L’Impératrice Catherine II dans sa famille

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L’Impératrice Catherine II dans sa famille
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 567-622).


L’IMPÉRATRICE CATHERINE II


DANS SA FAMILLE


D’APRÈS DES DOCUMENS RÉCEMMENT PUBLIÉS




I. Sbornik rousskago istloritchteskago obchtchestva, 13 vol. in-4o, Saint-Pétersbourg 1867-1873. — II. Barténief, Archiv. kniaza Voronzova, 5 vol. in-8o, Moscou 1870-1873. — III. Barténief, Osmnadtsatyi Vièk, istoritcheskyi sbornik, Moscou 1869-1873. — IV. Bytchkof, Pisma i boumaghi Imp. Ekateriny II, Saint-Pétersbourg 1873. — V. Solovief, Istoria Rossii, t. XXI à XXIII, Moscou 1871-1872. — VI. F. Siebigk, Katharina der Zweiten Brautreise nach Russland, Dessau 1873.





La Société d’histoire de Russie est entrée en activité il y a seulement six ans. Le but qu’elle se propose est la publication des documens relatifs à l’histoire de l’empire. Elle se compose en première ligne de « membres actifs, » qui tous doivent payer de leur personne et collaborer effectivement aux travaux de la société. Elle n’admet au titre de « membres honoraires » que des hommes qui se sont distingués ou par leurs travaux ou par une haute protection accordée aux sciences : c’est grâce à cette disposition que l’on peut voir figurer sur la liste des sociétaires, parmi les savans et les historiens en renom, de grands noms aristocratiques et même des membres de la famille impériale. À côté de la naissance et du talent, on a voulu faire encore une place à la bonne volonté et à la libéralité des riches : un don de 300 roubles peut mériter au donateur le titre de « membre émule. » On voit que cette institution diffère essentiellement par ses statuts de notre Société d’histoire de France, ouverte à des associés beaucoup plus nombreux et qui ne sont astreints qu’à une seule obligation, celle de verser une assez faible cotisation. En 1867, il y avait deux membres honoraires, le grand-duc Vladimir Alexandrovitch et le prince Gortchakof, ministre des affaires étrangères, et douze membres fondateurs, parmi lesquels il faut citer MM. Bestouchef-Rioumine, historien et professeur, Bogdanovitch, l’auteur de la Guerre patriotique de 1812, Bytchkof, directeur de la bibliothèque impériale, le conseiller privé Hamburger, qui occupe une position si importante aux affaires étrangères, le procureur du sénat Polovtsof, le baron Korf, le prince Viazemski, le baron Jomini. Depuis cette époque, la société s’est adjoint d’actifs collaborateurs comme feu l’académicien Pékarski, MM. Grote, Zlobine, Popof, Polénof, à qui on doit les deux volumes relatifs à la fameuse Commission législative de Catherine II, et le professeur Hermann de l’université de Marburg, bien connu pour son histoire allemande de l’empire russe. Ayant à sa tête, à titre de président honoraire, le grand-duc héritier Alexandre, comptant parmi ses membres le chancelier de l’empire, disposant à la fois de la science, de l’influence et de l’argent, cette société est appelée évidemment à rendre d’importans services à la science. Les archives de l’état lui ont ouvert une partie de leurs trésors ; les familles illustres qui ont joué un rôle dans le passé national, les Volkonski, les Repnine, les Panine, les Budberg, lui ont communiqué de précieux papiers ; elle a organisé des missions auprès de plusieurs dépôts d’archives en Angleterre, en Allemagne et même en France. Aussi a-t-elle, en moins de six ans, édité treize volumes de documens inédits sur le XVIIIe siècle et le XIXe siècle russe. Le règne de Catherine II occupe la première place dans ces publications.

Dans ses Réflexions sur le projet d’une histoire de Russie, la grande impératrice elle-même écrivait : « Je n’aime ni les statues, ni les histoires de souverains vivans ; c’est l’affaire de la postérité. » Elle refusait la statue que sa ville de Pétersbourg voulait lui dresser sur la place du Sénat ; mais elle chargeait Falconnet d’y élever celle du fondateur de la capitale nouvelle. Elle détournait les contemporains d’écrire sur les princes vivans ; mais elle s’occupait de réunir les lettres du « premier empereur » et encourageait Golikof à écrire son Histoire de Pierre le Grand. La postérité, à laquelle elle remettait le soin de sa gloire, a doublement répondu à son appel. La Russie contemporaine élève à sa tsarine une statue de bronze et prépare les matériaux de son histoire. Aujourd’hui dans un vaste square compris entre la bibliothèque impériale, le palais Anitchkof et le théâtre Alexandre, la face tournée vers la perspective Nevski, s’élève une Catherine II colossale ; elle est l’œuvre d’un artiste russe déjà célèbre par son groupe de Novgorod, M. Mikiéchine. Autour de l’impératrice, comme on l’avait déjà fait à Berlin pour la statue équestre de Frédéric II, il a rassemblé les grands hommes qui ont à divers titres illustré le règne.

Catherine est debout, en long manteau royal, le diadème au front, le sceptre dans la main droite, une couronne de laurier dans la main gauche, imposante de calme et de grandeur. À ses pieds, la princesse Dachkof, présidente de son académie, semble rêver à ses mémoires, Potemkine tient sous son talon le turban, Souvarof s’appuie sur le glaive exterminateur. À côté des généraux victorieux, des audacieux amiraux, des laborieux ministres, à côté d’Orlof, vainqueur à Tchesmé, de Roumantsof et de Tchitchagof, de Betski et du Bezborodko, un neuvième personnage, un simple littérateur, le poète Derjavine, complète cette représentation du siècle de Catherine la Grande. La première pierre de ce monument avait été posée par Alexandre II en décembre 1869 ; c’est le 6 décembre dernier qu’on en a fait l’inauguration. L’empereur, l’impératrice, le grand-duc héritier, tous les princes et princesses de la famille souveraine, ont tenu à venir en personne rendre hommage à cette glorieuse mémoire. Les prières des prêtres se sont unies aux hourras du peuple et de l’armée, au tonnerre de trois cent soixante coups de canon. Les régimens déjà fameux dans les annales de Catherine II, le Préobrajenski, le Séménovski, l’Ismaïlovski, puis toute une armée de quarante-deux bataillons et de trente-six escadrons a été appelée à défiler devant sa statue et à se faire, en quelque sorte, passer en revue par celle qui a tant de fois envoyé leurs devanciers à la victoire. En 1872, l’anniversaire de Pierre le Grand avait provoqué de nombreuses publications sur son époque. L’inauguration du monument de Catherine a été préparée par un effort analogue d’activité scientifique. Il y a bientôt quatre ans, le grand-duc héritier avait exprimé à la Société d’histoire, dont il est le président, le vœu de lui voir donner tous ses soins à la recherche des documens relatifs à sa grande aïeule. En effet, sept volumes tout entiers de son recueil sont consacrés à Catherine. Je les signale d’autant plus volontiers au public français qu’une partie de ces pièces sont en notre langue et ont les honneurs du texte. Dans le douzième volume, qui renferme les dépêches des ambassadeurs britanniques de 1762 à 1770, l’anglais domine. La même pensée de pieuse reconnaissance a inspiré une autre publication moins considérable, mais d’une coquetterie typographique qui n’aurait pas déplu à la tsarine. M. Bytchkof, en 1872, avait publié les lettres de Pierre le Grand ; en 1873, il dédie « à la mémoire de Catherine II » une collection choisie de ses écrits. Les pièces publiées par la Société impériale ou par ses membres touchent à toutes les années du règne, à l’administration, à la politique extérieure, à la réforme de la législation et de la société, aux relations de l’impératrice avec les gens d’esprit et les philosophes de l’Occident. Cette dispersion des documens sur une période si longue et sur des questions si multiples en rend l’analyse fort difficile. Je me bornerai à grouper un certain nombre de ces documens autour d’un sujet plus restreint : Catherine II dans sa famille.

Sur ses premières années, nous avons déjà un monument d’un prix inestimable : ce sont les Mémoires, les confessions de Catherine elle-même, publiés en 1859 par Alexandre Herzen. Le célèbre publiciste n’avait d’ailleurs à sa disposition qu’une copie incomplète du manuscrit authentique, qui est encore conservé comme un secret d’état aux archives de Saint-Pétersbourg, scellé du sceau de l’empereur Nicolas. On n’écrira jamais rien sur cette princesse qui égale l’intérêt original, la sincérité pleine de réticences, la naïveté pleine d’embûches de son propre récit. Mon but est d’apporter à l’étude de ces mémoires des élémens de contrôle, une sorte de commentaire et de complément nécessaire. Aux publications de la Société d’histoire de Russie, j’ai pu joindre celles de l’infatigable M. Barténief, conservateur de la bibliothèque Tchertkof à Moscou : d’abord ses Archives du prince Voronzof, — les Voronzof ont joué un rôle capital sous les règnes d’Élisabeth et de Catherine, — puis sa collection sur le Dix-huitième siècle et quelques volumes de son grand recueil quasi-périodique, l’Archive russe. En outre M. Solovief, pour les derniers volumes publiés de son Histoire de Russie, où il rencontre déjà notre héroïne devenue grande-duchesse, a fait de nombreux emprunts aux papiers d’état conservés à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Il semble que les publications russes aient piqué d’honneur un érudit allemand, M. Siebigk, qui a puisé à son tour dans les archives de la maison d’Anhalt pour nous donner de curieux détails sur la conversion de Catherine à l’orthodoxie et son voyage de fiançailles en Russie (1744-1745). Nous verrons ainsi Catherine II jeune fille, fiancée et jeune femme. Puis les années se passent ; nous la retrouverons impératrice, mère et bientôt grand’mère. À son tour, il lui faut songer à marier les siens, d’abord son fils le grand-duc. Paul, ensuite ses petits-fils, Alexandre et Constantin, enfin sa petite-fille Alexandra Paulovna. Sur ces négociations matrimoniales, sur l’intérieur de la famille impériale, les publications récentes apportent de piquantes révélations. Catherine II ne peut que gagner à être mieux connue ; l’histoire vraie lui sera toujours plus indulgente que les pamphlets qui en ont si longtemps usurpé la place.


I.

La future héritière de l’empire fondé par Pierre le Grand n’était en 1743 qu’une fillette de quatorze ans et l’une des deux cents princesses à marier dont pouvait alors s’enorgueillir la féconde Allemagne. Elle n’était même pas de famille régnante : son père, Christian-Auguste, n’était qu’un cadet de la maison de Dornburg, qui elle-même était branche cadette de celle d’Anhalt-Zerbst. Aussi, comme la plupart des principicules germains de l’époque, avait-il été chercher fortune au dehors. Élevé à l’Académie des chevaliers à Berlin, il était entré au service de Frédéric Ier : il avait fait sous le drapeau de Brandebourg la guerre de la succession d’Espagne et combattu les Français à Malplaquet et sous les places fortes des Pays-Bas. Promu général, puis feld-maréchal, son quartier était à Stettin. C’est dans cette ville prussienne que naquit la princesse allemande destinée à régner sur la Russie. La mère de Catherine II, Jeanne-Élisabeth, était la quatrième fille du duc de Holstein, et par là se trouvait une alliée très proche de la maison de Russie. L’héritière du prince d’Anhalt-Zerbst-Dornburg se trouvait donc signalée, par les services de son père à la bienveillance de Frédéric II, par les alliances de sa mère aux bontés de la tsarine Élisabeth. Frédéric II fut en effet le négociateur du mariage de notre héroïne, qui n’était alors que Sophie-Frédérique d’Anhalt, avec Pierre de Holstein, petit-fils de Pierre le Grand[1] et neveu d’Élisabeth, qui l’avait déjà désigné pour son successeur à la couronne. Ainsi qu’il l’avoue dans ses Mémoires, s’il se mit en peine de chercher femme pour le prince assez médiocrement doué qui devait recueillir l’héritage des Romanof, c’était uniquement par intérêt, par politique, et pour empêcher le mariage du grand-duc avec une princesse de Saxe. « Rien n’était plus contraire, nous dit-il, au bien de l’état de Prusse que de souffrir qu’il se formât une alliance entre la Saxe et la Russie, et rien n’aurait paru plus dénaturé que de sacrifier une princesse du sang royal de Prusse pour débusquer la Saxonne. » Frédéric aimait trop ses sœurs pour les risquer dans les intrigues, souvent sanglantes, d’une cour qu’il regardait comme barbare. Il avait d’avance recommandé à son envoyé auprès d’Élisabeth de décliner adroitement toute proposition de ce genre et de faire en sorte qu’on ne vînt jamais à lui en parler. Pour racheter ce précieux sang royal de Prusse, il sacrifia le sang plus vil d’une princesse de second ordre. « On eut recours, dit-il, à un autre expédient. De toutes les princesses en âge de se marier, aucune ne convenait mieux à la Russie et aux intérêts prussiens que celle d’Anhalt-Zerbst. » Comme l’impératrice Élisabeth avait alors, — c’était avant les épigrammes qui amenèrent la guerre de sept ans, — une grande confiance en Frédéric II, elle s’était adressée à lui pour trouver la fiancée de son neveu. Le roi ne prit même pas la peine de consulter les parens de Sophie ; elle fut proposée par lui et acceptée par la tsarine. Cependant, pour faire réussir le plan, il fallait agir avec le plus grand secret, échapper aux regards défians du premier ministre d’Élisabeth, qui était un partisan de « la Saxonne, » bref, mener l’affaire du mariage comme une conspiration. Il fallait que, sans être attendue, sans être soupçonnée, à l’étonnement de l’Europe et de la Russie même, la fiancée apparût tout à coup à Saint-Pétersbourg.

Dans une lettre de décembre 1743, Brümmer, maréchal de palais et l’un des gouverneurs du grand-duc, fit pressentir à la princesse d’Anhalt l’honneur réservé à sa fille : « Par ordre exprès et spécial de sa majesté impériale, je dois vous insinuer, madame, que cette auguste impératrice souhaite que votre altesse, accompagnée de la princesse aînée sa fille, se rende au plus tôt possible et sans perdre de temps dans ce pays, à l’endroit où la cour impériale pourra se trouver. Votre altesse a trop de lumières pour ne point comprendre le véritable sens de l’empressement que sa majesté peut avoir de la voir bientôt ici, ainsi que la princesse sa fille. » C’était Jeanne-Élisabeth qui était alliée aux Romanof ; c’était donc à elle, et à elle seule, que s’adressait l’invitation. Les deux femmes devaient partir accompagnées d’un seul officier, d’une dame et de deux serviteurs ; le père naturellement était de trop dans le cortége. Le digne courtisan Brümmer l’insinue à son altesse avec toute sorte de ménagemens. « En même temps, écrit-il, notre incomparable souveraine m’a ordonné précisément d’avertir votre altesse que monseigneur le prince son époux ne soit absolument pas du voyage, sa majesté impériale ayant de très plausibles raisons pour le vouloir ainsi. » Brümmer joignait à son message une chose fort indispensable dans ces besoigneux intérieurs princiers, une traite de 10 000 roubles. C’était une sorte d’à-compte sur le prix du sang.

