L’Homme et la Terre/III/04

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Librairie universelle (tome troisièmep. 419-466).


ARABES & BERBÈRES. — Notice Historique

Mahomet (ou plutôt Mohammed, le « Loué ») naquit à La Mecque en 571, épousa la riche veuve Khadidja en 596, et commença à proclamer la nouvelle religion vers 610. Devant l’hostilité de la puissante famille des Koraïchites, dont cependant il faisait partie, il se retira à Médine (la fuite, hidjret, l’hégire, fixée ultérieurement au 11 Juin 622) ; après une série de luttes, appuyé par plusieurs tribus des environs, il rentra en vainqueur à La Mecque en 630 ; deux ans plus tard, il mourait à Médine.

Après Mahomet, Abu-Bekr (632-634), Omar (634-644), Othman (644-656) furent « khalifes » (successeurs) élus et incontestés ; mais Ali (656-661), gendre de Mahomet ainsi qu’Othman, eut un compétiteur, Moaviyya, qui, ayant massacré les enfants d’Ali en 661, fut seul khalife jusqu’en 680. Le régime monarchique remplaçant le principe d’élection, ce furent des membres de la famille de Moaviyya, les Omeyades, qui régnèrent en Orient jusqu’en 750 et en Espagne jusqu’en 1031. De 750 à 1258, les Commandeurs des croyants appartenaient à la famille des Abbassides ; les plus célèbres d’entr’eux sont Harun-al-Rachid (766-809) et Al-Mamun (813-833).

L’Arabie avait embrassé l’Islam avant la mort de Mahomet : les annales ne sont point d’accord sur le détail des marches et contre-marches des Arabes et des Grecs, et il ne faut pas considérer les dates suivantes comme indiscutables. Il semble que Damas ait ouvert ses portes en 635 ; la bataille de Kadesiyeh (Kadesia), qui décida du sort de la Perse, aurait eu lieu en février 637, mais le plateau d’Iran ne fut occupé que progressivement dans les années suivantes. Cette même année, 637, Jérusalem et Nisib acceptaient la domination arabe. Amru s’emparait de Babylone d’Égypte en 640, d’Alexandrie en 641 et des rivages de la Méditerranée jusqu’à la Tripolitaine en 642, vingtième année de l’hégire.

La conquête de Cypre date de 647, celles de Rhodes et de Nubie de 651 : Ghadamès fut occupée en 668 ; un premier blocus de Constantinople par les Arabes fut poursuivi avec plus ou moins d’ardeur pendant sept années, 669 à 675 ; Carthage fut prise en 699 : Tarik traversa le détroit de Gadès en 711 ; la rencontre de Charles Martel et d’Abd-er-Rahman dans les plaines de Poitiers date de 732 ; de 831 à 878, les principales villes siciliennes se soumirent aux Arabes et plusieurs points de la côte italienne en firent autant à la fin du neuvième siècle.

Kufa fut fondée en 637, Basrah en 640, Kairouan en 670, Bagdad en 762, Fez en 808. L’Espagne maure ne reconnut jamais les Abbassides, le Maghreb devint indépendant en l’an 800, et la vallée du Nil ne relève plus des khalifes de Bagdad depuis 870.

Parmi les poètes, écrivains, savants et voyageurs arabes, nous ne citons que quelques-uns des plus connus.

  Ère vulgaire
Tabari, né à Amol, Perse 
839−922
Massudi, voyageur et historien, mort au Caire 
  —    956
Ferdusi ou Firduzi, poète persan, né et mort à Thus 
933−1025
Avicenne ou Ibn-Sina, philosophe et médecin à Bokhara 
980−1037
Habibi, littérateur, né et mort à Basrah 
1054−1122
Algazel, philosophe, vécut en Syrie et en Perse 
1058−1111
Omar Kheyyam, poète et mathématicien, mort à Nichapur 
   —    1124
Edrisi, voyageur et géographe, né à Ceuta 
1099−1164
Avempace ou Ibn-Badja, né à Saragosse, mort à Fez 
1100−1138
Averrhoès, philosophe et médecin, né à Cordoue, mort au Maroc 
1100−1198
Abu-Ezra, juif espagnol 
1119−1174
Abd-al-latif, voyageur, né à Bagdad 
1161−1231
Abu-el-Faridh, poète égyptien 
1181−1234
Saadi, poète persan, né et mort à Chiraz 
1184−1291
Abulfeda, géographe et historien, né à Damas 
1237−1331
Hafiz, poète persan, né et mort à Chiraz 
   —    1388
Ibn-Khaldun, historien, né à Tunis, mort au Caire 
1332−1406

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
ARABES et BERBÈRES
Les bornes disparaissaient devant les Arabes,
le sol devenait le patrimoine commun de la
tribu dont les membres étaient désormais
frères et affiliés par la foi.


CHAPITRE IV


EXTENSION RAPIDE DE L’ISLAM. — PROPRIÉTÉ COMMUNAUTAIRE

CARACTÈRE ANARCHIQUE DE L’ARABE. — FATALISME
EFFETS DES VICTOIRES MUSULMANES SUR BYSANCE ET LA PERSE
CHIITES, ICONODOULES, ICONOCLASTES. — CONQUÊTE DE LA MAURÉTANIE
INVASION DE L’ESPAGNE. — SARRASINS EN FRANCE

SCIENCE ARABE. — FRÉNÉSIE DES VOYAGES. — ÉQUILIBRE DES FORCES

L’empire d’Orient avait alors grand besoin de consolider sa structure dans la moitié européenne de son territoire, car du côté de l’Asie surgissait un nouvel ennemi, l’Arabe, à peine moins redoutable pour les Bysantins que pour les Perses. En 632 déjà, dix années après l’hégire de Mahomet, et l’année même de la mort du prophète, les Arabes sortaient de leur péninsule pour aller propager de par le monde la foi en le seul vrai Dieu, et Khaled, l’ « Épée d’Allah », remportait sur les Perses la première bataille rangée. Les victoires se succédaient comme par enchantement. Tout le bassin de l’Euphrate, puis toute la Syrie tombent au pouvoir des Mahométans ; le temple de Jérusalem est transformé en mosquée. L’empire des Sassanides s’écroule, et, du coup, la domination des Arabes se fait sentir jusque dans l’Inde. Puis l’Égypte est envahie, bientôt annexée, et les vainqueurs, s’engageant à l’ouest entre le désert et la mer, s’avancent jusqu’à Tripoli, par delà la Cyrénaïque. Neuf années ont suffi pour constituer un empire plus vaste que celui de Constantinople.

Malgré la persistance des haines et des vendettes entre les familles et les tribus, les premières conquêtes du mahométisme eurent un caractère vraiment explosif que lui donnèrent les imaginations ardentes et les énergies soudaines des Arabes entraînés tout d’abord dans son orbite. Ces pâtres, ces chameliers, ces marchands étaient devenus tout d’un coup d’ardents propagandistes, et tous, d’une seule volonté, d’un seul élan, se précipitaient à la conquête du monde pour le soumettre à la vraie foi. Dans l’histoire des conquêtes, rien n’égale la merveilleuse campagne de Khaled qui part de l’Arabie, avec quelques milliers d’hommes, sans autres vivres que le peu de farine contenue dans le sac de chaque guerrier, sans chariots, sans munitions entravant sa marche, et qui, ne laissant point de cadavre ni de traînard en route, court pendant sept jours et sept nuits à travers le désert, large d’un millier de kilomètres, pour apparaître soudain devant Damas et disperser les Grecs d’Heraclius. Pareille énergie, qui semble tenir du miracle, ne peut s’expliquer que par un fanatisme collectif : tous les individus dans l’armée entière n’avaient qu’une âme. Et les conquêtes musulmanes, dans leur prodigieux mouvement d’expansion, à l’orient, jusqu’aux Indes, au nord-est, jusque dans les steppes des Turcomans, au nord, dans l’empire bysantin, à l’ouest, jusqu’au bord de l’Atlantique et par delà les Pyrénées, pourraient-elles s’expliquer si les envahisseurs n’avaient été saisis de cette fureur sacrée qui, d’avance, leur donnait la victoire ? Sans doute, ils étaient soulevés au-dessus d’eux-mêmes par une foi absolue dans le miracle : c’est ainsi que, plus tard, les Espagnols arabisés, dans leurs prodigieuses luttes contre les Aztèques, les Toltèques ou Quichua du Nouveau Monde, voyaient toujours un saint Jacques de Compostelle ou une sainte Vierge combattre devant eux dans le ciel et les exciter au massacre.

Les Arabes se croyaient guidés par Allah lui-même et se lançaient frénétiquement dans la mêlée ; mais, dans ce merveilleux élan de lutte, une part notable était certainement due à leur nature d’origine, au caractère et à la morale que leur avait donnés la vie sous un soleil ardent, aux confins du désert.

N° 282. Pays de l’Hégire.


On a comparé, avec raison semble-t-il, l’intervention périodique des Arabes dans l’histoire à la floraison subite de l’aloès, plante du désert qui reste grise ou poudreuse pendant cinquante ou cent ans, puis, épanouissant soudain sa large fleur écarlate, illumine la plaine de son éclat. La civilisation arabe fut pour beaucoup de peuples conquis une véritable libération et coïncida pour nous avec l’apport des manuscrits grecs, avec le renouveau de la science hellénique dans la nuit du moyen âge, mais ne nous montre-t-elle pas combien les raisonnements ordinaires sont impuissants à expliquer cet ensemble si éclatant de phénomènes historiques : la brusque apparition des Arabes dans l’histoire générale, comme par une sorte de fulguration, puis leur retour, après quelques siècles, dans l’existence obscure de pasteurs nomades ? Aussi ces contrastes restent-ils inexpliqués pour ceux qui, dans le milieu présent, ne cherchent pas aussi les apports héréditaires des milieux primitifs.

