plus vite et plus droit que les meilleurs piétons. Ah ! je voudrais bien que vous me vissiez dans les montagnes, lorsqu’il s’agit de prouver aux guides paresseux que l’on peut tout ce qu’on veut !

En parlant ainsi, M. Stangstadius se mit à marcher rapidement, mais en imprimant à la partie disloquée de son corps un si violent mouvement de bas en haut, que la pauvre Marguerite, entraînée par lui, avait peine à toucher le parquet.

— Donnez-moi le bras, à moi, dit la comtesse Elfride à Cristiano ; non que j’aie besoin d’être escortée ou soutenue, mais parce que je veux vous parler.

Et, tout en marchant vite et parlant de même, elle ajouta : — Votre oncle a dû vous dire que je voulais marier ma nièce avec le baron de Waldemora ?

— Il est vrai, madame, il me l’a dit… ce soir.

— Ce soir ? Il est donc arrivé ? Je ne le savais pas ici !

— Il n’a sans doute pu trouver de place au château, et il a pris gîte au Stollborg.

— Quoi ! dans ce repaire d’esprits malins ? Eh bien ! il sera en bonne compagnie ; mais ne viendra-t-il pas au bal ?

— J’espère que non ! répondit étourdiment Cristiano.

— Vous espérez que non ?

— À cause de sa goutte, qui demande du repos.

— Ah ! vraiment il a la goutte ? Ce doit être un grand ennui pour lui, qui est si ingambe et si actif ! Il ne l’avait jamais eue, et croyait ne l’avoir jamais !

— C’est tout récent, une attaque ces jours-ci. Il m’a envoyé ici à sa place, en me recommandant de vous présenter ses devoirs, et de recevoir vos ordres pour les lui transmettre demain à son réveil.

— Ah ! fort bien. Vous lui direz alors ce que j’allais vous dire. C’est une chose dont je ne fais pas mystère. J’ai remarqué que quand on affichait hautement un projet, il était déjà à moitié accompli. Donc je veux marier ma nièce avec le baron. Vous me direz qu’il n’est pas jeune : raison de plus pour qu’il veuille se dépêcher de frustrer une douzaine d’insupportables héritiers qui lui font la cour en pure perte. Tenez ! en voici deux qui passent, l’un est le comte de Nora, un bonhomme inoffensif, l’autre le baron de Lindenwald, un homme d’esprit très intrigant, ambitieux, et pauvre comme toute notre noblesse d’aujourd’hui. Le baron Olaüs, n’ayant pas de frères, est une heureuse exception ; mais je peux vous dire à vous et à votre oncle qu’il est peu décidé pour ma nièce, et ma nièce pas du tout pour lui. Ceci ne me décourage nullement ; ma nièce est un enfant, et cédera. Ma volonté étant connue ici, personne n’osera lui faire la cour ; je me charge d’elle. C’est à votre oncle de décider le baron, et cela est très facile.

— Si madame la comtesse daigne me donner ses instructions…

— Les voici en deux mots : ma nièce aime le baron.

— En vérité ?

— Quoi ! vous ne comprenez pas ? Un apprenti diplomate !

— Ah ! si fait ; pardon, madame. La comtesse Marguerite est censée aimer M. le baron, bien qu’elle le déteste, et…

— Et il faut que le baron se croie aimé.

— Donc c’est à M. Goefle qu’il appartient de lui faire cette histoire ?

— À lui seul. Le baron est fort méfiant. Je le connais de longue date ; je ne le persuaderais pas. Il me suppose des vues intéressées.

— Que vous n’avez pas ! dit Cristiano en souriant.

— Que j’ai !… pour ma nièce. N’est-ce pas mon devoir envers elle ?

— Assurément ; mais M. Goefle se prêtera-t-il à… cette petite exagération ?

— Un avocat se ferait scrupule d’orner un peu la vérité ! Allons donc ! quand il s’agit de gagner une cause, votre cher oncle en dit bien d’autres !

— Sans doute ; mais le baron croira-t-il…

— Le baron croira tout de M. Goefle. C’est, selon lui, le seul homme sincère qui existe.

— M. le baron prétend donc être aimé pour lui-même ?

— Oui, il a ce travers.

— S’il aime la comtesse Marguerite, il se fera aisément illusion…

— Aimer ? Est-ce qu’on aime à son âge ? Il est bien question de cela ! C’est un homme grave qui ne songe au mariage que pour avoir un héritier, son fils étant mort il y a deux ans. Il veut une femme jolie et bien née, et ne lui demandera que de ne pas le rendre ridicule. Or avec ma nièce il ne risque rien. Elle a des principes ; contente ou non de son sort, elle se respectera. Voilà ce que vous pouvez dire à votre oncle pour le décider. Ajoutez-y la promesse de ma reconnaissance, qui a son prix, il le sait bien. Je suis placée pour payer un léger service par un service important, et, pour commencer, que désire-t-il pour vous ? que désirez-vous vous-même ? Voulez-vous être attaché d’emblée, et sur un bon pied, à l’ambassade de Russie ? Je n’ai qu’un mot à dire. L’ambassadeur est ici.

— Dieu me préserve !… s’écria Cristiano, qui détestait la Russie ; mais il se reprit, ne voulant pas encore se mettre mal avec la comtesse, et acheva ainsi sa phrase : « Dieu me préserve d’oublier jamais vos bontés ! Je ferai tout pour m’en rendre digne. »

— Eh bien ! commencez tout de suite.

— Faut-il que j’aille au Stollborg réveiller mon oncle ?

— Non ; approchez-vous de ma nièce de temps en temps durant le bal, et renouez la conversation avec elle. Vous profiterez de cela pour lui faire l’éloge du baron.

— Mais c’est que je ne le connais pas.

— Vous l’avez vu, cela suffit ; vous parlerez comme si vous aviez été frappé de son grand air et de sa noble figure.

— Je ne demanderais pas mieux si je l’avais vu, mais…

— Ah ! vous ne l’avez pas encore salué ? Venez, je me charge de vous présenter à lui… Mais non, ce n’est pas cela. Vous allez demander à Marguerite de vous le montrer, et aussitôt vous vous récrierez sur la beauté des traits du personnage. Ce sera naïf, spontané, et vaudra beaucoup mieux qu’un éloge préparé.

— Comment mon opinion, à supposer qu’elle fût sincère, aurait-elle la moindre influence sur l’esprit de votre nièce ?

— En Suède, quiconque a voyagé vaut deux, et même trois. Et puis vous ne savez donc pas que les jeunes filles ne s’y connaissent pas du tout, qu’elles sont guidées dans leur choix par l’amour-propre et non par la sympathie, de sorte que l’homme qu’elles se mettent à admirer le plus est toujours celui qui est le plus admiré des autres ? Tenez, voilà ma nièce assise au milieu d’autres jeunes personnes qui certainement voudraient bien pouvoir prétendre au baron ! C’est très bon qu’elle soit là. Je l’y laisserai ; mêlez-vous à leur caquet, et pour que vous puissiez faire ce que vous m’avez promis, moi je prendrai le bras du baron, et je passerai avec lui en vue de ce grave cénacle. Profitez du moment.

— Mais si le baron me remarque par hasard, il demandera quel est ce butor qui ne s’est pas fait présenter à lui, et qui a eu la gaucherie de ne pas savoir se présenter lui-même ?

— Ne craignez rien, je me charge de tout. D’ailleurs le baron ne vous verra pas. Il a la vue très basse, et ne reconnaît les gens qu’à la voix. À la chasse, il porte des bésicles, et vise très juste ; mais dans le monde il a la coquetterie de s’en priver. C’est convenu, allez !

Un instant après, Cristiano était mêlé aux groupes de belles demoiselles qui se reposaient dans l’intervalle d’une danse à l’autre. Il s’y introduisit en adressant à Mlle  Potin, qui se tenait au dernier rang, quelques politesses auxquelles la pauvre fille fut très sensible. Marguerite le vit avec plaisir se joindre au cercle de jeunes gens qui entourait les chaises de ses compagnes, et en un instant celles-ci surent d’elle qu’il était « un jeune homme de grand mérite, neveu du célèbre avocat Goefle, l’ami intime de sa tante. » Quelques-unes pincèrent les lèvres et trouvèrent mauvais qu’un roturier osât venir leur faire sa cour avec les jeunes officiers de l’indelta[1], qui étaient généralement de bonne famille ; mais la plupart l’accueillirent fort bien et le trouvèrent charmant.

Le fait est que, comme beaucoup d’aventuriers de cette époque féconde en aventures, Cristiano était charmant. Par une particularité de type, dont il ne se rendait pas compte, il avait le genre de beauté qui devait plaire dans le pays. Il était grand, bien fait, blanc et frais de carnation, avec des yeux d’un bleu sombre, des sourcils bien marqués, d’un noir d’ébène, de même que les longs cils recourbés et la chevelure magnifique. Personne ne douta qu’il ne fût de pure race dalécarlienne, race tranchée et très différente des autres types Scandinaves. Il avait en outre quelque chose de particulier qui attirait l’attention : c’était une façon d’être étrangère au pays, une suavité de langage et de manières qui sentait la fréquentation d’un monde plus civilisé ou plus artiste, et comme un parfum d’Italie et de France attaché à sa personne. Dès qu’on le sut élevé en Italie, on l’accabla de questions, et toutes ses réponses marquèrent tant de bon sens, de franchise et de gaieté, qu’au bout d’un quart d’heure de babil toutes ces jeunes têtes raffolaient de lui. Sans être fat, Cristiano n’en fut pas surpris. Il avait été, en d’autres temps, habitué à plaire, et en voulant, à tout prix, se redonner le plaisir d’une soirée d’homme du monde, il savait bien qu’à moins d’un coup de théâtre qui compromettrait gravement son succès, il se tirerait de son rôle mieux que la plupart des gens titrés ou gradés qui se trouvaient là.

