L’Idole (RDDM)

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L’IDOLE[1],

Iambes.

Allons, chauffeur, allons, du charbon, de la houille,
Du fer, du cuivre et de l’étain ;
Allons, à large pelle, à grands bras plonge et fouille,
Nourris le brasier, vieux Vulcain,
Donne force pâture à ta grande fournaise :
Car, pour mettre ses dents en jeu,
Pour tordre et dévorer le métal qui lui pèse,
Il lui faut un palais de feu.
C’est bon, voici la flamme ardente, folle, immense,
Implacable et couleur de sang,
Qui tombe de la voûte, et l’assaut qui commence,
Chaque lingot se prend au flanc.
Ce ne sont que des bonds, que hurlemens, délire,
Cuivre sur plomb et plomb sur fer,
Tout s’allonge, se tord, s’embrase et se déchire
Comme trois damnés dans l’enfer. —
Enfin, l’œuvre est fini, partout la flamme est morte,
La fournaise fume et s’éteint,

L’airain bouillonne à flots ; chauffeur, ouvre la porte
Et laisse passer le hautain ;
Allons, impétueux, mugis et prends ta course,
Sors de ta loge, et d’un élan,
D’un seul bond, lance-toi comme un flot de la source,
Comme une flamme d’un volcan :
La terre ouvre son sein à tes vagues de lave ;
Précipite en bloc ta fureur,
Dans ton moule d’acier, bronze, descends esclave,
Tu vas remonter empereur.

Encor Napoléon, encor sa grande image !
Ah ! que ce rude et dur guerrier
Nous a coûté de sang et de pleurs et d’outrage
Pour quelques rameaux de laurier.
Ce fut un triste jour pour la France abattue,
Quand du haut de son piédestal,
Comme un voleur honteux, son antique statue
Pendit sous un chanvre brutal :
Alors on vit au pied de la haute colonne,
Courbé sur un cable grinçant,
L’étranger, au long bruit d’un houra monotone,
Ébranler le bronze puissant ;
Et, quand sous mille efforts la tête la première,
Le bloc superbe et souverain,
Précipita sa chute, et sur la froide pierre
Roula son cadavre d’airain,
Le Hun, le Hun stupide, à la peau sale et rance,
L’œil plein d’une basse fureur,
Aux rebords des ruisseaux, devant toute la France,
Traîna le front de l’empereur.
Ah ! pour qui porte un cœur sous sa gauche mamelle,
Ce jour pèse comme un remords ;
Au front de tout Français, c’est la tache éternelle
Qui ne s’en va qu’avec la mort.
J’ai vu l’invasion, à l’ombre de nos marbres,
Entasser ses lourds chariots ;
Je l’ai vue, arracher l’écorce de nos arbres,
Pour la jeter à ses chevaux ;

J’ai vu l’homme du Nord, à la lèvre farouche,
Jusqu’au sang nous meurtrir la chair ;
Nous manger notre pain, et jusque dans la bouche
S’en venir respirer notre air ;
J’ai vu, jeune Français, ignobles libertines,
Nos femmes, belles d’impudeur,
Aux regards d’un cosaque étaler leurs poitrines,
Et s’enivrer de son odeur.
Eh bien ! dans ces jours d’abaissement, de peine,
Pour tous ces outrages sans nom,
Je n’ai jamais chargé qu’un être de ma haine…
Soit maudit, ô Napoléon !