À cet effet cumulatif des éléments du milieu, il faut ajouter également les conditions économiques et sociales de la société qui se constituait à nouveau. La polygamie était la coutume générale introduite par les conquérants arabes, et, en pays conquis, n’ayant point à acheter leurs épouses, ils l’appliquaient d’une manière constante, bien plus qu’en leur pays originaire. Devenus maîtres absolus, ils pénétraient dans les familles, les transformant à leur profit : ils épousaient les filles des vaincus, et tout d’abord les générations nouvelles, appartenant par leurs pères à la race des conquérants, en apprenaient la langue et, se vantant de leur descendance, en continuaient l’orgueil. En Syrie, notamment, le premier siècle ne s’était pas écoulé depuis la conquête que l’ensemble de la population, sauf les tribus des montagnes et les sectes chrétiennes ou juives tolérées, était arabisé en apparence : l’adaptation s’était faite avec cette rapidité singulière parce qu’elle s’accomplit dans chaque maison, sous chaque tente, aux origines mêmes de la vie. Mais les conceptions funestes de la polygamie, qui, sous sa forme orientale, a pour point d’appui la domination absolue de l’homme, la transformation même de la femme en une simple possession, comme le cheval ou le chien, devaient également se faire sentir très vite dans la société nouvelle, en diminuant d’une manière physique et morale l’énergie de la race. Après l’extension soudaine donnée à la nation, il y eut forcément recul. Driesmans a pu dire[1] que les Arabes furent victorieux aussi longtemps que la femme conserva chez eux une position prépondérante dans la famille et une part active à la vie sociale. Leurs royaumes succombèrent dès que la religion eut séquestré la femme dans le harem où elle n’est désormais qu’une esclave destinée à la seule satisfaction de son seigneur et maître, et dont il se croit tenu de ne parler qu’en termes avilissants. Comment peut se faire, en ces conditions, l’éducation
intérieur d’un harem ancien à damas.
(Civilisation des Arabes, par G. Le Bon.)
des générations nouvelles ?

La question de la propriété se mêla aussi à ces grands événements. N’y avait-il pas dans la fureur de l’Arabe contre le monde chrétien quelque chose de la haine du nomade, ignorant la barrière des domaines privés, contre les propriétaires individualistes qui posent des dieux termes aux quatre coins de leur sol[2] ? Sans doute, il n’est pas une différence entre peuples qui ne soit une cause d’aversion. Les Arabes devaient haïr les Bysantins et tous les peuples à civilisation romaine qui se partageaient le sol en qualité de propriétaires particuliers, possédant le droit personnel d’user et d’abuser. D’ailleurs, ils apportaient une autre forme de propriété : le régime communautaire de la tribu, et c’est à ce régime qu’il faut certainement attribuer les raisons majeures de la prodigieuse rapidité des conquêtes arabes. Au fond de toute révolution politique durable, il faut chercher l’évolution sociale : c’est aux bases mêmes de la société que l’équilibre se modifie. Si les Arabes ont facilement triomphé, c’est que, vis-à-vis des mondes bysantin, persan et autres, ils représentaient un principe supérieur. À tous les esclaves qui proclamaient avec eux la gloire du Dieu unique, ils apportaient la liberté et, de plus, une égalité religieuse complète et la ferveur fraternelle que donne une foi commune. Aux travailleurs de la terre, privés de leur part légitime du sol cultivable, opprimés par les grands feudataires, pressurés par le fisc, ils octroyaient le droit à la culture et à la récolte. Les bornes disparaissaient devant eux : le sol devenait le patrimoine commun de la tribu dont les membres étaient désormais frères et affiliés par la foi. Sans doute, cette attribution de la terre à la communauté des fidèles constituait un grand danger pour l’avenir, puisque des chefs et maîtres absolus pouvaient se substituer un jour à leurs sujets ; mais aussi longtemps que dura la ferveur religieuse, la forme nouvelle de la tenure du sol fut vraiment la délivrance pour toutes les foules asservies, et c’est avec une explosion d’enthousiasme qu’elles accueillirent le vainqueur qui leur assurait à la fois la dignité d’homme et le pain.

L’unité, la simplicité de la foi musulmane : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète, » fut pour beaucoup dans les victoires des Arabes qui ne trouvaient devant eux que des adversaires indécis, sans élan, sans force surnaturelle qui les portât. Toutefois, l’islam lui-même n’était pas aussi franc d’allures qu’on pourrait se l’imaginer d’après sa doctrine. L’impossibilité de gouverner le monde selon de pures abstractions ne fut jamais mieux constatée que par les conditions matérielles du lieu d’origine dans lequel le mahométisme s’est premièrement cristallisé. La religion du vrai, de l’unique dieu qui règne dans l’immensité, contemplant toutes choses du haut des cieux, ne semblait pas devoir se rattacher à un endroit précis, comme le temple de La Mecque. Au contraire, l’infini du désert monotone, avec ses sables qui se déroulent d’un horizon à l’autre, parle mieux de la toute-puissance d’Allah qu’un lieu déterminé où de misérables hommes se livrent aux occupations banales de la vie et aux transactions du commerce. Et pourtant Allah, abaissé par les fidèles, fut bien obligé de descendre sur La Mecque et de la choisir comme son sanctuaire préféré. Mahomet le prophète, si pénétré qu’il fût de l’omniprésence de son Dieu, n’en transféra point héroïquement le culte sur quelque âpre montagne du désert ; mais, obéissant quand même aux anciennes divinités locales, aux hallucinations de tout un passé maudit, il dut se borner à détruire les idoles de La Mecque, et c’est encore devant la source jaillissante de Zemzem qu’il vint
la mecque
la prière devant la kaaba dans la grande mosquée.

(D’après une photographie de M. Gervais Courtellemont.)
se prosterner, c’est la pierre de la Kaaba qu’il baisa de ses lèvres : doublement païen, adorateur des fontaines, adorateur des pierres, il commença par vicier, dès son premier mouvement, le culte du Dieu pur esprit, et, naturellement, il fut imité par tout son peuple de fidèles.

Les anciens cultes se fondent graduellement dans les formes nouvelles, mais ils ne périssent point : sous le plus strict monothéisme vit encore le fétiche, de même chez l’ancien naturiste ou polythéiste. L’Arabe était déjà quelque peu monothéiste bien avant Mahomet[3], le Coran lui-même le déclare expressément : « Dans les moments de grand danger, les païens invoquaient toujours Allah et non les faux dieux. » À l’intérieur de chaque cerveau se disposent en strates toutes les religions du passé. La Kaaba fut le panthéon arabe où vinrent se confondre tous les dieux de la Péninsule, les trois cent soixante idoles qu’avaient autrefois érigées autant de tribus[4], et le monothéiste le plus ardent fut, parmi les fidèles, celui chez lequel toutes les divinités de famille, de clan, de tribu se confondirent le plus intimement en une seule personnalité souveraine.

Pendant les premiers temps de l’expansion arabe, aussi longtemps que les combattants de l’Islam, animés par la ferveur primitive, furent également d’origine assez pure pour que l’hérédité persistât dans le caractère et les mœurs de la plupart d’entre eux, on remarqua chez les plus nobles de leurs chefs une fière simplicité qui rappelait la vie du désert sous la tente hospitalière, et que les pieux musulmans d’aujourd’hui essaient d’imiter de leur mieux. Encore maintenant, les fidèles, à quelque rang qu’ils appartiennent, doivent avoir soin de se débarrasser de tout objet précieux, de toute monnaie d’or, avant de se prosterner dans la prière. Ils doivent redevenir pauvres à leurs propres yeux et à ceux d’Allah, du moins pendant le moment de l’entretien sacré. En outre, il faut se garder du « mauvais œil » en présence d’Allah, et rien plus que l’or n’attire l’envie, source de la haine et de tout mal[5]. Dans le temple, aucune préséance, aucune place réservée : pauvres et riches, noirs et blancs se rangent côte à côte dans une même adoration.

Chez les purs Arabes, la victoire ne pouvait suivre les croyants que pendant la période de la grande ferveur religieuse, les unissant en une seule masse irrésistible, car, par nature, le fils du désert, habitué à la vie libre dans l’espace immense, s’accommode mal de l’autorité : aussi a-t-on pu le qualifier d’ « anarchiste », dans le sens rigoureux d’homme sans maître. Dès que la foi l’abandonne, il se débande, reprenant sa volonté, suivant le chemin de son choix. Et, chose curieuse, ce fut un Arabe, Ibn-Khaldun, qui semble avoir formulé le premier la théorie d’une société anarchique, débarrassée de tout gouvernement. D’après le savant historien du quatorzième siècle, la cité « parfaite », c’est-à-dire idéale, est constituée en dehors de toute domination matérielle, de toute loi, par l’accord des sages qui recherchent uniquement la perfection et que laissent indifférents les mesquines considérations d’intérêt politique ou national[6].

Du reste, le pays natif de l’Arabe ne fut jamais conquis : les anciens Chaldéens et Égyptiens ne firent que poser le pied sur les provinces extérieures de la contrée ; les Hymiarites ne possédèrent à aucun moment l’ensemble péninsulaire : le général d’Auguste, Aelius Gallus, envahissant l’Arabie, fut arrêté par une épidémie avant d’avoir pénétré bien loin ; quant à la sujétion politique des Arabes aux Osmanli, elle est toujours restée partielle et précaire.

N° 283. Premières Conquêtes des Arabes.

C’était la Tripoli de Barbarie (Tarabolos-el-Gharb), sur la côte d’Afrique, au sud de la Sicile, qu’il importait d’indiquer sur cette carte et non celle de Syrie (Tarabolos-ech-Chain).

Le grisé lâche s’applique à la péninsule Arabe supposée convertie à l’Islam avant 632, les hachures serrées recouvrent les territoires conquis par les Mahométans de 632 à 664, mais la plus grande partie de ces contrées était sous la domination arabe dès avant 644, lors de la mort du second successeur de Mahomet, le khalife Omar.


Et, par un phénomène bizarre, il se trouva que deux cents ans après que les paroles brûlantes de Mahomet eurent lancé les Bédouins à la conquête du monde et lorsque la civilisation dite « arabe » rayonnait au loin, les vrais « fils du désert » étaient devenus fort rares dans les armées envahissantes ; d’autres races asiatiques les y remplaçaient : surtout des Turcs et des Mongols. La plupart des Arabes que n’avait pas dévorés la guerre triomphante revinrent dans la péninsule d’origine, échappant ainsi au grand État mondial pour reprendre la vie libre et fière dans la petite tribu des aïeux. Chacune des peuplades primitives reprit son autonomie, ses traditions, sa loi du sang, même contre la famille du prophète. Et de l’immense butin de connaissances et d’idées recueillies dans le monde étranger, les Arabes ne rapportaient rien dans leur patrie : tels ils étaient partis du Nedjd ou du Hedjaz, et tels ils revenaient, insoumis et aristocrates.

