L’Homme et la Nature - De l’action humaine sur la géographie physique

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L’Homme et la Nature - De l’action humaine sur la géographie physique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 762-771).
DE L'ACTION HUMAINE SUR LA GEOGRAPHIE PHYSIQUE

L’HOMME ET LA NATURE[1].

Comme le vieil Adam pétri d’argile, et comme les premiers Égyptiens nés du limon, nous sommes les fils de la terre. C’est d’elle que nous tirons notre substance ; elle nous entretient de ses sucs nourriciers et fournit l’air à nos poumons ; au point de vue matériel, elle nous donne « la vie, le mouvement et l’être. » Quelle que soit la liberté relative conquise par notre intelligence et notre volonté propres, nous n’en restons pas moins des produits de la planète : attachés à sa surface comme d’imperceptibles animalcules, nous sommes emportés dans tous ses mouvemens et nous dépendons de toutes ses lois. Et ce n’est point seulement en qualité d’individus isolés que nous appartenons à la terre, les sociétés, prises dans leur ensemble, ont dû nécessairement se mouler à leur origine sur le sol qui les portait ; elles ont dû refléter dans leur organisation intime les innombrables phénomènes du relief continental, des eaux fluviales et maritimes, de l’atmosphère ambiante, Tous les faits de l’histoire s’expliquent en grande partie par la disposition du théâtre géographique sur lequel ils se sont produits : on peut même dire que le développement de l’humanité était inscrit d’avance en caractères grandioses sur les plateaux, les vallées et les rivages de nos continens. Ces vérités sont d’ailleurs devenues presque banales depuis que les Humboldt, les Ritter, les Guyot, ont établi par leurs travaux la solidarité de la terre et de l’homme. L’idée-mère qui inspirait l’illustre auteur de l’Erdkunde lorsqu’il rédigeait à lui seul sa grande encyclopédie, le plus beau monument géographique des siècles, c’est que la terre est le corps de l’humanité, et que l’homme, à son tour, est l’âme de la terre.

À mesure que les peuples se sont développés en intelligence et en liberté, ils ont appris à réagir sur cette nature extérieure dont ils subissaient passivement l’influence ; devenus, par la force de l’association, de véritables agens géologiques, ils ont transformé de diverses manières la surface des continens, changé l’économie des eaux courantes, modifié les climats eux-mêmes. Parmi les œuvres que des animaux d’un ordre inférieur ont accomplies sur la terre, les îlots des madrépores et des coraux peuvent, il est vrai, se comparer aux travaux de l’homme par leur étendue ; mais ces constructions gigantesques n’ajoutent pas un trait nouveau à la physionomie générale du globe et se poursuivent d’une manière uniforme, fatale pour ainsi dire, comme si elles étaient produites par les forces inconscientes de la nature. L’action de l’homme donne au contraire la plus grande diversité d’aspect à la surface terrestre. D’un côté elle détruit, de l’autre elle améliore ; suivant l’état social et les progrès de chaque peuple, elle contribue tantôt à dégrader la nature, tantôt à l’embellir. Campé comme un voyageur de passage, le barbare pille la terre ; il l’exploite avec violence sans lui rendre en culture et en soins intelligens les richesses qu’il lui ravit ; il finit même par dévaster la contrée qui lui sert de demeure et par la rendre inhabitable. L’homme vraiment civilisé, comprenant que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même, agit tout autrement. Il répare les dégâts commis par ses prédécesseurs, aide la terre au lieu de s’acharner brutalement contre elle, travaille à l’embellissement aussi bien qu’à l’amélioration de son domaine. Non-seulement il sait, en qualité d’agriculteur et d’industriel, utiliser de plus en plus les produits et les forces du globe ; il apprend aussi, comme artiste, à donner aux paysages qui l’entourent plus de charme, de grâce ou de majesté. Devenu « la conscience de la terre, » l’homme digne de sa mission assume par cela même une part de responsabilité dans l’harmonie et la beauté de la nature environnante.

