L’Image voilée de Saïs (tr. Régnier)

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Poésies
Traduction par Adolphe Régnier.
Hachette (1p. 322-324).

L’IMAGE VOILÉE DE SAÏS[1]


Un jeune homme, que la soif ardente de savoir poussa à Saïs en Egypte, pour apprendre la sagesse secrète des prêtres, avait déjà franchi maint degré, grâce à la promptitude de son esprit ; toujours son désir de connaître l’entraînait plus loin, et le hiérophante avait peine à calmer l’impatience de ses aspirations. « Qu’ai-je, si je n’ai tout ? disait le jeune homme ; y a-t-il ici du plus et du moins ? ta vérité n’est-elle, comme le bonheur des sens, qu’une somme que l’on peut posséder, plus grande ou plus petite, mais qu’enfin toujours l’on possède ? n’est-elle pas une, indivisible ? enlève un son à un accord, enlève une couleur à l’arc-en-ciel, et tout ce qui te reste n’est rien, tant que le bel ensemble des couleurs et des sons est incomplet. »

Comme un jour ils parlaient ainsi, ils s’arrêtèrent dans une rotonde solitaire, où une image voilée d’une grandeur colossale frappa les yeux du jeune homme. Surpris, il regarde son guide et dit : « Qu’est-ce, ce qui se cache derrière ce voile ? — la vérité, est la réponse. — Comment ? s’écrie-t-il, à la vérité, à elle seule j’aspire, et c’est justement ce que l’on me cache ?

— Il faut t’en prendre à la déesse, répartit le hiérophante. Que nul mortel, dit-elle, n’écarte ce voile que je ne le lève moi-même. Et qui, d’une main profane et coupable, ce voile saint, ce voile interdit, le lèvera plus tôt, celui-là, dit la déesse… — Eh bien ? — Celui-là verra la vérité. — Étrange oracle ! Toi-même, tu ne l’as donc jamais levé ? — Moi ? vraiment non ! et jamais je n’en fus tenté. — Voilà ce que je ne puis comprendre. Si de la vérité ce mince obstacle me séparait seul… — Et une loi, coupa le guide. Il est plus lourd, mon fils, que tu ne le crois ce velours délié — pour ta main léger, certes, mais un poids pour ta conscience. »

Le jeune homme revint tout pensif à sa demeure ; l’ardente passion de savoir lui ravit le sommeil, il se roule brûlant sur sa couche et vers minuit se lève d’un bond. Au temple le conduisent involontairement ses pas craintifs. Il lui fut facile d’escalader le mur, et à l’intérieur de la rotonde l’intrépide est porté d’un élan courageux.

Le voilà maintenant debout, et l’horreur d’un silence sans vie saisit le solitaire, qu’interrompt seulement l’écho sourd de ses pas dans les caveaux mystérieux. D’en haut, par l’ouverture de la coupole la lune jette sa lueur pâle, d’un bleu argent, et terrible, comme un dieu présent, brille à travers l’obscurité de la voûte, sous son long voile, la statue.

Il approche d’un pas incertain ; déjà sa main téméraire veut toucher le tissu sacré, alors un frisson glace et brûle ses os et il se sent repoussé par un bras invisible. « Malheureux, que veux-tu faire ? » Ainsi crie en lui-même une voix fidèle. « Tu veux tenter le saint des saints ? Nul mortel, dit la bouche de l’oracle, n’écartera ce voile, que je ne le lève moi-même. » Mais la même bouche ne dit-elle pas aussi : Qui lève ce voile, verra la vérité ? « Qu’il y ait derrière ce qu’on voudra ! je le lève ! » Il crie à haute voix : « Je veux la voir. » Voir ! Lui répond un long écho moqueur.

Il dit et a levé le voile. « Eh bien ? » demandez vous, « et que vit-il donc ? » Je ne sais pas. Sans connaissance et pâle, ainsi le trouvèrent au jour suivant les prêtres étendu devant le piédestal d’Isis. Ce qu’il avait en ce lieu vu et appris sa langue jamais ne l’a confessé. Pour toujours la sérénité de sa vie s’évanouit, un profond chagrin l’entraîna vers un tombeau précoce. « Malheur à qui, » c’était sa mise en garde, quand d’avides questionneurs le pressaient, « Malheur à qui va à la vérité par une voie coupable : elle ne sera jamais pour lui réjouissante. »

  1. Cette parabole a été publiée dans les Heures de 1795.