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L’Idiot/III/Chapitre 10

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 184-192).

X

Le prince comprit enfin pourquoi il avait senti un froid glacial chaque fois que sa main s’était posée sur ces trois lettres et pourquoi il avait attendu jusqu’au soir pour les lire. Le matin, avant de s’être encore décidé à prendre connaissance d’aucune d’elles, il s’était endormi d’un lourd sommeil sur sa couchette, et, dans un rêve non moins pénible que le précédent, il avait vu de nouveau s’approcher de lui cette même « coupable » : elle le regardait encore avec des larmes qui brillaient suspendues à ses longs cils, elle rappelait encore auprès d’elle, et, comme tantôt, il se réveilla en se rappelant avec une impression de souffrance le visage de cette femme. Il voulut se rendre immédiatement chez elle, mais il ne le put ; à la fin, presque désespéré, il déplia les lettres et se mit à les lire.

Elles ressemblaient aussi à un songe. Parfois on fait des rêves bizarres, impossibles, en contradiction avec les lois de la nature ; au réveil, vous vous les rappelez nettement et vous vous étonnez d’un fait étrange. Vous vous souvenez d’abord que la raison ne vous a pas quitté durant tout ce défilé de tableaux fantastiques ; vous vous souvenez même d’avoir agi avec une adresse et une logique extraordinaires pendant que des assassins vous entouraient, rusaient avec vous, dissimulaient leurs intentions et, prêts à vous égorger au premier signal, vous prodiguaient les démonstrations d’amitié ; vous vous rappelez grâce à quel ingénieux stratagème vous avez réussi à leur donner le change et à vous esquiver ; puis vous vous êtes douté qu’ils n’étaient nullement dupes de votre ruse et qu’ils feignaient seulement d’ignorer l’endroit où vous vous étiez réfugié ; alors vous avez de nouveau usé d’adresse et encore une fois trompé vos ennemis. Vous vous rappelez parfaitement tout cela, mais comment se fait-il que dans ce même temps votre raison ait pu accepter les absurdités, les impossibilités évidentes dont foisonnait votre songe ? Un de vos assassins s’est changé en femme sous vos yeux, ensuite cette femme s’est métamorphosée en un petit nain fourbe, hideux, — et vous avez cru que c’était arrivé, vous avez admis tout cela sur-le-champ, presque sans éprouver la moindre surprise, alors même que, d’un autre côté, votre intelligence déployait une puissance inaccoutumée, alors qu’elle accomplissait des merveilles de ruse, de pénétration, de logique ? Pourquoi aussi, quand vous vous réveillez et rentrez dans le monde réel, sentez-vous presque toujours et parfois avec une rare vivacité d’impression que le songe en vous quittant emporte comme une énigme indevinée pour vous ? L’extravagance de votre rêve vous fait sourire et en même temps vous sentez que ce tissu d’absurdités renferme une idée, mais une idée réelle, quelque chose qui appartient à votre vie véritable, quelque chose qui existe et a toujours existé dans votre cœur ; vous croyez trouver dans votre songe une prophétie attendue par vous, vous ressentez une impression forte, — joyeuse ou cruelle, mais en quoi elle consiste et quelle prédiction vous a été faite, — vous ne pouvez ni le comprendre, ni vous le rappeler.

La lecture de ces lettres produisit sur le prince un effet analogue. Mais, avant même d’y avoir jeté les yeux, il sentait que le fait seul de leur existence, de leur possibilité ressemblait déjà à un cauchemar. Comment s’est-elle décidée à lui écrire ? se demandait-il en se promenant seul le soir (parfois il oubliait même le lieu où il était). Comment a-t-elle pu écrire à ce sujet, et comment un rêve si insensé a-t-il pris naissance dans sa tête ? Mais ce rêve se trouvait déjà réalisé, et, chose qui étonnait le prince plus que tout le reste, tandis qu’il lisait ces lettres, lui-même croyait presque à la possibilité, bien plus, à la raison d’être de ce rêve. Oui, sans doute, c’était un songe, un cauchemar, une folie, mais il y avait là quelque chose de cruellement réel, de douloureusement juste, qui autorisait ce songe, ce cauchemar, cette folie. Pendant plusieurs heures consécutives le prince resta comme affolé par sa lecture, certains passages lui revenaient sans cesse à l’esprit, il s’y arrêtait, les méditait profondément. Parfois il était tenté de se dire qu’il avait pressenti et deviné tout cela de longue date ; il lui semblait même que cette lecture il l’avait déjà faite longtemps auparavant, et que toutes les souffrances, toutes les craintes, toutes les angoisses auxquelles depuis il s’était vu en proie avaient leur cause dans ces lettres lues autrefois par lui.