C’est à ce point de vue très élevé que se place M. Marsh dans son livre important, consacré à l’étude des modifications diverses que l’action humaine a fait subir à la terre. Préparé à son œuvre par de patientes recherches scientifiques et par de longs voyages en Amérique, en Europe et dans les contrées classiques de l’Orient, l’auteur a de plus le mérite de procéder avec la conscience la plus scrupuleuse ; jamais il ne hasarde de conclusions sans avoir cité à l’appui de son dire un grand nombre de témoignages authentiques et de faits incontestés. Le livre de M. Marsh est une sorte d’enquête détaillée, mais trop dépourvue de méthode, sur la manière dont l’homme a rempli ses devoirs de conservation et d’amélioration à l’égard de la terre qu’il habite. Il ressort de cette enquête que sur un grand nombre de points les travaux humains ont encore malheureusement pour résultat fatal d’appauvrir le sol, d’enlaidir la nature, de gâter les climats. Considérée dans son ensemble, l’humanité n’est donc point, relativement à la terre, émergée de sa barbarie primitive.

La surface de la terre offre de nombreux exemples de dévastations complètes. En maints endroits, l’homme a transformé sa patrie en un désert, et « l’herbe ne croît plus où il a posé ses pas. » Une grande partie de la Perse, la Mésopotamie, l’Idumée, diverses contrées de l’Asie-Mineure et de l’Arabie, qui « découlaient de fait et de miel » et qui nourrissaient jadis une population très considérable, sont devenues presque entièrement stériles, et sont habitées par de misérables tribus vivant de pillage et d’une agriculture rudimentaire. Lorsque la puissance de Rome céda sous la pression des Barbares, l’Italie et les provinces voisines, épuisées par le travail inintelligent des esclaves, étaient partiellement changées en solitudes, et de nos jours encore, après deux mille ans de jachère, de vastes espaces que les Étrusques et les Sicules avaient mis en culture sont des landes inutiles ou, d’insalubres maremmes. Par des causes semblables à celles qui ont eu pour résultat l’appauvrissement et la ruine de l’empire romain, le Nouveau-Monde lui-même a perdu de notables parties de son territoire agricole : telles plantations des Carolines et de l’Alabama qui furent conquises sur la forêt vierge il y a moins d’un demi-siècle ont cessé totalement de produire et sont aujourd’hui le domaine des bêtes fauves.

Si grande que soit la désolation croissante de ces contrées d’Amérique et de tant d’autres où l’homme, arrivé d’un jour à peine, abusé de son pouvoir pour épuiser la terre qui le nourrit, il n’est probablement pas de pays au monde où la dévastation s’accomplisse d’une manière plus rapide que dans les Alpes françaises. Là, les eaux de pluie et de neige enlèvent graduellement la mince couche de terre végétale qui recouvrait les pentes et la portent dans la mer sous forme de limons inutiles ; les roches se montrent à nu ; des talus de débris, de vastes champs de pierres remplacent les prairies et les cultures des vallées. De profonds ravins se creusent peu à peu dans les escarpemens et finissent par découper la crête de la montagne en cimes distinctes qui s’effondrent et s’abaissent rapidement. En certains endroits, on ne voit pas une seule broussaille verdoyante dans un espace de plusieurs lieues d’étendue ; à peine un pâturage grisâtre se montre-t-il çà et là sur les pentes ; des maisons en ruine se confondent avec les rochers croulans qui les entourent. Chaque année, la zone dévastée s’accroît en largeur, et la population disparaît en même temps du sol appauvri : actuellement, sur un espace de 10,000 kilomètres carrés compris entre le massif du Mont-Tabor et les Alpes de Nice, on ne compte pas un seul groupe d’habitans dépassant le nombre de deux mille individus. Et ce désert qui sépare les vallées tributaires du Rhône des plaines si populeuses du Piémont, ce sont les montagnards eux-mêmes qui l’ont fait et qui cherchent encore à l’étendre. Des propriétaires trop avides ont abattu presque toutes les forêts qui recouvraient les flancs des montagnes, et par suite l’eau, que retenaient autrefois les racines et qui pénétrait lentement la terre, a cessé son œuvre de fertilisation pour ne plus servir qu’à dévaster. Si quelque nouvel Attila traversant les Alpes eût pris à tâche d’en désoler à jamais les vallées, il n’eût point manqué d’encourager les indigènes dans leur œuvre insensée de destruction.