On pourrait croire que la princesse-mère se montra surprise d’une si brusque proposition, un peu froissée de la brièveté de ce délai et de la singularité de ces conditions ; au contraire, elle ne trouva que des paroles de reconnaissance pour Brümmer et pour le roi de Prusse, qui lui annonçait au même temps « la fortune non commune » qu’il destinait à sa fille. Elle le proclamait bien haut : « ceci était un coup de la Providence. » La perspective d’un voyage effrayant par de mauvaises routes et par la rigueur de l’hiver ne l’intimidait point. Pour dérouter les conjectures, elle feignit d’aller tout simplement à Stettin, résidence ordinaire de son mari. De Stettin, elle pourrait traverser la Prusse et même arriver à la frontière russe sans donner l’éveil ; à partir de ce moment, il suffirait de dire, suivant les sages conseils de Brümmer, « que le devoir et la politesse exigeaient d’elle qu’elle fît un tour en Russie, tant pour remercier sa majesté impériale de son éclatante bonté que pour voir la plus accomplie de toutes les princesses de la terre. » Quant à Christian-Auguste, il se contenta de communiquer à son épouse le fruit de son expérience du monde sous la forme d’un Pro-Memoria. il lui recommandait notamment « de rendre à l’impératrice, après Dieu, tout le respect possible, non-seulement à cause de sa puissance absolue, mais aussi par reconnaissance et par application du précepte : « fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fissent, » — de ne se mettre avec personne, dans cette cour étrangère, sur un pied de familiarité, — d’être affable pour les domestiques et les favoris, mais de ne pas acheter leurs services auprès de leurs maîtres, — de ne donner sa confiance à aucune femme, — de ne pas se mêler des affaires publiques et de ne s’employer en faveur de personne, — d’éviter les jeux où l’on expose trop d’argent. » Ce mémento de morale éminemment pratique est rédigé dans un jargon franco-allemand des plus bizarres, mais qui était fort à la mode en ce siècle parmi la haute Société germanique[2]. Tout le monde faisait à la princesse la recommandation d’être humble et même très humble à l’égard de l’impératrice. Il semblait que la servilité des princes allemands vis-à-vis d’une tsarine fût chose naturelle. Si l’on s’étonne de l’extrême soumission qu’ils ont plus tard marquée envers Napoléon, il faut se rappeler que de longue main ils en avaient fait l’apprentissage avec la cour de Russie. Un Brümmer ne se faisait pas scrupule de faire la leçon à une princesse d’Anhalt. « Que pour son premier début à Moscou, lui écrivait-il, elle marque pour sa majesté une déférence extraordinaire et plus que parfaite en lui baisant la main, comme c’est la coutume du pays. » On allait donner bien d’autres preuves de cette « déférence plus que parfaite. »

Un intérêt particulier s’attache au mariage de Sophie d’Anhalt avec l’héritier du trône de Russie. Jusqu’à Pierre le Grand, les tsars de Russie n’avaient guère épousé que des femmes orthodoxes, leurs sujettes presque toujours. Le premier exemple d’un mariage contracté par un prince russe avec une princesse étrangère et de religion différente avait été donné par son fils, l’infortuné tsarévitch Alexis. Il avait épousé Charlotte de Brunswick ; mais à cette époque il ne fut pas question d’exiger de la grande-duchesse une abjuration. La Russie ne faisait alors que sortir de la barbarie ; elle se trouvait très honorée de cette première union avec une fille de l’Europe civilisée, et ne songeait pas à montrer des exigences. Maintenant les temps étaient changés : Sophie d’Anhalt allait se trouver en présence d’une situation différente. Elle est la première grande-duchesse d’origine allemande à qui l’on ait imposé un changement de confession. C’est que le trône de Russie était devenu chose enviable pour les princesses germaines. L’impératrice Élisabeth trouvait que Saint-Pétersbourg valait bien une messe. Là était le point délicat de cette négociation matrimoniale, délicat surtout pour le prince d’Anhalt.

Christian-Auguste était, au témoignage de Frédéric II, « luthérien comme on l’était au temps de la réforme, » fermement attaché à ses croyances traditionnelles. Lorsqu’il visita Rome dans sa jeunesse, le pape lui fit des propositions brillantes qui ne purent ébranler ses convictions. Il avait vécu à cette cour de Frédéric-Guillaume, le roi-sergent, où tout général était une manière de dogmatiseur, et où l’on mêlait aux propos de corps de garde, parmi la bière et la fumée du Tabacks-collegium, de vives discussions idéologiques. Dans son Pro-Memoria, il reconnaît que sa fille a maintenant une instruction religieuse assez solide « pour savoir que l’on ne fait pas son salut par les œuvres, mais uniquement par les mérites de Christ, fils de Dieu. » Sa femme ne doit donc pas peser sur sa fille pour lui faire « accepter une religion où sa conscience lui montrerait des erreurs et de renoncer plutôt à l’empire que de scandaliser son âme. »

Les princesses se mirent en route. Jeanne-Élisabeth nous a laissé ses impressions de voyage, d’abord dans les lettres en allemand qu’elle écrit assez régulièrement à son époux ou à sa mère, ensuite dans une relation détaillée en langue française. Cette relation a été publiée dans le septième volume de la Société d’histoire russe, dû aux recherches de Pékarski, et partiellement dans l’ouvrage de M. Siebigk ; l’éditeur russe paraît avoir corrigé le texte, tandis que M. Siebigk a respecté les tournures étranges et l’orthographe un peu fantaisiste de la princesse. Les voyageuses traversent d’abord les plaines nues et monotones de la Prusse, puis la Courlande, dont les habitans leur paraissent bien misérables. Elles remarquent qu’ils sont horriblement malpropres et que les femmes du peuple s’en vont aussi déguenillées qu’en Pologne. À Riga, une réception solennelle les attendait ; mais deux heures avant leur arrivée, comme pour faire place à la future souveraine de Russie, on avait dirigé sur les forteresses de l’intérieur cet empereur Ivan VI, arrière petit-neveu de Pierre Ier, qu’Élisabeth avait détrôné au berceau et qu’une fin misérable attendait sous Catherine II. La narratrice est tout entière à la description des honneurs qu’on leur prodigue et des splendeurs de leur cortége. Elle ne nous fait grâce ni des fourriers à cheval, ni des carrosses où se pavanent les magistrats municipaux, ni des fanfares de trompettes et de timbales, Elle admire, en vraie connaisseuse et en digne générale prussienne, la belle taille des militaires russes et se fait présenter des échantillons de divers corps. Puis viennent les présentations de dames livoniennes. L’éveillée matrone allemande reçoit les harangues, y répond, est tout heureuse de se trouver en représentation, d’être « obligée de donner sa main à baiser. » On tire le canon à son arrivée à Narva, on illumine les rues par où elle doit passer, on lui fait mille présentations, mille complimens auxquels il faut répondre, bien qu’elle ait la langue sèche de froid. N’importe, elle jouit réellement de tout cela, elle en jouit naïvement, pour son propre compte. « Quand je vais à table, les trompettes dans la maison, les tambours, les flûtes, les hautbois de la garde du dehors, font carillon. Il me semble toujours que je suis à la suite de sa majesté impériale ou de quelque grande princesse. Il n’entre pas dans mon idée que tout cela est pour la pauvre moi, pour qui en d’autres endroits on sonne à peine la caisse, et en d’autres pas du tout. »

Elle s’arrête peu à Saint-Pétersbourg, la cour impériale étant alors à Moscou ; mais tout lui plaît dans cette ville nouvelle, où elle est reçue comme une majesté. Décidément elle prend du goût pour une nation si hospitalière envers la pauvre moi. « Je suis presque pâmée quand je rentre dans l’intérieur de mon appartement ; mais je dois dire, à la louange des Russes, que ce sont gens d’esprit… Je vis hier cette belle et renommée ville qui mérite en effet de l’être. Je me fis montrer l’endroit d’où sa majesté impériale est partie pour son entreprise, tout le chemin qu’elle a fait et la fameuse caserne des Préobrajenski, dont elle a tiré les premiers soldats. » Il s’agit ici de la nuit du 24 novembre 1741 où Élisabeth souleva les troupes contre le régent brunswickois et détrôna le petit empereur Ivan. Il est possible que Sophie ait suivi avec plus d’intérêt encore que sa mère cette leçon de conspiration faite sur le terrain, cette étude topographique du coup d’état. Lorsque dix-huit ans plus tard elle tenta contre le neveu d’Élisabeth, ce qu’Élisabeth avait tenté contre un neveu de Pierre le Grand, peut-être se souvint-elle de ce qui lui fut dit alors sur la façon de faire sortir les soldats de leurs casernes.

Toutefois, sur la route de Saint-Pétersbourg à Moscou, cette carrière d’actions sinistres ou glorieuses faillit être coupée à son début par un accident de voyage. Une violente secousse du traîneau fit tomber deux grosses barres de fer sur les princesses endormies, « L’une et l’autre barre, écrit Jeanne-Élisabeth, vinrent me donner directement sur la tête. Le coup me réveilla : l’effort que je fis en me débarrassant de ma pelisse me porta ces deux pièces sur l’os de la gorge et le bras, et m’ôta, soit de frayeur ou de douleur, la respiration. Je ne pus du premier moment que tirailler ma fille, qui dormait aussi, pour la faire éveiller. Rien ne l’avait atteinte… De deux grenadiers de Préobrajenski qui étaient montés dessus, et qui ne me quittaient pas, l’un fut porté sur la maison vis-à-vis celle contre qui je donnai, et l’autre de la tête contre le coin, si rudement qu’il en eut le nez et le menton cassés. » Rien ne l’avait atteinte, la protégée du sort ; les destins n’avaient donc plus qu’à s’accomplir. Le voyage se poursuivit avec une extrême célérité : l’impatience de l’impératrice était au moins égale à celle des voyageuses. On mit seize chevaux au traîneau, on faisait jusqu’à dix lieues d’Allemagne en trois heures.

Enfin elles arrivèrent. L’impératrice assista invisible d’une de ses fenêtres à leur descente de traîneau. La première visite qu’elles reçurent fut celle du grand-duc. Au moment où Jeanne-Élisabeth passait « dans sa chambre de lit pour jeter ses coiffes, » Pierre de Holstein entra subitement. On s’embrassa avec la tendresse de parens qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Pierre se montra plus courtois et même plus spirituel qu’on n’eût pu s’y attendre. « Il se serait volontiers attelé à leur traîneau, dit-il, pour en accélérer la course. » Autre visite : cette fois c’était ses gants que la princesse d’Anhalt était en train d’ôter ; l’impératrice entre. Elle m’embrassa, je puis le dire, avec tendresse, » ainsi que la fiancée. « Je remarquai, continue la narratrice, que pendant la conversation sa majesté fit une petite absence… J’ai su depuis que, m’ayant bien envisagée, elle m’avait trouvé une si grande ressemblance à feu mon frère qu’elle n’avait pu retenir ses larmes, et que c’est pourquoi elle s’était retirée. » Il s’agit de ce prince de Holstein qui avait été le fiancé d’Élisabeth et qu’une mort prématurée vint lui ravir. Les mauvaises langues du temps prétendirent que la fille de Pierre le Grand avait même anticipé avec lui sur les droits qu’aurait pu consacrer le mariage. « Nous sommes logées en reines, ma fille et moi, continue la princesse. Tout est galonné, chamarré, magnifique. Quand nous sortons, c’est un train admirable. Ce qui sert à le rendre brillant, c’est la mode qui règne ici, que toute la livrée est à cheval. Est-ce en traîneau, les chambellans montent derrière dessus et tiennent les bouts de la couverture qui nous passe sur les genoux et nous couvre les pieds, » L’empressement que leur témoignait toute la cour n’était pas sans mélange de curiosité, et la curiosité n’est pas toujours bienveillante. « La manière dont on regardait les Allemandes de la tête aux pieds, nous dit Jeanne-Élisabeth, est une chose inconcevable. »

II.

Sophie d’Anhalt, lors de son arrivée à la cour de Russie, touchait à son quinzième printemps. Malgré tout ce qu’on peut lire dans les pamphlets du XVIIIe siècle, ses premières années nous restent inconnues. On sait par elle que sa gouvernante fut une Française, Mlle  Gardel, « une Française de la vieille société, » c’est-à-dire conservant au milieu d’une génération plus frivole les traditions du grand siècle. Un autre de nos compatriotes, M. Laurent, fut son maître d’écriture. À cette époque, il y avait dans presque toutes les villes d’Allemagne des réfugiés de la révocation, et déjà nos philosophes entraient en relation avec toutes les cours. Ainsi à Zerbst chez ses parens, à Berlin chez Frédéric II, à Stettin, quartier-général de son père, partout elle retrouvait le milieu français. Sa mère savait notre langue : elle connaissait notre littérature, à laquelle Sophie ne tarda pas à prendre goût. Nous la verrons consoler ses ennuis de grande-duchesse par la lecture assidue de Mme  de Sévigné, de Voltaire, de Montesquieu, dont l’Esprit des lois lui paraît le « vrai bréviaire des souverains. » Sa correspondance avec l’ermite très mondain de Ferney, aussi bien que les documens tirés des archives, montrent avec quelle facilité et quelle originalité elle écrivait le français.

Quant à son caractère, elle nous apprend elle-même qu’elle était rieuse et enjouée. Cette vivacité juvénile n’excluait pas chez elle la réflexion, la dissimulation. Avec une mère encline à jalouser sa propre fille, avec un mari et une souveraine comme Pierre de Holstein et Élisabeth, Sophie dut apprendre de bonne heure à renfermer en elle ses sentimens. À peine arrivée à la cour, nous la voyons marcher avec une légèreté avisée et une aisance méticuleuse sur ce terrain brûlant. Avec le plus étonnant sang-froid, elle écoute les étranges confidences du grand-duc : elle impose silence à ses dégoûts pour rester maîtresse, sinon de son cœur, au moins de sa confiance. — Presque tous les grands parvenus de l’histoire ont cru à des présages qui auraient annoncé leur grandeur future : cette croyance en une sorte de prédestination a même été leur force dans les luttes d’une existence tourmentée. Un chanoine, dom Mengden, s’était pris d’amitié pour Sophie encore enfant ; un jour, raconte-t-elle dans un fragment de ses mémoires russes, « il dit à ma mère : — Sur le front de votre fille, je vois trois couronnes pour le moins. — Ma mère prit en riant la prédiction ; il lui déclara qu’elle ne devait pas douter un instant de l’avenir, puis, l’entraînant dans l’embrasure d’une fenêtre, il lui dit des choses qui la surprirent extrêmement, mais qu’il lui défendit de révéler. » Cette prudence innée, que les circonstances allaient encore développer, et en même temps cette heureuse hardiesse que lui donnait la confiance en son étoile, allaient être fort utiles à la future grande-duchesse.