D’ailleurs la foi qui avait armé les Arabes pour la guerre sainte les condamnait par cela même à la résignation en cas de désastre. Au fond, la religion du mahométisme pur, sous sa forme monothéiste par excellence : « Il n’y a de Dieu que Dieu », est la foi aveugle à l’invincible destin. Tout ce qui s’accomplit est irrévocable. Tout événement est fatal, décidé de toute éternité dans l’aveugle vouloir de celui que nul ne peut fléchir. Dans l’aimable polythéisme, tout a son Dieu, jusqu’au buisson de roses : on peut toujours espérer, car le désespoir même a ses divinités. Et dans le sévère christianisme, surtout sous sa forme catholique, chaque saint est un intercesseur : le malheureux peut s’adresser à l’armée des saints, même à quelque pouilleux divinisé qui se grattait sur un fumier, et s’il verse une larme, les anges peuvent la recueillir et la porter comme un diamant aux pieds de la Vierge toujours pure.

Ainsi le caractère de l’Arabe proprement dit, tel que l’avait déterminé la contrée d’origine, n’était point celui du guerrier de profession. Après ses marches triomphantes, dues à l’exaltation de la foi religieuse, le fils du désert ne se trouvait plus dans son rôle naturel au milieu des nations agricoles, et c’est pourquoi, abandonnant les armées que commandaient d’authentiques descendants du Prophète, il réintégra sa péninsule originaire. Ainsi s’explique ce fait que la conquête arabe, accomplie par les compatriotes de Mahomet, n’eut de durée que dans les pays ressemblant géographiquement à l’Arabie par les monts rocheux, les déserts de sable et de pierre, les eaux rares et les groupes d’oasis : les conquérants ne firent souche et ne se perpétuèrent à l’état de tribus que dans les contrées analogues aux leurs, celles qu’on pourrait appeler les « Arabies extérieures ». En Perse, en Syrie, en Égypte même, ils ne furent que des étrangers, tandis que, bien loin vers l’ouest, par delà le désert de Libye, et jusqu’à l’océan Atlantique, ils se retrouvèrent chez eux près des dépressions tunisiennes (sebakh), et sur les hauts plateaux qui dominent le Tell algérien, dans les montagnes du Maroc.

Certainement l’apparition des Arabes sur le théâtre du monde eut par contre-coup des conséquences heureuses pour la longue durée de l’empire d’Orient, sinon pour son étendue territoriale. En frappant la Perse qui se trouvait en contact immédiat avec les multitudes sémitiques campées sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, les guerriers de l’Islam écartaient précisément le plus dangereux adversaire de Bysance ; en s’emparant de la Syrie, ils lui rendaient également service, car Constantinople usait ses forces à maintenir sous sa domination ce boulevard, long de cinq cents kilomètres et resserré entre le désert et la mer.

British Muséum.
mahomet assiégeant la forteresse de batjn-ar-nadhir.
l’ange gabriel lui présente une coupe et une bouteille.
(Miniature, Histoire universelle arabe, XIVe siècle.)


La seconde Rome put jouir d’un long répit dont elle profita, sinon pour se reconstituer sagement et reprendre des forces par l’affranchissement des monopoles, par l’initiative du travail libre, du moins pour amasser des richesses et reconquérir son prestige. C’est en partie grâce à l’affaiblissement des contingents arabes, produit par leur rapide épanchement du côté de l’est vers la Perse, et du côté de l’ouest vers l’Égypte, que le centre perdit de sa puissance d’attaque dans la direction du nord et fut un voisin moins dangereux que la Perse, mais c’est aussi parce que des contrées peu propices au développement de l’Arabe séparaient Constantinople de la plaine mésopotamienne. Tout en guerroyant contre l’État qui représentait par excellence la religion rivale, les khalifes n’avaient plus dans l’élan de leurs fidèles une poussée suffisante pour sortir des plaines et des terres brûlées du midi, à travers les plateaux et les montagnes de l’Asie mineure.

Pourtant les Arabes firent des tentatives fréquentes pour surprendre la cité qui personnifiait en elle à la fois le monde chrétien et le prestige de la Rome antique. S’avançant en Anatolie par la porte de Cilicie, ils traversaient la Péninsule à marches forcées pour arriver rapidement à Constantinople ; mais ils avaient été précédés par les signaux de flamme qui s’allumaient de colline en colline, et l’on avait pris les mesures nécessaires pour empêcher le passage du Bosphore. Il est vrai qu’un certain empereur Michel, ennuyé de ce qu’on vînt le troubler à l’amphithéâtre pour lui annoncer l’invasion des Arabes, défendit (859) qu’on le fatiguât davantage par l’emploi de cette télégraphie gênante[7] ; mais à cette époque, les Arabes avaient déjà perdu leur première furie et par trois fois les essais de blocus qu’ils avaient faits par mer s’étaient terminés sans gloire et sans profit. Aussi Bysance put-elle continuer de servir de boulevard à l’Occident contre l’Islam pendant six siècles encore, et, quand elle succomba, ce fut sous les coups d’une autre race que celle des Arabes.

Les changements opérés en Perse par la conquête arabe furent d’une étonnante soudaineté : on eût pu croire qu’ils avaient été produits comme par un coup de foudre. Avant la formidable rencontre de Kadesiyeh, « la bataille des batailles », qui dura quatre jours, c’est par dizaines de millions que les Iraniens professaient la foi mazdéenne : quelques années après, tous les Persans, à l’exception de faibles communautés proscrites, se disaient musulmans. La force brutale le voulut ainsi, il avait fallu se convertir de force ou mourir, et comme il arrive toujours en pareil cas, les moins nobles s’étaient soumis, tandis que les meilleurs avaient subi la mort ; une sélection à rebours s’était accomplie. Les vaillants, les hommes à convictions fortes, ceux qui, suivant l’expression iranienne, « regardaient superbement les superbes », ceux-là tombèrent dans les combats tandis que le troupeau des lâches, obéissant aux ordres des nouveaux maîtres, reniant bassement ce qui avait été sa foi, préparait aux dynasties des conquérants et despotes de longues générations de sujets avilis. Après les massacres, plusieurs siècles se passèrent en un long silence de la pensée, et c’est dans la poésie que refleurit le génie persan.

Le dernier centre de résistance contre l’étranger fut le pays de Raï, l’antique Raga, ou Rhaga, qui, déjà sous les Akhéménides, constituait un petit État sacerdotal, indépendant, comme l’est de nos jours le Vatican, en plein royaume d’Italie. Un grand prêtre, qui se donnait pour le successeur de Zoroastre, y édictait en paix des décrets religieux. La vénération du passé avait maintenu ce pouvoir ecclésiastique pendant la durée des siècles malgré les changements politiques et les conquêtes ; mais la haine des musulmans s’en exaspéra d’autant. Khaled vint assiéger le chef des mages dans la forteresse d’Ustûnâvand et la prit d’assaut : ce fut le dernier épisode de la résistance nationale des Iraniens[8]. Le Roi des rois périt de mort violente à Merv (651) et son fils alla se réfugier auprès de l’empereur de Chine, tandis que les armées mahométanes, dépassant l’Iran, pénétraient d’un côté dans le Seïstan et le Kabulistan, de l’autre dans le Turkestan jusqu’à Samarkand.

Cependant tous les mazdéens n’avaient pas été exterminés ou convertis : quelques-uns avaient pu se maintenir ignorés en une citadelle de montagne, près de Yezd, d’autres dans les monts du Khorassan, et les fuyards les plus heureux trouvèrent un asile sur le roc insulaire d’Ormuz, puis dans la péninsule du Gudjerat, où ils déposèrent les livres sacrés et leur Feu toujours vivant, sauvés à grand’peine des mains impures de leurs ennemis. Ainsi qu’on le constate par les déclarations de foi que durent faire les suppliants pour obtenir l’hospitalité, les préceptes de leur religion première étaient déjà bien modifiés, et le sens originaire de leurs pratiques ne se comprenait plus qu’à demi. Cependant la forte cohésion, la ténacité morale de ces exilés volontaires leur donna bientôt un rang fort élevé parmi les populations du Gudjerat et du Konkan : peu à peu, lorsque Bombay eut été fondée, les Parsi ou « Persans » se trouvèrent à la tête du commerce de cette ville, comme les Genevois et les Bâlois, autres fils d’exilés pour leur foi religieuse, arrivèrent à diriger le commerce et la banque de la Suisse.

Il semble donc au premier abord que les conditions géographiques de l’Iranie n’avaient exercé aucune influence sur la transformation religieuse de la nation ; néanmoins il faut constater que le mahométisme persan n’est pas identique à celui des autres nations converties à l’Islam, et les frontières des religions coïncident presqu’exactement avec les limites d’État. Les contours du royaume de Perse et ceux du Chiat-Ali, c’est-à-dire du territoire habité par les sectateurs d’Ali, offrent la même forme et les mêmes dimensions. C’est que la conquête n’a pas changé les peuples aussi profondément qu’il y paraît. Si les vaincus sont obligés d’adopter un culte étranger, ils ne le font qu’en apparence : jamais ils ne le reçoivent sous la forme imposée ; tout au plus, par suite de l’avilissement dans lequel ils sont tombés, répètent-ils des mots et des formules qui pour eux n’ont pas de sens. Ce qui devient alors leur véritable religion n’est autre chose que l’amas des superstitions antiques badigeonnées à nouveau : le mysticisme, l’extase, la magie refleurissent, et les dogmes récemment introduits restent dans l’arsenal des temples, comme des armes inutiles.

D’ailleurs l’individualité de la Perse comme être géographique et historique nettement délimité était trop forte pour que la religion musulmane du pays ne réussît pas à prendre une forme patriotique : toute occasion devait être bonne pour atteindre ce résultat. Le khalife Ali, gendre et neveu du prophète, ayant donné pour épouse à son fils Hussein une fille de Yezdidjerd, le roi détrôné, la Perse se trouvait ainsi gouvernée par une famille appartenant à la fois au sang de Mahomet et à celui des Sassanides. Mais Hussein fut massacré dans la mosquée de Kufa, non loin de l’Euphrate, puis on égorgea, avec tous leurs parents et amis, les deux enfants qui devaient représenter en Perse la dynastie nationale. Le pouvoir changea de mains, et les Perses, trop faibles pour se soulever, durent accepter de nouveaux maîtres ; mais la légende s’étant emparée de la mémoire des deux enfants, Hussein et Hassan, transforma graduellement la scène du meurtre en une sorte de sacrifice divin autour duquel se constitua la forme spéciale du mahométisme persan. Le nombre des Sunnites, c’est-à-dire de ceux qui se conforment à la règle ou « Sunna » diminua rapidement, et maintenant on n’en trouve guère en Perse que parmi les étrangers, Tartares, Kurdes, Arabes, Béloutches, Afghans et Turkmènes.