Cependant la petite comtesse Elfride, accrochée ou plutôt suspendue au bras du monumental baron Olaüs, avait passé deux fois sans rencontrer les yeux de Cristiano. À la troisième, elle toussa très fort, puis amena le baron jusqu’auprès de Marguerite, et Cristiano, qui comprit, s’arracha à l’enivrement de la conversation pour s’effacer et observer le personnage sans attirer son attention.

Le baron Olaüs était très grand, très gros et très beau en dépit de l’âge, mais d’une physionomie réellement effrayante par sa blancheur mate et sa sinistre impassibilité. Son regard fixe tombait sur vous comme ces coups de vent glacé qui ôtent la respiration, et sa bouche avait un sourire morne, d’un dédain et d’une tristesse extraordinaires. Sa voix, sans inflexion, était d’une sécheresse désagréable, et dès qu’il l’entendit s’adresser à Marguerite, Cristiano reconnut celle du personnage qui, une heure auparavant, faisait si bon marché de la Suède dans ses épanchemens avec un diplomate russe. Il le reconnut aussi à sa haute taille et à son habillement riche et sombre, qu’il avait remarqués en l’écoutant faire à l’ennemi les honneurs de sa patrie.

— Décidément, mademoiselle, dit le fâcheux baron à Marguerite, vous ne voulez pas danser ? Vous souffrez beaucoup ?

La comtesse Elfride ne donna pas à Marguerite le temps de répondre.

— Oh ! ce n’est rien du tout, dit-elle, Marguerite dansera tout à l’heure.

Et elle emmena le baron en lançant à Cristiano un nouveau regard passablement impérieux. Or voici comment Cristiano se conforma à ses injonctions.

— Est-ce donc là le baron Olaüs de Waldemora ? dit-il à Marguerite en se rapprochant d’elle et de Mlle  Potin, qui s’était serrée contre la jeune fille à l’approche du châtelain.

— C’est lui, répondit Marguerite avec un sourire amer. Comment le trouvez-vous ?

— C’est un homme qui a pu être très beau il y a une trentaine d’années.

— Au moins ! reprit Marguerite avec un soupir. Sa figure vous plaît ?

— Oui. J’aime les faces réjouies ! La sienne est d’une gaieté…

— Effroyable, n’est-ce pas ?

— Que disiez-vous donc à mon oncle ? reprit Cristiano en s’asseyant derrière son fauteuil et en baissant la voix ; il a tué sa belle-sœur ?

— On le croit.

— Moi, j’en suis sûr !

— Ah ! parce que…

— Parce qu’il l’aura regardée !

— Oh ! n’est-ce pas que son regard est celui d’un phoque ?

— Vous exagérez un peu, dit Mlle  Potin, qui avait sans doute été terrifiée de son côté par quelque muette menace de la comtesse Elfride : il a l’œil fixe des gens qui ne voient pas.

— Eh ! justement, dit Cristiano ; la mort est aveugle… Mais qui donc a surnommé le baron l’homme de neige ? Le nom lui convient, il personnifie pour moi l’hiver du Spitzberg. Il m’a donné le frisson.

— Et avez-vous remarqué son tic ? dit Marguerite.

— Il a porté la main à son front, comme pour en essuyer la sueur ; est-ce cela ?

— Précisément.

— Il veut peut-être faire croire qu’il sue, l’homme de neige, mais c’est tout simplement qu’il fond.

— Vous voyez bien que j’ai raison d’en avoir peur. Et son diamant noir, y avez-vous fait attention ?

— Oui, j’ai remarqué le hideux diamant noir, comme il essuyait son front avec sa main décharnée, car elle est décharnée, sa main, par contraste avec son gros ventre et sa face bouffie.

— De qui parlez-vous donc comme cela ? dit une jeune Russe qui s’était levée pour étaler sa robe sur son panier. Est-ce du baron de Waldemora ?

— J’étais en train de dire, répondit Cristiano sans se déconcerter, que cet homme-là n’avait pas trois mois à vivre.

— Oh ! alors, s’écria la Russe en riant, il faut vous hâter de l’épouser, Marguerite !

— Gardez le conseil pour vous-même, Olga, répondit la jeune comtesse.

— Hélas ! je n’ai pas, comme vous, une tante à qui rien ne résiste ! Mais à quoi voyez-vous, monsieur Goefle, que le baron soit si malade ?

— À son embonpoint mal réparti, au blanc jaune de son œil vitreux, aux ailes pincées de son nez en bec d’aigle, et surtout à quelque chose d’indéfinissable que j’ai éprouvé en le regardant.

— Vraiment ? Êtes-vous doué de la seconde vue, comme les habitans du nord de ce pays ?

— Je n’en sais rien. Je ne me crois pas sorcier, mais je crois très fort qu’il est des organisations plus ou moins sensibles à certaines influences mystérieuses, et je vous réponds que le baron de Waldemora n’en a pas pour longtemps.

— Moi, dit Marguerite, je crois qu’il est déjà mort depuis longtemps, et qu’il réussit, grâce à quelque secret diabolique, à se faire passer pour vivant.

— C’est vrai qu’il a l’air d’un spectre, reprit Olga ; n’importe, je le trouve beau en dépit de ses années, et il y a en lui un pouvoir fascinateur. Toute la nuit dernière je l’ai vu en rêve. J’avais peur, et je me plaisais à avoir peur. Expliquez-moi cela.

— C’est bien simple, répondit Marguerite : le baron est grand alchimiste ; il sait faire des diamans ! Or vous nous disiez ce matin que pour des diamans vous feriez un pacte avec le diable.

— Vous êtes méchante, Marguerite ! Si je disais à quelqu’un qui pût le redire au baron la manière dont vous l’arrangez, vous en seriez très contrariée, je parie !

— Croyez-vous cela, monsieur Goefle ? dit Marguerite à Cristiano.

— Non, répondit-il. Quel besoin les anges ont-ils de diamans ? N’ont-ils pas les étoiles ?

Marguerite rougit, et, s’adressant à la jeune Russe : — Ma chère Olga, lui dit-elle, je vous supplie de dire vous-même au baron que je ne peux pas le souffrir. Vous me rendrez grand service… Et tenez, la preuve !… Voilà ce bracelet qui vous fait tant d’envie !… Brouillez-moi avec le baron, et je m’engage à vous le donner.

— Oh ! oui-dà ! que dirait votre tante ?

— Je lui dirai que je l’ai perdu, et vous ne le porterez pas ici, voilà tout. Tenez, tenez, le baron revient vers nous ; c’est pour m’inviter. On recommence le menuet. Je vais refuser. Ma tante est là-bas, absorbée dans une conversation politique avec l’ambassadeur de Russie. Soyez tout près de moi, il faudra bien que le baron vous invite.

En effet, le baron venait avec une grâce sépulcrale renouveler son invitation. Marguerite trembla de tous ses membres lorsqu’il avança la main pour qu’elle y mît la sienne en disant : — La comtesse Elvéda m’a dit que maintenant vous désiriez danser, et je fais recommencer le menuet pour vous.

Marguerite se leva, fit un pas, et, se laissant retomber sur sa chaise : — Je voudrais obéir à ma tante, dit-elle d’un ton résolu ; mais vous voyez, monsieur le baron, que je ne le puis, et je ne pense pas que vous ayez l’intention de me soumettre à la torture.

Le baron fit un mouvement de surprise. C’était un homme intelligent, fort bien élevé et méfiant à l’excès. La comtesse ne l’avait pas tellement trompé qu’il ne fût prêt à voir clair au moindre indice, et l’aversion de Marguerite était si manifeste qu’il se le tint pour dit. Son sourire prit une expression de profond dédain, et il répondit avec une gracieuse ironie : — Vous êtes mille fois trop bonne pour moi, mademoiselle, et je vous prie de croire que j’en suis profondément touché ! — Et, s’adressant aussitôt à Olga, il l’invita et l’emmena par la main, tandis que Marguerite glissait dans l’autre main de la jeune ambitieuse son riche bracelet rapidement détaché.

— Monsieur Goefle, dit-elle vivement à Cristiano d’une voix tremblante, vous m’avez porté bonheur, je suis sauvée !

— Et pourtant vous êtes pâle, lui dit Cristiano, vous tremblez.

— Que voulez-vous ? J’ai eu peur, et à présent je songe à la colère de ma tante, et j’ai peur encore !… Mais c’est égal, je suis délivrée du baron ! Il se vengera de moi, il me fera peut-être mourir ; mais je ne serai pas sa femme, je ne porterai pas son nom, je ne toucherai pas sa main ensanglantée !

— Taisez-vous, au nom du ciel ! taisez-vous ! dit Mlle  Potin, aussi pâle, aussi effrayée qu’elle. On pourrait vous entendre ! Vous avez été brave, et je vous en félicite ; mais au fond vous êtes peureuse, et vous voilà exaltée à vous rendre malade. Mon Dieu ! n’allez pas vous évanouir, chère enfant ! Respirez votre flacon !

— Ne crains rien, ma bonne amie, répondit Marguerite, me voilà remise. Est-ce que l’on s’est aperçu de tout cela autour de nous ? Je n’ose encore regarder personne.

— Non, Dieu merci, la ritournelle à grand fracas de l’orchestre a couvert les paroles, et toutes ces demoiselles se sont levées pour la danse. Vous voilà à peu près seule dans ce coin. N’y restez pas en vue. Évitons surtout que votre tante ne vienne vous faire une scène dans l’état où vous êtes. Sortons ; allons dans votre appartement. Donnez-moi le bras.