La jeune Allemande n’était pas en Russie la bienvenue de tout le monde ; elle tombait au milieu d’intrigues passionnées et de partis silencieux, mais acharnés. L’impératrice avait donné toute sa confiance à Bestouchef-Rioumine, vice-chancelier de l’empire, d’une grande intelligence politique, mais d’une moralité douteuse. Comme il tenait pour la maison d’Autriche au moment où venait d’éclater la guerre de succession contre Marie-Thérèse, les ambassadeurs de France et de Prusse, MM. de La Chétardie et de Mardefeld, cherchaient à le renverser, de concert avec le Holsteinois Brümmer et le favori Lestocq. Dans une cour semblable, une des premières positions à occuper, c’était la confiance de la jeune cour, du souverain de l’avenir, en un mot du prince héritier ; mais Pierre de Holstein était si visiblement incapable que la vraie question pour tout le monde était de savoir qui serait sa femme. Bestouchef proposait la princesse Marianne, de cette maison de Saxe qui était l’ennemie naturelle de la Prusse ; seulement l’habile ministre avait, comme nous l’avons vu, trouvé plus habile que lui. Le mariage d’Anhalt resta longtemps à Saint-Pétersbourg un secret entre Brümmer, Lestocq et l’ambassadeur de Prusse. Puis La Chétardie raconte avec orgueil comment l’impératrice le prit gracieusement à part pour lui faire confidence d’un événement si favorable à la politique franco-prussienne. Le tout-puissant ministre Bestouchef, trahi en cette occasion par sa souveraine, n’apprit la nouvelle qu’après tous ses ennemis. Élisabeth essaya de lui donner le change par de bonnes paroles et de bonnes raisons. Sans doute, lui dit-elle, on avait proposé pour le grand-duc des princesses françaises, voire saxonnes et polonaises ; mais elle avait pensé qu’une protestante serait moins rebelle à l’orthodoxie qu’une catholique, — qu’il fallait choisir dans une famille illustre, mais peu puissante, dont les intérêts ne pourraient jamais peser sur la politique russe, — qu’il était à désirer aussi que la princesse ne pût amener avec elle une suite nombreuse qui exciterait la jalousie et l’antipathie de la nation. Toutes ces conditions se rencontraient chez Sophie d’Anhalt-Zerbst. Malgré tout, Bestouchef ne pouvait s’y méprendre : cette fiancée qu’avaient suscitée à son insu les intrigues de Mardefeld et de La Chétardie ne lui promettait rien de bon. Il y avait là déjà une menace, déjà un échec pour son influence. Aux confidences tardives de sa maîtresse, le vieux ministre secoua la tête. « On veut, disait-il à ses confidens, marier le grand-duc à notre insu, à nous autres grands messieurs de cet empire. La chose n’est pas faite encore. Il faudra voir ce que dira le clergé. » Il pouvait espérer que l’église s’opposerait, sous prétexte de proche parenté, au mariage du grand-duc avec sa cousine d’Anhalt. Il détermina même une démarche de l’archevêque de Moscou, qui vint déclarer à l’impératrice que le ciel réprouvait cette union ; mais de tels obstacles n’étaient pas invincibles. Le 15 février 1744, La Chétardie écrivait à son gouvernement qu’il avait déjà corrompu deux dames et un favori, et qu’il fallait acheter encore le confesseur d’Élisabeth, ainsi que les archevêques qui composaient le saint-synode. Ses conseils furent suivis. « On n’épargna pas l’argent, nous dit de son côté Frédéric II : c’est en tout pays le moyen qui réussit le mieux. »

Un moment cependant, les ennemis de Sophie eurent une lueur d’espérance. Quinze jours après son arrivée à Moscou, elle fut prise d’une pleurésie et resta pendant près d’un mois entre la vie et la mort. Au XVIe siècle, on eût pu croire aux maléfices d’un vrémenchik jaloux : on eût accusé Bestouchef d’avoir soudoyé quelque sorcière ou quelque empoisonneuse ; mais la maladie n’avait d’autre cause qu’une imprudence de la jeune fille ; comme il arrive souvent aux étrangers, elle ne s’était pas assez défiée du climat. L’impératrice se montra parfaite en cette occasion, pleura sur le danger de sa parente et ne voulut pas entendre parler de sa rivale. La joie indiscrète du parti saxon l’irrita. « Le diable m’emporte, s’écriait-elle dans son langage un peu cavalier, s’ils en tirent profit ! Jamais je ne prendrai la Saxonne. » Frédéric fit preuve ici de son insensibilité et de sa politique habituelles. Un soldat tué à son poste, on le remplace par un autre soldat, et tout est dit. La princesse d’Anhalt étant à la mort, il s’était déjà mis en quête d’une autre cliente à proposer, la princesse de Wurtemberg.

Sophie guérit. Alors se posa la question de la conversion à l’orthodoxie. Ici on allait se heurter à la résistance énergique de son père, le vieux luthérien. L’attitude de la mère elle-même, quoique moins croyante et plus ambitieuse, n’était pas entièrement rassurante. Frédéric II écrivait à la princesse pour la prier de vaincre la répugnance de sa fille. Il n’y avait aucune concession à espérer de l’impératrice. Élisabeth, malgré le dérèglement de ses mœurs, était fort dévote ; elle observait rigoureusement jeûnes et carêmes, allait aux pèlerinages en renom, accordait à son confesseur une grande influence. Par intervalles, dans sa vie oisive et dissipée, elle avait de subites langueurs religieuses et parlait d’entrer au couvent. Comme les vieux Russes, elle croyait aux maléfices et à la vertu surnaturelle de certaines herbes. Politique, superstition ou conviction religieuse, elle était décidée à ne pas transiger sur la question d’abjuration. Alors Jeanne-Élisabeth consentit à ce que sa fille eût des entretiens avec le confesseur du grand-duc. « Il venait entretenir notre fille deux heures par jour, raconte-t-elle dans sa relation. Plus ils avançaient chemin, plus l’écolière se trouvait contente des lumières qu’il lui donnait. Il connaît à fond les trois religions : ayant longtemps étudié à Halle, il s’est préférablement appliqué à la luthérienne. Il sait nos appréhensions contre certains rites extérieurs de la sienne… Il est plus propre qu’homme du monde à démontrer les préventions mal fondées dont, soit ignorance ou indolence, nous sommes bercés. » — « J’ai hésité plusieurs jours à vouloir l’entendre, écrit-elle encore dans une de ses lettres allemandes, mais j’en puis jurer par Dieu : en réalité, je ne trouve pas d’erreur dans sa croyance. J’ai parcouru tous les articles avec lui, de même que ceux du chategisme de Luther : il n’y a que les mots de changés. »

Frédéric II avait entrepris de son côté l’obstiné maréchal. « Mon bon prince de Zerbst, écrivait-il plus tard, était plus rétif sur ce point. J’eus bien de la peine à vaincre ses scrupules. Il répondait à toutes mes représentations par « ma fille ne sera pas grecque ; » mais quelque prêtre que je sus gagner en son temps fut assez complaisant pour lui persuader que le rite grec était pareil à celui des luthériens. Dès lors il répétait sans cesse : Luthérien, grec, — grec, luthérien, — c’est la même chose ! » Déjà, dans la correspondance du prince Christian-Auguste avec sa femme, nous voyons le résultat de ses profondes réflexions. « Étant fermement convaincu, lui écrit-il, que tu es une vraie mère chrétienne, bien pénétrée de la vérité de ta religion, que tu n’as d’autre but et d’autre principe que ton salut et celui de ta fille, et que tu feras avec notre fille un sérieux examen dogmatique, je m’en remets, sous l’œil de Dieu, à votre propre opinion sur les articles de foi. L’église grecque a été la première et pure église apostolique : elle a été seulement modifiée par toute sorte de schismes et de cérémonies. » Soir et matin, le soldat théologien, le vétéran des campagnes de Belgique et d’Italie, adresse au ciel de ferventes prières pour qu’il éclaire la conscience de sa fille. Un jour, il envoie à Sophie tous les livres de controverse que le complaisant aumônier du roi de Prusse a mis entre ses mains. Il recommande à sa femme tel passage du Wahres Christenthum de Arndt ; il voudrait accabler l’archimandrite et toute la cour d’in-folios théologiques. Si on le laissait faire, c’est lui qui catéchiserait et convertirait les Russes au luthéranisme. La princesse s’efforce de modérer ce zèle pieux. « Sûrement, lui répond-elle, ce sont de beaux livres et qui peuvent être fort utiles à l’occasion ; mais on ne saurait agir avec trop de circonspection, non-seulement vis-à-vis du clergé, mais vis-à-vis de la nation, des fonctionnaires et autre espesse de gens qui ont peu d’instruction, une naturelle aversion pour les autres religions et l’absolue conviction que leur église est la meilleure et que les autres églises n’ont fait que se séparer d’elle. »

La foi luthérienne de Sophie, sous l’action des obsessions extérieures et d’une obsession intérieure encore plus forte, — la fascination qu’exerçait sur elle la couronne, — faiblissait visiblement. Mardefeld, qui suivait de près toutes les phases de cette évolution religieuse, écrivait à son maître : « Le changement de religion fait la vérité à la princesse une peur infinie, et les larmes lui coulent en abondance quand elle se trouve seule avec des personnes qui ne lui sont pas suspectes. Cependant l’ambition en prend à la fin le dessus. » En mai 1744, c’était Sophie elle-même qui prenait la plume et qui écrivait gaillardement à son père : « Comme je ne trouve presque aucune différence entre la religion grecque et la luthérienne, je me suis résolue (après avoir regardé dans les gracieuses instructions de votre altesse) de changer, — et lui enverrai au premier jour une confession de foi. Je puis me flatter que votre altesse en sera contente. » Elle aussi se mêlait de controverse. Elle lisait Heineccius et le déclarait insuffisant. « Je donnerai bientôt par écrit à votre altesse les marques de l’erreur commune qui règne au sujet du grand article que nous tous avons craint si injustement, et sur lequel Heineccius lui-même n’instruit que faussement. Le culte extérieur seul est très différent ; mais l’église s’y voit réduite par rapport à la brutalité du peuple. » Le feld-maréchal devait être ébahi autant qu’orgueilleux de la façon dégagée dont sa fille maniait tels articles de dogmes que les géans de la réforme avaient trouvés pesans pour leurs mains. Atteint et convaincu d’avoir partagé trop longtemps l’erreur commune, il ne lui restait plus qu’à courber le front devant cette théologienne de quinze ans.

Sophie d’Anhalt dut suivre la première un usage invariablement imposé depuis aux grandes-duchesses d’origine étrangère. Elle avait à changer de nom en même temps que de religion. Il fallait dissimuler au bonhomme l’importance de cette autre espèce d’abjuration. « Ne sois pas surpris, lui écrivait sa femme, si tu vois dans les gazettes qu’elle a été baptisée sous le nom de Chatarina Alexiévna. Le vulgaire s’imagine faussement à l’étranger que la confirmation est un baptême ; mais cette cérémonie se fait même à ceux qui sont nés dans la religion grecque ; c’est ce que nous appelons la confirmation. Pour y mettre le sceau, on donne ordinairement un nouveau nom. Elle s’appellera donc Chatarina. Quant à Alexiévna, d’après la coutume du pays, cela veut dire fille d’Auguste, car le nom d’Auguste, dans le langage d’ici, ne se dit pas autrement qu’Alexis. » Le prince d’Anhalt, qui avait admis que le luthéranisme et l’orthodoxie étaient au fond la même religion, ne devait pas trouver extraordinaire que le nom d’Alexis fût identique à celui d’Auguste. Sa femme avait la partie belle avec lui : telle théologie, telle philologie.

La profession publique de Catherine était fixée au 22 juillet (vieux style) 1744. « Le tout dernier, écrit sa mère, elle fit le jeûne, qui ne consiste qu’à manger du poisson cuit à l’huile, ce qui servit à démasquer le secret que déjà chacun se disait à l’oreille. Ce jour-là, continuellement occupée des idées de la religion et recueillie en méditations et prières, elle me parut un peu touchée. Je l’observais de si près que pas un soupir, pas une larme ne pouvait m’échapper. Je la consultai ; elle m’assura, et je vis qu’elle n’était agitée que par une vraie contemplation des mystères de la religion. Elle dormit fort bien toute la nuit, marque certaine de la tranquillité de son âme. » Il n’est pas facile de savoir si la remuante créature a vu clair dans l’âme de sa fille, et si c’était réellement sur le royaume des cieux et la couronne des élus que portaient les contemplations de la jeune fiancée. Pourtant c’est à cette époque qu’il faut rapporter un aveu qui lui échappe dans ses Mémoires à propos du grand-duc. « Pour moi, dit Catherine II, vu ses dispositions, il m’était à peu près indifférent ; mais la couronne de Russie ne l’était pas. »

La princesse Jeanne-Élisabeth, que nous voyons ici livrée à ces inquiétudes maternelles, n’avait encore que trente-deux ans. Même à côté de sa fille, elle pouvait paraître jeune. À son insu peut-être, elle n’était pas sans lui porter une secrète envie. Ses remontrances étaient aigres, souvent injustes. Elle ne s’en tenait pas toujours aux paroles ; « je craignais d’être souffletée, dit Catherine II, si je n’étais pas de son avis. » Dans la grave maladie que fit Sophie, sa mère montra peu d’égards pour son état, se querellant avec les médecins, reprochant à la patiente les gémissemens que lui arrachait la souffrance. Ces sérieuses Allemandes ne sont pas toujours exemptes des faiblesses féminines : celle-ci convoitait certains chiffons, une étoffe bleue et argent qui appartenait à sa fille ; elle ne put se tenir de la demander, et l’on trouva « qu’il était bien imprudent à une mère de causer à son enfant mourante un tel déplaisir. » Toujours besoigneuse et dépensière, elle endetta maladroitement sa fille et lui attira de fâcheuses remontrances. Enfin elle trouva moyen d’avoir de vives et fréquentes querelles, même avant le mariage, avec son neveu le grand-duc. Telle est la princesse des Mémoires ; il était bon de la présenter au lecteur avant de continuer à parcourir sa correspondance. On pourra mieux apprécier ce qu’il y a de sensibilité réelle dans les larmes dont elle va nous inonder en nous racontant l’abjuration de sa fille.

Les paroles mêmes de la profession de foi, la narratrice ne les comprend pas ; cela ne l’empêche pas de les trouver bien touchantes et de pleurer comme une fontaine lorsque sa fille, « d’une voix nette et claire et d’une prononciation qui a étonné tout le monde, récita tous les articles sans broncher d’une syllabe. J’étais déjà par avance si sensiblement touchée que son premier mot n’eut pas parti que je fondis en larmes. Sa majesté impériale avait le visage tout couvert à tous les yeux. Tout ce qui était là faisait vœu avec nous ; les vieillards sanglotaient ; tout ce qu’il y avait de jeunes gens avait la larme à l’œil. » Pourtant qu’aurait dit le prince d’Anhalt, le descendant de ces princes du nord qui déclarèrent la guerre au pape et à l’empereur pour soutenir la thèse de Luther, que la foi justifie et non les œuvres, qu’aurait-il dit s’il avait entendu son héritière lire, de sa voix nette et claire, la proposition orthodoxe : « je crois et je confesse que la foi n’est pas suffisante pour notre justification ? »

Le lendemain de ce jour mémorable eurent lieu les fiançailles. Les archevêques de Novgorod et de Moscou firent l’échange des anneaux. On donna lecture de l’oukaze par lequel Élisabeth annonçait à l’empire les fiançailles de son neveu et accordait à Catherine les titres d’altesse impériale et de grande-duchesse. « Le titre de rechtglaübige Grossfürstin, écrivait sa mère, est d’une grande importance et la répute héritière. » L’éditeur russe a raison de relever cette erreur de la bonne dame ; mais Catherine devait se charger un jour de donner raison à sa mère. La félicité de Jeanne-Élisabeth accablée de complimens de tout l’empire ne fut troublée que par un de ces incidens dont les chicanes d’étiquette empoisonnaient toutes les solennités de l’époque. À l’instigation peut-être de Bestouchef, « l’ennemi déclaré que nous avons ici, » les ambassadeurs étrangers prétendirent ne point céder le pas à la belle-mère du grand-duc et manger à la table impériale le chapeau sur la tête, si elle en était. On eut recours à un expédient qui renvoyait dos à dos les plaideurs : personne ne dîna à la table impériale. Comme la princesse était servie pendant le dîner par un gentilhomme, elle se tint pour satisfaite. « Ses adversaires furent fichés je ne sais dans quel appartement, et voilà tout le fruit qu’ils eurent de leur impolitesse. » On illumina la tour d’Ivan le Grand, on tira force coups de canon, et la grande-duchesse reçut une lettre de Frédéric II, qui se félicitait du service qu’il avait rendu à l’impératrice de Russie, sa chère alliée, « en lui procurant une princesse de ce mérite pour compagne de couche du grand-duc. »

Le mariage ne fut célébré que plusieurs mois après les fiançailles. Ce fut encore pour Jeanne-Élisabeth un des beaux jours de sa vie. Cette fois sa fille avait « la petite couronne sur la tête. Elle était sans poudre ; son habit, ou pour mieux dire sa robe était du plus brillant glacé d’argent que j’aie vu de ma vie, bordé à hauteur de la demi-jupe de clinquant. Ce bel ornement (la couronne), ces superbes bijoux lui donnaient un air j’ose dire charmant. On lui avait mis un peu de rouge. Son teint n’a jamais été si beau qu’à présent. Ses cheveux sont d’un noir clair, mais lustrés, ce qui relève son air de jeunesse et ajoute à l’avantage de la brune la douceur des blondes. » De l’aveu de Catherine, voici ce qu’elle pensait au moment où l’on préparait sa parure de mariée. « Le cœur ne me prédisait pas grand bonheur, l’ambition seule me soutenait. J’avais au fond du cœur je ne sais quoi qui ne m’a jamais laissée douter un seul moment que je parviendrais à devenir impératrice de Russie, de mon chef. » Le détrônement de son mari, dix-sept années à l’avance, était-il donc en germe dans ses rêves printaniers de jeune fille ?