Tels sont les changemens qui s’opèrent dans la géographie physique et dans l’aspect général des contrées montagneuses à la suite du déboisement des pentes. Lorsque les plaines sont dépouillées de leurs bois, les conséquences sont moins désastreuses et se font plus longtemps attendre ; mais elles n’en sont pas moins inévitables. La surface terrestre, dépourvue des arbres qui en faisaient la beauté, est non-seulement enlaidie, elle doit aussi nécessairement s’appauvrir. D’après le témoignage presque unanime des géographes, il semble très probable que les pluies annuelles diminuent dans les pays dévastés par les bûcherons et s’accroissent en revanche dans les territoires nouvellement boisés ; toutefois nos registres météorologiques ne sont pas encore tenus depuis un assez grand nombre d’années pour qu’il soit possible d’établir ce fait d’une manière indubitable. Ce qui est certain, c’est que les déboisemens troublent l’harmonie de la nature en rendant l’écoulement des eaux plus inégal. La pluie, que les branches entremêlées des arbres laissaient tomber goutte à goutte et qui suintait lentement à travers les feuilles mortes et le chevelu des racines, s’écoule désormais avec rapidité sur le sol pour former des ruisselets temporaires ; au lieu de descendre souterrainement vers les bas-fonds et de surgir en fontaines fertilisantes, elle glisse aussitôt à la surface et va se perdre dans les rivières et dans les fleuves. Tandis que la terre se dessèche en amont, le volume des eaux courantes augmente en aval, les crues se changent en inondations et dévastent les campagnes riveraines, d’immenses désastres s’accomplissent, pareils à ceux que causèrent la Loire et le Rhône en 1856. La responsabilité directe de l’homme est grande dans ces catastrophes, et l’on peut affirmer qu’elles seraient prévenues ou du moins atténuées en grande partie par le maintien des forêts existantes et par le reboisement. D’autres causes, dont les travaux de l’homme sont également responsables, contribuent au gonflement démesuré des crues annuelles. Ainsi les digues latérales, que les ingénieurs construisent afin de protéger les campagnes riveraines, sont trop souvent disposées de manière à contrarier le mouvement des eaux, et la plupart de ces levées ne laissent aux flots de crue qu’un espace insuffisant. En certains endroits, la Loire, dont les débordemens sont si terribles, n’offre plus entre ses digues que le dixième de son ancienne largeur. Les opérations de drainage, excellentes pour entretenir la fertilité des champs, ont aussi le résultat fâcheux d’augmenter la hauteur annuelle des crues. Entrepris sur une grande échelle, ces travaux produisent des effets comparables à ceux du déboisement, car le sol est ainsi débarrassé rapidement jusque dans ses profondeurs de toute l’eau qu’il reçoit, et les rivières sont déjà gonflées quelques minutes après la chute des averses. En Angleterre et en Écosse, un grand nombre de cours d’eau qui ne débordaient point autrefois sont devenus redoutables par leurs inondations depuis que les champs des bassins tributaires ont été systématiquement drainés.