« Quand vous décachetterez ce pli (ainsi commençait la première lettre), regardez d’abord la signature. Elle vous dira tout, vous expliquera tout, il est donc inutile que je me justifie devant vous et que je vous donne des éclaircissements. Si j’étais le moins du monde votre égale, vous pourriez encore voir une insulte dans mon audace ; mais qui suis-je et qui êtes-vous ? Nous sommes aux antipodes l’une de l’autre, et la distance est telle entre nous que je ne puis vous offenser, lors même que je le voudrais. »

Plus loin on lisait ce qui suit :

« Ne voyez pas dans mes paroles l’exaltation morbide d’un esprit malade, mais vous êtes pour moi une perfection ! Je vous ai vue, je vous vois chaque jour. Je ne vous juge pas ; ce n’est pas le raisonnement qui m’a amenée à vous considérer comme une perfection, c’est simplement pour moi un article de foi. Mais j’ai aussi un tort envers vous : je vous aime. Il n’est pas permis d’aimer la perfection, on doit seulement la reconnaître, n’est-ce pas ? Et pourtant je suis éprise de vous. Quoique l’amour égale les hommes, soyez tranquille, je ne vous rabaisse pas jusqu’à moi, même dans le plus intime de ma pensée. Je viens d’écrire : « soyez tranquille » ; est-ce que vous pouvez vous inquiéter ?… Si c’était possible, je baiserais la trace de vos pas. Oh ! je ne m’égale pas à vous… Regardez la signature, regardez-la vite ! »

« Pourtant je remarque (écrivait dans une autre lettre Nastasia Philippovna) que je vous unis à lui et que pas une seule fois je n’ai encore demandé si vous l’aimez. Il est devenu amoureux de vous à première vue. Il pensait à vous comme à une « lumière » ; ce sont ses propres expressions, je les ai recueillies de sa bouche. Mais je n’avais pas besoin de ses paroles pour comprendre que vous étiez sa lumière. J’ai vécu tout un mois près de lui et j’ai compris alors que vous l’aimiez aussi ; vous et lui ne faites qu’un pour moi ».

« Qu’est-ce que c’est ? (écrivait-elle encore) hier j’ai passé à côté de vous et il m’a semblé que vous rougissiez ? C’est impossible, je me serai figuré cela. Si l’on vous amenait dans le bouge le plus infâme et qu’on vous y montrât le vice à nu, alors même vous ne devriez pas rougir ; vous êtes au-dessus de toute insulte. Vous pouvez haïr les hommes bas et lâches, mais seulement à cause de l’offense qu’ils font aux autres, car, pour vous, aucune offense ne peut vous atteindre. Vous savez, je trouve même que vous devez m’aimer. Ce que vous êtes pour lui, vous l’êtes aussi pour moi : un esprit de lumière ; un ange ne peut pas haïr et même il ne peut pas ne pas aimer. Peut-on aimer tout le monde, tous les hommes, tout son prochain ? je me suis souvent posé cette question. Sans doute, on ne le peut pas et même ce n’est pas dans la nature. L’amour abstrait de l’humanité est presque toujours de l’égoïsme. Mais ce qui nous est impossible ne l’est pas à vous : comment pourriez-vous ne pas aimer n’importe qui, quand vous ne pouvez vous comparer à personne, quand vous planez dans une région inaccessible à toute offense, à toute indignation personnelle ? Seule vous pouvez aimer sans égoïsme ; seule vous pouvez, en aimant, vous désintéresser de vous-même et ne songer qu’à celui que vous aimez. Oh, combien il me serait cruel d’apprendre que vous êtes honteuse et irritée de recevoir mes lettres ! Ce serait votre déchéance : du coup vous vous placeriez sur la même ligne que moi…

« Hier, après vous avoir rencontrée, je suis revenue chez moi et j’ai conçu l’idée d’un tableau. Les peintres représentent toujours le Christ au milieu de quelque scène évangélique, ce n’est pas ainsi que je le peindrais : dans le tableau que j’imagine, il serait seul, — ses disciples le quittaient quelquefois. Je ne laisserais avec lui qu’un petit enfant. L’enfant vient de jouer à côté de lui ou peut-être lui a raconté quelque chose avec la naïveté de son âge. Le Christ l’a écouté, mais maintenant il est devenu songeur, sa main s’est oubliée sur la petite tête de l’enfant. Il regarde au loin, à l’horizon ; dans ses yeux se devine une pensée grande comme le monde ; son visage est triste. L’enfant a cessé de parler et s’est accoudé sur les genoux du Christ ; la joue appuyée sur sa main, il lève la tête et le regarde fixement avec cet air pensif que les enfants ont quelquefois. Le soleil se couche… Voilà mon tableau ! Vous êtes innocente et toute votre perfection est dans votre innocence. Oh, rappelez-vous seulement cela ! Que vous importe ma passion pour vous ? Maintenant déjà vous êtes à moi, je serai toute ma vie près de vous… Je mourrai bientôt. »