Malgré les sages recommandations de son époux, la princesse d’Anhalt n’avait pu prendre sur elle de rester étrangère aux factions qui divisaient la cour. Elle voulait s’acquitter envers Frédéric II en faisant triompher dans le cabinet impérial la politique prussienne. Ses préoccupations politiques éclatent déjà dans ses lettres à Christian-Auguste. « Le vice-chancelier Bestouchef est presque hors de selle, » lui écrit-elle, — et elle s’efforçait de l’y mettre tout à fait. Elle avait insisté auprès de l’impératrice, à ce que nous raconte l’ambassadeur anglais Tyrawyl, pour la conclusion d’une alliance avec la Prusse ; mais Élisabeth l’avait assez mal reçue en lui demandant de quel droit elle se mêlait de ses affaires étrangères, et si elle n’avait pas ses ministres, à elle, pour lui faire des rapports sur cet objet. Les ennemis de la princesse d’Anhalt, que choquaient ses façons remuantes et importunes, avaient déjà trouvé pour elle un sobriquet : on l’appelait la reine-mère. En même temps qu’elle se hasardait dans la haute politique, elle avait à se défendre contre la mendicité de ses parens et amis d’Allemagne. Les uns voulaient des pensions, les autres des places, ceux-ci de l’argent comptant, ceux-là des décorations. Partout des mains tendues, partout des becs ouverts comme dans une nichée d’oisillons. La fiancée allemande a déjà fait bien des jaloux ; quelle désastreuse impression ne produirait pas cette invasion de sauterelles princières et de parens faméliques ? Elle prie son mari d’imposer silence aux solliciteurs. « Croient-ils donc, s’écrie-t-elle, qu’il pleut ici de l’or ou de l’argent ? »

Pour assurer sa propre situation à la cour, elle aurait voulu renverser Bestouchef. Les ennemis de celui-ci se coalisaient à ce moment pour un suprême effort. Ils comptaient le remplacer ou par Roumantsof ou par Voronzof, qui avait fait de grands progrès dans la confiance impériale ; mais les conjurés ne surent pas garder le secret. La Chétardie perdit tout par sa légèreté indiscrète. Dans sa correspondance avec son gouvernement, il s’exprimait sur le compte d’Élisabeth, des ministres, de la Russie, avec autant de liberté que si le cabinet noir n’eût pas existé. Il ignorait que ses dépêches étaient interceptées, déchiffrées, traduites, en un mot, — suivant l’expression consacrée, perlustrées par Bestouchef en personne. C’est même dans cette perlustration, conservée aux archives Voronzof, que nous trouvons les détails du complot. Quand le vice-chancelier fut suffisamment édifié, il mit sous les yeux de l’impératrice toutes les preuves de l’intrigue ; les passages où La Chétardie raillait la frivolité, la superstition, le désœuvrement d’Élisabeth, exaspérèrent surtout la tsarine. L’ambassadeur français reçut l’ordre de quitter Saint-Pétersbourg dans les vingt-quatre heures. Mardefeld et la princesse d’Anhalt se trouvèrent eux-mêmes compromis. Catherine avait eu soin de se tenir en dehors de ces menées : elle n’était pas si pressée de témoigner sa reconnaissance au roi de Prusse ! Elle se montra toujours réservée, presque hautaine, avec l’ambassadeur de France. Un jour, dans un bal, il la complimenta sur sa coiffure ; c’était peut-être une entrée en matière. « Je me coifferais, répondit-elle, de toutes les façons qui pourraient plaire à l’impératrice. » — « Quand il entendit ma réponse, ajoutent les Mémoires, il fit une pirouette à gauche, s’en alla d’un autre côté, et ne s’adressa plus à moi. » Ce fut heureux pour Catherine. On crut un moment que, suivant l’expression de Lestocq, elle n’avait plus qu’à faire ses paquets ; mais l’espèce de disgrâce qui frappa sa mère ne l’atteignit point.

Bestouchef avait trouvé moyen vers cette époque de jouer un assez mauvais tour à la reine-mère : c’était d’inviter le frère de celle-ci, Auguste de Holstein, à venir à la cour. La princesse était au désespoir de cette perfide attention. Ce frère était en effet un de ces garçons qu’une famille aime peu à produire au dehors. Il était, nous dit Catherine, disgracieux d’extérieur, fort brutal et de peu d’esprit. Le rusé chancelier voulait l’opposer à Brümmer, et s’en servir pour supplanter celui-ci dans la confiance du grand-duc. Jeanne-Élisabeth s’était emportée jusqu’à écrire au prince Auguste qu’il ferait mieux de prendre du service en Hollande « et de se faire tuer avec honneur que de se joindre aux ennemis de sa sœur en Russie. » Bestouchef, clairement désigné par cette expression, n’avait pas manqué de saisir la lettre et d’en faire part à l’impératrice. Il obtint d’Élisabeth un ordre « par lequel elle daignait prescrire que la correspondance de la princesse d’Anhalt serait toujours ouverte en secret, et que, si à la lecture on y trouvait des choses qui ne fussent point convenables, on eût à retenir les lettres. » Le cabinet noir dut révéler plus d’un mystère compromettant pour la bonne entente de l’impératrice et de sa parente.

Élisabeth avait patienté jusqu’au mariage de Catherine, afin de pouvoir renvoyer sa mère honorablement. Vers la fin de septembre 1745, la princesse d’Anhalt prit congé de la tsarine après lui avoir demandé pardon à genoux des mécontentemens qu’elle avait pu lui causer. Elle partit comblée de présens ; ses adieux à sa fille devaient être les derniers. Élisabeth tira en cette occasion de l’intrigante princesse une vengeance raffinée. Elle la chargea d’une mission de confiance pour Frédéric II, mais le but de cette mission était peu fait pour flatter l’ambassadrice : elle devait exprimer au roi de Prusse le vif désir qu’on avait à la cour de voir rappeler Mardefeld. Ainsi c’était la princesse d’Anhalt elle-même qui devait provoquer la disgrâce du ministre auquel elle devait l’élévation de sa fille ! Et le motif de cette disgrâce, — elle ne pouvait l’ignorer, — c’est que Mardefeld avait trempé dans ses machinations contre Bestouchef. On remettait entre ses mains le châtiment de son complice ; c’était la punir vraiment par où elle avait péché.

Elle revint à Zerbst, où pendant son absence était morte la plus jeune de ses filles, une enfant de trois ans. Elle continua sa correspondance avec Voronzof, lui recommandant « de veiller sur sa chère et unique fille la grande-duchesse et le grand-duc lui-même, jeunes et par conséquent propres à faillir. » Elle ne voyait pas que sa fille était cent fois plus réfléchie et plus avisée qu’elle. Puis ce sont les affaires de son duché, pour lesquelles elle implore tantôt Voronzof et tantôt son ancien ennemi Bestouchef. Il s’agit de recrues que le prince d’Anhalt-Dessau prétend lever sur les terres d’Anhalt-Zerbst ; on veut que la cour de Russie intervienne dans cette misérable querelle. Voilà comment peu à peu s’implantait dans les plus petits états de l’Allemagne l’influence du cabinet de Saint-Pétersbourg. Peu de temps après, le duc son fils eut l’imprudence, en pleine guerre de sept ans, de braver le roi de Prusse. Ses états furent occupés par les hussards et sa mère réduite à demander un asile. La princesse souffrait par Frédéric II ; elle était un membre malheureux de cette grande ligue féminine formée contre le héros prussien : c’en fut assez pour lui assurer la faveur de Mme  de Pompadour. Sous le nom de comtesse d’Oldenbourg, on lui assigna un appartement aux frais du roi. Elle y vécut d’une pension de la Russie et écrivit sur ce pays des mémoires qui ne vont malheureusement que jusqu’à l’avénement d’Élisabeth, et qui ne sont pas encore publiés. Elle se vit bientôt entourée d’une cour de beaux-esprits français ou étrangers, mais aussi d’aventuriers qui flattaient sa manie d’intrigues et son goût de dépenses. Négligeant ses affaires, elle persistait à s’occuper de celles des autres ; elle se faisait bénévolement, et sans qu’on l’en priât, le factotum en jupon de la Russie, une manière d’ambassadeur extra-diplomatique. Ce métier d’ardélion et de mouche du coche ne l’enrichit pas : elle devait 400 000 livres ; ses meubles mêmes n’étaient plus à elle. Elle supplia les ministres d’Élisabeth de venir à son secours ; elle descendit à ce rôle de solliciteur dont elle avait fait honte à ses parens d’Allemagne ; elle rappelait à ces orgueilleux Russes qu’elle a avait l’honneur d’appartenir à Mme  la grande-duchesse, » tant l’infortune lui avait inspiré d’humilité. Hélas ! comme elle le disait autrefois, il ne pleuvait en Russie ni de l’or, ni de l’argent. Élisabeth d’ailleurs lui gardait rancune : cette humble requête la trouva insensible. Elle lui fit faire par son ami Voronzof une dure réponse. Son long séjour à Paris, un voyage à Dresde, l’entrée de son fils au service d’Autriche, sans qu’elle eût donné d’avis ou demandé d’autorisation à sa majesté impériale, avaient indisposé contre elle. Elle avait trop oublié à qui elle appartenait ; on lui refusait la gratification demandée. La princesse d’Anhalt mourut en 1760, et son fils ne lui survécut guère.

Catherine n’avait pu aider sa mère dans l’infortune. La correspondance entre les deux princesses subissait même des entraves. Dans une lettre de 1750, Catherine recommande à Jeanne-Élisabeth de ne lui écrire que par « occasion sûre. » Nous voyons dans les Mémoires à quels expédiens elle est forcée de recourir. Un chevalier Sacromoso lui glissait une lettre de sa mère au moment où il lui baisait la main ; quant à la réponse, elle devait la faire tomber, en traversant le théâtre, dans la poche d’un certain musicien de l’orchestre. On lui avait défendu de correspondre avec « qui que ce fût, sous prétexte qu’il ne convenait pas à une grande-duchesse de Russie d’écrire d’autres lettres que celles qui étaient composées au collége des affaires étrangères ; elle devait seulement y apposer sa signature, et ne jamais dire ce qu’on devait écrire, parce que le collége savait mieux qu’elle ce qu’il convenait d’écrire. » Sa mère était tenue de terminer ses épîtres par une froide et respectueuse formule : « de votre altesse impériale la très humble et fidèle mère et servante. » Pour des motifs analogues, quand son père mourut, on lui représenta « qu’il ne convenait pas à une grande-duchesse de pleurer plus longtemps un père qui n’était pas roi. »

Avec sa mère se brisa le dernier lien qui rattachât Catherine à la Germanie. Elle avait renoncé à l’héritage paternel ; elle n’avait maintenant en Allemagne ni parens, ni amis, ni foyer. C’était à Saint-Pétersbourg qu’il fallait vivre, qu’il fallait vaincre. La cour de Russie devenait, pour sa lutte avec le destin, un champ complétement clos. Il n’y avait plus d’avenir pour elle que le trône ou le cachot.


III.

On peut imaginer de quelles misères, de quelles tracasseries, de quelle dure servitude, fut accompagnée pour Catherine cette « fortune non commune » que Frédéric II avait voulu lui assurer. D’un côté, un mari brutal qui la dédaignait et l’outrageait, — de l’autre Élisabeth, capricieuse comme une coquette, violente et soupçonneuse comme un despote, toujours disposée à l’accabler d’humilians reproches, toujours accessible aux plus basses dénonciations, — par-dessus tout, la perspective de voir le grand-duc la répudier aussitôt après son avénement pour épouser sa maîtresse : telle fut pendant dix-sept années l’existence de Catherine.

Lorsqu’elle nous raconte dans ses Mémoires qu’on ne mettait auprès d’elle que des personnes chargées de l’espionner, que l’on éloignait et que l’on disgraciait ses serviteurs dès qu’ils paraissaient se radoucir à son égard, que ses moindres démarches étaient aussitôt rapportées à l’impératrice, que son majordome Chouvalof était en même temps l’un des chefs de la haute police, qu’avec cela elle était fatiguée d’invitations à montrer plus d’amour à son mari et à modérer sa dépense, on pourrait croire qu’il y a de l’exagération dans ses récits. Or dans les Archives du prince Voronzof M. Barténief a inséré une pièce intitulée Instruction pour les personnes qui seront placées auprès de la grande-duchesse Catherine Alexiévna. C’est Bestouchef lui-même, l’ennemi de la princesse d’Anhalt, qui l’a rédigée. Cette tyrannie que nous dénoncent les Mémoires, en voici le plan et la formule. « Nous entendons, est-il dit dans cette Instruction, que son altesse impériale n’ait pas seulement extérieurement et en apparence, mais effectivement et sincèrement une piété sans fard, une vénération et un zèle sans bornes pour la foi orthodoxe. Il vous est ordonné et enjoint d’y tenir la main, d’y inciter son altesse impériale par de fidèles conseils, et au besoin de lui rappeler et assurer que telle est notre volonté. » Est-ce une piété sans fard qu’on espérait éveiller en elle par cet abus d’autorité ? et tenait-on à corrompre de toute façon le cœur de cette jeune femme en lui montrant l’hypocrisie religieuse associée à la corruption des mœurs ? Catherine était en apparence toute confite en dévotion : pour obéir à son impérieuse maîtresse, elle jeûnait, priait, se confondait, à la mode russe, en signes de croix et en génuflexions. Au fond, quel était l’état de sa conscience ? Elle nous l’a révélé plus tard dans une lettre à Mme  Geoffrin[3] : « J’ai eu aussi des boutades de dévotion dans ma jeunesse ; j’étais entourée de dévots et d’hypocrites. Il y a quelques années qu’il fallait être l’un ou l’autre ici pour avoir un degré de relief. »

Voilà pour la religion ; voici pour l’amour conjugal. « Le choix de son altesse impériale, continue l’Instruction, pour la digne épouse de notre cher neveu le grand-duc héritier, son élévation à la dignité d’altesse impériale, n’ont eu lieu que dans le dessein et dans l’espérance qu’elle inspirera par sa sagesse, son intelligence et ses vertus un sincère amour à son époux, qu’elle gagnera son cœur et qu’elle donnera un héritier à l’empire et un rejeton à notre maison souveraine… Nous espérons donc que son altesse impériale, considérant que son bonheur et sa félicité en dépendent, ne perdra point de vue un but aussi important et que, pour l’atteindre, elle emploiera, en ce qui la concerne, toutes les complaisances et tous les moyens possibles. En conséquence nous vous ordonnons instamment de remettre sans cesse sous les yeux de son altesse un vœu si important pour nous et pour la patrie, de l’inciter en toute occasion à se montrer envers son époux douce, bonne, affable, empressée à lui complaire et à lui obéir, à lui témoigner de l’amour, de la tendresse et de la passion, etc. » Pour que l’exemple fût joint au précepte, on mettait auprès d’elle une Tchoglokof, sotte et méchante, mais que a l’on croyait extrêmement vertueuse, parce qu’elle aimait son mari à l’adoration. » Ce document de chancellerie est encore plus caractéristique que les scènes racontées dans les Mémoires. Rien ne peint mieux ce siècle et cette cour que cette théorie de séduction conjugale tracée par la lourde main d’un scribe de bureau, développée en phrases de tabellion, et que des espions domestiques sont chargés de commenter.