D’après les dogmes du chiisme, Ali a le même rang que Mahomet dans la vénération des fidèles. Si le beau-père est prophète, le gendre est lieutenant-vicaire : il est la réincarnation de l’antique Djemchid ; d’après quelques sectes, il serait même fils d’Allah, coexistant avec son père ; d’autre part, le khalife Omar, rival d’Ali, est considéré par les Persans chiites comme une sorte d’incarnation du mal : l’ancienne forme du dualisme religieux se reconstitue par les deux personnes des khalifes ennemis.

N° 284. La Perse et le Chiat-Ali.

Le liseré de hachures indique les limites de l’empire Persan, et le grisé vertical l’étendue du Ghiat-Ali. Les seuls renseignements que l’éditeur ait pu se procurer sont ceux que donne une carte à petite échelle de l’Atlas Berghaus. Du reste, en une pareille matière, on ne peut espérer avoir de document précis.


Plusieurs autres détails de la religion et des mœurs iraniennes rappellent le mazdéisme. Ainsi la fête par excellence est restée celle de l’équinoxe du printemps, du Neurouz, pendant laquelle on glorifiait Ormuzd et Mithra. De même si les musulmans qui se conforment à la règle sont absolument iconoclastes, il n’en est pas ainsi des Persans : ceux-ci ont des images dans leurs maisons, dans leurs mosquées même, et peignent volontiers le personnage d’Ali : seulement la tête du « lieutenant » reste toujours recouverte d’un voile, soit parce qu’il n’a pas paru possible de violer aussi hardiment les ordres du Coran en des œuvres d’une aussi grande importance rituelle, soit, comme on le répète, parce qu’il serait impossible au peintre de représenter la perfection des traits du divin Ali. Le ciel, la terre, l’enfer de l’Iran sont restés peuplés des mêmes génies et des mêmes démons qu’il y a trois mille ans, comme si les successeurs de Mahomet n’avaient pas conquis le pays et ne lui avaient pas imposé par l’épée des formules nouvelles[9]. Enfin les Persans, n’osant plus transgresser la loi qui leur interdit d’épouser leur sœur, comme le voulait l’habitude, se marient-ils presque toujours avec une cousine germaine.

Il peut être nécessaire aux pèlerins et aux marchands de Perse qui s’aventurent au loin parmi les musulmans sunnites de se gérer avec prudence pour éviter l’insulte, les violences ou la mort : aussi ont-ils une réputation bien établie de souplesse et de ruse. Il est parfaitement convenu parmi les Iraniens que l’on peut en toute hardiesse dire un mensonge pourvu que l’on fasse en même temps une énergique restriction mentale. Les jésuites n’ont pas inventé cette façon de rester en paix avec Dieu, en se bâtissant, pour ainsi dire, au dedans de soi, un temple de la vérité, et en laissant des paroles impures et menteuses souiller la bouche. Cette vertu d’adaptation, devenue indispensable aux ambitieux et aux esclaves, est ce que les Persans désignent du terme de keiman : ils sont des plus habiles dans leur correspondance pour donner au langage deux sens bien distincts, l’un destiné au public, au gouvernement, à la police malveillante, l’autre à l’usage des initiés. De même que dans le moyen âge européen jusqu’à la Renaissance, et pour les mêmes raisons, les écrivains cherchaient à cacher leur enseignement réel sous une forme extérieure anodine, de même les auteurs de l’Iran écrivent à la fois pour la foule ignorante et pour leurs disciples avertis : la fatalité du milieu fait de ces personnages avisés d’admirables hypocrites. Des pèlerins chiites, marchant vers La Mecque avec des Sunnites forcenés, se donnent volontiers pour des sectateurs de cet Omar qu’ils maudissent intérieurement comme le génie du mal, comme le démon sous forme humaine.

D’ailleurs la plupart des pèlerins de l’Iran s’arrêtent avant d’arriver à la Kaaba ; ils se bornent à franchir le Tigre et l’Euphrate pour visiter les villes saintes de Kerbela et de Nedjef ; ce voyage, quoique de moitié plus court, est tenu pour tout aussi méritoire, et pour les morts c’est le pèlerinage par excellence. Les Chiites s’imaginent que la sainteté particulière de cette terre sacrée des rives fluviales provient de ce qu’elle reçut les dépouilles de leurs premiers martyrs, Hussein et ses enfants ; mais, sans le savoir, ils obéissent à une superstition bien plus ancienne, car c’est dans ce district que des milliers et des milliers d’années avant nous, avant l’islamisme, le christianisme et le mazdéisme même, les Chaldéens possédaient leurs immenses nécropoles d’Érekh ou de la « cité du Livre ». Tout le sol de la région est un cimetière immense depuis les temps immémoriaux, et la terre qu’on retire des fosses pour faire place aux morts se débite en gâteaux sacrés, en briquettes fétiches qui servent d’amulettes aux pèlerins.

De même que l’individualité religieuse de la Perse s’était reconstituée, de même l’individualité politique essaya plusieurs fois de renaître. De petits États indépendants tentèrent de se fonder, presque tous à une distance considérable du rebord des hautes terres, car la puissance des khalifes était trop grande en Mésopotamie pour que les Perses limitrophes pussent rêver d’indépendance : les États rebelles eurent leur centre de pouvoir à Bokhara, à Kirman, à Raï ou Rhaga, non loin de la Téhéran actuelle, puis dans la gracieuse Nichapur, l’ancienne et fameuse Nisaæa, où la légende grecque, héritière d’un mythe des mazdéens, fait naître Dionysos, le dieu niséen ou Bacchus.

Cependant l’influence de la Perse conquise se fit sentir sur les Arabes victorieux, même en dehors de l’Iran. On a constaté que les khalifes abbassides, cette dynastie de Bagdad qui s’établit au milieu du huitième siècle et à laquelle appartint le fameux Harun-al-Rachid, présentent dans leurs mœurs et leur gouvernement un caractère qui les rapproche beaucoup plus des rois perses que des premiers souverains arabes (E. Renan).

Même, en dépit des inimitiés et des guerres, les influences mutuelles de race à race produisirent de grands changements dans les idées, les religions et les mœurs. Ainsi, l’horreur que les Juifs, fidèles observateurs de la loi, et à leur exemple les Musulmans éprouvaient pour les images peintes, cette horreur finit par se communiquer à une moitié des chrétiens et devint une des causes les plus actives de controverses, de dissensions et de guerres. Pendant toute la durée du VIIIe siècle, les familles, les provinces, l’empire se divisèrent en deux partis inconciliables, celui des « iconodoules » ou adorateurs d’images, et celui des briseurs, les « iconoclastes ». Si l’empire d’Orient perdit les Romagnes, c’est parce que les habitants de la contrée préférèrent se donner aux Lombards que d’abandonner le culte qu’ils pratiquaient traditionnellement devant les statues et les tableaux des saints. Les iconoclastes l’emportèrent dans l’empire d’Orient pendant une centaine d’années, et il n’est point étonnant que ce furent des femmes, les impératrices Irène et Théodora, qui décidèrent de revenir aux coutumes anciennes. Du reste, les iconoclastes eux-mêmes, tout fiers d’avoir renversé les images qui leur paraissaient impies, n’en avaient pas moins quelque signe matériel de leur foi, et les âpres musulmans continuaient de vénérer aussi leurs symboles, étendards du prophète, tuniques et tableaux verts.

D’ailleurs les anciens cultes survivaient toujours sous les nouveaux, même chez les fanatiques les plus ardents de l’une ou l’autre religion. Il n’est point de dieu, point de génie protecteur qui ne survive dans les rites des peuples, malgré les malédictions dont les adorateurs des divinités païennes avaient été chargés par les prêtres et les imans : bien plus, ceux-ci prennent part inconsciemment aux cérémonies faites en l’honneur des anciens dieux. Même les croyances populaires traversent successivement plusieurs religions officielles sans se modifier profondément. C’est ainsi qu’à Tyr on célèbre encore la fête de saint Mekhlar, dont le nom est identiquement celui de l’ancien Hercule Melkarth : une des coutumes locales est d’aller pêcher les coquillages de pourpre (murex trunculus) sur la côte occidentale de l’île, à l’endroit où s’élevait autrefois le temple phénicien de la divinité redoutable[10].

Les victoires de l’Islam dans l’Afrique septentrionale avaient suivi de près celles qu’il avait remportées dans l’Asie iranienne. Déjà dans les temps préislamites, à l’époque romaine, des Arabes péninsulaires, les Luata ou Ruadites, avaient envahi la Maurétanie, et, pendant la seconde génération qui suivit l’Hégire, les mahométans n’eurent qu’à fouler les traces laissées par leurs compatriotes païens[11].

Cl. Bonfils.
jerusalem. mosquée d’omar et tribunal de david.


Vers la fin du septième siècle, profitant d’un répit dans l’hostilité de Constantinople et dans les luttes entre chefs aspirant an khalifat[12], les armées arabes pénétraient dans l’intérieur de la contrée, et bientôt elles gagnaient le Maghreb, c’est-à-dire l’extrême Occident, le Maroc actuel, et leurs chevaux se baignaient dans les flots de l’Atlantique. Dans l’année qui précéda la fin du siècle, ils s’emparèrent de Carthage, qui, de nouveau, était devenue la capitale de la contrée ; de cette époque date la ruine définitive de la cité fameuse, à laquelle Tunis sa voisine succéda comme chef-lieu du pays. La plupart des chrétiens furent massacrés ; cependant un grand nombre d’entre eux s’étaient réfugiés dans l’île de Pantellaria, où ils purent se maintenir en paix pendant quelques années, mais une flotte arabe les poursuivit dans cette retraite ; on dit que l’extermination fut complète : « Le sable de la côte se mêlait à leurs ossements. »

Il paraît que les Juifs étaient aussi parmi les Maurétaniens qui résistèrent à la conquête arabe. Ils étaient, pour la plupart, pense-t-on, descendants des Beni-Israel, captifs ou manœuvres qui avaient accompagné les Phéniciens à Carthage et firent souche dans le pays, puis se maintinrent sous les Romains, Vandales ou Bysantins, tout en exerçant une active propagande religieuse. Un récit sujet à caution raconte qu’une reine juive, Kahina, ayant groupé auprès d’elle les tribus berbères de la Tunisie méridionale, et même des Grecs, résista énergiquement aux Arabes pendant dix années : elle s’enferma pendant trois ans dans l’amphithéâtre d’el-Djem, transformé par elle en une puissante forteresse, et souvent désigné depuis sous le nom de Kasr-el-Kahina ou « Théâtre de la Prêtresse »[13].

