L’Imitation de Jésus-Christ (Lamennais)/Livre troisième/26

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Traduction par Félicité de Lamennais.
Texte établi par M. Pagès, Bonne Presse (p. 187-189).


CHAPITRE XXVI.

DE LA LIBERTÉ DU CŒUR, QUI S’ACQUIERT PLUTÔT PAR LA PRIÈRE QUE PAR LA LECTURE.

1. Le F. Seigneur, c’est une haute perfection de ne jamais détourner des choses du ciel les regards de son cœur, de passer au milieu des soins du monde, sans se préoccuper d’aucun soin, non par indolence, mais par le privilège d’une âme libre, qu’aucune affection déréglée n’attache à la créature.

2. Je vous en conjure, ô Dieu de bonté ! délivrez-moi des soins de cette vie, de peur qu’ils ne retardent ma course ; des nécessités du corps, de peur que la volupté ne me séduise ; de tout ce qui arrête et trouble l’âme, de peur que l’affliction ne me brise et ne m’abatte.

Je ne parle point des choses que la vanité humaine recherche avec tant d’ardeur ; mais de ces misères qui, par une suite de la malédiction commune à tous les enfants d’Adam, tourmentent et appesantissent l’âme de votre serviteur, et l’empêchent de jouir, autant qu’il voudrait, de la liberté de l’esprit.

3. Ô mon Dieu, douceur ineffable ! changez pour moi en amertume toute consolation de la chair, qui me détourne de l’amour des biens éternels, et m’attire, et me fascine par le charme funeste du plaisir présent.

Que je ne sois pas, mon Dieu, vaincu par la chair et le sang, trompé par le monde et sa gloire qui passe, que je ne succombe point aux ruses du démon.

Donnez-moi la force pour résister, la patience pour souffrir, la constance pour persévérer.

Donnez-moi, au lieu de toutes les consolations du monde, la délicieuse onction de votre esprit ; et au lieu de l’amour terrestre, pénétrez-moi de l’amour de votre nom.

4. Le boire, le manger, le vêtement, et les autres choses nécessaires pour soutenir le corps, sont à charge à une âme fervente.

Faites que j’use de ces soulagements avec modération, et que je ne les recherche point avec trop de désir.

Les rejeter tous, cela n’est pas permis, parce qu’il faut soutenir la nature : mais votre loi sainte défend de rechercher tout ce qui est au delà du besoin et ne sert qu’à flatter les sens ; autrement la chair se révolterait contre l’esprit.

Que votre main, Seigneur, me conduise entre ces deux extrêmes, afin qu’instruit par vous, je me préserve de tout excès.

RÉFLEXION.

En voyant combien les hommes sont enfoncés dans la vie présente, l’importance qu’ils attachent à tout ce qui s’y rapporte, le désir qui les consume d’amasser des biens et de s’en assurer la perpétuelle jouissance, croirait-on jamais qu’ils soient persuadés que cette vie doive finir, et finir sitôt ? Dans leurs longues prévoyances, ils n’oublient rien que l’éternité : elle seule ne les touche en aucune manière, ou les touche si faiblement qu’à peine y songent-ils de loin en loin et avec ennui, dans les courts intervalles des plaisirs ou des affaires. Profonde pitié ! et que l’exemple qu’ils ont reçu du Sauveur est différent ! Il a passé sur la terre comme un homme errant, comme un voyageur qui se détourne pour se reposer un peu[1]. Voilà notre modèle. L’homme qui se met en voyage n’emporte que ce qui lui est nécessaire pour la route ; ainsi, dans notre voyage vers le ciel, nous devons n’user des choses ici-bas que pour la simple nécessité, et ne voir dans ce qui est au delà qu’un fardeau souvent dangereux, et au moins toujours inutile. Que faut-il à celui qui passe ? Le voyageur altéré approche ses lèvres de la fontaine, et étanche sa soif de l’eau la plus proche ; il s’assied contre le premier arbre[2] qu’il rencontre sur le bord du chemin ; et puis, ayant repris ses forces, il recommence à marcher. Une seule pensée l’occupe, celle d’achever promptement sa course. Ira-t-il attacher son âme aux objets divers qui frappent ses regards à mesure qu’il avance, et se tourmenter de mille soins pour se former un établissement stable dans le pays qu’il traverse, et qu’il ne reverra jamais ? Or nous sommes tous ce voyageur. Que m’importe la terre, ô mon Dieu ! Que m’importe ce lieu étranger d’où je sortirai dans un moment ! Je vais à la maison de mon Père : le reste ne m’est rien. Le travail, la fatigue, qu’est-ce que cela, pourvu que j’arrive au terme où aspirent tous mes vœux ? Mon âme a défailli de désir, mon cœur et ma chair ont tressailli de joie dans l’attente du Dieu vivant. Vos autels, Dieu des vertus, mon Roi et mon Dieu ! vos autels !… Heureux ceux qui habitent dans la maison du Seigneur ! [3]

  1. Jerem. xiv, 8, 9.
  2. Eccli. xxvi, 15.
  3. Ps. lxxxiii, 2, 4, 5.