L’homme, qui par ses travaux peut ainsi troubler l’économie des rivières, dérange-également l’harmonie des climats. Sans mentionner l’influence toute locale que les villes exercent en élevant la température et malheureusement aussi en viciant l’atmosphère, il est certain que la destruction des forêts et la mise en culture de vastes étendues ont pour conséquence des modifications appréciables dans les diverses saisons. Par ce fait seul que le pionnier défriche un sol vierge, il change le réseau des lignes de température, isothère, isochimène, isotherme, qui passent à travers la contrée. Dans plusieurs districts de la Suède dont les forêts ont été récemment coupées, les printemps de la période actuelle commenceraient, d’après Absjörnsen, environ quinze jours plus tard que ceux du siècle dernier. Aux États-Unis, les défrichemens considérables des versans alléghaniens semblent avoir eu pour résultat de rendre la température plus inconstante et défaire empiéter l’automne sur l’hiver et cette dernière saison sur le printemps. On peut dire d’une manière générale que les forêts, comparables à la mer sous ce rapport, atténuent les différences naturelles de température entre les diverses saisons, tandis que le déboisement écarte les extrêmes de froidure et de chaleur et donne une plus grande violence aux courans atmosphériques. Si l’on en croit quelques auteurs, le mistral lui-même, ce vent terrible qui descend des Cévennes pour désoler la Provence, serait un fléau de création humaine, et soufflerait seulement depuis que les forêts des montagnes voisines ont disparu. De même les fièvres paludéennes et d’autres maladies endémiques ont souvent fait irruption dans un district lorsque des bois ou de simples rideaux d’arbres protecteurs sont tombés sous la hache. Ce sont là des faits que M. Marsh discute très longuement et avec une grande érudition.

C’est encore par une rupture de l’harmonie première que l’action de l’homme s’est fait sentir dans la flore de notre planète. Les colosses de nos forêts deviennent de plus en plus rares, et quand ils tombent, ils ne sont point remplacés. Aux États-Unis et au Canada, les grands arbres qui firent l’étonnement des premiers colons ont été abattus pour la plupart, et récemment encore les pionniers californiens ont renversé, pour les débiter en planches, ces gigantesques séquoias qui se dressaient à 120, 130 et 140 mètres de hauteur. C’est là une perte irréparable peut-être, car la nature a besoin de centaines et de milliers d’années pour fournir la sève nécessaire à ces plantes énormes, et l’humanité, trop impatiente de jouir, trop indifférente au sort des générations futures, n’a pas encore assez le sentiment de sa durée pour qu’elle songe à conserver précieusement la beauté de la terre. L’extension du domaine agricole, les besoins de la navigation et de l’industrie, ont pour conséquence de réduire aussi le nombre des arbres de moyenne grandeur. Actuellement, c’est par millions qu’ils diminuent chaque année[2]. En revanche, les plantes herbacées se multiplient et couvrent des espaces de plus en plus vastes dans tous les pays du monde. On dirait que l’homme, jaloux de la nature, cherche à rapetisser les produits du sol et ne leur permet pas de dépasser son niveau.

L’histoire de l’humanité dans ses rapports avec la faune offre une série de faits analogues. Il est probable que la disparition du mammouth de Sibérie, du schelk d’Allemagne, du grand cerf d’Irlande, et de plusieurs autres grands animaux, est due à l’acharnement des chasseurs. De nos jours, le buffle, le lion, le rhinocéros, l’éléphant, reculent incessamment devant l’homme, et tôt ou tard ils disparaîtront à leur tour. Les énormes bœufs marins de Steller, qu’on trouvait, il y a un siècle, en si grande abondance sur les rivages du détroit de Behring, ont été exterminés jusqu’au dernier ; les baleines franches, qui jouissent actuellement d’un faible répit, grâce à la guerre d’Amérique et à l’exploitation des sources de pétrole, vont être avant longtemps pourchassées de nouveau avec fureur, et ne trouveront plus une mer où se réfugier ; les phoques sont chaque année massacrés par milliers ; les requins eux-mêmes diminuent en nombre avec les poissons qu’ils poursuivaient, et qui deviennent la proie des pêcheurs. Parmi les races d’oiseaux dont l’homme doit sans doute se reprocher aussi l’extinction, il faut citer l’alca impennis des îles Feroë, le dodo de Maurice, le solitaire de la Réunion, l’æpyornis de Madagascar, les dinornis de la Nouvelle-Zélande. En outre on connaît les résultats déplorables que la tuerie annuelle des oiseaux a produits dans tous les pays de chasse. Délivrés, grâce à l’intervention insensée de l’homme, des oiseaux qui leur faisaient la guerre, les tribus des insectes, fourmis, termites, sauterelles, s’accroissent en nombre de manière à devenir, elles aussi, de véritables agens -géographiques. De même les cétacés et les poissons qui ont disparu sont remplacés par des myriades de méduses.et d’infusoires.