— Ne vous reverrai-je donc plus ? dit Cristiano avec une émotion qu’il ne put maîtriser.

— Si fait, répondit Marguerite, je veux encore vous parler : dans une heure, vous nous retrouverez…

— Où vous retrouverai-je ? dites !

— Je ne sais… Eh bien ! tenez, au buffet !

Tandis que Marguerite s’éloignait, Cristiano quittait le salon par une autre porte et s’orientait de son mieux vers le lieu du rendez-vous, afin de n’être pas retardé par une vaine recherche quand le moment serait venu. D’ailleurs le mot de buffet avait réveillé en lui une sensation qui, en dépit de l’intérêt attaché par lui à son aventure, le torturait depuis son entrée au bal. — S’il n’y a là personne, se disait-il, je vais faire une terrible brèche aux victuailles de monseigneur.

Pendant qu’il se dirige vers ce sanctuaire, sachons ce qui se passe au salon.

IV.

Certes le baron n’aimait pas la danse, et sa corpulence ne se prêtait guère aux entrechats ; toutefois on avait dans ce temps-là des danses nobles, auxquelles se mêlaient, par savoir-vivre, les personnes les plus graves. Le baron, veuf depuis longtemps, n’avait guère donné de fêtes tant que son futur héritier avait vécu ; mais, voyant son nom destiné à périr avec lui, ses titres et richesses menacés de passer à une autre branche de la famille qu’il haïssait, il avait fermement résolu de se remarier au plus vite, et de choisir, non une compagne aimable, dont il n’éprouvait pas le besoin moral, mais une fille fraîche et jeune, capable de lui donner des enfans. En conséquence il avait remis son manoir sur un pied de luxe et convoqué le beau sexe de sa province, aux seules fins de poser sa couronne baroniale sur la tête la plus réjouissante qui se présenterait de bonne grâce pour la recevoir.

La comtesse Elfride avait cru l’emporter. Ses plans étaient déjoués, le vieux épouseur ouvrait les yeux… Il se sentit ridicule, et jura de se venger de la tante aussi bien que de la nièce ; mais à ce serment, rapidement formulé en lui-même, il joignit la résolution de n’être pas joué deux fois, et de faire seul ses affaires en s’adressant à la première fille bien née qui le verrait d’un bon œil. Cette fille, c’était Olga ; il n’en put douter lorsqu’elle lui raconta tout bas comme quoi Marguerite lui avait cédé ses droits et prétentions sur son cœur. Elle fit ce caquet avec une grande candeur d’effronterie, et en ayant l’air de plaisanter comme une enfant qu’elle était à beaucoup d’égards, mais en femme que l’ambition dévorait déjà et inspirait à propos. Le baron, qui ne manquait pas d’esprit, soutint le badinage, et parut n’y attacher aucune importance ; mais quand la danse fut finie, au lieu de ramener Olga à sa place, il lui offrit le bras pour la conduire dans la galerie, dont la vaste étendue permettait les apartés, et là il lui dit froidement, en prenant sa main brûlante dans ses mains glacées : — Olga, vous êtes jeune et belle ; mais vous êtes pauvre, et de trop bonne famille pour épouser un joli garçon sans naissance. Il ne tient qu’à vous que votre badinage n’en soit pas un. Je vous offre mon nom et un sort brillant. Répondez sérieusement et tout de suite, ou de ce que nous disons là il ne sera plus jamais question.

Olga était en effet jeune, belle, pauvre, vaine et avide. Elle saisit l’occasion aux cheveux et accepta sans hésiter. — C’est bien, je vous remercie, lui dit Olaüs en lui baisant la main. Permettez-moi de ne pas ajouter un mot. Je serais ridicule si je vous parlais d’amour. Cela vous ferait penser que je peux me croire aimé. Nous nous marions, voilà qui est convenu, et nous avons de fortes raisons pour nous y décider l’un et l’autre, voilà qui est certain. Maintenant, si vous tenez à ce que ce mariage se fasse, je vous demande un secret absolu pendant quelques jours, et surtout vis-à-vis de la comtesse Marguerite et de sa tante. Pouvez-vous me le promettre ? Songez qu’une indiscrétion romprait tout entre nous.

Olga avait trop d’intérêt à se taire pour ne pas promettre sincèrement. Le baron la ramena au grand salon. Leur disparition avait été si courte que, si elle fut remarquée, elle ne put tirer à conséquence. La comtesse d’Elvéda s’en émut pourtant, et vint savoir ce que sa nièce était devenue. — Ne vous en inquiétez pas, lui dit Olga ; elle était ici tout à l’heure.

— Elle se cache, elle s’obstine à ne pas danser !

— Nullement, dit le baron ; elle s’était résignée. C’est moi qui n’ai pas voulu abuser de son obligeance. — Et, offrant le bras à la comtesse, il s’éloigna avec elle pour lui dire qu’il n’entendait pas être aimé par contrainte, qu’il était assez grand garçon pour faire sa cour lui-même, et qu’il la priait de ne plus se mêler de rien, si elle ne voulait lui faire perdre toute espérance et même toute volonté de mariage.

La comtesse se consola de la mercuriale, car c’était la première fois que le baron paraissait décidé à rechercher sa nièce. Tout intrigante et perfide qu’elle était, elle fut la dupe du baron, qui ne songeait plus qu’à la jouer comme elle s’était jouée de lui.

— J’admire, se disait Cristiano en se dirigeant vers le buffet, comme ces personnes de haute intrigue, qui se croient maîtresses des destinées du vulgaire, sont niaises dans leur malice et faciles à duper ! Il doit en être ainsi quand on a pour point de départ dans une telle vie le mépris absolu de l’espèce humaine. On ne peut pas mépriser les autres sans se mépriser soi-même, et qui ne s’estime pas dans son œuvre est frappé d’impuissance. Était-elle superbe et comique, cette tante qui me disait tranquillement : — J’ai une nièce à immoler ; aidez-moi vite, vous serez payé : vous aurez une place de premier valet dans une bonne maison !

Mais Cristiano fit trêve à ses réflexions philosophiques en entrant dans la salle qu’il cherchait, et qu’il reconnut à une odeur de venaison vraiment délicieuse. C’était une jolie rotonde, où de petites tables volantes étaient destinées, en attendant l’heure du grand souper général, à satisfaire les appétits impatiens. Comme à neuf heures tout le monde avait grandement fait honneur à la table du baron, la salle était vide, à l’exception d’un laquais profondément endormi que Cristiano se garda bien d’éveiller, dans la crainte de passer pour glouton et malappris. Il s’empara, sans chercher et sans choisir, d’une galantine apprêtée à la française ; mais comme il y enfonçait le couteau à manche de vermeil, la porte s’ouvrit avec fracas, le laquais, éveillé en sursaut, se trouva sur ses pieds, comme mû par un ressort, et M. Stangstadius entra, faisant trembler les cristaux et les porcelaines par l’ébranlement qu’imprimait au parquet sa démarche inégale et violente.

— Eh ! parbleu, s’écria-t-il en voyant Cristiano, je suis content de vous trouver là, vous ! Je n’aime pas à manger seul, et nous causerons de choses sérieuses en satisfaisant la volonté aveugle de notre pauvre machine humaine… Bah ! vous voulez manger debout ? Oh ! que non, c’est très défavorable à la digestion, et on ne sent pas le goût de ce qu’on mange… Karl, ouvre-nous cette table, la plus grande… Bien ! Et sers-nous du meilleur… Du jambon, des hors-d’œuvre ? Non, pas encore ! Quelque chose de substantiel, quelques bonnes tranches d’aloyau, après quoi tu nous choisiras la noix de ton jambon d’ours… Est-ce un jambon de Norvège au moins ? Ce sont les mieux fumés… Et du vin, Karl, à quoi songes-tu ? Du madère, du bordeaux, et tu y ajouteras quelques bouteilles de champagne pour ce jeune homme, qui doit en être friand… C’est bien, Karl, en voilà assez, mon garçon ; mais ne t’éloigne pas, il nous faudra du dessert tout à l’heure.

En commandant de la sorte, M. Stangstadius s’installa le dos au poêle, et se mit à boire et à manger d’une si mirifique manière que Cristiano, mettant toute honte de côté, se mit à dévorer de toute la puissance de ses trente-deux dents. Quant au savant, qui n’en avait plus qu’une douzaine, il savait si bien s’en servir, qu’il ne demeura pas en arrière, mais sans cesser de parler et de gesticuler avec une singulière énergie. Cristiano, étonné, le comparait intérieurement à un monstre fantastique, moitié crocodile et moitié singe, et il se demandait où était le siège de cette vitalité effrayante dans un corps disloqué, d’une apparence chétive, surmonté d’une tête pointue, aux yeux divergens et à la mobilité insensée.

La conversation du géologue l’aida à résoudre ce problème. Le digne homme n’avait jamais aimé personne, pas même un chien. Toutes choses lui étaient indifférentes en dehors du cercle d’idées où il vivait pour ainsi dire de lui-même, se plaisant, s’admirant, se cajolant, et se nourrissant du parfum de sa propre louange à défaut d’autre chose.