Enfin la dernière lettre contenait les lignes suivantes :

« Pour l’amour de Dieu, ne pensez rien de moi ; ne croyez pas non plus que je m’humilie parce que je vous écris ainsi, ou que je sois de ces êtres qui trouvent du plaisir à s’humilier et qui le font même par orgueil. Non, j’ai mes consolations, mais il me serait difficile de vous expliquer cela, c’est à peine si je le comprends nettement moi-même. Mais je sais que je ne puis m’humilier, même par orgueil. Quant à l’humilité d’un cœur pur, j’en suis incapable. Par conséquent, je ne m’humilie pas du tout.

« Pourquoi veux-je vous unir : pour vous ou pour moi ? Pour moi, naturellement, toutes les questions de ma vie seront ainsi tranchées, il y a longtemps que je me suis dit cela… J’ai su que dans le temps votre sœur Adélaïde avait dit en voyant mon portrait qu’avec une pareille beauté on pouvait révolutionner le monde. Mais j’ai renoncé au monde ; vous trouvez drôle que j’écrive ces mots, moi que vous avez rencontrée couverte de dentelles et de diamants, dans une société d’ivrognes et de vauriens ? Ne faites pas attention à cela, je n’existe plus guère et je le sais ; Dieu sait ce qui vit en moi à ma place. Je lis cela chaque jour dans deux yeux terribles qui m’observent sans cesse, même lorsqu’ils ne sont pas devant moi. À présent ces yeux se taisent (ils se taisent toujours), mais je connais leur secret. La maison de cet homme est sombre, maussade ; elle renferme un mystère. Je suis sûre qu’il a dans une boite un rasoir entouré de soie, comme l’autre, l’assassin de Moscou ; celui-là aussi demeurait avec sa mère et avait noué un fil de soie autour d’un rasoir pour couper la gorge à quelqu’un. Tout le temps que j’ai été chez lui, je me suis figuré qu’il y avait là quelque part sous une planche du parquet un cadavre caché peut-être par son père ; il me semblait que, comme celui de Moscou, ce cadavre était enveloppé dans une toile cirée et qu’on avait aussi placé tout autour des flacons de liquide Jdanoff ; je vous montrerais même le coin. Il ne dit rien, mais je sais qu’au point où il m’aime, il doit forcément me haïr. Votre mariage et le mien auront lieu en même temps : c’est ce qui a été convenu entre lui et moi. Je n’ai pas de secrets pour lui. Je le tuerais bien, tant j’ai peur de lui… Mais il me tuera auparavant… tout à l’heure il s’est mis à rire et il m’a dit que je rêvais ; il sait que je vous écris. »

Le même délire se manifestait dans bien d’autres passages de ces lettres. Une d’elles, la seconde, était fort longue : deux feuilles de papier de poste grand format, couvertes d’une écriture très-fine.

Après avoir, comme la veille, erré longtemps dans le parc sombre, le prince le quitta enfin. La nuit claire et transparente lui sembla plus claire encore que de coutume ; « comment n’est-il pas plus tard que cela ? » pensa-t-il. (Il avait oublié de prendre sa montre.) Les sons d’une musique lointaine arrivaient à son oreille : « Ce doit être au Waux-Hall ; sans doute ils n’y sont pas allés aujourd’hui. » Tandis qu’il se faisait cette réflexion, il s’aperçut qu’il était tout près de leur maison ; il savait d’avance qu’il finirait nécessairement par se rendre là, et, le cœur défaillant, il monta sur la terrasse. Personne ne s’y trouvait. Il attendit un moment, puis ouvrit la porte de la salle. « Ils ne fermaient jamais cette porte », se dit-il, mais la salle était vide aussi et plongée dans une obscurité presque complète. Debout au milieu de la chambre, le prince ne savait à quoi se résoudre. Tout à coup une porte s’ouvrit, entra Alexandra Ivanovna qui tenait une bougie à la main. En apercevant le visiteur, la jeune fille étonnée s’arrêta devant lui et l’interrogea des yeux. Évidemment elle ne faisait que traverser cette pièce pour se rendre dans une autre, et elle ne s’attendait pas du tout à trouver là quelqu’un.

— Par quel hasard êtes-vous ici ? demanda-t-elle enfin.

— Je… je suis entré en passant…

— Maman est souffrante, Aglaé aussi. Adélaïde est allée se coucher et je vais en faire autant. Nous avons passé toute la soirée seules à la maison. Papa et le prince sont à Pétersbourg.