La duègne que l’on « place auprès d’elle » devra « veiller à ce que son altesse ne se départe point de la réserve et de la dignité commandées par son rang avec les gentilshommes de service, — que personne ne lui parle à l’oreille, ne lui remette en secret des livres, des lettres ou des billets, — qu’elle ne joue pas avec les pages, serviteurs, employés de la bouche ou du café, servans ou laquais. Pour toute infraction à ces prescriptions, elle témoignera aussitôt le mécontentement de sa majesté et devra en référer immédiatement à l’impératrice. » Revenons aux Mémoires pour avoir la mise en scène de ce système d’inquisition intime. « Pendant tout le voyage, depuis Pétersbourg jusqu’à Réval, raconte Catherine II, Mme  Tchoglokof faisait l’ennui et la désolation de notre carrosse. La moindre chose qu’on disait, elle ripostait par : « Pareil discours déplairait à sa majesté » ou « pareille chose ne plairait pas à l’impératrice. » — On a établi aussi des règlemens somptuaires contre la prodigalité. « Pour empêcher l’achat coûteux de marchandises inutiles et pour obvier aux grandes dettes, » défense est faite de laisser aucun marchand s’adresser directement à la grande-duchesse.

Lorsque Catherine signale le peu de bon sens et d’application, la puérilité persistante des goûts et des occupations du grand-duc, ses plaintes trouvent une justification dans ce même document. On s’y préoccupe en effet d’empêcher le grand-duc Pierre de perdre tout son temps à lire des romans, à jouer du violon, à ranger des soldats de carton, à changer d’uniformes, à s’amuser avec des valets et « autres personnes indignes ou ineptes ; » on voudrait arrêter ces ridicules emplettes de tentes, de fusils, de tambours, de capotes, destinés à ce qu’il appelait son régiment de chambre. On espère qu’on pourra l’obliger à consacrer quelques heures par jour à l’apprentissage de son métier d’empereur. Élisabeth n’y réussit pas mieux que Catherine.

Catherine supportait ces épreuves, la pauvreté installée au foyer paternel lui faisant une obligation d’endurer cet esclavage princier. Elle y trouvait parfois de furtives et coupables consolations. Elle n’a pas fait mystère, dans ses confessions, de ses rapports intimes d’abord avec Soltykof, puis avec Poniatovski. Elle se trouve aussi impliquée dans des intrigues politiques aux débuts de la guerre de sept ans. À cette époque, comme l’impératrice vieillissait, Bestouchef avait jugé à propos de se rapprocher de la jeune cour ; déjà dans la grande-duchesse il pressentait la maîtresse de l’avenir. Il avait donc fait paix et alliance avec elle. En revanche, son ancien ami Voronzof se tournait contre elle, et les Chouvalof, qui soutenaient à la cour le parti opposé à Bestouchef, tenaient la princesse sous la surveillance de l’un d’eux. Malgré toutes les précautions, elle trouva moyen de manifester ses sentimens sur la politique européenne. Ils varièrent plusieurs fois. En 1755, elle déclarait à l’ambassadeur anglais Williams que « dans sa conviction Frédéric II était l’ennemi naturel de la Russie et certainement le pire homme qui fût au monde. » Ce malheureux Frédéric avait donc toutes les femmes contre lui ! Catherine revint à la Prusse quand celle-ci se fut alliée à l’Angleterre, et se montra très dévouée alors à son ancien protecteur. On voit aussi par les rapports anglais que la grande-duchesse s’était laissé gagner aux funestes habitudes de cette cour, où tout le monde, princes, favoris, ministres, ouvrait la main à l’or étranger. Catherine avait l’âme trop haute pour se laisser corrompre ; mais il lui fallait les moyens d’acheter autour d’elle des alliés. Un jour, elle dit en confidence à l’ambassadeur Williams qu’elle pourrait faire beaucoup plus, si elle avait de l’argent, qu’ici rien ne se faisait sans cela, qu’elle était obligée de payer jusqu’aux femmes de l’impératrice ; elle finit en le priant de lui faire prêter par le roi d’Angleterre 20 000 ducats[4]. Pourtant ni elle ni Bestouchef ne purent empêcher Élisabeth de prendre parti contre Frédéric et l’Angleterre. 80 000 hommes sous Apraxine furent dirigés contre le trop spirituel roi de Prusse ; mais le général russe, fort peu militaire d’ailleurs, se livrait aux manœuvres les plus incompréhensibles. Il n’avançait que pour reculer ensuite, et, s’il remportait un succès, se repliait en bon ordre. Il fut rappelé : l’enquête sur sa conduite amena la disgrâce de Bestouchef, et Catherine fut compromise dans les papiers de tous deux. On trouva trois billets écrits par elle à Apraxine : première tentative d’embauchage militaire. Ils étaient en apparence fort insignifians ; mais dans cette cour on savait entendre à demi-mot. Son bijoutier Bernardi, son ancien maître d’écriture Adadourof, son confident Yélaguine, furent arrêtés. La grande-duchesse, contre laquelle on avait déjà tourné son mari, tomba ainsi dans la disgrâce de l’impératrice. On crut bien cette fois que, malgré ses deux enfans, elle allait être renvoyée en Allemagne. Elle prit hardiment l’offensive, fit venir le confesseur de l’impératrice, lui expliqua à sa manière et avec grande abondance de larmes toute la situation, et par lui obtint une entrevue avec Élisabeth. En présence de l’impératrice, tour à tour elle s’humilia ou fièrement se défendit. Elle offrit elle-même de repartir pour l’Allemagne. Elle était assurée que l’impératrice repousserait bien loin une telle proposition. Dans cette nouvelle journée des dupes, par un procédé renouvelé de Richelieu, la grande-duchesse raffermit sa position en menaçant de l’abandonner.

Elle se replie sur elle-même après cette funeste expérience. Elle consacre tout le temps que ne lui arrachent pas les vaines représentations de la cour à la lecture des grands écrivains français. Elle notait ses impressions, ses réflexions. M. Pékarski nous a fait connaître son cahier bleu de jeune femme. On y voit déjà poindre la grande Catherine avec les vastes idées de réforme qui ont fait d’elle l’idole des philosophes parisiens et l’un des plus dignes successeurs de Pierre le Grand. L’affranchissement des serfs la préoccupe déjà. « Il est contre la religion chrétienne et la justice, écrit-elle, de faire d’hommes qui apportent tous la liberté en naissant des esclaves. » Ces aspirations généreuses, mais encore mal définies, ne devaient pas être réalisées sous le règne de Catherine II ; ses idées sociales, comme celles de tant d’autres prétendans, restèrent, après son avénement au trône, dans la région des utopies philanthropiques. D’autre part, ces grands mots de liberté, de vérité, de raison, qu’elle fit pendant tout son règne retentir dans ses proclamations, — jusqu’au moment où la révolution française lui en apparut comme la menaçante réalisation, — l’ont déjà séduite dans sa monotone retraite de princesse héritière. Elle parle de tout cela comme un Vergniaud ; c’est une ode à la liberté qui s’élance vers le ciel à travers les voûtes inquisitoriales du palais d’Élisabeth : « Liberté, âme de toutes choses, sans vous tout est mort. Je veux qu’on obéisse aux lois, mais point d’esclaves ! Quand on a la vérité et la raison de son côté, on doit l’exposer aux yeux du peuple. La raison doit parler pour la nécessité. Soyez sûr qu’elle l’emportera aux yeux de la multitude. » Les maximes de tolérance chères au XVIIIe siècle, et dont elle devait éblouir toute l’école de Voltaire, ont aussi leur place dans ses rêves d’avenir : « respecter la religion, mais ne la faire entrer pour rien dans les affaires d’état, bannir du conseil tout ce qui sent le fanatisme… » L’importance nouvelle de l’industrie n’a pas échappé à la jeune princesse. « Cent petites villes tombent en ruines ; pourquoi n’y pas transporter dans chacune une fabrique, choisie selon le produit de la province et la bonté des eaux ? » La future fondatrice de tant de colonies agricoles, qui toutes n’ont pas également réussi, écrivait déjà : « La paix est nécessaire à ce vaste empire ; nous avons besoin de peuplades et non de dévastations ; faites fourmiller ces énormes déserts, s’il est possible. » L’empire de Catherine II, c’était la paix, avant son avénement. Pourquoi avons-nous à compter sous son règne trois guerres d’extermination contre les Turcs, trois en Pologne, deux en Suède, et une au moins en préparation contre la république française ? Elle était trop ambitieuse pour être bien pacifique. C’est sur les questions extérieures que nous lui trouvons les vues les plus nettes et les plus arrêtées. Toute sa politique polonaise est en germe dans ce petit écrit : elle redoute déjà que la Pologne ne se fortifie en fortifiant chez elle le principe monarchique. Le même sentiment qui en 1792 lui fera prendre les armes contre les patriotiques réformes des Czartoryski lui inspire, avant 1762, les lignes suivantes : « je vous demande si un voisin despotique est plus nécessaire à la Russie que l’heureuse anarchie dans laquelle se trouve la Pologne, dont nous disposons à notre gré. » Voici également un principe bien machiavélique pour une jeune amante de la liberté, du progrès, de la justice : « il faut du moins, quand on veut être injuste, avoir de l’intérêt à le faire. »

La tragédie de 1762, qui coûta au mari de Catherine la couronne et la vie, est trop connue pour que nous nous y arrêtions. « Avec l’aide de Dieu, écrit-elle à un de ses amis, tout s’est bien passé ; nous sommes montée sur le trône aux applaudissemens de toute la nation ; l’ex-empereur a renoncé volontairement au trône par une lettre autographe et authentique. » Une autre pièce du volume de M. Pékarski confirme ce qu’on a dit de la ridicule conduite du prince déchu. Il aurait demandé, paraît-il, à sa femme de lui envoyer sa maîtresse, son chien, son nègre et son violon ; « mais, crainte de scandale, écrit-elle à Poniatovski, je ne lui ai envoyé que les trois dernières choses. » En effet, une lettre d’elle au général Souvarof, du 30 juin 1762, lui enjoint de faire chercher « le médecin Liders, le nègre Narcisse, le grand-chambellan Timler, de leur ordonner de prendre avec eux le violon de l’ex-empereur et son chien mopse, etc. » Pierre III s’imaginait-il donc que, lorsqu’on est tombé d’un trône absolu, on en est quitte pour se consoler, comme le roi des Vandales, avec une éponge et une cithare ? « Le bon Dieu, nous apprend Catherine, en avait disposé autrement ; la peur lui avait donné un cours de ventre. » Le sixième jour après son détrônement, il mourut « d’une colique hémorrhoïdale. » Les pages suivantes du volume de M. Pékarski sont remplies de longues listes des « récompenses » distribuées par Catherine à l’occasion de son avénement. La vue de certains noms sur ces listes donne froid. En première ligne figurent des hommes dont les doigts devaient être imprimés en taches livides autour du cou de l’ex-empereur ; puis des maréchaux, des feld-maréchaux, les officiers et bas-officiers des régimens qui avaient fait le pronunciamento. C’est la curée qui suit tous les coups d’état. L’un est décoré du grand cordon de Saint-André ou de Saint-Alexandre, qui devient ainsi le prix de la trahison ou de la faiblesse ; à l’autre un certain nombre d’âmes, comme pour prouver aux paysans qu’ils ont simplement changé de maître ; à d’autres encore de l’or à poignées : 20 000 roubles à un sergent, à un porte-enseigne 1 000 âmes. À Panine, — l’oncle de ce Panine qui devait un jour conspirer contre le fils de Catherine, — une épée enrichie de brillans. Elle-même apprenait à cette famille ce qu’on peut gagner au renversement d’un empereur. Quelques-unes des récompenses portent le mot secret : quels services inavoués étaient-elles donc destinées à payer ? Bestouchef, l’ancien ennemi, puis l’allié malheureux de la grande-duchesse, est rappelé de l’exil, rétabli dans ses titres et dignités : l’impératrice ne l’appelle plus, dans sa correspondance, que mon petit père (batiouchka). Le vieux courtisan voulut du moins payer sa bienvenue par une flagornerie à outrance. Il proposa de décerner à une princesse qui n’était encore illustre que par un coup de main militaire le titre auguste de mère de la patrie. Catherine eut le bon goût de le décliner : elle avait la conscience qu’elle saurait le mériter autrement. Elle écrivit à Bestouchef : « Il me semble que ce projet arrive encore trop tôt ; le public m’accuserait de vanité ; je vous remercie de votre zèle. » Si elle avait à se défendre des adulateurs, les propagateurs de bruits malveillans ne lui donnaient guère moins à faire. On parlait de l’assassinat de son époux, de son prochain mariage avec Orlof. Plusieurs individus furent arrêtés, condamnés par le sénat à un supplice raffiné. La souveraine se montra clémente. Dans une lettre au général-major Pouchkine, elle lui recommande un de ces condamnés à mort, à qui elle a fait grâce en raison de sa jeunesse et de son inexpérience, et qu’elle envoie travailler dans ses bureaux. « Si malgré une surveillance sévère, écrit-elle, il continue à montrer la même impertinence, notamment dans son langage, vous le traiterez comme ayant agi sans discernement, et, suivant l’importance de la faute, vous le châtierez corporellement, ainsi que vous le jugerez à propos. »

Restait à décider sur le sort d’Élisabeth Voronzof, cette maîtresse à laquelle Pierre III voulait sacrifier sa femme et qui avait souvent outragé l’impératrice de son insolente attitude. « Va trouver Voronzof, écrivit l’impératrice à Yélaguine, dis-lui que j’autorise sa fille à demeurer chez lui, à Moscou, en attendant qu’elle ait sa maison. Dis-lui aussi de lui donner de quoi vivre, car je sais qu’il n’est pas si pauvre qu’il le prétend. Fais-lui entendre qu’elle ait à vivre paisiblement à Moscou et qu’elle évite de donner aux gens des motifs de parler d’elle. Tu diras tout cela comme venant de toi. » Elle obligea Voronzof à fournir une dot à sa rivale. Ce fut toute la vengeance de Catherine II.