La conquête des pays riverains de la Méditerranée était naturellement beaucoup plus désirable que celle des régions plus arides et moins riches de l’intérieur. Aussi se produisit-il un phénomène historique fort curieux, celui du refoulement latéral des populations chrétiennes de la côte vers l’intérieur. Tandis que les Arabes, très pressés, continuaient leur course vers l’Occident, les résidants nazaréens s’écartaient prudemment dans la direction du désert. Ainsi de l’Égypte, le christianisme avait remonté vers la haute Nubie et y avait conquis un territoire plus vaste qu’en la basse vallée du Nil. Vers l’an mil, Khartum était devenue la métropole de la religion du Christ dans le bassin supérieur du Nil, et l’on dit que ses églises étaient riches en or et autres objets précieux. Le dernier roi chrétien de la Nubie vivait au quinzième siècle, mais, deux cents ans après, on comptait encore des centaines de communautés chrétiennes ; il en exista même jusqu’à nos jours : c’est en 1886 qu’un évêque de Khartum, effrayé par les progrès du mahdi, licencia son église et que les derniers religieux se réfugièrent dans la basse Égypte[14].

De même, l’influence romaine, appartenant aux éléments les plus civilisés du littoral mauritanien, aurait été repoussée vers le sud lors des invasions arabes, et par suite de cette impulsion se serait encore fait sentir en plein Sahara au commencement du dixième siècle, puisque la ville de Siddrata fondée à cette époque par des fugitifs berbères ne présente dans son architecture et dans les ornements de ses édifices rien qui rappelle l’art oriental.

Cl. Kuhn, édit.
biskra. désert et oasis.


Les restes de sculptures berbères que l’on trouve dans les fouilles de cette ville du désert, voisine de la Ouargia actuelle, ressemblent d’une manière remarquable aux fragments chrétiens plus vieux de quatre ou cinq siècles recueillis dans les monuments du littoral, de Tunis à Oran, ainsi qu’aux constructions de la même époque appartenant au nord de la Méditerranée. C’est au onzième siècle, lors d’une deuxième invasion arabe, que l’Afrique, finalement détachée de l’Occident chrétien, aurait complètement cessé de vivre sur le vieux fond de la civilisation romaine[15].

Des faits analogues ont été observés dans les montagnes des Touareg, visitées pour la première fois en 1903 par des Européens. On y trouve les ruines du Ksar-ensara ou « Village des Nazaréens », c’est-à-dire des chrétiens. Une inscription hébraïque, due probablement à des Juifs du Touât, que l’on sait avoir existé encore il y a 400 ans, a été recueillie dans la contrée, et les montagnes du Muydir et plus encore celles de l’Ahnet sont illustrées de gravures rupestres avec une profusion incroyable. « Toutes ces grandes falaises noires de poix, en grès dévonien, ont été tatouées du faite à la base ». Dans son ensemble, ce musée de gravures représente la faune actuelle ; cependant quelques animaux disparus aujourd’hui, la girafe, l’autruche, le sanglier se voient sur ces parois ; l’éléphant, le rhinocéros, le bubalus antiquus, dont on a retrouvé des dessins plus au nord dans l’Atlas, manquent sur ces rochers du pays des Touareg. Les hommes sont représentés à pied ou à dos de mehara : souvent les piétons et les méharistes semblent se combattre. Tout cela rappelle par la facture les dessins du sud-Oranais, mais semble plus récent ; en tous cas, les gravures sont postérieures au septième siècle, date de l’introduction du chameau en pays barbaresque. « On dirait que ces groupes rupestres de l’Ahnet témoignent du refoulement progressif d’une race »[16].

La forme géographique des côtes tunisiennes, la primitive « Afrique », facilita les conquêtes arabes. Tandis que les côtes d’Algérie, d’ailleurs assez périlleuses d’accès dans la plus grande partie de leur étendue, sont presque partout bordées de monts abrupts qui empêchent la libre communication avec l’intérieur, les rivages tournés vers la mer de Sicile et les Syrtes se continuent en pentes douces vers les plaines et les plateaux du continent ; des chemins naturels partant de la mer pénètrent facilement dans tous les couloirs qui, plus à l’ouest, se partagent le territoire maurétanien. Ainsi le voyageur peut gagner sans peine les vallées parallèles à la mer qui se succèdent entre les monts du Sahel et le rebord des grands plateaux ; de même il peut cheminer de cuvette en cuvette à travers les hautes steppes jusqu’aux montagnes de l’Atlas ; enfin, plus au sud, le chemin des oasis entre la Syrte de Gabès et l’oued Draa marocain lui permet de suivre la base méridionale de la grande île maurétanienne avec ses massifs montagneux tels que l’Aurès et l’Amour. Ces routes naturelles sont autant de voies d’accès pour les peuples et leurs civilisations diverses. La plus grande porte d’entrée fut toujours l’échancrure de la côte qui se déploie entre Carthage et le cap Bon ou Bas Addâr. C’est que là tous les avantages géographiques se trouvent réunis : voisinage de la mer rétrécie dans laquelle doivent passer les navires entre les deux bassins, oriental et occidental, de la Méditerranée, position commerciale de premier ordre à l’angle du continent, indentations du littoral, campagnes d’alluvions fertiles et magnifique voie de pénétration dans l’intérieur par la vallée de la Medjerda.

Cl. Kuhn, édit.
littoral algérien, environs de philippeville.
Pour se reporter à l’époque arabe, il faut faire abstraction du port actuel.

Fort nombreux furent les peuples qui, dans le courant de la brève histoire, profitèrent de ces chemins si bien ouverts du côté de l’Orient. L’élément autochtone de la population est constitué par les Berbères, Kabyles de la montagne, Touareg du désert, cultivateurs, pasteurs, marchands ou pillards, suivant ce que le climat et les conditions locales en ont déterminé, mais bien d’autres types humains se sont mélangés à ce premier fond.

Cl. Kuhn, édit.
village berbère de la grande kabylie.


Les récits de l’Odyssée, il y a près de trois mille ans, montrent déjà les navigateurs hellènes visitant les îles du littoral des Syrtes pour y manger ce fruit mythique du lotus qui fait oublier la patrie. Beaucoup plus puissante et plus durable que la culture grecque fut, dans ce monde africain, la civilisation punique dont le foyer s’établit à Carthage ; Romains, Ruadites, Vandales, puis de nouveau les Grecs ajoutèrent différents éléments ethniques au mélange de peuples qui habitait déjà la contrée. Les Arabes musulmans, guerriers et pasteurs, vinrent à leur tour, avec une terrible impétuosité, pénétrer dans la Maurétanie, occuper en corps les parties de la région, plaines et plateaux, qui convenaient au parcours de leurs brebis et de leurs chameaux et convertir de force, entraîner en de nouvelles conquêtes les Berbères — dont aucun signe ne les distingue (A. Besnard) — et autres habitants du pays.

N° 285. Maurétanie et Sahara.

Au début du vingtième siècle, il n’y a point encore de route charretière tout le long du littoral algérien. Sur cette carte est tracé le réseau des chemins de fer qui, sauf dans le voisinage immédiat d’Alger, ne longe nulle part le rivage maritime.


Ce premier flot d’immigration arabe fut peu considérable par le nombre d’individus, mais il eut une importance énorme au point de vue de l’équilibre politique : il donna tout le nord de l’Afrique aux musulmans, et dès le commencement de l’Islam, tant la poussée originaire en avait été formidable.

La dynastie visigothe semblait s’être consolidée, définitivement établie dans la péninsule Ibérique, et la religion catholique orthodoxe avait constitué l’unité de foi dans le pays : en écrasant l’arianisme, elle a commencé la longue série de refoulements de la pensée qui, successivement, va aboutir à l’extermination des Albigeois, au massacre des Vaudois, aux longues guerres des Cévennes[17]. La limite naturelle formée par les Portes d’Hercule paraissait une protection suffisante contre les Arabes, mais ceux-ci possédaient la mer, et plusieurs fois, vers 680, leurs corsaires s’étaient aventurés sur les côtes de Valence. Enfin, en 710, des crimes royaux et la trahison d’un prince fournirent aux envahisseurs arabes une occasion convenable, et cinq mille musulmans, parmi lesquels les guerriers appartenant aux familles des « Défenseurs » de Médine, garde spéciale de Mahomet, débarquèrent au pied de la montagne, désormais nommée Djebel-Tarik ou « Gibraltar »[18], d’après leur chef. Une grande bataille, livrée dans les campagnes de Jerez, fut tellement décisive que, du coup, l’Espagne fut conquise. Tandis que ses lieutenants s’emparaient de Cordoue et des autres cités andalouses, Tarik lui-même poussait au nord jusqu’à Gijon, dans les Asturies, sur la mer de Biscaye. Au sud du rempart pyrénéen, toutes les populations visigothes ou indigènes étaient soumises au représentant des khalifes de Syrie. Sauf dans les grottes aragonnaises de Sobrarbe et asturiennes de Covadonga, l’Islam n’avait plus que des sujets tremblants dans la péninsule d’Espagne.

L’histoire des Maures dans la contrée peut se diviser en deux périodes : celle de la conquête, qui dura quinze mois, et celle de la reconquête par les chrétiens, qui se prolongea durant huit siècles. D’après Ranke, les Arabes auraient débarqué à Gibraltar à la date du 30 avril 711 et livré la bataille de Jerez le 26 juillet de la même année. En 718, à Covadonga, les Espagnols sont pour la première fois vainqueurs d’une armée sarrasine, et l’acte final de cette lutte, la prise de Grenade, se place en l’an 1492.

Vu de très haut, il semble qu’il y ait eu un simple mouvement de flux rapide, suivi par un long reflux ; mais, après le séjour des étrangers musulmans, l’Espagne se trouvait complètement transformée. L’influence profonde des Arabes sur les mœurs et la manière de penser, de même que sur les caractères physiques de la race, s’est sensiblement perpétuée ; les types de figures, les attitudes, le genre de vie se ressemblent d’une manière étonnante, de l’un à l’autre côté du détroit.

Cl. J. Laurent y Cia
alhambra de grenade. — vue générale de la cour des lions.