Ô Corse ! à cheveux plats, que la France était belle
Au beau soleil de messidor !
C’était une cavale indomptable et rebelle,
Sans frein d’acier ni rênes d’or,
Une jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encore du sang des rois ;
Mais fière, et d’un pied libre heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois :
Jamais aucune main n’avait passé sur elle
Pour la flétrir et l’outrager,
Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
Et le harnois de l’étranger ;
Tout son poil était vierge, et belle vagabonde,
L’œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
Tu montas botté sur son dos.
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
La poudre et les tambours battans,
Pour champs de course, alors, tu lui donnas la terre,
Et des combats pour passe-temps ;
Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes,
Toujours l’air, toujours le travail,

Toujours comme du sable écraser des corps d’hommes,
Toujours du sang jusqu’au poitrail ;
Quinze ans, son dur sabot dans sa course rapide,
Broya des générations ;
Quinze ans, elle passa, fumante à toute bride,
Sur le ventre des nations.
Enfin, lasse d’aller sans finir sa carrière,
D’aller sans user son chemin,
De pétrir l’univers, et, comme une poussière,
De soulever le genre humain ;
Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
Prête à fléchir à chaque pas,
Elle demanda grâce à son cavalier corse.
Mais, bourreau, tu n’écoutas pas !
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse.
Pour étouffer ses cris ardents,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents,
Elle se releva ; mais un jour de bataille,
Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille ;
Et du coup te cassa les reins.

Maintenant tu renais de ta chute profonde ;
Pareil à l’aigle radieux,
Tu reprends ton essor pour dominer le monde,
Ton image remonte aux cieux.
Napoléon n’est plus ce voleur de couronne,
Cet usurpateur effronté,
Qui serra sans pitié, sous les coussins du trône
La gorge de la liberté ;
Ce triste et vieux forçat de la Sainte-Alliance
Qui mourut sur un noir rocher,
Traînant comme un boulet l’image de la France
Sous le bâton de l’étranger.
Non, non, Napoléon, n’est plus souillé de fanges,
Grâce aux flatteurs mélodieux,
Aux poètes menteurs, aux sonneurs de louanges,
César est mis au rang des dieux.

Son image reluit à toutes les murailles,
Son nom dans tous les carrefours,
Résonne incessamment comme au fort des batailles
Il résonnait sur les tambours,
Puis, de ces hauts quartiers, où le peuple foisonne,
Paris comme un vieux pélerin
Redescend tous les jours au pied de la colonne
Abaisser son front souverain.
Et là, les bras chargés de palmes éphémères,
Inondant de bouquets, de fleurs,
Ce bronze que jamais ne regardent les mères,
Ce bronze grandi sous les pleurs ;
En veste d’ouvrier, dans son ivresse folle,
Au bruit du fifre et du clairon,
Paris d’un pied joyeux danse la carmagnole
Autour du grand Napoléon.

Ainsi passez, passez, monarques débonnaires ;
Apôtres de l’humanité,
Hommes sages, passez, comme des fronts vulgaires,
Sans reflet d’immortalité !
Du peuple vainement vous allégez la chaîne,
Vainement tranquille troupeau,
Le peuple sous vos pas, sans sueur et sans peine,
S’achemine vers le tombeau ;
Sitôt qu’à son déclin votre astre tutélaire
Épanche son dernier rayon,
Votre nom qui s’éteint, sur le flot populaire,
Trace à peine un léger sillon.
Passez, passez, pour vous point de haute statue,
Le peuple perdra votre nom :
Car il ne se souvient que de l’homme qui tue
Avec le sabre ou le canon ;
Il n’aime que le bras qui, dans les champs humides,
Par milliers fait pourrir ses os ;
Il aime qui lui fait bâtir des pyramides,
Porter des pierres sur le dos.
Le peuple. — C’est enfin la fille de taverne,
La fille buvant du vin bleu,

Qui veut dans son amant un bras qui la gouverne,
Un corps de fer, un œil de feu,
Et qui, dans son taudis, sur sa couche de paille,
N’a d’amour chaud et libertin
Que pour l’homme hardi qui la bat et la fouaille
Depuis le soir jusqu’au matin.


Auguste Barbier.


  1. Nous avons annoncé, dans notre dernière livraison, le volume de poésies de M. Barbier. Nos lecteurs nous sauront gré de leur offrir d’avance la pièce sur Napoléon, qui leur donnera une idée de la puissance du talent de l’auteur.