Un ordre de rappel fut immédiatement expédié à cette armée russe qu’Élisabeth avait envoyée en Allemagne pour détruire Frédéric II, et que Pierre III y avait maintenue pour le secourir. On célébra pompeusement les victoires qu’elle avait remportées soit contre, soit pour la Prusse. Le Danemark semblait vouloir inquiéter le Holstein ; elle lui fit tenir une note où elle parlait le langage d’une souveraine qui a 400 000 hommes à ses ordres. Avec la France, les relations s’étaient poursuivies sous le règne d’Élisabeth, non-seulement par les voies ordinaires, mais par les intermédiaires les plus singuliers. M. Boutaric nous a fait connaître cette curieuse création du désœuvrement de Louis XV : sa diplomatie secrète qui fonctionnait en dehors et souvent à l’insu et au rebours de sa diplomatie officielle[5]. La « correspondance » cessa brusquement sous Catherine II : elle trouva « qu’elle pouvait entraîner de très fâcheuses complications. »

L’Angleterre s’était émue d’une révolution qui la privait du concours des armées russes sur les champs de bataille de l’Allemagne ; elle se rassura en voyant Catherine garder du moins la neutralité. Ses ambassadeurs reçurent l’ordre de chercher à lui faire signer un traité de commerce avantageux pour les marchands de la Cité. Leurs prétentions échouèrent devant la sagesse inattendue de la jeune impératrice et l’habileté incorruptible de son ministre Panine. Ce mécompte ne les empêcha pas de rendre hommage aux grandes qualités qui éclataient déjà dans la nouvelle souveraine, à sa perspicacité affinée par le malheur et la dure expérience des hommes, et qui se révélait dans l’heureux choix de son personnel de gouvernement.

C’est ainsi qu’au moment où Pierre III, petit-fils de Pierre le Grand, mourait d’une colique providentielle, tandis qu’Ivan, arrière-petit-fils d’Alexis Romanof, languissait dans une prison ignorée[6], une Allemande née en terre prussienne montait sur le trône de Russie, sans autre droit à la couronne que d’avoir été la compagne de couche du prince détrôné ; mais cette Allemande, pour complaire à ses nouveaux sujets, se fit plus Russe que les Russes. « Saignez-moi de ma dernière goutte de sang allemand, disait-elle en riant à ses médecins, pour que je n’aie plus que du sang russe dans les veines. » Née protestante, elle se montra une orthodoxe convaincue, et, tout en échangeant des coups d’œil avec Voltaire, ne manquait pas un office. Elle avait été à l’origine une cliente de la Prusse, mais elle fit pour la Russie ce que nul des princes et nulle des princesses du sang de Pierre Ier n’avait même osé rêver pour elle. En Pologne, sur la Baltique, sur la Mer-Noire et la mer d’Azof, dans le Caucase et dans la Sibérie, elle acheva ce que le grand homme avait commencé. Les Russes ne peuvent se résigner à voir une étrangère dans celle qui régna sur eux avec tant d’éclat. M. Barténief prend plaisir à faire observer qu’on attribuait une origine slave aux princes d’Anhalt, que Zerbst s’écrivait autrefois Serpst, que Stettin, où est née Catherine, est l’ancienne ville de Chtchétine, dans la province slave de Poméranie. Qu’importe à quelle race elle peut se rattacher par la chair et le sang ? C’est dans la Russie du XVIIIe siècle que s’est faite son éducation morale et intellectuelle ; c’est dans les intrigues de la cour d’Élisabeth que ses mœurs se sont gâtées et que s’est aiguisé son esprit ; c’est au milieu des souvenirs vivans encore du grand empereur, parmi les généraux, les ministres et les monumens du grand règne, que s’est développé son génie. Par ses faiblesses comme par ses grandeurs, elle appartient bien à la Russie. Elle est de ce siècle et de ce pays. La nature allemande ne se révèle chez elle que par l’aptitude à recevoir la greffe étrangère.


IV.

Frédéric II semble s’être arrogé pendant tout son règne le rôle d’un agent de mariage pour la cour de Russie. Sa politique lui faisait un devoir, comme il l’a écrit dans ses Mémoires, de cultiver l’amitié de ces redoutables « barbares. » Or le premier point à gagner était d’empêcher qu’il ne s’établît au palais impérial une grande-duchesse dévouée à la Saxe, à l’Autriche ou à la France, et qui serait devenue le centre et l’espoir d’un parti anti-prussien. C’est lui qui avait déjà trouvé pour le neveu d’Élisabeth une princesse d’Anhalt-Zerbst ; c’est lui qui découvrit successivement pour le fils de Catherine une princesse de Hesse-Darmstadt, puis une princesse de Wurtemberg. Le premier mariage du grand-duc Paul était tout à l’avantage de la Prusse : la sœur aînée de la nouvelle grande-duchesse avait épousé le prince royal, frère de Frédéric II ; les deux héritiers présomptifs de Prusse et de Russie étaient donc beaux-frères. Seule Catherine II n’avait pas à se louer de sa bru ; celle-ci inspira un esprit nouveau d’indépendance à son mari, elle accrut en lui la défiance qu’il avait naturellement contre sa mère. Elle l’aurait volontiers instruit à jouer le rôle incommode de prince successeur ; mais, comme son père Pierre III, le grand-duc manquait de mesure, de suite dans les idées et d’empire sur lui-même. Dans ses emportemens, il était le premier à livrer à la soupçonneuse impératrice le nom de ses conseillers. Un jour, il lui dénonça de cette façon un M. de Saldern, qui conspirait pour arracher à la tsarine un acte qui eût associé son fils à l’empire. Le peuple, qui ne le voyait que rarement et à distance, était assez disposé à lui faire fête : vers 1775, on remarquait que sa popularité augmentait aux dépens de celle de Catherine. Lui-même, le futur despote, paraissait se complaire aux manifestations de la foule : entré en ville à la tête de son régiment, il affectait de s’entretenir avec les bourgeois et les mougiks qui l’entouraient, et lui, si fanatique de décorum militaire, leur permettait de le séparer de ses soldats. Ceux qui l’observaient de plus près n’avaient pas d’illusions sur l’avenir qu’il se préparait. « La conduite du grand-duc, écrivait alors l’envoyé d’Angleterre, a, sous beaucoup d’égards, tant ressemblé à celle de son père qu’elle a donné aux personnes qui sont capables d’en juger des appréhensions désagréables sur l’usage qu’il pourra faire un jour de son autorité. »

Entre les mains d’une femme comme avait été Catherine grande-duchesse, Paul eût pu devenir extrêmement dangereux pour l’impératrice. Celle-ci, qui pouvait soupçonner dans sa bru une autre elle-même, s’étudiait à se la concilier. De leur côté, les ambassadeurs des puissances, qui avaient intérêt à semer la discorde dans la famille impériale, s’efforçaient d’attirer la princesse dans leur parti. Ceux d’Espagne et de France auraient même employé, au dire de Frédéric II, d’étranges moyens. Heureusement pour le repos de Catherine, la Hessoise mourut. Son mari avait-il ou non des motifs de la regretter ? En tout cas, cette mort lui causa une violente douleur. Henri de Prusse, le frère du grand Frédéric, était alors à Saint-Pétersbourg. Il se multiplia pour rendre service. On le vit partout à la fois ; il consola le grand-duc, rassura la tsarine, réconcilia la mère et le fils. Il avait fait le voyage de Russie, à ce que prétend Frédéric II, uniquement pour prévenir les suites que pourrait avoir le mécontentement de l’impératrice contre une princesse dont la conduite « n’était pas telle qu’on pouvait l’attendre d’une personne de sa naissance ; » mais il se trouva tout à point pour proposer une nouvelle grande-duchesse. La Prusse n’avait pas eu la main heureuse pour le précédent mariage ; on la chargea cependant de faire le second.

Henri de Prusse ne perdit pas une minute pour se mettre en quête. Dès le lendemain de la mort de sa belle-sœur, il écrivit à une princesse de Wurtemberg pour l’inviter à partir immédiatement pour Berlin avec ses filles, et pour la supplier de faire « tout ce que le roi lui prescrirait à ce sujet. » À Berlin, on devait rencontrer le grand-duc, et si les jeunes gens se plaisaient, ce dont le prince royal ne voulait pas douter un instant, elle aurait à conduire sa fille en Russie. La mère de cette princesse Dorothée, qui devait être un jour l’impératrice Maria Feodorovna, n’était même pas duchesse régnante de Wurtemberg ; son mari, Frédéric-Eugène, n’arriva au trône de Stuttgart qu’en 1796, après ses deux frères aînés Charles-Eugène et Louis-Eugène.

D’objections à ce mariage si brusquement projeté, le prince Henri ne semble même pas en supposer. Dorothée est protestante, elle deviendra grecque. Elle est fiancée à un autre, elle rompra ses engagemens. La politique prussienne ne s’embarrasse ni des scrupules de conscience, ni des peines de cœur. On envoie à une jeune fille sa feuille de route pour la Russie : elle doit partir comme un régiment ; mais il paraît que Dorothée a de l’affection pour son fiancé, et que celui-ci n’entend pas renoncer à elle. Henri de Prusse s’emploie à lui faire entendre raison, et il est curieux de voir comment le héros de la guerre de sept ans comprend ces affaires délicates. « Je vous prie, écrit-il à son frère Ferdinand, de faire tout au monde chez le prince et la princesse de Wurtemberg pour qu’ils prient le prince de Darmstadt de se désister. S’il lui reste la moindre honnêteté, il ne voudra point troubler le bonheur de deux états dont l’union peut être utile à la tranquillité de l’Europe, et il ne voudra pas, s’il lui reste de l’âme, empêcher le bonheur d’une famille qui par les sentimens généreux de l’impératrice et du grand-duc se trouvera dans un état florissant en comparaison de celui où ils sont à cette heure. » C’était bien aussi l’avis du prince Ferdinand. « Avec le prince de Darmstadt, écrit-il aux Wurtembergeoises, vous pouvez rompre poliment en lui faisant entendre que telles étaient les volontés du roi. S’il a de l’esprit, il cédera pour ne pas se mettre à dos un souverain si puissant qui pourrait le faire repentir des difficultés qu’il opposerait. » Le roi de Prusse lui-même s’en mêlait, et ordonnait d’écrire aux princesses de Wurtemberg « qu’en perdant le prince de Darmstadt elles ne perdaient qu’un mauvais sujet. »

L’héritier de Darmstadt montra en cette occasion « qu’il avait de l’esprit ; » il annonça son désistement à Frédéric II. Il se réservait seulement d’épouser la troisième fille de la duchesse, et le grand Frédéric était bien convaincu « que dans le fond cela revenait au même. » En conséquence le roi, qui tenait tous les fils de cette intrigue matrimoniale et faisait mouvoir à son gré tout ce monde princier, dictait à la mère de Dorothée pour le prince de Darmstadt la lettre suivante ; on y verra que l’incrédule Frédéric savait déjà avec autant d’aisance et d’onction que ses successeurs faire intervenir la Providence dans ses combinaisons. Ce talent est sans doute héréditaire dans la maison de Prusse. « Je crois, disait-il, qu’il faut lui répondre très obligeamment, lui disant que vous croyez devoir, ainsi que lui, vous soumettre à la Providence, qui souvent renverse les projets des hommes pour régler les choses différemment selon les décrets éternels. Pour sa bague, continuait-il en reprenant son ton de persiflage, il faut la lui renvoyer, car votre fille sera assez brillantée sans cela. — Voici la lettre de 40 000 roubles, dont l’adresse est de la main même de l’impératrice. » Le prince qu’on économisait si cavalièrement devait être pourtant ce Louis Ier, grand-duc de Darmstadt, l’allié fidèle de Napoléon et l’un des meilleurs princes de l’Allemagne d’alors, ami des philosophes et des artistes, sincère partisan des chartes constitutionnelles, aussi libéral et ouvert que Paul de Russie était despotique et soupçonneux. Il eût donné à Dorothée de Wurtemberg moins de grandeur peut-être, mais moins de douleurs et de regrets. C’est peut-être à son bonheur qu’on la força de renoncer. Après cinquante ans de mariage, Louis Ier célébra avec sa femme Louise en 1827 ses noces d’or, tandis que la vie tout entière de son ancienne fiancée fut assombrie par l’horrible catastrophe de 1801.

Il est curieux de voir les trois princes de Prusse, Frédéric II, Henri et Ferdinand, donner tour à tour l’assaut aux dernières hésitations de leurs parentes de Wurtemberg. Henri vante surtout les qualités du futur et s’en porte garant. « Je vous engage ma parole d’honneur, écrit-il à la duchesse, que votre fille ne pourra épouser un homme plus aimable et plus honnête que l’est le grand-duc, et qu’elle ne trouvera pas de belle-mère plus tendre et plus respectable que l’impératrice. » Ferdinand invoque les intérêts de la patrie, ou plutôt de l’état prussien : « Vous êtes dans le cas d’affermir la liaison étroite qui subsiste entre les deux cours. Vous avez l’avantage de rendre le service le plus essentiel au pays qui vous a donné l’existence ; vous pouvez empêcher des effusions de sang. » Mais il ne néglige pas de faire parler les intérêts privés et de faire agir, tout à fait à la mode prussienne, l’intimidation en même temps que les promesses. « En cas de refus, s’écrie-t-il, songez vous-même quel serait le sort de vos deux fils qui servent le roi ; on s’en prendrait à eux, on leur causerait mille déboires ; au lieu qu’appuyée sur le titre de belle-mère du grand-duc vous pourrez solliciter pour eux des postes plus élevés, vous pourrez implorer l’assistance de votre gendre, et vous êtes sûre d’obtenir pour eux des rangs, des charges et des titres qu’ils auraient à peine après dix ans de service. » — « L’impératrice, reprend Henri, m’a promis qu’elle aurait soin de doter et de marier vos deux filles cadettes. » Le roi de Prusse était plus net que ses frères, plus cynique, si l’on veut, dans les questions d’argent. « L’impératrice, écrivait-il brutalement à la duchesse, vous donnera 60 000 roubles pour votre voyage, et cela donnera lieu à de bonnes pensions dont vous, votre mari et vos enfans ont le plus grand besoin… De pareilles occasions ne se présentent pas tous les jours ; il faut les saisir par les cheveux lorsqu’elles se rencontrent… Votre triste situation m’est connue, et ce mariage me fournira bien des moyens pour vous mettre un peu plus à votre aise. » La princesse de Wurtemberg avouait ingénument à Frédéric II que « les 40 000 roubles étaient un vrai restaurant pour des finances aussi exténuées que les nôtres. » Elle mariait sa fille, comme dans Molière, sans dot : c’était elle au contraire qui en recevait une ; elle la mariait même sans trousseau, car le roi de Prusse lui avait signifié de ne pas se mettre en dépenses ; c’était elle au contraire qui allait être comblée de bijoux et de toutes les fourrures de la Sibérie.