À ce sujet, M. Marsh émet une opinion,qui ne peut manquer d’étonner au premier abord, mais qui doit, ce me semble, être prise en très sérieuse considération. D’après lui, ce phénomène si remarquable de la phosphorescence des eaux marines serait de nos jours plus fréquent et plus beau qu’il ne l’était pendant l’époque grecque et romaine. Autrement ne serait-il pas incompréhensible en effet que les anciens n’eussent pas cru dignes d’une mention ces nappes de lumière jaune ou verdâtre qui, durant les nuits, frémissent sur la mer, ces fusées d’éclairs qui jaillissent de la crête des vagues, ces tourbillons d’étincelles que le taille-mer des vaisseaux soulève en plongeant, ces ondes flamboyantes qui glissent des deux côtés du navire pour s’unir en longs remous derrière le gouvernail et transformer le sillage en un fleuve de feu ? C’est là certainement l’un des plus beaux spectacles de la grande mer, et cependant les Grecs ne disent point l’avoir contemplé sur les vagues de leur magnifique archipel. Homère, qui parle souvent des « mille voix » de la mer Egée, n’en signale point les mille lueurs. De même les poètes qui firent naître Vénus de l’écume des flots, et peuplèrent « les demeures humides » de tant de nymphes et de divinités, n’ont point décrit les nappes d’or fluide sur lesquelles se laissent bercer pendant les nuits les déesses resplendissantes. L’amour des poètes grecs pour le grand jour et la lumière du soleil pourrait expliquer en partie ce silence étonnant ; mais pourquoi les savans eux-mêmes n’ont-ils point décrit le phénomène, en apparence si extraordinaire, de l’éclat phosphorescent des eaux ? Dans l’ensemble des ouvrages légués au monde moderne par l’antiquité, on ne trouve que deux phrases se rapportant d’une manière indirecte à cet ordre de faits merveilleux. Élien le compilateur parle de la lueur émise par des algues des plages, et Pline l’encyclopédiste nous apprend que le corps d’une espèce de méduse jette un certain éclat lorsqu’on le frotte contre un morceau de bois. C’est là qu’en était la science avant les observations d’Améric Vespuce sur la phosphorescence des mers tropicales. Depuis cette époque, il n’est probablement pas un seul voyageur qui n’ait remarqué les gerbes de lumière jaillissant la nuit autour de son navire, non-seulement dans la mer des Antilles, mais également dans la Méditerranée, sur les côtes atlantiques de l’Europe et près des banquises de l’Océan polaire. Ainsi que l’ont établi les recherches de Boyle, de Forster, de Tilesius, d’Ehrenberg, cette lumière provient d’innombrables animalcules, les uns vivans, les autres en décomposition. Or la destruction des cétacés, des grands poissons et des autres monstres de la mer ayant pour résultat nécessaire d’accroître en proportion le pullulement des organismes microscopiques, il s’ensuivrait que la phosphorescence des eaux marines s’est accrue en même temps que le nombre des infusoires. Si l’hypothèse ingénieuse de M. Marsh est une vérité, ceux d’entre nous qui se promènent sur les plages ou qui voguent sur les mers pendant certaines nuits où la vague est en feu jouissent d’un spectacle qu’il n’a jamais été donné à nos pères de contempler. Ce serait là une faible compensation aux ravages accomplis par les pêcheurs.

