Aller au contenu

L’Homme heureux (Haraucourt)

La bibliothèque libre.
(Le Journal — 24 mars 1899p. 2-6).

L’HOMME HEUREUX

Par EDMOND HARAUCOURT


Quand je vis, au réveil, cette chambre d’auberge, ces murs tristes, et l’ignoble papier à fleurs bleues, rayé, près de la glace et près du lit, par des frottements d’allumettes, j’eus d’abord quelque peine à me reconnaître ; puis, toute la mémoire me revint, d’un coup : mon départ de Mantes, et l’homme trouvé dans un wagon, la gorge coupée, et cette inepte tentation de m’introduire dans le drame pour être soupçonné, pour fuir, pour me défendre, par amour de la lutte et des émotions ! N’avais-je pas été jusqu’à soustraire la montre et la bourse du mort, que j’avais ensuite déposées sur la neige, au pied d’un arbre ? Folie ! J’étais donc fou, hier ?

Je promenais ma main sur mon front moite de sueur, et je sursautai, car on venait de frappe à ma porte. Déjà ? Qui ? La police ? Je me tenais immobile. On frappa de nouveau.

— Monsieur, il est sept heures.

Je me lavai de ma fièvre nocturne, et sitôt que j’eus respiré la fraîcheur du matin, je repris possession de mes forces normales, et de mes goûts. Je me frottai les mains, je fis craquer mes doigts, ce qui est chez moi un indiscutable signe de satisfaction. Bref, je m’approuvais déjà : l’expérience était amusante à poursuivre, et nous verrions bien si mon éternel et fatigant bonheur serait cette fois encore capable de me protéger contre moi.

Je voulus, avant de partir, revoir le chronomètre et la bourse, au pied de l’arbre. Ils avaient disparu ! La neige, alentour, était piétinée : aux traces de mes bottines se mêlaient des empreintes de sabots. Je fus mécontent ; je craignais un vol.

Au chemin de fer, nul ne prit garde à moi. Je cherchais des yeux le contrôleur qui, la nuit précédente, s’était étonné de mon ticket, et j’aurais souhaité qu’il me reconnût ; mais je ne le vis point.

Le voyage fut banal. Au Havre, les employés de la Compagnie, sur les quais et sous les portes, discutaient le crime ; des commissionnaires donnaient des arguments et des preuves à d’autres commissionnaires qui hochaient du nez. La place de la gare était en émoi, plantée de groupes insolites, et partout on expliquait le drame. Parmi tous ces électeurs qui renseignaient leurs semblables, moi seul, qui ne disais rien, aurais pu dire quelque chose : cela me plaisait à penser.

Tout à coup, les groupes s’agitèrent : les magistrats descendaient de voiture. Je devinai le procureur : brun, vétu de noir, le visage pâle et terne, fixant à terre un regard de gentleman qui joue aux échecs, il marchait avec importance et certitude. Celui-là était l’ennemi ! Il me cherchait ! Lorsqu’il passa devant moi, je saluai. Il reçut cet hommage avec dignité, rendit le salut et s’éloigna. Ah ! s’il avait su ! Je tentai de le suivre, mais des agents s’y opposèrent et je m’en fus déjeuner.

— À retenir : je dirai plus tard, dans ma défense, que j’ai voulu parler au procureur et que l’on m’en a empêché. — Enfantin ! J’aurais dû insister. Passons.

J’avais un rendez-vous d’affaire : je pris grand soin d’y être exact et calme. Ensuite, pour attendre les journaux du soir, je m’intéressai aux mouvements du port. Je rôdais volontiers aux alentours du commissariat : les journalistes du Havre et de Paris se pressaient là, et je crus devoir me joindre à eux. Un jeune reporter, avec qui j’avais soupé autrefois, me reconnut, et ma présence devint plus naturelle.

Le commissaire parut : mon cœur battait fort.

— Messieurs, dit-il, tout ce que je puis vous dévoiler, c’est que nous sommes en présence d’un assassinat.

Il respira majestueusement, et je compris l’urgence de crayonner, moi aussi, quelques notes rapides.

Il reprit :

— Il faut écarter toute hypothèse de suicide ; en effet, on n’a retrouvé, auprès du cadavre, aucune arme. Le mobile du crime semble avoir été le vol, car les poches de la victime, où l’on a relevé des traces de sang, ont été fouillées et vidées par l’assassin. Le meurtre fut vraisemblablement commis entre Mantes et Beuzeville, où le coupable est descendu.

Oh ! la bonne émotion. Mes genoux tremblaient déjà…

— Nous sommes, messieurs, sur la piste du crirninel. Je ne peux vous en dire davantage. Je vous salue, messieurs.

Dehors, j’avais la gorge sèche. Dans une glace, je vis ma pâleur.

— Je suis allé un peu loin dans la fantaisie. Comment vais-je sortir de là ?