Les maisons andalouses, de même que celles des Orientaux, regardent en dedans, vers le patio : la langue espagnole contient encore de nos jours plus de deux mille mots arabes, beaucoup plus que de termes germaniques apportés par les Visigoths, et la partie sémitique du vocabulaire castillan est précisément la plus importante au point de vue du développement industriel et mental : elle indique une période de grands progrès dans le travail et dans la pensée. Le sol même de l’Espagne porte les traces évidentes de l’antique domination arabe, puisque montagnes, fontaines et rivières sont encore en grand nombre désignées par des noms que donnèrent les conquérants orientaux : on énumère, en Espagne, 449 ayuntamientos, ou communes, dont le nom maure commence par l’article al ou el[19] : et si la proportion n’est pas beaucoup plus considérable encore, c’est que, dans certaines provinces, notamment en Castille, tous les villages arabes furent rasés par les chrétiens ; l’inquisition revisa par le fer et par le feu la géographie antérieure de l’Espagne.

N° 286. Toponymie arabe en Espagne.

D’après les cartes d’Espagne de l’atlas Stieler (Echelle 1 : 1 500 000), sont marquées ici les localités, cours d’eau, chaînes, pics et régions dont le nom commence par Al, El, Guada, Djebel, sauf ceux dont l’étymologie évidente n’est point arabe, tels les Altos et les Elenas.

Le recul des temps donne une certaine unité à l’histoire des Maures espagnols, mais, dans le détail, on ne voit qu’un mouvement chaotique de guerres incessantes entre musulmans et chrétiens, entre chrétiens et chrétiens, entre musulmans et musulmans, surtout entre tribus et tribus, entre Yéménites et gens du Nedjd : les haines et les vendettes de race ne s’éteignirent point[20].

N° 287. Espagne physique.


La structure même de la péninsule Ibérique, très propice à l’établissement d’une fédération des peuples résidants, rendait au contraire fort difficile la constitution d’un État unitaire et centralisé, comme les musulmans aussi bien que les chrétiens auraient voulu le créer, entraînés les uns et les autres par la nature envahissante et autoritaire de leur foi ; les divisions naturelles du sol aidèrent à la fragmentation de la contrée en États distincts, ou n’ayant qu’une faible cohésion. Le versant méridional des montagnes côtières du sud et de la Sierra Nevada constitue une de ces régions à part. La riche Andalousie forme un vaste bassin d’une belle unité géographique ; cependant elle se partage facilement en segments secondaires par l’effet de sa grande longueur comparée à sa largeur peu considérable ; en outre, la campagne de Grenade, bien limitée, si ce n’est à l’ouest, par son amphithéâtre de monts et de collines, est un territoire très facile à clore politiquement. Au nord de la Sierra Morena, l’Estramadure, la Manche ont aussi leur individualité fort nette, de même que Murcie et Valence sur le littoral de la Méditerranée. Enfin, dans tout le reste de la péninsule Ibérique, les dépressions ménagées entre les massifs élevés des plateaux marquent autant de domaines indiqués par la nature pour la répartition politique des peuples. Dans l’ensemble, le cirque immense enfermé par les Pyrénées présente une disposition favorable à ceux qui occupaient les régions du nord, c’est-à-dire aux chrétiens. Ceux-ci avaient l’avantage du terrain, grâce à la pente générale du sol ; ils avaient dans leurs montagnes une base de retraite toujours sûre, tandis que les musulmans reculaient de plaine en plaine et n’étaient abrités que par des chaînes pour la plupart faciles à tourner.

Cependant la force d’impulsion première était si grande que dans le premier demi-siècle de leur séjour en Espagne les Arabes franchirent les Pyrénées et pénétrèrent dans les Gaules. Leur ambition était plus audacieuse encore : ils avaient rêvé de reprendre le chemin d’Hannibal pour aller prêcher le vrai Dieu au Vatican, puis de pousser jusqu’à Constantinople et d’atteindre Damas pour y déposer leurs épées au pied du trône des khalifes[21]. Mais leurs dissensions intestines usèrent sur place la surabondance de force qui les animait au début. Ayant pour ennemis principaux les Visigoths, auxquels ils avaient enlevé la domination de l’Espagne, ils traversent les Pyrénées orientales par le col de « Perthus », ou col de Bellegarde, et s’emparent de la Septimanie méridionale, dépendance du royaume des Goths. Ils s’établissent fortement à Narbonne et poussent d’un côté jusqu’à Carcassonne et Toulouse, tandis que de l’autre, ils suivent la route historique de l’Aude au Rhône et de Provence en Bourgogne : on les voit devant Autun.

N° 238. Royaume d’Espagne au onzième siècle.

Les domaines des princes chrétiens comprenaient les trois grands royaumes du nord-ouest de l’Espagne (Galice et Portugal, Léon, Castille), la Navarre et les vallées basques, enfin les petits États appuyés aux Pyrénées. Les autres subdivisions politiques, dont on compte facilement une douzaine, étaient aux mains de dynasties maures.


Mais la bande musulmane, aventurée à trop grande distance du noyau compact de l’armée maure des Espagnes, et réduite à ne vivre que de rapine, ne put se maintenir en l’air, pour ainsi dire, lorsque ses lignes de communication eurent été coupées dans la vallée de l’Aude par l’armée du duc d’Aquitaine : elle fut obligée de repasser précipitamment les Pyrénées.

Un deuxième effort rend les Arabes maîtres de la Cerdagne, et, de nouveau, ils s’épanchent à droite et à gauche : à l’est, pour occuper le littoral méditerranéen, s’emparer de la cité d’Arles, puis remonter au nord par la vallée du Rhône et de la Saône et redescendre jusqu’à Sens, dans le bassin de la Seine : à l’ouest, pour entrer dans la vallée de la Garonne, forcer les passages des rivières au nord de l’Aquitaine et s’engager dans la voie historique de la Charente à la Loire. Les Arabes arrivent jusque dans Tours, et bientôt se produit le grand choc entre les deux races, les deux religions, les deux cultures que représentent ici l’armée d’Adb-er-Rahman, là celle de Charles Martel. Le conflit eut lieu sur les bas plateaux de Sainte-Maure — la localité portait ce nom avant l’invasion arabe —, entre Tours et Poitiers, dans ce détroit des nations indiqué géographiquement pour la rencontre entre gens du Nord et du Midi.

La bataille fut acharnée, la déroute des Maures effroyable (732). Du coup, ils perdent l’Aquitaine, toute la partie sud-occidentale de la Gaule, et l’on ne retrouve plus leur sang que chez les descendants de fuyards, cachés dans les marais du littoral et qui s’étaient hâtés d’embrasser la religion des vainqueurs. Sur les côtes de la Méditerranée, la lutte dura plus longtemps, et sept années seulement après la bataille décisive de Sainte-Maure, les Francs de Charles Martel, unis aux Lombards de Luitprand, réussirent à repousser complètement l’invasion maure de la Provence et du Languedoc.

Cependant des bandes isolées restèrent maîtresses de châteaux forts et de massifs montagneux, formant citadelle. Ils furent longtemps possesseurs du groupe de ces monts forestiers que, d’après eux, on appelle encore « des Maures », et, du village culminant, Fraxinatum, la Garde-Freinet ou « Château du Frêne », ils commandèrent aux populations des districts environnants : pendant plus de quatre-vingts ans (890 — 973), ils en firent leur principal entrepôt de butin pour leurs expéditions dans les régions de montagnes jusque dans la Suisse valaisanne ; un Monte Morro y témoigne, entr’autres, du séjour des Arabes. Vers 945, ils étaient les maîtres de Grenoble, sous le nom de « Sarrasins », et possédaient toute la riche vallée du Graisivaudan. Se considérant comme chez eux, ils s’occupaient de la culture des terres, épousaient des femmes du pays et faisaient alliance avec les seigneurs chrétiens des alentours : c’est en 960, dit la légende, qu’ils furent chassés du Grand Saint-Bernard et refoulés vers le midi.

N° 289 Invasions arabes en France.


Sans nul doute, il existe encore dans les contrées alpines et provençales de nombreux descendants plus ou moins croisés de ces envahisseurs arabes et berbères[22].

Les historiens catholiques sont assez embarrassés au sujet de Charles Martel, car il leur faut glorifier son exploit tout en condamnant sa personne : le héros avait osé toucher aux biens ecclésiastiques et dépouiller les églises ; aussi prétendit-on que le diable emporta son cadavre immédiatement après sa mort et que l’on vit un serpent s’échapper de sa tombe. Mais on exalte l’événement auquel est attaché son nom. Les écrivains officiels comparent volontiers la bataille de Sainte-Maure à celle de Marathon : le refoulement des Arabes par les chrétiens serait, d’après eux, un fait capital non moins heureux que le fut l’arrêt des Perses par les Grecs, près de douze siècles auparavant.

Pour juger ce point d’histoire en équité, il importe de savoir de quel côté se trouvaient alors les « porteurs de torches » dans les sciences et les arts. Or, il est certain, d’une manière générale, que le mahométisme n’apporta pas ce mépris du savoir que, dès son origine, manifesta la religion du Christ. C’est que les disciples de Jésus et de Paul eurent tout d’abord à lutter contre des théologiens et des philosophes, ceux-là, versés dans les Écritures, ceux-ci, connaissant à fond la littérature de l’antiquité et sachant discuter les idées avec un art parfait de la dialectique. Les chrétiens devaient maudire la science parce qu’ils voyaient en elle l’ennemie par excellence et qu’ils eurent de tout temps à souffrir des sarcasmes des savants. Les mahométans, au contraire, étaient moins ignorants que leurs voisins immédiats, les païens du désert : grâce aux conversations qu’ils avaient eues avec des nestoriens et avec des Juifs, ils étaient même les hommes les plus érudits et les plus habiles à discuter que possédât la Péninsule. Ils n’eurent donc pas à prononcer contre la science les blasphèmes du christianisme naissant : quoiqu’ils vissent dans toute étude un emploi peu digne d’occuper le temps de gens pensant à leur salut, ils n’allèrent point jusqu’à réprouver la recherche des vérités scientifiques. Même le Prophète proférait à cet égard des enseignements qui dépassèrent probablement sa pensée. « Cherchez à conquérir la science, disait-il à ses disciples, quand vous devriez la poursuivre jusqu’en Chine ». Ailleurs, il recommandait à un de ses fidèles : « Travaille sur terre pour acquérir la science et des biens terrestres comme si tu devais vivre éternellement, et dirige tes actions en vue de la vie future comme si tu devais mourir demain ». Sans doute, l’existence de l’au delà était considérée comme de beaucoup la plus précieuse, mais les trésors de la vie présente, au nombre desquels se trouve cette science que méprisent les chrétiens, étaient également tenus en grande estime.

N° 290 Montagnes des Maures.