Quoi qu’il en soit de cet accroissement présumé dans la splendeur des mers, l’homme n’a point le droit de s’en vanter, car s’il est, grâce à la pêche, la cause indirecte de ce phénomène, c’est bien sans qu’il en ait eu la moindre conscience. À la surface des eaux de même que sur les continens, il n’agissait jadis qu’en vue de ses intérêts immédiats et s’abandonnait au hasard pour tous les résultats lointains. Parmi ses entreprises, les unes avaient des suites heureuses et contribuaient au bien-être général ; d’autres au contraire, telles que le déboisement des montagnes, devaient entraîner des conséquences fatales ; mais sans se préoccuper de l’avenir il continuait de travailler au jour le jour. Actuellement l’humanité, représentée par ses initiateurs scientifiques, commence à se rendre compte de ses œuvres. Instruite par l’expérience du passé, elle entreprend la lutte contre les forces de la nature qu’elle a déchaînées elle-même, et sur plusieurs points les désastres survenus par la faute de nos ancêtres sont déjà réparés. En outre des groupes d’individus et même des peuples entiers, non contens de rétablir l’ancien équilibre sur la surface terrestre, travaillent aussi avec succès à la transformation utile et à l’embellissement de vastes étendues qui semblaient autrefois sans valeur.

Pendant les derniers siècles, d’heureux changemens apportés à la géographie physique de plusieurs contrées ont témoigné de ce que peut faire la volonté persévérante de l’homme. En première ligne, on doit citer les immenses travaux que les Hollandais ont accomplis pour assurer leur territoire contre les irruptions de la mer et des fleuves. Au moyen âge, les habitans du littoral reculaient chaque année devant les flots de la Mer du Nord et la chaîne des dunes ; comme s’ils eussent voulu hâter leur ruine, ils coupaient les forêts qui leur servaient de rempart contre les sables, et par une imprudente exploitation transformaient les tourbières en mares et en étangs. Aussi, lors des grandes tempêtes, des campagnes de plusieurs milliers d’hectares disparaissaient en un seul jour sous les eaux avec leurs villages et leurs cultures. Enfin les Hollandais, sentant le sol s’enfoncer graduellement sous leurs pas, tremblant de voir les flots s’abîmer sur eux en déluge, prirent des mesures de défense pour résister aux envahissemens de la mer. Pendant les derniers siècles, l’histoire agricole des Pays-Bas est le récit d’un combat sans trêve entre l’homme et l’océan, et dans ce combat c’est l’homme qui a remporté la victoire. Exerçant sur la pression des flots une surveillance de tous les instans, il a consolidé le littoral au moyen de levées, de murailles et de plantations ; puis il s’est emparé des laisses de mer par une série de jetées et de digues, et de progrès en progrès il a fini par reprendre une partie considérable du sol jadis enlevé à ses ancêtres. Sa dernière grande conquête a été de pomper, pour le déverser dans la mer, le lac de Harlem tout entier, qui ne contenait pas moins de 724 millions de mètres cubes d’eau, et maintenant il rêve d’assécher le Zuyderzee, un golfe de 500,000 hectares, que les tempêtes de la Mer du Nord ont mis dix siècles à creuser.