— Voyez-vous, mon cher, disait-il en réponse aux félicitations de Cristiano sur sa magnifique santé, je suis un être que Dieu a fait et ne recommencera pas. Non, je vous jure, il ne le pourra pas ! Je n’ai rien des misères des autres hommes. D’abord je n’ai jamais connu la grossière et misérable infirmité de l’amour. Je n’ai jamais perdu une minute de ma vie à m’oublier moi-même pour une de ces gentilles poupées dont vous faites des idoles. Une femme de soixante-dix ans ou de dix-huit, c’est absolument la même chose. Quand j’ai faim, si je suis dans une cabane, je mange tout ce que je trouve, et si je ne trouve rien, je pense à mes ouvrages, et j’attends sans souffrir. À une bonne table, je mange de tout, et tant qu’il y en a, sans être jamais incommodé. Je ne sens ni chaud ni froid ; ma tête brûle toujours, mais d’un feu sublime qui n’use pas la machine, et qui tout au contraire la soutient et la renouvelle. Je ne connais pas la haine ou l’envie ; je sais très bien que personne n’en sait plus que moi, et quant à ceux qui me jalousent (le nombre en est grand), je les écrase comme des vers de terre, et ils ne se relèvent jamais de ma critique. Bref, je suis de fer, d’or et de diamant, et je défie les entrailles du globe de receler une matière plus dure et plus précieuse que celle dont je suis fait.

À cette déclaration si nette et si franche, Cristiano ne put se défendre d’un fou rire qui ne déconcerta et ne fâcha en rien le chevalier de l’Étoile polaire. Tout au contraire, il prit cette hilarité pour un joyeux hommage rendu à sa supériorité universelle, et Cristiano vit bien qu’il avait affaire à une sorte d’exaltation très singulière, et qu’il eût pu définir ainsi : la folie par excès de positivisme. Il eût été bien inutile de l’interroger sur les personnes qui intéressaient Cristiano. M. Stangstadius daigna seulement dire que le baron de Waldemora avait quelques velléités de science, mais qu’au fond c’était un crétin. Quant à Marguerite, il la trouvait stupide d’hésiter à s’enrichir par un mariage quelconque. Il l’épargnait cependant un peu, et avouait qu’elle lui semblait plus aimable que les autres, parce qu’elle était éprise de lui, preuve de bon sens, mais dont il n’avait que faire, vu que la science était sa femme et sa maîtresse en même temps.

— En vérité, monsieur le professeur, lui dit Cristiano, vous me semblez un homme admirablement complet dans votre merveilleuse logique.

— Ah ! je vous en réponds, reprit M. Stangstadius. Je suis un autre gaillard que votre baron Olaüs, dont les sots admirent la force et le sang-froid !

Mon baron ? Je vous jure que je ne veux rien de lui.

— Moi, je n’en dis ni mal ni bien, répliqua le professeur. Tous les hommes sont plus ou moins de pauvres sires ; mais celui-là n’a-t-il pas la prétention d’être un esprit fort et de n’avoir jamais rien aimé ?

— Aurait-il réellement aimé quelqu’un ? Sa physionomie serait bien trompeuse.

— Je ne sais s’il a aimé sa femme pendant qu’elle était en vie. C’était une méchante diablesse.

— C’était peut-être de l’admiration qu’il avait pour elle ?

— Qui sait ? Elle le menait comme elle voulait. Tant il y a qu’après sa mort il ne pouvait plus se passer d’elle, et qu’il vint alors me trouver pour que j’eusse à calciner et à cristalliser madame la baronne.

— Ah ! ah ! le fameux diamant noir est votre ouvrage ?

— Vous l’avez donc vu ? N’est-ce pas que c’est un joli résultat ? Le lapidaire qui l’a taillé a donné sa langue aux chiens, ne pouvant deviner si c’était un produit de la nature ou de l’art. Il faut que je vous raconte de quelle façon j’ai opéré, et comment j’ai obtenu la transparence. J’ai pris mon corps, je l’ai enveloppé d’une nappe d’amiante à la manière des anciens, et je l’ai placé sur un brasier très ardent, composé de bois, de houille et de bitume, le tout arrosé d’huile de naphte. Quand mon corps a été bien réduit…

Cristiano, condamné à subir le récit de la réduction et de la vitrification de Mme  la baronne, prit le parti de manger vite sans entendre ; mais il était rassasié avant que le professeur eût terminé sa démonstration. C’était une grave contrariété pour Cristiano, qui eût bien voulu se trouver seul avec Marguerite et sa gouvernante. La contrariété devint plus vive lorsqu’un flot de jeunes officiers de l’indelta envahit la salle.

Ces estomacs septentrionaux ne se contentaient nullement des rafraîchissemens et friandises promenés dans le bal. Ils venaient se réchauffer avec les bons vins d’Espagne et de France, et Cristiano trouva enfin dans leur manière de les déguster un cachet particulier à ces hommes du Nord, qu’il n’avait pu constater jusque-là. Dès lors il remarqua en eux une certaine rudesse de manières et une gaieté plus lourde que celle dont il se sentait capable. Par compensation, la franchise et la cordialité de ces jeunes gens lui furent sympathiques. Tous lui firent fête et le forcèrent de boire avec eux jusqu’à ce que, se sentant un peu monté et craignant de se laisser aller à trop d’abandon, il s’arrêta, admirant avec quelle aisance ces robustes enfans de la montagne engloutissaient les vins capiteux sans en paraître émus le moins du monde.

Aussitôt qu’il put se dégager de leurs amicales provocations, il alla se mettre près de la porte, afin de pouvoir sortir dès qu’il apercevrait Marguerite dans la galerie. Il pensait qu’en voyant cette salle pleine de jeunes gens en train de boire, elle ne voudrait pas entrer ; mais elle vint et entra quand même, et au bout de quelques instans d’autres jeunes personnes vinrent avec leurs cavaliers s’asseoir à d’autres tables, où ceux qui les occupaient s’empressèrent de leur faire place et de les servir. Alors la gaieté devint bruyante et cordiale. On oublia de singer Versailles ; on parla suédois, et même dalécarlien ; on éleva la voix, et les demoiselles burent du champagne sans faire la grimace, et même du chypre et du porto sans craindre de déraisonner. Il y avait là des frères, des fiancés et des cousins ; on était en famille, et les relations entre les sexes avaient une liberté honnête, expansive, un peu vulgaire, mais en somme touchante par sa chaste simplicité. — Voilà de bonnes âmes, pensa Cristiano. Pourquoi diable ces gens-ci, quand ils s’observent, se posent-ils en Russes ou en Français, quand ils ont tout à gagner à être eux-mêmes ? — Ce qui le charmait dans la petite comtesse Marguerite, c’est que précisément elle était elle-même en toute circonstance. Certes Mlle  Potin l’avait très bien élevée en la conservant naturelle et spontanée. Elle fut particulièrement agréable à Cristiano en refusant de boire du vin. Cristiano avait des préjugés.

Pendant que l’on babillait et riait autour de Stangstadius, dont la table immobile et toujours copieusement servie était devenue le centre et le but de taquineries qui ne déconcertaient nullement le personnage, Marguerite put raconter à Cristiano, sur un ton de confidence qui ne lui déplut pas, comme on peut croire, que sa tante était toute changée à son égard, et qu’au lieu de la gronder, elle lui avait parlé avec douceur. — Il faut, ajouta-t-elle, que le baron ne lui ait rien dit de mon algarade, ou que, la sachant, elle ait résolu de s’y prendre autrement pour m’amener à ses fins, tant il y a que je respire, que le baron ne s’occupe plus de moi, et que si je dois être grondée demain par ma tante, ou renvoyée pour pénitence à ma solitude de Dalby, je veux me divertir cette nuit et oublier tous mes chagrins. Oui, je veux danser et sauter, car figurez-vous, monsieur Goefle, que c’est le premier bal de ma vie, et que je n’ai jamais dansé que dans ma chambre avec la bonne Potin. Aussi je meurs d’envie d’essayer mon petit savoir en public, en même temps que je meurs de peur d’être maladroite et de m’embrouiller dans les figures de la contredanse française. Il me faudrait trouver quelqu’un d’obligeant qui m’aidât à m’en tirer et qui eût l’œil sur moi, pour m’avertir charitablement et adroitement de mes gaucheries.

— Ce quelqu’un-là ne sera pas difficile à trouver, répondit Cristiano, et si vous voulez vous fier à moi, je réponds que vous danserez comme si vous en étiez à votre centième bal.

— Eh bien ! c’est convenu, j’accepte avec reconnaissance. Attendons jusqu’à minuit. Nous organiserons, avec ces messieurs et ces demoiselles qui sont ici, un petit bal à part, dans un bout de la galerie, et peut-être que ma tante, qui danse dans le grand salon avec les plus gros personnages du pays, ne s’apercevra pas de la prompte guérison de mon entorse.

Cristiano commençait à babiller pour son compte avec l’aimable fille, et, un peu exaltée par le champagne, sa gaieté tournait insensiblement à la sentimentalité, lorsqu’un nom prononcé tout haut près de lui le fit tressaillir et se retourner vivement.

— Christian Waldo ? disait un jeune officier à figure ouverte et enjouée, qui l’a vu ? où est-il ?

— Oui, au fait ! s’écria Cristiano en se levant, où est-il, Christian Waldo, et qui l’a vu ?

— Personne, répliqua-t-on d’une autre table. Qui a jamais vu la figure de Christian Waldo, et qui la verra jamais ?

— Vous ne l’avez pas vue, vous, monsieur Goefle ? dit Marguerite à Cristiano ; vous ne le connaissez pas ?

— Non ! Qu’est-ce donc que ce Christian Waldo, et d’où vient que sa figure est impossible à voir ?

— Mais vous avez entendu parler de lui ? Son nom vous a frappé ?

— Oui, parce que déjà ce nom est venu à mes oreilles à Stockholm ; mais je n’y ai pas fait grande attention, et je ne me rappelle plus…

— Voyons, major, dit un jeune lieutenant, puisque vous connaissez ce Waldo, expliquez-nous donc ce qu’il est et ce qu’il fait. Moi je n’en sais rien encore.