— Je suis venu… je suis venu chez vous… maintenant…

— Vous savez quelle heure il est ?

— N-non…

— Il est minuit et demi. Nous sommes toujours couchées à cette heure-ci.

— Ah ! je pensais que… qu’il était neuf heures et demie. Alexandra se mit à rire.

— Cela ne fait rien ! mais pourquoi n’êtes-vous pas venu tantôt ? On vous a peut-être attendu.

— Je… je pensais… balbutia-t-il en s’en allant.

— Au revoir ! Tout le monde va bien rire demain quand je raconterai cela.

Il retourna chez lui en suivant le chemin qui longeait le parc. Son cœur battait violemment, ses idées se troublaient, tout prenait autour de lui l’aspect d’un songe. Et soudain s’offrit de nouveau à ses yeux la vision qui à deux reprises lui était apparue en rêve. La même femme sortit du parc et s’arrêta devant le prince, on aurait dit qu’elle l’avait attendu là. Tremblant, il interrompit sa marche ; elle lui saisit la main et la serra avec force. « Non, ce n’est pas une apparition ! »

Et voilà qu’elle se retrouvait enfin face à face avec lui, pour la première fois depuis leur séparation ; elle lui parlait, mais lui la considérait en silence, il avait le cœur si gros, si navré ! Oh ! jamais par la suite il ne put oublier cette rencontre, et toujours il se la rappela avec la même douleur. Là, dans la rue, Nastasia Philippovna, comme une insensée, se mit à genoux devant lui ; il recula effrayé ; elle lui prit la main pour la baiser, et, de même que tantôt dans son rêve, le prince vit des larmes suspendues aux longs cils de la jeune femme.

— Lève-toi, lève-toi ! murmura-t-il d’une voix inquiète en s’efforçant de la relever : — lève-toi vite !

— Tu es heureux ? Heureux ? demanda-t-elle. — Dis-moi seulement un mot, es-tu heureux maintenant ? Aujourd’hui, tout à l’heure ? Tu as été chez elle ? Qu’est-ce qu’elle a dit ?

Elle était toujours agenouillée et ne l’écoutait pas ; les questions se pressaient sur ses lèvres, elle parlait précipitamment, comme si quelqu’un était à sa poursuite.

— Je pars demain, comme tu l’as ordonné. Je n’écrirai plus… Je te vois pour la dernière fois, pour la dernière ! Maintenant c’est bien pour la dernière fois !

— Calme-toi, lève-toi ! dit-il avec désespoir. Elle lui saisit les bras et le contempla avidement.

— Adieu ! fit-elle enfin, puis elle se leva et s’éloigna à la hâte. Le prince vit Rogojine apparaître tout à coup auprès d’elle, la prendre par le bras et l’emmener.

— Attends un peu, prince, cria le marchand, — je suis à toi dans cinq minutes.

Effectivement, cinq minutes après, Rogojine arriva à l’endroit où le prince était resté pour l’attendre.

— Je l’ai mise en voiture, dit-il, — la calèche stationnait là, au coin, depuis dix heures. Elle savait que tu passerais toute la soirée chez celle-là. Tantôt je lui ai transmis exactement le contenu de la lettre que tu m’as adressée. Elle n’écrira plus à celle-là ; elle l’a promis ; et demain, suivant ton désir, elle quittera Pavlovsk. Elle a voulu te voir une dernière fois, nonobstant ton refus de te rencontrer avec elle ; nous t’avons attendu ici ; tiens, voilà le banc sur lequel nous nous étions assis pour être sûrs de ne pas te manquer quand tu repasserais.

— Elle-même t’a pris avec elle ?

— Eh bien, quoi ? reprit en souriant Rogojine : — j’ai vu ce que je savais déjà. Tu as lu ses lettres ?

— Mais toi, réellement, les as-tu lues ? demanda le prince saisi d’effroi à cette pensée.

— Comment donc ! elle-même me les a montrées toutes. Tu te rappelles ce qu’elle dit du rasoir, hé, hé !

— Elle est folle ! cria Muichkine en se tordant les mains.

— Qui sait ? elle ne l’est peut-être pas, observa à voix basse et comme en aparté Rogojine.

Le prince ne répondit pas.

— Allons, adieu, dit Parfène Séménitch, — moi aussi je pars demain ; ne me garde pas rancune ! Mais, mon ami, ajouta-t-il en se retournant brusquement, — tu n’as pas répondu à sa question ? « Es-tu heureux, oui ou non ? »

— Non, non, non ! s’écria le prince avec l’accent d’une douleur poignante.

Il serait fort que tu dises « oui ! » reprit Rogojine en riant d’un rire sardonique, et il s’en alla sans regarder derrière lui.