Dans tous les pays du monde civilisé, il existe déjà, comme en Hollande, de magnifiques travaux par lesquels l’homme a su modifier à son avantage quelques-uns des traits géographiques de la terre. En France, les watteringues de la Flandre, les baies de la Marquenterre ont été conquises sur l’océan, et l’on a su fixer par des plantations la chaîne de dunes mobiles qui, sur une longueur de plus de 200 kilomètres, marchait à l’assaut des landes de Gascogne[3]. En Angleterre, on a transformé en cultures une grande partie du golfe de Wash, et la baie de Portland tout entière est devenue un port aux eaux tranquilles. Il n’est pas jusqu’à la surface du désert où l’homme n’ait récemment tenté avec succès de compenser, par le creusement de puits artésiens et la création de nouvelles oasis, les nombreuses dévastations dont il s’est rendu coupable sur tant d’autres points du globe. Ces œuvres utiles, qui constituent de véritables révolutions géographiques et qui changent l’aspect de la terre sur des espaces d’une grande étendue, ont en outre pour la plupart l’avantage considérable de modifier heureusement les climats locaux. Mais l’homme ne se contente point aujourd’hui d’exercer une influence indirecte sur la salubrité de son domaine, et dans un grand nombre de contrées il se propose, comme but immédiat à son travail, l’assainissement du territoire. C’est ainsi qu’en Toscane, la vallée jadis presque inhabitable de la Chiana, où l’hirondelle même n’osait s’aventurer, a été complètement délivrée des miasmes paludéens par la rectification d’une pente indécise, couverte de mares et de lagunes. De même les maremmes de l’ancienne Étrurie sont devenues beaucoup moins dangereuses à la santé des habitans depuis que les ingénieurs toscans ont comblé les marécages du littoral et pris soin d’empêcher le mélange des eaux douces et des eaux salées qui s’opérait à l’embouchure des rivières. Maître d’améliorer par des moyens de cette nature la qualité de l’air qu’il respire, l’homme a peut-être aussi la puissance d’augmenter à la longue l’humidité de l’atmosphère et l’abondance des pluies. Pendant le siècle qui s’est écoulé de 1764 à 1863, la chute annuelle d’eau de pluie s’est élevée à l’observatoire de Milan de 90 à 106 millimètres. Il est probable que cet accroissement graduel des pluies est dû aux irrigations pratiquées sur une si grande échelle en Lombardie et à l’évaporation très active qui en est la conséquence.

À tous ces grands travaux, ayant pour but de modifier au bénéfice de l’homme la surface de notre terre, se lie intimement une œuvre qui peut sembler chimérique à plusieurs, mais qui n’en est pas moins de la plus haute importance. Il s’agit de conserver, d’accroître même la beauté extérieure de la nature, de la lui rendre quand une exploitation brutale l’a déjà fait disparaître. En diverses parties de l’Europe et notamment en France, on pourrait parcourir pendant des heures certains plateaux sans trouver un site où le regard de l’artiste se repose avec satisfaction. Des populations entières semblent avoir pris à tâche d’enlaidir le territoire qu’elles occupent ; elles mutilent ou torturent les arbres isolés qui leur restent encore, transforment la campagne en un labyrinthe de ruelles bordées de murailles, élèvent au hasard des constructions sans goût. Et pourtant il est si facile de mettre le sol en culture tout en laissant au paysage sa beauté naturelle ! En Angleterre, ce pays où les agriculteurs savent faire produire à leurs champs des récoltes si abondantes, mais où le peuple a toujours eu pour les arbres plus de respect que n’en ont les nations latines, il est peu de sites qui n’aient une certaine grâce, ou même une véritable beauté, soit à cause des grands chênes isolés étalant leurs branches au-dessus des prairies, soit à cause des massifs d’essences diverses parsemés avec art autour des villages et des châteaux. En Irlande et en Écosse, c’est par centaines de millions d’arbres que s’est opéré le reboisement des hauteurs, et ces contrées, déjà fort pittoresques, ont été singulièrement embellies par la verdure qui les couvre aujourd’hui. Un district du comté de Mayo dans lequel, suivant la tradition, les guerres intestines et l’invasion des conquérans anglais n’avaient pas laissé un seul arbre debout, offre actuellement, grâce à ses plantations variées, des sites beaucoup plus beaux qu’ils ne l’étaient sans doute avant le déboisement. C’est que l’art de l’homme, quoi que puissent en penser certains esprits moroses, a le pouvoir d’embellir jusqu’à la nature libre, en lui donnant le charme de la perspective et de la variété, et surtout en la mettant en harmonie avec les sentimens intimes de ceux qui l’habitent. En Suisse, au bord des grands lacs, en face des montagnes bleues et des glaciers étincelans, combien n’est-il pas de chalets et de villas qui, par leurs pelouses, leurs massifs de fleurs, leurs allées ombreuses, rendent la nature encore plus belle et charment comme un doux rêve de bonheur le voyageur qui passe !