Comme à l’époque du mariage de Catherine, on devait partir dans le plus grand secret en donnant au voyage un faux prétexte. Le roi de Prusse recommandait à la duchesse de ne point amener de fils, « le prince de Darmstadt ayant dégoûté de tous les princes. » Il ajoutait à ses recommandations quelques conseils pratiques, comme de bien choisir la femme de chambre qui accompagnerait la fiancée, car « passé Memel, on ne lui donnera que des Russes, Cosaques, Géorgiens, et Dieu sait quelle race ! » Voilà les sentimens que portait Frédéric II à cette même nation pour laquelle il recrutait des grandes-duchesses et des impératrices dans toutes les cours de l’Allemagne. Le grand-duc était déjà à Berlin. Le glorieux roi avait ménagé à ce jeune homme l’accueil le plus flatteur. Dans toutes les villes prussiennes, des jeunes filles en habits de fête remplissaient de fleurs sa voiture et les bourgmestres le poursuivaient de harangues. Il vit la princesse de Wurtemberg ; elle lui plut, et l’on convint qu’après le départ du grand-duc pour Saint-Pétersbourg sa fiancée l’y suivrait. La baronne d’Oberkirch dans ses mémoires nous dépeint Maria Feodorovna belle comme l’aurore, d’une stature majestueuse, modelée comme un chef-d’œuvre de l’art antique, avec des traits fins et réguliers qui ajoutaient à cette grâce imposante. Elle avait, ajoute-t-on, une beauté vraiment royale. Une éducation distinguée donnait plus d’éclat et de portée à son intelligence ; au moins était-elle, sous tous les rapports, supérieure à la première grande-duchesse. Elle était affable, enjouée, nous disent les ambassadeurs, et savait se conduire. Elle parut avoir cependant bien moins d’empire que sa devancière sur son mari, et les observateurs en tirèrent de fâcheux pronostics sur le caractère et l’esprit de ce prince. Dès son arrivée à la cour, elle se trouve en butte aux défiances des ministres, aux intrigues des courtisans, aux jalousies de l’impératrice, aux dédains dû favori. « Le prince Potemkine et sa clique, écrit un ambassadeur anglais, traitent le grand-duc et la grande-duchesse comme des personnes sans conséquence. »

Il semble qu’au XVIIIe siècle l’histoire de la cour de Saint-Pétersbourg se répète et se recommence sans cesse. Maria Feodorovna est mise en suspicion sous Catherine II, comme Catherine elle-même y avait été sous Élisabeth, et Élisabeth sous Anna Ivanovna. Le grand-duc Paul, comme avant lui son père le grand-duc Pierre, avait plus de droits au trône que la femme qui l’occupait. Réduit comme lui à cette humiliante nullité, son caractère s’aigrit, son esprit se dérange. L’infortune même où se trouvèrent successivement les deux princes n’était pas une de celles où le malheur tient école ; Paul Ier, comme Pierre III, s’y corrompit plutôt qu’il ne s’y mûrit. Tant de longues années dans l’attente du trône préparèrent à la Russie non des souverains meilleurs, mais des maîtres plus tyranniques. Une catastrophe également tragique termina leur gouvernement, violent et éphémère. Dans cette corruption de la cour et de la société s’engendrèrent à la fois les intrigues qui les dépravèrent et les complots qui les détruisirent.


V.

Le XVIIIe siècle nous montre les souverains sortant de leur défiant et majestueux isolement et condescendant à voyager comme de simples mortels. Le tsar Pierre avait mis à la mode ces équipées princières. Après lui, on avait vu Gustave III en France, Henri de Prusse à Pétersbourg, Joseph II partout. Le grand-duc de Russie Paul Pétrovitch avait déjà, comme nous l’avons dit, visité Berlin. Vers 1780, Catherine II résolut de faire faire à son fils et à sa bru un grand voyage en Europe. Si l’on en croit l’ambassadeur anglais Harris, elle tenait surtout à ce qu’ils allassent à Vienne. Son but était de relâcher les liens d’affection qui unissaient la jeune cour avec la maison de Prusse. Elle craignait que Frédéric II ne prît un jour contre elle les intérêts de son jeune ami, fanatique admirateur de sa gloire, comme Pierre III, et passionné comme celui-ci pour l’alliance prussienne. Catherine savait que Panine, le gouverneur du prince, pour des raisons politiques tout opposées, ne se souciait pas de le voir partir pour l’Autriche, et le caractère soupçonneux de Paul faisait craindre à l’impératrice qu’il ne résistât absolument à un voyage qui lui serait imposé. Il fallait l’amener à le désirer, à le demander de lui-même. Le prince Repnine, neveu de Panine, en cette occasion, trahit son oncle. Gagné par l’impératrice, il inspira peu à peu au grand-duc et à sa femme un extrême désir de voir les grandes capitales européennes. Il était convenable à leur rang, leur faisait-il entendre, profitable à leur instruction, de voir d’autres sociétés et d’autres formes de gouvernement. Les jeunes époux résolurent de soumettre à l’impératrice le projet qu’ils caressaient. Ils lui firent leur demande avec toute sorte d’appréhensions et grand’peur d’être refusés. Catherine joua fort bien la surprise et l’embarras. Comme ils insistaient, elle s’adoucit et finit par céder. Il fallut peu de temps pour fixer l’époque de leur départ, la durée de leur absence, les pays qu’ils devaient visiter. C’est sur ce dernier point qu’éclata le malentendu inévitable. Ils n’obtinrent qu’avec peine l’autorisation de visiter la France ; mais, quand ils parlèrent de la Prusse, le refus de la tsarine fut péremptoire. C’était pourtant Berlin, Berlin surtout, qu’ils avaient compté revoir, Paul par admiration pour le roi de Prusse, Maria Feodorovna par reconnaissance pour son bienfaiteur. Le débat s’élevait à la hauteur d’une question d’état. D’un côté Frédéric, de l’autre Joseph II, par leurs émissaires, par des lettres autographes, s’efforçaient d’obtenir ou d’empêcher le voyage de Berlin. L’allié le plus actif du roi de Prusse, c’était encore Panine. Tout en cachant soigneusement à l’impératrice sa façon de penser, en secret il travaillait l’esprit des deux époux. Maria Feodorovna ne se séparait qu’avec douleur de ses deux jeunes fils : Panine augmenta son angoisse en lui parlant des suites que pourrait avoir, en son absence, l’inoculation qu’ils venaient de subir. Sur Paul, il agissait par d’autres moyens. Comme il avait pénétré le secret du prince Repnine, il fit comprendre au grand-duc que ce qu’il croyait être de sa part un acte volontaire était le résultat des calculs d’autrui. Il y avait danger, ajoutait-il, qu’il ne revît jamais la Russie. Qui pouvait savoir si on ne lui enlèverait pas ses enfans ? Le grand-duc et sa femme étaient cruellement indécis. Ce voyage qu’ils avaient si vivement désiré était pour eux rempli d’amertume, et cependant il exerçait encore une séduction sur leurs jeunes imaginations. Et puis, comme leurs idées en politique n’étaient guère plus formées que leur caractère, suivant qu’ils recevaient une lettre pressante de Frédéric II ou de l’empereur, ils se sentaient tour à tour Prussiens ou Autrichiens. La crainte de désobliger Frédéric était combattue chez Maria Feodorovna par l’espérance, qu’on lui avait fait concevoir, de trouver à Vienne une partie de sa famille. D’ailleurs la volonté de l’impératrice était formelle. Il fallait se résigner à ce qu’on avait soi-même souhaité. Ils partirent, sous la protection d’un incognito fort transparent, avec les titres de comte et comtesse du Nord. La scène des adieux fut déchirante. La grande-duchesse s’évanouit en embrassant ses enfans : on dut la porter dans la voiture avant qu’elle eût repris ses sens. Elle et son mari avaient l’air de personnes « non pas qui entreprennent un voyage d’agrément, mais qui ont été condamnées à un exil. » Les sentimens du peuple étaient à l’unisson de ceux des princes. Partout la foule s’amassait sur leur passage, poussait des cris, voulait se jeter sous les roues du carrosse, et Catherine II parut extrêmement offensée de la sensation qu’avait produite le départ de son fils.

Tel est du moins le récit de l’ambassadeur d’Angleterre, confirmé en beaucoup de points par celui du ministre de France. La correspondance de Catherine avec les deux voyageurs nous permettra peut-être de jeter quelque lumière sur ces faits obscurs. « Vos réponses, mes chers enfans, leur écrit-elle aussitôt après ce départ émouvant, ont diminué mes alarmes sur l’état de ma chère fille. Si j’avais pu prévoir qu’elle s’évanouirait trois fois en partant, et qu’on l’amènerait sous les bras dans le carrosse, la seule considération d’exposer sa santé à d’aussi rudes épreuves m’aurait empêchée de consentir à ce voyage. La tendresse que vous me témoignez tous les deux, mes chers enfans, adoucit sans doute les peines que me cause votre absence ; mais la mienne vous dit et vous répète de revenir le plus tôt que vous pourrez, serait-ce de Pleskof, de Polotsk, de Mohilef, de Kief, de Vienne, car au bout du compte c’est sans raison valable que nous souffrons les chagrins d’une telle séparation. Ainsi, en consultant mon cœur et ma raison, je conclus que, si vous n’avez aucun plaisir à le faire, dès l’instant même vous preniez le parti de revenir sur vos pas en prétextant que c’est moi qui vous ai écrit de revenir me trouver. » N’est-il pas visible qu’elle cherche ici à dissiper ces craintes que, suivant le rapport de Harris, Panine s’était plu à jeter dans leurs âmes ? Elle a soin d’insister sur ce point, qu’ils ont librement entrepris ce voyage, qu’elle n’a fait qu’y consentir, qu’ils sont encore et seront toujours maîtres de s’arrêter. Elle cherche également à les tranquilliser sur cet autre point qui tenait le plus au cœur de la grande-duchesse. « L’inoculation n’a pas eu de suites fâcheuses. La petite vérole de Monsieur Alexandre va très bien ; les petits boutons s’en vont peu à peu… » Bientôt il est visible que la nouveauté des spectacles a fini par avoir raison de leur chagrin. La Pologne, Vienne, l’Italie, la France, les Pays-Bas, la Suisse, que de puissantes diversions ! Catherine, tout en consacrant une partie de ses lettres au bulletin de santé, aux progrès de ses petits-enfans, s’entretient avec son fils et sa bru sur tout ce qu’ils voient en chemin ; sur tout, elle porte de curieux jugemens. Sa correspondance est vive, enjouée, pleine de tendresse et, on pourrait le croire, sans arrière-pensée. « Je vous suis pas à pas ; la marcheroute est sur ma table ; tous les jours, je fais une ligne sous la couchée et la dînée, et je dis : Ils sont là ! Quoique au fond de mon cœur je ne serais pas fâchée de vous voir revenir, je ne puis cependant désapprouver votre persévérance à aller en avant, puisqu’une fois le dessein en est pris. » Quant à la jeune femme, dont on peut regretter de n’avoir pas les lettres, on devine que, soit qu’elle n’eût pas pour Catherine la même défiance que le grand-duc, soit affection, soit politique, elle s’étendait complaisamment sur ses impressions de voyage, et l’impératrice lui écrivait sur un ton tout à fait maternel. « Donnez un libre cours à votre plume chaque fois qu’elle sera en train de jaser… Que Dieu bénisse le babil de ma chère fille. » Sont-ils sortis de la vieille Russie, elle leur souhaite de continuer heureusement leur route par la Pologne, car « l’opinion générale des mauvais chemins et des mauvais gîtes de ce pays me donne l’appréhension que vous n’en souffriez. » À Varsovie du moins, ils pouvaient trouver déjà le confort européen, et dans les belles villas de Sobieski et des Augustes les splendeurs imitées de la cour de Versailles.

Ce nom de Varsovie ne disait-il rien au cœur de l’impératrice ? Là était le but de ses ambitions conquérantes, là aussi l’objet d’un ancien amour. Le roi de Pologne, c’était ce Stanislas Poniatovski auquel en 1758 elle jurait un éternel souvenir. Nous sommes en 1781 ; vingt-cinq années se sont appesanties sur sa tête impériale ; mais au milieu d’autres passions, au milieu des soucis d’un empire, elle n’a pu tout à fait oublier. Cet ancien amour n’était-il pas le premier ? Ce malheureux roi de Pologne, il a beau être le jouet de sa politique, la victime de ses convoitises : il a encore une place dans son cœur. Et cette grand’mère écrivant à ses jeunes enfans se prend, avec je ne sais quelle impudeur naïve, à se remémorer le temps passé. « Je pense, leur dit-elle, que sa majesté polonaise avait bien de la peine à se souvenir de ma physionomie d’il y a vingt-cinq ans dans les portraits que vous lui avez montrés ; mais la conversation remplie d’agrémens, de gaîté et de connaissances de ce prince, — l’avez-vous retrouvée ? ou la royauté l’aurait-elle diminuée ? Il m’a semblé en retrouver des traces dans la façon dont il a porté ma santé. » Un peu plus tard, il sera question, dans sa correspondance maternelle, d’un autre de ses amans. De plus terribles souvenirs se rattachent pour elle au nom de celui-là. C’était ce Grégory Orlof, un des hommes de 1762, qui, envahi d’une sombre mélancolie, se croyait partout poursuivi par une ombre vengeresse. Dans ses accès de fureur, il accablait parfois l’impératrice de reproches qui faisaient pâlir les plus impassibles courtisans. Pendant ce voyage du grand-duc, Orlof était déjà dans cet état de démence où les ennemis de Catherine prétendaient voir un châtiment du ciel. Elle affecte d’en parler à ses enfans comme d’une maladie ordinaire. « Ses frères, écrit-elle, le gardent à vue pour le dérangement ou plutôt l’affaiblissement de raison qu’ils lui ont remarqué… Dieu merci, il est entre les mains d’un homme qui, — vous savez si j’ai peu de foi en médecins, médecine et charlatans, — n’a encore manqué ici aucune cure, quoiqu’il n’y ait que des malades désespérés qui aient recours à lui. Aussi tous les médecins sont-ils enragés contre lui. »

À Vienne, c’était encore par un ami de Catherine que les voyageurs furent accueillis, par ce même Jospeh II qui avait eu avec elle une première entrevue à Mohilef, et qui à Kherson allait se faire prendre au filet de ses minauderies diplomatiques. Ils vécurent pendant plus d’un mois, du 15 novembre jusqu’au milieu de décembre, dans l’élégante simplicité de la cour de Schœnbrunn, et Paul écrivait à sa mère que son instruction gagnait beaucoup à ce séjour. L’hospitalité de l’empereur les suivit de Vienne jusque dans l’Italie entière. L’Autriche se trouvait chez elle à Florence, à Naples même, presque aussi bien qu’à Milan. Arrivés à Trieste en janvier 1782, ils admirèrent la douceur de ce même hiver dont Catherine leur dépeignait les rigueurs à Saint-Pétersbourg. « Vos enfans, et surtout Alexandre, se portent mieux, leur écrivait-elle, le cadet tousse encore. Je crois qu’il y a bien eu de 10 000 à 15 000 personnes malades de la même maladie pendant dix jours. À Moscou, à Tver, à Novgorod, on n’entend de toutes parts que les mêmes nouvelles. Il y en a de Toula, de Kalouga, de Pleskof, qui disent la même chose. Imaginez-vous quelle belle harmonie que tout un empire qui tousse et éternue ! »

Venise fît sur les voyageurs un grand effet, Venise, « qui ne doit ressembler à rien de ce qu’on voit ailleurs. » La décadence de cette république leur inspira, paraît-il, des réflexions philosophiques, et pourtant ils ne prévoyaient pas qu’avant que quinze années se fussent écoulées, un général de la république française mettrait fin à son existence. Ils jouissaient, sans fâcheux pressentiment, de l’accueil ingénieux et galant qu’ils y trouvèrent. Le pape mettait le même empressement à recevoir nos « schismatiques. » Catherine put féliciter son fils de « deux bons baisers que le pape lui avait appliqués sur chaque joue. Il pouvait se vanter d’être en possession d’une rareté que guère catholique a emportée de Rome. » C’était le moment où sa sainteté se préparait à faire le voyage de Vienne pour tâcher de contenir le zèle réformateur de Joseph II. Catherine se raille des motifs qu’on attribuait à cette démarche du pape, de cette voix surnaturelle qu’il aurait entendue en disant la messe, et qui lui aurait ordonné d’aller à Vienne. « Toujours, ajoutait la tsarine avec une profonde intelligence des affaires européennes, toujours ce voyage fera-t-il plus de bien à sa santé qu’à ses affaires, » — paroles prophétiques qui pourraient servir d’épigraphe au voyage de Pie VI auprès de Joseph II, comme à celui de Pie VII auprès de Napoléon. Elle ne se lassait pas d’admirer avec ses enfans le contraste du passé et du présent sur cette terre étrange qu’elle appelait d’un mot qu’on a cru vrai pendant bien longtemps : la terre des morts.