Malgré les guerres incessantes que les Arabes d’Espagne eurent à soutenir contre les chrétiens cantonnés comme des fauves dans les montagnes du nord, malgré les sanglantes rivalités qui les séparaient, principalement à cause des haines héréditaires entre les familles, l’époque mauresque fut certainement la période historique pendant laquelle l’Espagne fut le plus libre et développa son génie de la manière la plus heureuse. Il suffit de parcourir la Péninsule, sans même interroger les hommes ni lire les écrivains, pour constater par la beauté des ruines, par le tracé des anciens canaux, que la prospérité née du travail et d’une paix relative était du temps des Maures bien supérieure à ce qu’elle fut plus tard, et que le triomphe du catholicisme fut pour l’Espagne un très grand recul. D’un côté, le souci de l’irrigation, de l’autre, le règne des inquisiteurs forment un contraste frappant entre les deux époques. D’après les descriptions des auteurs que cite Draper[23], l’Andalousie était au dixième siècle, sous le khalife Halem, le pays le mieux outillé et le plus à son aise de la terre entière. La tolérance religieuse était complète, et savants juifs, chrétiens et même athées se réunissaient sans crainte avec les musulmans pour chercher en commun la vérité. Le génie anarchique de l’Arabe se manifestait dans la libre expression de la pensée ; nulle trace de cet espionnage des idées, de cette surveillance des écrits qui faisaient de Constantinople une véritable prison.

Bibl. nationale, Cabinet des estampes.
vue du col de pertuis et du chateau de bellegarde,
où se trouve le passage principal du roussillon en espagne.

À cette époque d’épanouissement de la science, sous l’influence de la liberté relative qu’apportaient les Arabes, la péninsule d’Arabie elle-même ne prit qu’une très faible part à l’autorité intellectuelle des peuples associés à l’Islam : les tribus, privées de leurs plus vaillants hommes pendant plusieurs générations, se désintéressaient de leur œuvre. Mais les foyers de travail naissaient dans tout le monde musulman, de Séville à Samarkand, et même, par contact, dans les pays limitrophes appartenant encore aux peuples chrétiens. Ainsi les Arabes, « Maures » ou « Sarrasins », comme on les appela diversement, eurent une très large part d’influence dans le mouvement de la civilisation pacifique au nord des Pyrénées.

maguelonne — église saint-pierre

Dans un de ces étangs qui longent la plage semi-circulaire de la Méditerranée entre l’Aude et le Rhône, s’élève un îlot basaltique portant une sinistre ruine, souvent toute noire sur le fond lumineux de la mer et du ciel. Ce débris, Maguelonne, rappelle une des anciennes portes de la Gaule, une des escales maritimes par lesquelles pénétra la culture des Arabes, comme avait pénétré jadis celle des Phéniciens, au même lieu, dans le bourg de Magalo. Lorsque Charles Martel, vainqueur des Sarrasins à la bataille de Poitiers, continua de les « marteler » jusqu’à la base des Pyrénées, il attaqua Maguelonne, alors occupée par les Arabes, maîtres tolérants qui laissaient au milieu d’eux un évêque et son troupeau de catholiques fidèles, et hébergeaient d’autre part des hommes de science, des poètes, des artisans habiles. Le barbare du nord extermina tout ce qui n’était pas chrétien, rasa la ville et en transporta sur la terre ferme les gens de foi catholique. Substantion (Sextantio), la cité nouvelle, n’en resta pas moins quelque peu arabe par les mœurs et par l’amour de la science, et devint le berceau de la société intelligente qui, tout près de là, de l’autre côté du Lez, fonda la cité savante de Montpellier, l’école initiatrice de la France, avec ses universités et ses professeurs étrangers, catholiques, juifs, hérétiques, libres-penseurs. On essaya plus tard de reconstruire Maguelonne et d’y installer le siège de l’évêché ; de cette restauration éphémère datent les constructions ruinées qui se dressent actuellement au-dessus des eaux basses et des broussailles, mais la ville, les terres abandonnées par l’homme étaient désormais empestées, et les résidants d’un jour, dévorés par la fièvre, ne purent subsister dans cet air du littoral marécageux. Maguelonne l’Arabe n’en est pas moins la mère de Montpellier la Languedocienne et la Française, et la science contemporaine peut voir dans cette ruine comme un rappel d’une de ses anciennes cités saintes.

De même les grandes capitales du monde mahométan, qui depuis leur période de gloire se sont appauvries et dépeuplées, furent alors, bien plus que Rome et Bysance, les centres de l’activité intellectuelle. À cet égard, un mouvement de retour vers l’est et vers le sud s’était produit dans la marche de la civilisation, qui jusque-là s’était portée vers l’ouest et vers le nord. Le Caire, Damas, Bagdad étaient certainement les villes où se rencontraient le plus d’hommes désireux de savoir et d’apprendre. Il est vrai qu’aux origines même de l’expansion islamique, l’ignorant et simple Omar, qui se bornait à croire aux paroles de Mahomet et se refusait à connaître rien d’autre, avait manifesté son mépris de la science aussi bien que son peu de souci pour les aises de l’existence. Il s’endormait la nuit sur les marches des mosquées, avec les chameliers et les portefaix, et n’avait qu’une cruche et qu’une écuelle pour tout appareil de cuisine ; de même pour toute science et littérature il n’avait que le Coran, et la plupart des historiens croient à l’authenticité de sa réponse au gouverneur Amru qui lui demandait ce qu’il devait faire des pauvres restes de la bibliothèque d’Alexandrie : « Si ces ouvrages confirment le Coran, ils sont inutiles ; s’ils le combattent ils sont funestes. Détruis-les donc » ! Et ils auraient en effet servi pendant six mois — sans doute avec d’autres matériaux car le parchemin brûle mal — à chauffer les bains d’Alexandrie[24].

Cl. J. Laurent y Cia
intérieur de la mosquée de cordoue.


Mais cet exemple est unique dans l’histoire de l’Islam, et l’on peut en citer des milliers d’autres témoignant au contraire de l’extrême sollicitude des musulmans pour les recherches scientifiques. Même la pensée libre eut aussi ses champions : à côté de tous les « défenseurs de la foi » orthodoxes ou hérétiques, il y eut aussi des philosophes et des poètes qui maintinrent la fière indépendance de leur jugement, comme des rocs se dressant au milieu des eaux. Dans toutes les cités de civilisation « sarrasine », le grand souci était à cette époque de fonder et d’accroître les collections de livres. La bibliothèque de Cordoue, riche de six cent mille volumes, superbement reliés, était la gloire de la ville ; en outre, on comptait dans l’Espagne musulmane soixante-dix bibliothèques publiques et de très nombreuses collections privées. Le Caire, Damas n’étaient pas moins riches en livres, que l’on prêtait même aux étudiants. Dans un traité de paix conclu par Al-Mamun et l’empereur de Constantinople Michel III, le premier exigea l’une des grandes bibliothèques de la Rome orientale, et c’est là que les chercheurs arabes trouvèrent le traité de Ptolémée sur la mathématique céleste, qui prit une si grande importance dans la science du moyen âge, sous le nom bizarre d’Almageste, à la fois grec et arabe[25]. Les savants des nations nouvelles de l’Orient se précipitaient avec ravissement sur ces œuvres précieuses, que les Grecs conservaient sans les utiliser, en simple mémoire de leurs aïeux.

C’est en effet dans l’astronomie que les Arabes prirent la part la plus considérable au développement des sciences. Dans les mathématiques pures, ils donnèrent son nom à l’ « algèbre » que leur avait léguée l’Alexandrin Diophantus (IVe siècle), ils étudièrent les problèmes de géométrie et de trigonométrie et propagèrent l’usage du système de numération, bien antérieur à eux et que l’on qualifie pourtant du terme de « chiffres arabes ». De même, en physique, ils étudièrent les phénomènes de la gravité spécifique, ceux de la chute des corps et de la réfraction lumineuse, tandis qu’en chimie, ils s’occupaient de la distillation, de la sublimation, de la fusion, de la filtration des corps. Fidèles à la méthode expérimentale, qu’ils avaient prise aux Grecs alexandrins, ils cherchaient à se renseigner sur toute chose par l’observation directe et par l’expérience tirée de la construction des appareils. Horloges, clepsydres, cadrans, pendules, astrolabes se trouvaient dans toutes leurs grandes écoles, et leurs observatoires qui se succédaient à travers tout le monde musulman, de Séville à Samarkand, contenaient des catalogues d’étoiles, des tables astronomiques de toute espèce, des calculs précis sur l’obliquité de l’écliptique, sur les mouvements relatifs de la lune et du soleil.

N° 291. principales Universités arabes.

Plusieurs autres centres, importants par leurs écoles, devraient aussi figurer sur cette carte : ainsi Djudi Sapor (ou Djudi Chapur) qui, à vrai dire, était déjà célèbre avant la conquête arabe. Sous le règne de Chosrav Anurchivan, cette ville fut le siège d’une faculté de médecine avec hôpital et clinique pour l’éducation des jeunes médecins et acquit une grande renommée par ses professeurs, grecs et romains, de poésie, de sagesse et d’éloquence. Plus tard, une ville telle qu’Ahwaz, dans la Susiane, méritait d’être appelée la « cité d’Euclide », à cause de ses géomètres et de ses littérateurs ; ses médecins étaient aussi fort réputés. En 1259, Nasr Edin fonda un observatoire à Maragha.

Enfin, reprenant les travaux d’Eratosthènes, ils s’occupèrent à nouveau de mesurer la rondeur de la Terre, et en de meilleures conditions qu’aux temps de l’astronome alexandrin. D’ailleurs, les plaines qui prolongent au loin le désert d’Arabie dans la direction du Taurus se prêtent mieux à la mensuration d’un arc de méridien que la vallée tortueuse du Nil, toute coupée de canaux et de cultures, parsemée de villages : on put y remplacer les évaluations par de véritables mesures à la chaîne. La steppe de Tadmor, au sud de la grande courbe de l’Euphrate, fut choisie comme lieu de l’opération. Deux groupes de deux astronomes chacun, ayant fixé par la hauteur du pôle la position de deux points espacés de deux degrés, marchèrent à la rencontre l’un de l’autre, ayant chacun à mesurer la longueur d’un degré. Puis un travail analogue se répéta au nord de l’Euphrate, dans la plaine de Sindjar. La moyenne des deux opérations donna 56 « milles » et 2/3 pour la longueur du degré. Suivant la valeur que l’on donne au mille arabe, l’erreur commise par les astronomes d’Al-Mamun serait plus ou moins forte, d’un onzième au plus d’après Peschel, d’un cinquantième seulement d’après de Khanikov[26]. Ainsi les Arabes avaient serré la vérité de plus près que le savant d’Alexandrie, puisque celui-ci s’était trompé d’au moins un septième sur la véritable longueur du degré[27].