Toutefois, il faut le dire, les peuples qui sont aujourd’hui à l’avant-garde de l’humanité se préoccupent en général fort peu de l’embellissement de la nature. Beaucoup plus industriels qu’artistes, ils préfèrent la force à la beauté. Ce que l’homme veut aujourd’hui, c’est d’adapter la terre à ses besoins et d’en prendre possession complète pour en exploiter les richesses immenses. Il la couvre d’un réseau de routes, de chemins de fer et de fils télégraphiques ; il tente de fertiliser les déserts et de prévenir les inondations des fleuves ; il propose de triturer les collines pour les étendre en alluvions sur les plaines, perce les Alpes et les Andes, unit la Mer-Rouge à la Méditerranée, s’apprête à mêler les eaux du Pacifique avec celles de la Mer des Antilles. On comprend que les peuples, acteurs et témoins de toutes ces grandes entreprises, se laissent emporter par l’enivrement du travail et ne songent plus qu’à pétrir la terre à leur image. Et si l’industrie accomplit déjà de telles merveilles, que ne pourra-t-elle faire lorsque la science lui fournira d’autres moyens d’action sur la nature ! C’est là ce que fait remarquer M. Marsh en quelques paroles éloquentes. « Plusieurs physiciens, dit-il, ont suggéré l’idée qu’il serait possible de recueillir et d’emmagasiner pour l’usage de l’homme quelques-unes de ces grandes forces naturelles que les élémens déploient avec une étonnante énergie. Si nous pouvions saisir et lier, pour la faire travailler à notre service, la puissance que le souffle continu d’un ouragan des Antilles exerce dans un espace restreint, si nous pouvions nous emparer de la force d’impulsion développée par les vagues qui se brisent pendant un hiver orageux sur la digue de Cherbourg, ou bien encore des flots de marée qui recouvrent chaque mois les plages de la baie de Fundy, si nous savions utiliser la pression d’un mille carré d’eau de mer à la profondeur de cinq mille brasses, les secousses des tremblemens de terre et les mouvemens volcaniques, quelles œuvres colossales ne tenterait pas notre siècle de travail et d’audace, auquel la seule vertu de la foi ne suffit plus pour transporter les montagnes et les jeter dans la mer ? »


ELISEE RECLUS.

  1. Man and Nature, or Physical geography as modified by human action, by George P. Marsh. London, Sampson Low, 1864.
  2. Sans parler ici de l’énorme consommation de bois que font tous les ans les charpentiers de maisons, les constructeurs de navires et les ingénieurs des chemins de fer, il suffira de citer les petites industries. Des forêts entières, s’étendant sur plusieurs centaines d’hectares, ont été abattues pour être transformées en allumettes. D’après Rentzsch, la petite ville de Sonneberg exporte tous les ans 3,000 tonnes de joujoux en bois de sapin. Enfin, durant les deux premières années de la guerre d’Amérique, une seule manufacture européenne a fait couper 28,000 noyers pour la fabrication des baguettes de fusil.
  3. Dans son livre, M. Marsh établit une distinction qui ne me semble point fondée entre les dunes de l’intérieur et celles du littoral. D’après lui, ces dernières auraient en général une forme conique, bien différente de la disposition en croissant affectée par les monticules mobiles éloignés de la mer. C’est là une erreur, du moins pour les dunes de Gascogne. Les collines de sable qui n’ont pas été réunies par le vent en un long rempart recourbent leurs extrémités libres vers l’intérieur des terres, et leur crête décrit toujours une demi-circonférence semblable à celle d’un cratère éboulé. Quelques-uns des cirques compris entre les branches latérales du croissant n’ont pas moins d’un kilomètre de large.