Les passants me regardaient trop. Le reporter me demanda :

Êtes-vous donc attaché à un journal ?

— Non. J’attends le soir. Je cherche des nouvelles, pour passer le temps.

Il rit beaucoup, et je pris congé, afin de réfléchir. Décidément, je commençais à critiquer mon algarade. J’étais nerveux, angoissé, et le bruit des pas, entendu derrière moi, me crispait le dos. Je sentais, entre mes épaules et sur ma nuque, des regards. On me suivait, et je n’osais me retourner !

Notez bien que je n’étais suivi de personne, mais je n’arrivais à m’en convaincre que pour retomber aussitôt dans la même inquiétude.

Cependant, un homme d’allures communes, par trois fois, à l’angle de trois rues, se retrouva sur mon chemin, et quoi qu’il n’en voulût rien laisser paraître, il m’examinait ; il m’en donna la preuve par son affectation à éviter mes regards, et j’éprouvai un terrible malaise au moment où, arrêté sous un bec de gaz pour parcourir les journaux du soir, je relevai la tête : car alors j’aperçus ce même visage, dissimulé dans l’ombre d’une porte voisine, et ces yeux qui me surveillaient.

J’entrai dans un restaurant : dix minutes plus tard, l’homme y entrait, accompagné d’un autre, et tous deux s’installèrent en face de moi.

Assurément, leur venue était anormale, dans cet endroit luxueux, et le confort les incommodait. Ils parlaient peu, et bas. Pourquoi ne m’arrêtaient-ils point ? Je mangeai fort mal. J’avais peur. Je regrettais tout. C’en était fini de la farce, et maintenant, il fallait payer ma folie. J’étais comme au sortir d’un rêve, et je ne comprenais pas, je n’admettais pas, je ne voulais pas croire que l’aberration d’un instant pût m’avoir mené jusqu’à ce point. Je me surprenais à nier, devant moi-même, non pas seulement le crime, mais aussi ma niaise conduite, et je perdais pied, et je ne savais plus que faire ou que dire, et je ne pensais déjà plus.

Je me réfugiai dans un théâtre ; les deux policiers me suivirent. Je ne m’occupais que de les guetter perpétuellement, et j’ignore ce que l’on jouait ce soir-là. Après le spectacle, je sautai dans un fiacre, et j’arrivai à la gare ; le train partait, et je partis, et nul ne monta après moi, et j’étais sauvé !

Soulagé, délivré, heureux, je m’étendis sur la banquette, heureux ! Je bénissais enfin ma fortune accoutumée, et je me mis à fumer avec vigueur. J’aurais aimé rire oou pleurer, et jamais la solitude ne me parut si bonne.

Mais, tout à coup, je tressautai.

— Un téléphone ! On m’annonce à Rouen, à Paris ! Je suis perdu.

Tant d’émotions, pendant six heures consécutives, avaient tellement tordu mes nerfs et mon esprit, que cette révélation dernière écrasa mes dernières forces, et je tombai dans une stupeur où toute énergie renonçait.

À Rouen, on inspecta les billets avec une attention particulière ; sur la chaussée, des gens, qui n’étaient pas des voyageurs, allaient et venaient, échangeaient des mots brefs ; le policier prévu, alors, prit place dans mon compartiment. Jusqu’à Saint-Lazare, je feignis de dormir. Il faisait de même, et nous nous guettions l’un l’autre.

L’espion descendit le premier. Je le vis, parlant à des hommes ; ils lui répondaient des choses ; il s’étonnait visiblement, et protestait, mais son regard restait accroché à moi, comme un hameçon, et je marchais au bout d’un fil. Quelque hâte que j’eusse mise à jeter mon adresse au premier fiacre qui parut, une voiture suivit la mienne. Cependant personne n’entra chez moi, derrière moi.

— Ils vont venir ! Pourquoi ne viennent-ils pas ?

De mon lit, j’écoutais, la tête chaude et soulevée au-dessus de l’oreiller, pour mieux entendre ; mais la porte de la rue ne fut ouverte qu’aux premières clartés du matin, à l’heure des laitières…

Mon valet de chambre apporta les journaux. Je les dépliai en tremblant : « Le mystère du Havre. » Je lus, sautant des mots, des lignes : « La police, égarée d’abord sur la piste d’un crime… certitude d’un suicide… deux lettres adressées, l’une au procureur de la République, l’autre à la mère du désespéré… sa résolution d’en finir avec la vie… motifs d’ordre intime… etc… ».

Alors, je retombai sur mon lit, sans forces, et je pleurai comme un enfant, avec de gros sanglots.

J’avais connu l’angoisse, pendant quatorze heures d’horloge, et les larmes, enfin !

Et mon bonheur parfait, pendant six mois au moins, me parut tolérable.

EDMOND HARAUCOURT.