Parmi tous les khalifes, celui dont le nom prit le plus grand lustre dans l’histoire d’Orient est Harun-al-Rachid, ou Harun-er Rachid, le cinquième souverain de la dynastie des Abbassides, qui vivait à la fin du huitième siècle et au commencement du neuvième et fut Commandeur des Croyants de 164 à 187 (années de l’hégire). Les savants, les écrivains, les poètes, les conteurs et les marchands venus de toutes les parties du monde se pressaient autour de son palais, dans la grande ville de Bagdad et, durant leurs voyages, portaient sa gloire au loin. Des relations par ambassade avec Charlemagne, le puissant empereur d’Occident, valurent aussi au fameux khalife d’être célébré dans tous les pays chrétiens. On aurait pu croire, d’après tous les récits qui se propageaient de la mer du Sud à l’océan d’Europe, que Harun était lui-même un génie d’intelligence et de sagesse épandant à flots sur son peuple la justice, le savoir et le bonheur. Ainsi qu’il arriva constamment jusqu’à nos jours dans les sociétés hallucinées dont nous faisons partie, les gloires individuelles se fondent dans celle du personnage central, que les centaines et les milliers de rayons convergents transforment en une sorte de dieu. C’est ainsi qu’Horace et Virgile aidèrent à l’apothéose d’Auguste, que Louis XIV profita du génie de Corneille et de Racine. Or la pensée ne pouvant mûrir en œuvres qu’après une longue évolution, il advient que la floraison d’une époque naît d’une semence jetée à une époque antérieure, et la gloire d’un khalife Harun se trouve due en entier au labeur des générations qui le précédèrent. La vérité, c’est que Harun, dit « al-Rachid » ou « le Juste », fut au contraire un maître avide et jaloux, vindicatif et sanguinaire. Comme chef d’empire, il n’eut pas non plus le privilège d’être toujours favorisé par la fortune, et, s’il triompha souvent de son principal adversaire, le « chien romain » Nicéphore, empereur d’Orient, ses domaines furent fortement entamés à l’est et à l’ouest : il finit par être massacré dans une rencontre avec les révoltés du Khorassan.

Cl. J. Laurent y Cia
ségovie — vue de l’alcazar

Le grand mouvement de voyages qui suivit l’explosion du mahométisme et ses conquêtes eut une importance analogue à celle qui devait plus tard amener la découverte du Nouveau Monde. Les voyageurs arabes de cette époque sont saisis d’une véritable frénésie de déplacement : les récits des historiens, des géographes, des pèlerins nous les montrent toujours par voies et par chemins, allant de l’Occident à l’Orient et de l’Orient en Occident, et trouvant partout, de la Chine au Maroc, des hôtes empressés, des connaissances, des amis et des parents. L’injonction du prophète relativement à la visite de La Mecque encourageait ce perpétuel voyage d’un bout du monde à l’autre, et les arabes s’y prêtaient d’autant plus volontiers que, grâce à la solidarité créée par l’unité de croyance, ils pouvaient briguer en tout pays les fonctions répondant à leur mérite, et que les mœurs polygames leur permettaient de se créer partout une famille. C’est au dixième siècle surtout que ce goût des voyages déplaça le plus grand nombre d’aventuriers et de savants. Massudi s’appliquait ces paroles d’un poète arabe : « Je me suis tellement éloigné vers le Couchant que j’ai perdu jusqu’au souvenir du Levant, et mes courses se sont portées si loin vers le Levant que j’ai oublié jusqu’au nom du Couchant. »

Conquérants de la terre, les Arabes avaient également conquis la mer. Vers l’est, le golfe Arabique et le golfe Persique, la mer d’Oman et l’océan Indien leur appartenaient ; à la fin du premier siècle de l’hégire, les navigateurs arabes trafiquaient déjà à Canton ; cent ans plus tard, ils avaient transféré leur dépôt principal vers l’embouchure du Yang-tse et possédaient en outre un marché important dans la péninsule Malaise[28]. À l’ouest, ils disputaient aux chrétiens la possession de la mer Noire, de la mer Égée et de la Méditerranée tout entière. Maîtres de l’Espagne et de quelques points du littoral de la Provence, de la Ligurie, de l’Italie, ils cherchaient également à s’emparer des îles : à la fin du huitième siècle, ils occupaient les Baléares, puis ils s’établissaient en Sardaigne et en Sicile ; ils finissaient même par dominer entièrement cette île d’un bout à l’autre ; enfin, au centre même de la Méditerranée, ils tenaient l’île-forteresse de Malte, dont la population, complètement arabisée, finit par prendre leur langue et leurs coutumes. Ainsi que le disait plus tard l’historien Ibn-Khaldun avec un orgueil qui dépassait pourtant la vérité, les Arabes commandaient au onzième siècle sur toutes les contrées qui bordent la « mer de Rome »… « Les chrétiens ne pouvaient pas même y faire flotter une planche ».

Sur mer, la domination des Arabes ne passa point non plus sans qu’ils eussent réalisé des progrès scientifiques et laissé des connaissances nouvelles à leurs successeurs. Les tables astronomiques d’Abul-Hassan, qui vivait au treizième siècle, indiquent sur la côte méridionale de la Méditerranée 130 positions de lieux qui ne se trouvaient pas sur les tables de Ptolémée. En outre, les erreurs du géographe grec sont notablement rectifiées ; tandis que la longueur du bassin principal de la Méditerranée, de Tanger à la Tripoli de Syrie, était de
Bibl. Nationale.Cl. Girandon.
poignée d’épée mauresque
(xve siècle),
dite épée de boabdil.
62 degrés sur les tables de Ptolémée, la différence de longitude de ces deux points est réduite à 42°30, n’excédant que de 52 minutes les mesures exactes dues aux astronomes modernes. Mais comment les Arabes ont-ils pu arriver à une si étonnante approximation ? Le manque de documents ne permet pas de répondre avec certitude. Du moins, ce résultat témoigne-t-il d’études et d’observations continuées pendant longtemps par les navigateurs arabes. Mais c’est en vain, pour leurs voisins ignares, qu’ils faisaient ces progrès dans la connaissance de la Terre. Les erreurs de Ptolémée n’en furent pas moins enseignées dans les écoles chrétiennes jusqu’à la Renaissance[29].

À l’époque où le khalife Harun-al-Rachid et l’empereur Charlemagne représentaient aux yeux des peuples assujettis les deux mondes opposés de l’Islam et du Christianisme, l’équilibre se maintenait à peu près entre les forces en lutte : les chrétiens n’étaient pas assez unis ni assez puissants pour repousser les envahisseurs arabes hors de l’Espagne et des îles de la Méditerranée, tandis que de leur côté les Musulmans, quoiqu’ayant conservé presque partout l’attitude offensive, n’étaient cependant pas suffisamment armés pour s’emparer de l’une ou des deux cités symboliques de la domination chrétienne, Rome et Constantinople. La première, située dans l’intérieur du pays, n’aurait pu être soumise que par une grande expédition militaire, et les Arabes épars sur le pourtour de la Méditerranée ne pouvaient organiser que des incursions de pirates, comme celle de 846, lorsque les Sarrasins vinrent piller les faubourgs de Rome, en dévaster les églises et en emporter les reliques sacrées. Quant à la seconde Rome, celle de l’Orient, les Arabes s’étaient heurtés deux fois contre ses murs, mais l’assiette militaire de la ville était trop solide, ses ressources stratégiques trop grandes et ses approvisionnements par mer et par terre trop faciles pour que le siège pût aboutir, et les assaillants devaient se borner à l’occupation des approches de la péninsule d’Asie Mineure. L’état d’équilibre entre les deux groupes de peuples et les deux civilisations du nord et du midi ne pouvait être rompu que par l’entrée en scène d’autres éléments ethniques : les Normands et les Turcs.



  1. H. Driesmans, Wahlvernandischaften der deutschen Bluimischung ; — Roorda van Eysinga.
  2. Pierre Kropotkine ; — Ernest Nys, Autour de la Méditérranée, p. 5.
  3. J. Wellhausen, Die Reste des arabiscken Heidenthums.
  4. R. Dozy, Histoire des Musulmans de l’Espagne, page 28.
  5. H. Brugsch, Ans dem Morgenlande, p. 20.
  6. Ernest Nys, Revue de Droit International et de Législation comparée, t. xxx, 1898.
  7. W. M. Ramsay, Geographical Journal, oct. 1903, p. 101.
  8. Fr. Lenormant, Les Origines de l’Histoire, t. II, p. 520.
  9. James Darmesteter, Parsi-ism : its Place in History, p. 10.
  10. Socim ; — Conder, Survey of Western Palestine.
  11. Tauxier, Revue Africaine ; — Keane, Man past and présent, p. 172.
  12. L. von Ranke, Weltgeschichte, fünfter Theil, erste Abtheilung, p. 197.
  13. H. Barth, Wanderungen durch die Küstenländer des Mittelmeeres.
  14. M. Butcher, Revue des Revues, 1er juillet 1900, p. 105.
  15. Blanchet, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
  16. E.-F. Gautier, Annales de Géographie, 15 juillet 1903, pp. 364, 365.
  17. Fr. Schrader, Revue de l’École d’Anthropologie, 1898.
  18. R. Dozy, Histoire des Musulmans d’Espagne.
  19. Compeyrans, Boletin de la Soc. Geogr. de Madrid, 1881.
  20. R. Dozy, Histoire des Musulmans d’Espagne.
  21. Draper, Histoire des Conflits entre la Science et la Religion, trad. franc., p. 69.
  22. J. T. Reinaud, Invasion des Sarrazins en France.
  23. Histoire des Conflits entre la Science et la Religion.
  24. Draper, Histoire des Conflits de la Science et de la Religion, pp. 73, 74.
  25. L’article arabe al et μεγιστη (sous-entendu Βιβλος), le plus grand livre.
  26. Oscar Peschel, Geschichte der Erdkunde, pp. 121, 123.
  27. E. H. Bunbury, History of Ancient Geography, 1 volume, p. 625.
  28. R. Beazley, Medieval Trade and Trade Routes.
  29. Cosimo Bertacchi, L’Italia e il suo Mare, Bollettino della Societa Geographica Italiana, Agosto 1900, pp. 708 et suiv.