— Le major Larrson sera bien habile s’il en vient à bout, dit Marguerite. Pour moi, j’ai déjà entendu dire ici tant de choses sur le compte de Christian Waldo que je promets d’avance de ne pas croire un mot de ce que nous allons entendre.

— Pourtant, répondit le major, je suis tout prêt à jurer sur l’honneur que je ne dirai rien que je ne sache pertinemment. Christian Waldo est un comique italien, qui va de ville en ville, réjouissant les populations par son esprit aimable et son intarissable gaieté ; son spectacle consiste…

— Nous savons cela, dit Marguerite, et nous savons aussi qu’il donne ses représentations tantôt dans les salons, tantôt dans les tavernes, aujourd’hui au château, demain dans la hutte, prenant très cher aux riches et jouant souvent gratis pour le peuple.

— Voilà un plaisant original, dit Cristiano, une espèce de saltimbanque !

— Saltimbanque ou non, c’est un homme extraordinaire, reprit le major, et un homme de cœur, qui plus est ! Je l’ai vu à Stockholm, le mois dernier, tenir bravement tête à trois matelots ivres et furieux, l’un desquels, ayant cruellement maltraité un pauvre mousse, s’était vu arracher sa victime par Christian Waldo indigné. Une autre fois ce Christian s’est jeté au milieu des flammes pour sauver une vieille femme, et tous les jours il donnait presque tout ce qu’il gagnait à ceux qui excitaient sa pitié. Enfin le peuple des faubourgs l’aimait tant qu’il a été forcé de partir secrètement, dit-on, pour n’être pas porté en triomphe.

— Et aussi, dit Marguerite, pour n’être pas forcé d’ôter son masque, car les autorités commençaient à s’inquiéter d’un inconnu si populaire, et à se demander si ce n’était pas un agent de la Russie qui débutait ainsi afin de pouvoir, en temps et lieu, fomenter quelque sédition.

— Vous croyez, dit Cristiano, que ce drôle de corps, car il paraît que c’est un drôle de corps, est un espion russe ?

— Oh ! moi ! je ne le crois pas, répondit Marguerite. Je ne suis pas de ceux qui veulent que la bonté et la charité servent à cacher de mauvais desseins.

— Mais ce masque ? dit une des jeunes filles qui avaient avidement écouté l’officier : pourquoi ce masque noir qu’il porte toujours pour entrer dans son théâtre et pour en sortir ? Est-ce pour représenter l’arlequin italien ?

— Non, puisqu’il ne paraît jamais de sa personne dans le spectacle qu’il donne au public. Il a une raison que nul ne sait.

— C’est peut-être, observa Cristiano, pour cacher quelque lèpre ?

— D’autres prétendent qu’il a eu le nez coupé, dit un des jeunes gens.

— Et d’autres disent encore, ajouta un troisième interlocuteur, qu’il est le plus joli garçon du monde, et qu’il s’est montré à ses hôtes du faubourg et à quelques personnes qu’il avait prises en amitié.

— Il paraît même, reprit le major, qu’il ne se masque pas du tout dans ce qu’on pourrait appeler son intérieur ; mais les avis sont très partagés sur sa figure. Une jeune batelière, qui en était malade de curiosité, a obtenu qu’il ôtât ce masque, et s’est trouvée mal de frayeur en voyant une tête de mort.

— Décidément ce Waldo est le diable en personne, dit Marguerite, puisqu’il peut, à volonté, se montrer en beau garçon ou en spectre épouvantable. Est-ce que vous n’avez pas envie de le voir, mesdemoiselles ?

— Eh bien ! et vous, Marguerite ?

— Avouons franchement que nous en grillons toutes, ce qui ne nous empêche pas d’en avoir très peur !

— Et on dit qu’il va venir ici ? demanda une des demoiselles.

— On dit même qu’il y est, répondit le major.

— Quoi, vraiment ! s’écria Marguerite. Il est arrivé ? nous allons le voir ? Il est ici, dans le bal peut-être ?

— Oh ! quant à cela, dit Cristiano, ce serait difficile.

— Pourquoi difficile ?

— Parce qu’un saltimbanque n’oserait pas se présenter comme invité dans la bonne compagnie.

— Bah ! il paraît que le drôle ose tout, reprit le major. Son masque, son spectacle et son nom ne se quittent pas ; mais on prétend, et c’est très probable, que sous un autre nom et sans aucun masque il va et vient, pénètre partout à Stockholm, et que, dans les promenades et les tavernes les mieux fréquentées, on n’est jamais sûr, quand on parle de lui, de ne l’avoir pas à côté de soi, ou de ne pas lui adresser la parole à lui-même.

— Eh bien ! alors, reprit Cristiano, que sait-on en effet ? Il est peut-être dans cette chambre !

— Oh ! pour cela non ! répondit Marguerite après avoir fait de l’œil le tour de l’appartement, toutes les personnes qui sont ici se connaissent.

— Mais moi, on ne me connaît pas ? Je suis peut-être Christian Waldo !

— Eh bien ! où est donc votre tête de mort ? dit en riant une des jeunes filles. Sans masque et sans tête de mort, vous n’êtes qu’un Waldo apocryphe ! À propos, messieurs, quelqu’un nous dira-t-il comment on sait qu’il est arrivé ?

— Je peux vous dire, repartit le major, comment je l’ai su, moi. Un inconnu a demandé l’hospitalité ici, on lui a dit d’aller à la ferme parce que la maison était pleine. Il s’est nommé, il a montré la lettre du majordome Johan, qui l’appelle de la part du baron, son maître, pour le divertissement de la société ici rassemblée. Je ne sais pas si on a trouvé un coin pour le loger au château ou ailleurs ; mais il est arrivé, le fait est certain.

— Qui vous l’a dit ?

— Le majordome lui-même.

— Et il avait son masque ?

— Il avait son masque.

— Et est-il grand, gros, bien fait, bancal ?

— Je n’ai pas fait ces questions-là, puisque, l’ayant vu de mes yeux, à Stockholm, masqué il est vrai, je savais qu’il est grand, bien pris et leste comme un daim.

— C’est peut-être un ancien danseur de corde ? dit Cristiano, qui ne paraissait plus prendre intérêt à la conversation que par complaisance.

— Oh ! pour cela, non, dit Marguerite ; c’est un homme qui a reçu une très belle éducation. Tout le monde est frappé du style et de l’esprit de ses comédies.

— Mais qui prouve qu’elles soient de lui ?

— Des gens versés dans toutes les littératures anciennes et modernes affirment qu’il n’y a rien de pillé, et ses saynètes bouffonnes, que l’on dit parfois sentimentales aussi, ont été à Stockholm un événement littéraire.

— Croyez-vous que nous l’entendrons demain ? demanda-t-on de toutes parts.

— Cela est à présumer, répondit le major ; mais si ces demoiselles sont impatientes de le savoir, j’offre de me mettre à sa recherche et de le lui demander.

— À minuit ? dit Cristiano en regardant la pendule : le pauvre diable doit être endormi ! Je croyais que la comtesse Marguerite avait à entretenir l’assistance d’un projet plus sérieux.

— Oui, au fait, s’écria Marguerite, j’ai à vous proposer un petit bal entre nous. Je suis ici une nouvelle-venue, une vraie sauvage, je m’en confesse ; je ne suis connue de vous que depuis deux ou trois jours, mais toutes les personnes que je vois ici m’ont fait tant d’accueil et de bonnes prévenances, que j’ai le courage d’avouer… ce que M. Goefle va avoir l’obligeance de vous dire.

— Voici le fait, reprit Cristiano : la comtesse Marguerite est, comme elle vous l’a dit elle-même, une vraie sauvage. Elle ne sait rien au monde, pas même danser ; elle est disgracieuse au possible, et boiteuse au moins autant que notre illustre maître Stangstadius. En outre, elle est lourde, distraite, myope… Enfin, pour se résigner à danser avec elle, il faut une dose de charité vraiment chrétienne, car…

— Assez, assez ! s’écria en riant Marguerite, vous faites les honneurs de ma personne avec une rare humilité ; mais je vous en remercie. On doit maintenant s’attendre à quelque chose de si affreux, que, pour peu que je m’en tire à peu près convenablement, on sera enchanté de moi. La conclusion est donc que je voudrais faire mon début en petit comité, et que, si vous le voulez tous, nous allons danser dans la galerie. L’orchestre de la grande salle fait assez de vacarme pour que nous en ayons au moins autant qu’il nous en faut pour nous diriger.

Plusieurs jeunes gens s’étaient déjà élancés vers Marguerite pour lui demander la préférence. Elle les remercia en disant que M. Christian Goefle s’était dévoué d’avance à être la victime.

— Eh ! mon Dieu ! oui, messieurs ! dit gaiement Cristiano en recevant dans sa main gantée la petite main de Marguerite. Plaignez-moi tous, et marchons au supplice !

En un instant, la place fut choisie et la contredanse organisée. Marguerite demanda à n’être pas du quadrille qui commençait.

— Vous voilà singulièrement émue, lui dit Cristiano.

— C’est vrai, répondit-elle. Le cœur me bat comme à un oiseau qui se lance hors du nid pour la première fois, et qui n’est pas bien sûr d’avoir des ailes.

— C’est, je le vois, reprit l’aventurier, un grave événement dans la vie d’une demoiselle que la première contredanse. Dans un an d’ici, quand vous aurez dansé à une centaine de bals, vous rappellerez-vous par hasard le nom et la figure de l’humble mortel qui a le bonheur et la gloire de diriger vos premiers pas ?

— Oui certes ! monsieur Goefle, ce souvenir se trouvera toujours lié à celui des plus grandes émotions de ma vie, la peur du baron et la joie d’être délivrée de lui par un effort de courage dont je ne me croyais pas capable, et que certes votre oncle et vous m’avez inspiré !

— Savez-vous pourtant, dit Cristiano, que je ne suis plus bien certain de votre aversion pour le baron ?

— Et pourquoi cela ?

— Vous étiez du moins beaucoup plus effrayée de danser en public que de danser avec lui.

— Et pourtant je n’ai pas dansé avec lui et je danse avec vous ?

Cristiano serra involontairement les doigts mignons de Marguerite ; mais elle crut qu’il ne s’agissait que de se lancer à la danse, et, toute rouge de plaisir et de crainte, elle le suivit dans la joyeuse mêlée, où bientôt elle se sentit aussi rassurée qu’elle avait le droit de l’être par sa grâce et sa légèreté.

— Eh bien ! je crois que je n’ai plus peur, lui dit-elle en revenant à sa place, pendant que l’autre quadrille entamait une nouvelle figure.

— Vous voilà beaucoup trop brave, lui répondit Cristiano. J’espérais vous être bon à quelque chose, et je vois que vous sentez si bien pousser vos ailes, que tout à l’heure vous vous envolerez avec le premier venu.

— Ce ne sera toujours pas avec le baron ! Mais dites-moi donc pourquoi vous supposiez que j’exagérais mon éloignement pour lui ?

— Eh ! mon Dieu ! je vois que vous aimez passionnément le bal, c’est-à-dire les fêtes et le luxe : toute passion entraîne ses conséquences. Or, si le plaisir est le but, la richesse est le moyen.

— Eh ! me trouvez-vous si sotte et si mal faite que je ne puisse prétendre à la fortune sans épouser un vieillard ?

— Alors vous avouez que la fortune est pour vous la condition du mariage ?

— Si je disais oui, que penseriez-vous de moi ?

— Rien de mal.

— Oui, je serais comme tant d’autres, et vous ne penseriez par conséquent de moi rien de bon ?

Cette conversation délicate fut reprise au troisième intervalle de repos du quadrille dont nos deux jeunes gens faisaient partie.

Marguerite provoquait la sincérité de Cristiano. — Avouez-le, disait-elle ; vous méprisez les filles qui se marient pour être riches, comme Olga, par exemple, qui trouve le baron fort beau à travers les facettes des gros diamans de ses rêves.

— Je ne méprise rien, répondit l’aventurier ; je suis né tolérant, ou les facettes de ma vertu, à moi, se sont émoussées au frottement du monde. J’ai de l’enthousiasme pour ce qui est supérieur à l’esprit du monde, de l’indifférence philosophique pour ce qui suit le courant vulgaire.

— De l’enthousiasme, dites-vous ? N’est-ce pas payer bien cher une chose aussi naturelle que le désintéressement ? Je ne vous demande pas tant, moi, monsieur Goefle, je ne réclame de vous que l’estime. Croyez donc, je vous en prie, que si je suis libre de mon choix, je consulterai mon cœur et nullement mes intérêts. Dussé-je ne plus jamais avoir de dentelles à mes manchettes et de nœuds de satin à ma robe, dussé-je ne plus jamais danser à la lueur de mille bougies et aux sons de trente violons, hautbois et contre-basses, je me sens capable de faire ces immenses sacrifices pour conserver la liberté de mes sentimens et le bon témoignage de ma conscience.

Marguerite parlait avec feu. Animée par la danse, elle mettait tout son cœur en dehors ; son âme généreuse et romanesque était dans ses yeux brillans, dans son sourire radieux, dans son attitude d’oiseau impatient de repartir vers les nues, dans ses beaux cheveux blonds qui semblaient se rouler en serpens animés sur ses blanches épaules, dans le son ému de sa, voix, enfin dans tout son charmant petit être. Cristiano en eut un éblouissement, et, ne sachant plus ce qu’il disait, il jeta, comme au hasard du rêve, cette bizarre question à Marguerite : — Pourtant vous n’aimerez jamais qu’un homme de votre rang, et si, en dépit de vous-même, votre cœur parlait pour un pauvre diable, pour un homme sans nom et sans avoir,… pour Christian Waldo, je suppose,… vous auriez une grande honte et vous vous croiriez tout à fait brouillée avec votre conscience ?

— Christian Waldo ! dit Marguerite ; pourquoi Christian Waldo ? Vous faites choix d’un exemple bizarre !

— Extrêmement bizarre, et je le fais à dessein. Lorsqu’on procède par antithèse… Voyons, voici celle que je vous soumets : je suppose que ce Christian Waldo, que je ne connais pas du tout, ait la bravoure, l’esprit, le cœur généreux qu’on lui attribuait ici tout à l’heure, avec la misère, qui doit être la compagne fidèle de ses aventures, et un nom qu’il n’a pris, je suppose, en vertu d’aucun parchemin…

— Et avec sa tête de mort ?

— Non, sans sa tête de mort. Eh bien ! je suppose que, pour vous marier, vous soyez forcée de choisir entre ce personnage et le baron de Waldemora ?

— Je prendrais un parti bien simple, qui serait de ne pas me marier du tout.

— À moins que l’on ne découvrît sous le masque de ce Christian un jeune et beau prince, forcé par la raison d’état de se cacher ?

— Vous m’en direz tant ! répondit Marguerite ; un nouveau tsarévitch Yvan échappé de sa prison, ou un autre Pierre III échappé à ses assassins !

— Auquel cas, apocryphe ou non, il obtiendrait grâce devant vos yeux ?

— Que voulez-vous que je vous réponde ? Un bouffon italien n’est vraiment pas un point de comparaison possible quand il s’agit de parler sérieusement.

— C’est trop juste ! répliqua Cristiano ; mais voici le finale, qu’il nous soit léger, car c’est la pelletée de terre sur le roman intitulé la Première Contredanse.

Mais cette contredanse ne devait pas finir selon les lois de la chorégraphie. M. Stangstadius, ayant enfin terminé le copieux repas qu’il appelait un à-compte entre le souper et le réveillon, venait de sortir de la salle du buffet. Préoccupé de quelque haute pensée mise en éveil par l’agréable travail d’une bonne digestion, il trouva le petit bal sur son chemin et le traversa sans façon, heurtant les cavaliers, qui déployaient leurs grâces à l’avant-deux, et marchant sur les petits pieds des danseuses, comme il eût marché sur des cailloux. Sa claudication prononcée formait un pas si bizarre que tout le monde se mit à rire. La figure de la danse fut toute dérangée, et, les jeunes couples se prenant par les mains, on forma une ronde rapide et bruyante autour du chevalier de l’Étoile polaire, qui ne voulut pas être en reste de grâces, et s’efforça de sauter à contre-mesure, au grand divertissement de la compagnie ; mais, hélas ! les rires et les chants montèrent à un tel diapason, qu’on s’en aperçut dans la grande salle.

L’orchestre avait fini sa dernière ritournelle, et la jeune troupe ne s’en apercevait pas. Elle tournait toujours en chantant et en sautant autour de Stangstadius, qui se comparait à Saturne au milieu de son anneau. La comtesse Elfride accourut, et, voyant la soudaine guérison de sa nièce, elle entra dans une colère que, cette fois, elle ne put maîtriser. — Ma chère Marguerite, lui dit-elle d’un ton bref et vibrant, vous faites de grandes imprudences ; vous oubliez que vous avez une entorse, et qu’il est fort dangereux de la mener de ce train-là. Je viens de consulter le médecin de la maison : il vous commande le repos pour cette nuit ; veuillez donc vous retirer avec votre gouvernante, qui vous mettra au lit avec des compresses. Vous n’avez rien de mieux à faire, croyez-moi. — Et elle ajouta tout bas : — Obéissez !

Marguerite devint pâle, de rouge qu’elle était, et soit contrariété, soit chagrin, elle ne put retenir deux grosses larmes, qui brillèrent au bout de ses longs cils et coulèrent le long de ses joues. La comtesse Elfride lui prit vivement la main, et l’emmena en lui disant à voix basse : — Vous avez juré de ne faire aujourd’hui que des sottises. Il faut les expier. Je vous avais pardonné de ne pas danser avec le maître de la maison : on pouvait vous croire souffrante en effet ; mais danser avec un autre, c’est faire au baron, de propos délibéré, une impertinence inouie, et je ne souffrirai pas que vous la prolongiez jusqu’à ce qu’il s’en aperçoive.

Cristiano suivait Marguerite, cherchant un moyen de désarmer ou de distraire la tante, s’il pouvait trouver un moment favorable pour l’aborder, lorsqu’il vit le baron approcher, et il s’arrêta contre le piédestal d’une statue, attentif à ce qui allait se passer entre ces trois personnes.

— Quoi ! dit le baron, vous emmenez déjà votre nièce ? C’est trop tôt. Il paraît qu’elle commençait à ne plus s’ennuyer chez moi ! Je vous demande grâce pour elle, et puisqu’elle a dansé, à ce qu’on m’assure, je la prie maintenant de danser avec moi. Elle ne peut plus me refuser, et je suis bien certain qu’elle consentira de bonne grâce.

— Si vous l’exigez, baron, je cède, dit la comtesse. Allons, Marguerite, remerciez le baron, et suivez-le ; ne voyez-vous pas qu’il vous offre son bras pour la polonaise ?

Marguerite sembla hésiter ; ses yeux rencontrèrent ceux de Christian, qui certes était partagé entre le désir de la voir rester et la crainte de la voir céder. Ce dernier sentiment l’emporta peut-être dans l’expression de son regard, tant il y a que Marguerite répondit avec fermeté au baron qu’elle était engagée.

— Avec qui, je vous prie ? s’écria la comtesse.

— Oui ! avec qui ? dit le baron d’un ton singulier, dont le calme ne parut pas de bon aloi à Marguerite.

Elle baissa les yeux et se tut, ne comprenant pas ce qui se passait dans l’esprit du persécuteur dont elle s’était cru débarrassée.

Le baron n’avait qu’une pensée, celle de la tourmenter et de la compromettre ; il voyait bien l’aversion qu’elle éprouvait pour lui, et il la lui rendait cordialement. Froidement méchant et vindicatif, il affecta de plaisanter ; mais, parlant assez haut pour être entendu de beaucoup d’oreilles curieuses : — Où est donc, dit-il, cet heureux mortel à qui je dois vous disputer ? car je suis résolu à vous disputer, j’en ai le droit !

— Vous en avez le droit ? s’écria Marguerite hors d’elle-même, vous, monsieur le baron ?

— Oui, moi, reprit-il avec une effrayante tranquillité de persiflage, vous le savez bien ! Voyons, où est-il, ce rival qui prétend danser avec vous à ma barbe ?

— Le voici ! répondit Cristiano, perdant la tête et s’élançant vers le baron d’un air menaçant, au milieu d’un silence de stupeur et de curiosité générale.

On savait le baron fort irascible sous son air endormi et blasé. On connaissait son indomptable orgueil. On s’attendait à une scène violente, et en effet le baron, devenu tout à coup d’une pâleur verdâtre, clignait ses grands yeux myopes, comme si la foudre allait s’en échapper pour anéantir l’audacieux inconnu qui le bravait si ouvertement ; mais le sang reflua à son front, qui sembla sillonné d’une grosse veine sanglante, tandis que ses lèvres devinrent plus livides que le reste de sa figure. Un cri sourd s’échappa de sa poitrine, ses bras s’étendirent convulsivement, et il s’affaissa sur lui-même en disant : — Voilà, voilà !

Il serait tombé à terre si vingt bras ne se fussent étendus pour le soutenir. Il était évanoui, et on dut l’emporter vers une fenêtre dont on brisa précipitamment les vitres pour lui donner de l’air. Olga se fit jour à travers la foule pour lui porter secours. Marguerite disparut comme si sa tante l’eût escamotée, et Cristiano fut rapidement emmené par le major Osmund Larrson, qui l’avait pris en amitié.

— Venez avec moi, lui dit cet aimable jeune homme. Il faut que je vous parle.

Quelques instans après, Cristiano se trouva seul avec Osmund dans une antique salle du rez-de-chaussée chauffée par une cheminée immense. — C’est ici, lui dit le capitaine, que nous avons la liberté de fumer. Tenez, voici un râtelier bien garni ; prenez une pipe à votre goût, et puisez dans le pot à tabac. Sur la table, vous voyez la bière la plus succulente du pays et la plus vieille eau-de-vie de Dantzig. Tout à l’heure mes camarades viendront nous donner des nouvelles de l’événement.

— Vous me croyez très irrité, je le vois, mon cher major, répondit Cristiano ; mais vous vous trompez. Je ne demande pas mieux que de donner au baron le temps de se remettre de sa crise, et d’attendre ici, en fumant avec vous, qu’il veuille donner suite à l’explication.

— Pourquoi faire ? Pour un duel ? répondit le major. Bah ! le baron ne se bat jamais ; il ne s’est jamais battu ! Vous ne le connaissez donc pas du tout ?

— Nullement, dit Christian en bourrant tranquillement sa pipe, et en se versant un grand cruchon de bière. Est-ce qu’en vrai don Quichotte je me serais adressé à un moulin à vent ? Je ne savais pas être si ridicule.

— Vous ne l’avez pas été, mon cher ; vous avez même fait, à bien des yeux, et aux miens en particulier, un acte audacieux en tenant tête à l’homme de neige.

— Pourtant un homme de neige, j’aurais dû me dire que cela fond aisément !

— Non pas dans notre pays ! de tels hommes restent longtemps debout.

— Ainsi j’ai été héroïque sans le savoir ?

— Tâchez de ne pas l’apprendre à vos dépens. Le baron ne tire pas l’épée, mais il se venge, et n’oublie jamais une injure. En quelque lieu que vous soyez, il vous poursuivra de sa haine. Quelle que soit la carrière à laquelle vous vous destinez, il mettra obstacle à votre avancement. Si vous avez quelque affaire désagréable, comme il en peut arriver à tout homme de cœur, il trouvera moyen d’en faire une méchante affaire, et s’il réussit à vous envoyer en prison, il s’arrangera pour que vous n’en sortiez jamais. Je vous conseille donc de ne pas vous rencontrer chez lui, ou d’être sur vos gardes tant que vous vivrez, à moins qu’il ne plaise au diable de tordre cette nuit le cou à son compère, sous prétexte d’apoplexie foudroyante.

— Croyez-vous que le baron soit si mal ? dit Cristiano.

— Nous allons le savoir. Voici mon lieutenant Ervin Osburn, mon meilleur ami, qui certainement partage ma sympathie pour vous. Eh bien ! lieutenant, quelles nouvelles de l’homme de neige ? Est-ce que le dégel approche ?

— Non, ce n’est rien, répondit le lieutenant ; du moins il prétend que ce n’est rien. Il s’est retiré un instant dans ses appartemens, puis il a reparu si frais, que je le soupçonne d’avoir mis quelque fard sur ses joues blêmes. C’est égal, il a l’œil éteint et la parole embarrassée. Je me suis approché de lui par curiosité, ce qu’il a pris pour une marque d’intérêt, et il a daigné me dire qu’il souhaitait qu’on dansât et qu’on ne s’occupât point de lui davantage. Il est resté assis dans le grand salon, et ce qui me prouve qu’il est plus mal à l’aise qu’il n’en convient, c’est qu’il paraît avoir absolument oublié l’accès de rage qui l’a mis en si bel état, et que personne autour de lui n’ose lui en rappeler la cause.

— Alors le bal va reprendre son entrain, dit le major, et vous verrez qu’on s’amusera plus qu’auparavant. Il semble que l’on veuille s’étourdir ici sur quelque prochaine catastrophe, ou que les héritiers qui se trouvent là ne puissent contenir leur joie de voir que depuis quelque temps le baron paraît très malade… Mais dites-nous donc, Christian Goefle, quelle mine vous avez faite à notre aimable baron, ou quel charme vous avez jeté sur lui ? Seriez-vous esprit ou sorcier ? Êtes-vous l’homme du lac qui fascine les gens en les regardant de ses yeux de glace ? Qu’y a-t-il entre le baron et vous, et d’où vient qu’en tombant en pamoison il a dit son fameux mot, que j’ai entendu cette fois : Voilà, voilà !

— Expliquez-le-moi vous-même, répondit Cristiano. J’ai beau chercher, je ne peux me rappeler où j’ai déjà vu ce personnage, et si cela est, il faut que ce soit dans des circonstances insignifiantes, puisque mon souvenir est si confus. Voyons, a-t-il voyagé en France ou en Italie depuis ? …

— Oh ! il y a longtemps, bien longtemps qu’il n’a quitté les états du Nord !

— Alors je me trompais : j’ai vu le baron aujourd’hui pour la première fois. Et pourtant on eût dit qu’il me reconnaissait… Ne pensez-vous pas qu’en disant : Voilà, voilà, il a pu avoir le délire ?

— Cela est certain, dit le major. J’ai dans mon bostoelle[2] un jardinier qui a été à son service, et qui m’a donné des détails assez curieux. Le baron est sujet à des crises que son médecin appelle nerveuses, et qui proviennent d’une maladie du foie déjà ancienne. Dans ces crises, il donne parfois les marques d’une étrange frayeur. Lui, le sceptique et le moqueur, devient pusillanime comme un enfant : il voit des fantômes, et particulièrement celui d’une femme. Alors il s’écrie : Voilà, voilà, ce qui signifie : Voilà mon accès qui me prend ! — ou bien : Voilà mon rêve qui m’étouffe !

— Ce serait donc un remords ?

— On prétend que c’est le souvenir de sa belle-sœur…

— Qu’il a assassinée ?

— On ne dit pas qu’il l’ait tuée, mais qu’il l’a fait disparaître.

— Oui, le mot est de meilleure compagnie…

— Mais n’est peut-être pas plus fondé que l’autre, reprit le major. Le fait est qu’on n’en sait rien, et que le baron est peut-être fort innocent de maint crime dont on l’accuse. Vous savez que nous vivons ici sur la terre classique du merveilleux. Les Dalécarliens ont horreur des choses positives et des explications naturelles. Dans ce pays-ci, on ne se heurte pas contre une pierre sans croire qu’un lutin l’a poussée exprès ; et si le nez vous cuit, on court chez la sibylle pour qu’elle vous ôte le poison du nain qui vous a mordu ; et si un trait se casse à une voiture ou à un traîneau, le conducteur, avant de le raccommoder, ne manque pas de dire : « Allons, allons, petit lutin, laisse-nous en paix ! nous ne te faisons point de mal. »

Au milieu de ces esprits superstitieux, vous pensez bien que le baron de Waldemora n’a pu s’enrichir, comme il l’a fait, sans passer pour un alchimiste. Au lieu de supposer qu’il était payé par la tsarine pour soutenir les intérêts de sa politique, on a trouvé plus naturel de l’accuser de magie. De cette accusation à celle des plus noirs forfaits, il n’y a qu’un pas : tout sorcier noie dans les cascades, engloutit dans les abîmes, promène les avalanches, conduit le sabbat, et se nourrit pour le moins de chair humaine, modeste en ses appétits féroces s’il se contente de sucer le sang des petits enfans. Quant à moi, j’en ai tant entendu, que je ne peux plus prendre aucun récit au sérieux. Je me borne à croire ce que je sais, et ce que je sais, c’est que le baron est un méchant homme, trop lâche pour frapper un autre homme, trop bien nourri et trop dégoûté pour boire du sang, trop frileux pour guetter les passans sous la glace des lacs, mais capable d’envoyer son meilleur ami à la potence, pour peu qu’il eût un intérêt personnel à le faire, et qu’il n’y eût à dire qu’une parole méchante et calomnieuse.

— Voilà un grand misérable ! dit Cristiano ; mais permettez-moi d’être étonné de voir chez lui tant d’honnêtes personnes…

— Ah bien oui ! répliqua Osmund, sans lui donner le temps d’achever, c’est en effet un vilain métier que nous faisons là, de venir nous divertir aux frais et dépens d’un homme que nous haïssons tous. Vous avez pour excuse que vous ne le connaissiez point, tandis que nous autres…

— Je ne faisais pas d’application personnelle, reprit Cristiano.

— Je le sais bien, mon cher ; mais vous avez tort d’être étonné qu’un tyran ait une cour. Vous savez sans doute l’histoire de votre pays ; seulement, éloigné depuis bien des années, vous avez pu croire qu’un peu d’équilibre s’était fait, avec les progrès de la philosophie, dans l’influence légitime des divers ordres de l’état. Il n’en est rien, Christian Goefle, rien du tout, vous le verrez bientôt de vos propres yeux. La noblesse est tout ; le clergé vient ensuite, éclairé, austère, mais despotique et intolérant. La bourgeoisie, si utile à l’état et si patriarcale dans ses mœurs, compte peu. Le paysan n’est rien, et le roi moins que rien. Quand un noble est riche, ce qui est rare heureusement, il tient dans sa main tous les intérêts, toutes les destinées de sa province, et c’est pour mener hommes et choses à sa guise ou à leur perte. Sachez donc que si nous autres, jeunes officiers, nous boudions l’illustre châtelain de Waldemora, nous pourrions bien, non pas perdre notre grade, qui est indélébile à moins de forfaiture, mais être forcés par des persécutions inouies de quitter nos cantonnemens, nos maisons, nos propriétés, nos affections, comme une simple garnison, en dépit des inviolables lois de l’indelta.

Deux autres jeunes gens entrèrent pour fumer, et Cristiano se hasarda à leur demander si la comtesse Elfride avait reparu dans le bal.

— Voilà un habile compère ! lui répondit l’un d’eux ; vous ne nous ferez pas croire que vous vous intéressez à la méchante comtesse d’Elvéda ! Mais sachez que son aimable nièce a disparu en même temps que vous, et que sa tante la fait passer pour très estropiée.

— Que dites-vous qu’elle a disparu ? s’écria Cristiano, que le mot épouvanta plus que de raison.

— Voyons ! dit vivement le major, êtes-vous inquiet de votre belle, mon cher Goefle ?

— Permettez ; je ne me donne pas le ton d’appeler ainsi la comtesse Marguerite. Elle est belle, c’est vrai ; mais, malheureusement pour moi, elle n’est mienne en aucune façon.

— Je n’y entendais pas malice, reprit Osmund. J’ai vu seulement, comme tout le monde, que vous aviez les honneurs de sa première contredanse, et que vous causiez ensemble de bonne amitié. Si vous n’êtes pas amoureux d’elle,… ma foi, vous avez tort ; et si elle n’a pas un peu de goût pour vous, elle a peut-être tort aussi, car vous nous paraissez à tous un charmant compagnon.

— Quant à moi, j’aurais parfaitement tort, je vous jure, de regarder avec convoitise un astre trop élevé sur mon horizon.

— Bah ! parce que vous n’êtes pas titré ? Mais votre famille a été ennoblie, et votre oncle l’avocat est une illustration par son talent et son caractère. En outre, il est riche au moins autant que la belle Marguerite, et elle ne sera pas toujours en tutelle. L’amour aplanit les obstacles, et quand on a des parens fâcheux, on se fiance en secret. Dans notre pays, ces fiançailles-là sont aussi sacrées que les autres. Donc, si vous voulez pousser votre pointe, nous voilà prêts à vous aider.

— M’aider à quoi ? dit Cristiano en riant.

— À obtenir tout de suite une entrevue à l’insu de la tante. Voyons, camarades, qu’en dites-vous ? Nous voici quatre de bonne volonté. Je sais, moi, où est situé l’appartement. Nous nous y rendons tout de suite. Si Mlle  Potin s’effraie, nous lui faisons des complimens,… qu’elle mérite au reste, car c’est une personne charmante ! Si une fille de chambre crie, nous l’embrassons et lui promettons des rubans pour sa chevelure. Enfin nous demandons pour M. Christian Goefle un entretien sérieux de la part de M. Goefle, son oncle… Une communication importante ?… Hein ? c’est cela. On nous introduit, sans nos pipes par exemple, dans un petit salon, où nous nous asseyons gravement à l’écart, pendant que Christian Goefle offre son cœur à voix basse à la diva contessina, ou s’il est trop timide encore pour se déclarer, il se laisse pressentir, tout en s’informant des dangers que court son incomparable, et en se mettant avec elle en mesure de les conjurer. Je ne ris pas, messieurs ! Il est bien évident que Mme  d’Elvéda veut forcer l’inclination de sa pupille, et que le sournois Olaüs veut la compromettre pour écarter tout autre prétendant. Eh bien ! la situation est magnifique pour l’homme qui, en plein bal, a pris fait et cause pour la victime de cette odieuse et ridicule machination. Venez, Christian ; venez, messieurs ; y sommes-nous ? Eh ! parbleu, c’est à charge de revanche ! Une autre fois, c’est vous, Christian, qui servirez nos honnêtes amours ; on se doit cela entre jeunes gens. Où en serions-nous tous, si nous n’étions pas confidens dévoués les uns des autres ? En avant ! À l’assaut de la citadelle ! Qui m’aime me suive !

Tous se levèrent, même Cristiano, enivré de la proposition ; mais il s’arrêta sur le seuil de la salle, et arrêta les autres. « Merci, messieurs, leur dit-il, et comptez que dans l’occasion je me mettrais au feu pour vous ; mais il ne m’appartient pas de mettre dans ma vie ce doux chapitre de roman. Rien dans les manières de la comtesse Marguerite avec moi ne m’a autorisé à prendre sa défense, comme je l’ai fait dans un mouvement d’indignation irréfléchie, et rien ne me fait espérer qu’elle m’en sache gré. C’est peut-être tout le contraire, et c’est à M. Goefle l’avocat qu’il appartient de la protéger contre sa tante, en lui faisant connaître ses droits. Ce que j’ai de mieux à faire, puisque ma belle danseuse ne danse plus, et que mon terrible rival ne se bat pas, c’est de m’en aller faire un somme dont j’ai grand besoin, étant sur pied depuis près de vingt-quatre heures. »

Cristiano fut approuvé et hautement traité de galant homme. On s’efforça de le retenir et de lui faire boire des spiritueux, ce que l’on supposait être une séduction irrésistible ; mais Cristiano était sobre comme le sont en général les habitans des pays chauds. Il voyait la nuit s’avancer, et jugeait prudent de mettre un terme à la comédie jouée jusque-là avec tant de succès. Il serra les mains, fit ses adieux, promit de revenir à l’heure du déjeuner, bien résolu à n’en rien faire, et, sans se laisser interroger sur la partie du château où il avait élu domicile, il reprit lestement et mystérieusement le sentier sur la glace du lac.

Ce fut à dessein qu’il oublia Loki et le traîneau du docteur en droit au château neuf. Il craignait d’être entendu et observé. Il s’en alla, en suivant la rive, jusqu’à ce qu’il fût trop loin pour être vu des fenêtres du château, et arriva à la porte du Stollborg qu’il avait laissée ouverte, et que personne, Ulphilas moins que tout autre, n’avait songé à venir fermer.

Il prit ces précautions, parce que à la pâle lumière de la lune avait succédé la fugitive, mais brillante clarté d’une aurore boréale magnifique : je dis magnifique quant au pays où elle se montrait, car elle n’eût été que très ordinaire sous la latitude du nord de la Baltique ; mais il fallait qu’en cet instant elle brillât d’un bien vif éclat vers les régions polaires, puisqu’elle éclairait toute la campagne et tous les objets autour du lac glacé. La neige, colorée de ses reflets changeans, prenait des tons rouges et bleus d’un fantastique incomparable, et Cristiano, avant de rentrer dans la salle de l’ourse, resta encore quelques instans à la porte du préau, ne pouvant, en dépit du froid et de la lassitude, s’arracher à ce spectacle extraordinaire.


  1. Armée permanente domiciliée à vie dans chaque localité, et dont l’organisation est particulière à la Suède.
  2. Le bostoelle des officiers de l’indelta est une maison et une terre dont ils ont la jouissance, et dont le revenu est proportionnel à leur grade. Ce revenu représente leur traitement. Le presbytère s’appelle aussi bostoelle, et le ministre en a la jouissance en outre de son casuel. Le soldat de l’indelta a son torp, sa maisonnette avec un jardin et quelques arpens de terre. L’indelta est une armée rurale dont l’excellente organisation, créée par Charles XI, n’a d’analogue nulle part.


Attention : la clé de tri par défaut « Homme de neige/02 » écrase la précédente clé « homme de neige (rddm)/02 ».