En même temps, elle les priait de ne pas oublier la Russie. Déjà ils avaient trouvé à la cité de Trieste une ressemblance avec Peterhof, la villa du grand Pierre ; elle leur demande s’ils ne trouvent pas de rapport entre le palais de Parme et sa résidence de Tsarskoe-Sélo, et, tandis qu’ils sont absorbés dans la contemplation du Panthéon et du Vatican, elle leur promet une Rome nouvelle sur les bords de la Neva. « Quand vous reviendrez, leur écrit-elle, vous verrez une bonne partie des loges de Raphaël et plusieurs statues jetées en fonte depuis votre départ. » C’était le moment en effet où par ordre de Catherine on achetait en Italie des antiquités très diverses de mérite, où Saint-Pétersbourg s’embellissait de colonnades de briques, tandis que Pierre le Grand se dressait en césar romain sur le granit de Falconnet, bravant de ses jambes nues et de sa tête laurée les rigueurs de l’hiver russe. De Rome, on court à Naples, aux antiquités pompéiennes récemment exhumées. La tsarine s’enquiert plaisamment si dans le programme des fêtes que sa majesté sicilienne a données à ses enfans ne figure pas le miracle de san Gennaro, et déclare que « le service de porcelaine avec le dessin d’Herculanum qu’on fait pour le roi d’Espagne lui fait venir l’eau à la bouche. » À Livourne, les voyageurs avaient déjà retrouvé quelque chose de la patrie : c’était l’époque où la flotte russe stationnait dans les eaux de Toscane, toujours prête à menacer l’Archipel et surveillant le fameux siége de Gibraltar par les troupes françaises et espagnoles. La Russie, qui ne faisait alors que prendre pied sur la Mer-Noire, se montrait déjà envieuse de toute domination sur la Méditerranée. « Je ne puis pas dire, avouait sans détours la tsarine, que je souhaite une heureuse réussite à M. le comte d’Artois, car on a beau dire, il ne saurait être indifférent de voir Gibraltar et toute la Méditerranée entre les mains de la seule maison de Bourbon. Cependant je suis presque persuadée que cela arrivera. »

Plus d’une fois se manifestera chez Catherine II un mélange de dédain et d’envie pour la France en attendant que cette disposition devienne une aversion déclarée. Elle a du plaisir à constater avec ses enfans, qui arrivent à Paris, que toutes nos routes ne sont pas très bien entretenues, et que « voilà un préjugé dont il faudra revenir sur l’excellence des chemins de France. » Si elle parle des réformes de Necker, c’est pour avoir l’occasion de rappeler la grandeur des abus et de s’étendre sur ces hôpitaux qui sont « moins mauvais présentement, » mais qui étaient naguère de « vrais cloaques. » — « Il me semble, écrit-elle, qu’à Fontainebleau je n’aurais rêvé qu’à Henri IV. » C’est le même sentiment qui faisait s’arrêter Pierre le Grand devant le buste de Richelieu à la Sorbonne. Pour mieux rabaisser le présent, on enchérissait sur l’admiration du passé. Pour Catherine, Saint-Pétersbourg a déjà quelque peu supplanté Paris, même dans son emploi de ville d’agrément. « D’où vient donc, se demande-t-elle, que, tout en raffolant de spectacles, Paris n’en a pas de mieux joués que les nôtres ? Je le sais bien, moi. C’est que tout le monde quitte le bon spectacle pour le mauvais, qu’en fait de tragédie on ne leur donne plus que de l’atroce, — que qui ne sait point faire ni comédie pour rire, ni tragédie pour pleurer, fait des drames, — que la comédie au lieu de faire rire fait pleurer, — qu’aucune chose n’est à sa place. » Pourtant elle prend vis-à-vis de sa belle-fille la défense de la musique française contre l’italienne, et plaide auprès de cette admiratrice de Rome la cause des tours Notre-Dame. La cour au moins trouve-t-elle grâce à ses yeux ? Pas davantage. Catherine II est rarement indulgente pour les femmes : c’est en cela surtout qu’elle se montre femme. Elle dissimule mal son dédain pour Marie-Antoinette, cette reine de France dont elle allait pourtant quelques années plus tard poursuivre la vengeance. « Que Dieu bénisse, s’écrie-t-elle, la reine très chrétienne, ses pompons, ses bals et ses spectacles, son rouge et ses barbes bien ou mal arrangées ! Je ne suis pas fâchée que tout cela vous ennuie et augmente en vous l’envie de revenir. » Leurs altesses visitent ensuite la Loire, Brest, Amiens, puis la Belgique et la Hollande, où ils retrouvent la trace de Pierre le Grand.

Après tant de fêtes dans toutes les cours de l’Europe, la grandiose nature, la sublimité rustique de la Suisse devait attirer les augustes touristes. « À vrai dire, leur écrit Catherine II, je ne suis pas fâchée que vous ayez vu ces républicains chez eux. Cela vaut mieux, et cela est plus instructif que les bals ou les fêtes dont je crois que l’insipidité et la monotonie ont dû vous ennuyer à l’excès. » Les troubles de Genève lui fournissent un naturel prétexte pour montrer le revers de la médaille : « La ville de Genève sera bien gouvernée, les pieds ayant pris le dessus sur les têtes ! Ces gens-là font depuis plusieurs années tout au monde pour se ruiner. On dit que c’est Rousseau qui a mis le feu aux étoupes, et que Voltaire n’y a pas peu contribué aussi. » Passe encore pour Jean-Jacques, dont elle range ailleurs l’Émile parmi les livres « contre la loi et les bonnes mœurs qui doivent être prohibés dans le monde entier ; » mais Voltaire, à qui elle adresse des lettres si caressantes, des pelisses si chaudes, et des tabatières tournées de ses propres mains impériales ! Dans une autre lettre, elle prescrit à Staal, chargé d’accompagner ses élèves les jeunes princes de Holstein, de ne pas aller à Genève ni à Lausanne « pour ne pas se trouver dans le voisinage de Voltaire. » Il est bon de dévoiler ces petites trahisons envers son bon ami de Ferney. Pourtant elle avait recommandé à son fils de visiter Voltaire en Suisse et Galliani à Naples. Leurs doctrines n’étaient pas dangereuses pour une tête comme la sienne. Il paraît, lui écrivait sa mère, que « mon patron n’a pas fait sur vous plus d’impression que Galliani. » Après avoir vu chez eux les républicains d’Helvétie et de Hollande, et conversé avec les grands hommes du siècle, Paul resta ce qu’il était, foncièrement despote comme devant.

Quelquefois éclate dans les lettres de Catherine une sincère affection pour son fils et sa bru, et elle exprime d’une manière charmante le regret de leur absence. « Vos enfans se portent à merveille ; mais eux et moi nous avons beau chercher, nous ne vous trouvons pas ici. J’avoue qu’en arrivant et en trouvant toutes vos portes ouvertes et vos chambres vides, je me suis sauvée à toutes jambes. Au Palais-d’Été, j’ai évité le serrement de cœur en logeant vos enfans dans vos appartemens » Elle souhaite qu’en traversant l’Helvétie ils y prennent le mal des Suisses, le regret de la patrie. En effet, les voilà qui reviennent par l’Autriche, la Pologne, la Courlande. En d’autres termes, ils suivent le même chemin qu’au départ ; Catherine en est venue à ses fins. M. Harris avait raison dans ses pronostics. Les grands-ducs ont vu Vienne deux fois ; mais ils n’ont pas vu Berlin ! Quant à cette chère fille dont elle suit avec des anxiétés toutes maternelles chaque pas sur la marcheroute, elle sait bientôt lui faire comprendre que la stricte obéissance est toujours à l’ordre du jour. La jeune femme était revenue, paraît-il, fort éprise de la cour de France. Elle avait établi, nous dit le même ambassadeur, une correspondance régulière avec Mlle  Bertin et d’autres marchandes de modes parisiennes. Elle avait amené des nouveaux valets de chambre, des coiffeurs ; elle avait fait venir deux cents caisses pleines d’étoffes, de gazes, de pompons, comme ceux de la reine très chrétienne. Le goût fort naturel d’une jeune princesse pour la parure, comprimé longtemps dans la pauvreté relative du foyer paternel, soudainement réveillé au spectacle du luxe de Versailles, se donnait pleine carrière chez l’opulente grande-duchesse de Russie. Laissant à sa belle-mère le soin de réformer l’empire, elle se contentait de faire des révolutions dans la coiffure. Catherine châtia en vieille coquette cette coquetterie de jeune femme. Elle infligea à sa bru une de ces dures leçons de simplicité comme elle-même en avait tant reçu d’Élisabeth. Un oukase de boudoir proscrivit les falbalas, les blondes, les broderies françaises. La grande-duchesse, profondément affectée de la ruine de ses espérances, dut se soumettre ; mais n’est-il pas curieux de voir Catherine la Grande descendre à de si mesquines persécutions contre la jeune cour ? Telle était pourtant, malgré la correspondance pleine d’effusions que nous venons de parcourir, la situation faite à cette Marie Feodorovna qui devait donner à la maison de Russie quatre fils, dont deux empereurs, et cinq filles, dont une faillit devenir impératrice des Français et dont deux furent reines. Voilà la sévère dépendance où Catherine II maintenait cette future tsarine qui, après la mort tragique de Paul Ier, devait avoir sur son fils Alexandre une influence si fatale à la fortune de Napoléon Ier.


VI.

Ces petits-enfans dont Catherine II parle si souvent dans ses lettres, c’étaient les jeunes grands-ducs Alexandre et Constantin. Ils avaient, au commencement de ce voyage, l’aîné quatre ans et le cadet deux ans. Catherine paraît avoir été aussi tendre pour eux qu’elle était dure et défiante pour son fils. Sans doute elle ne voyait pas en Monsieur Alexandre, comme dans le grand-duc Paul, l’héritier légitime d’un trône qu’elle détenait peut-être injustement. Elle mit tous ses soins à leur éducation. Tant qu’ils furent entre les mains des femmes, elle voulut s’en occuper elle-même ; voici les bulletins que dans sa correspondance elle consacre à leurs progrès :

« Vos enfans m’ont suivi à l’Hermitage un dimanche qu’il y avait comédie, pendant laquelle ils ont joué dans les salles d’en haut ; mais, lorsque la comédie a été finie, ils se sont mis à danser des polonaises. Depuis ce jour ils sont à attraper des bals. Hier à la noce du comte Skavronski, ils ont dansé avec toutes les dames qu’ils ont pu attraper. Vous pouvez vous imaginer le plaisir qu’on a à voir des marmots jouer les grands garçons. » — « Vous observerez, s’il vous plaît, qu’Alexandre dicte lui-même ce qu’on écrit au crayon et qu’il couvre d’encre ; j’ai dit qu’on observe avec le cadet à l’avenir la même méthode, afin que vous receviez ce qu’ils disent, eux et non leurs entours. » — « L’aîné s’est fait montrer aujourd’hui sur le globe terrestre Vienne, Kief et Pétersbourg, pour, dit-il, voir la distance. Il épelle les syllabes à quatre lettres, et de son propre mouvement il donne deux ou trois heures par jour quelquefois à son A B C. La profondeur des questions de cet enfant est étonnante. Le cadet commence à parler fort distinctement et devient de jour en jour plus plaisant. » — « Vous rirez beaucoup de Constantin ; il est drôle à se tenir les côtes et devient fort joli. Il a un parler à lui qui est fort plaisant. Il prétend sentir les cerises où il y en a, et il vient renifler tous les jours chez moi pour en trouver. »

Il est toujours curieux de voir d’impériales grand’mamans traiter comme de bons petits diables des enfans destinés à mener un jour les grandes nations avec le sceptre et le glaive. Cet Alexandre « qui sautille sur un pied comme un oiseau » sera cependant le vaincu d’Austerlitz, de Friedland, de Borodino, le vainqueur de Leipzig, le conquérant de Paris. Ce Constantin qui vient flairer les cerises chez sa grand’mère sera un jour tragiquement mêlé à la crise suprême de la Pologne. Et déjà dans ces enfans aux joues roses, dont l’un commence à épeler et l’autre à balbutier, s’accuse la différence des caractères. Alexandre avec sa douceur, sa vive sensibilité, son intelligente curiosité, promet d’être l’accident heureux que l’on sait ; ce petit Constantin que l’impératrice tient sur ses genoux dans le traîneau, et qui était loin d’être aussi joli qu’elle voulait se le persuader ou le persuader à sa bru, s’annonce déjà comme un caractère tenace, obstiné et violent. Nicolas ne vint au monde que peu de mois avant la mort de Catherine II, et, de même que les soins maternels de la vieille impératrice ne s’étendirent pas sur lui, il n’eut point pour sa mémoire la reconnaissance, ou, si l’on veut, l’indulgence filiale des deux aînés.

Catherine II dit dans une de ses lettres que, Monsieur Alexandre devenant chaque jour plus questionneur, elle lui avait composé un petit écrit auquel il avait si bien pris goût qu’il se le faisait répéter tous les jours, et avait fini par l’apprendre par cœur. Un conte de Catherine, pour un âge plus avancé, commence par une description de la foire de Mittau en Courlande. Monsieur Alexandre y apprendra comment à ce marché important de l’empire accourent les négocians de la Prusse, de la Poméranie, de la Courlande. Cette foule s’écarte tout à coup pour laisser passer un bruyant équipage, entouré d’estafiers et de laquais, et dans lequel se prélasse un homme. C’est un des notables de la ville. À son propos s’engage un dialogue entre un marchand et son fils. Qu’est-ce qu’un notable ? qu’est-ce que la considération, qu’est-ce que l’estime ? Comment peut-on s’en rendre digne ? et comment peut-on estimer ceux qui sont morts depuis longtemps ? Pourquoi la mémoire de Titus, est-elle vénérée et celle de Domitien exécrée par des gens qui pourtant ne les connaissent point personnellement ? On devine l’application morale que le marchand tire de cette comparaison. C’est ainsi que Catherine II du même coup amusait et instruisait ses petits-fils, tout en les initiant à la géographie commerciale de l’empire et en leur faisant pressentir les grandes scènes de l’histoire de Rome ; c’est ainsi qu’elle s’arrachait aux soucis du pouvoir et aux passions absorbantes pour chercher d’ingénieux moyens d’éveiller ses petits-fils à la vertu et à la science, et que de ses mains victorieuses elle rédigeait l’A B C de la grand’mère et les Instructions pour le gouverneur des grands-ducs. Elle composait cette « bibliothèque alexandro-constantine » dont elle envoyait des spécimens aux altesses en voyage, et qui, ainsi qu’elle le dit elle-même, faisait le tour de l’empire et de l’Europe. Dans la pénurie où l’on était alors de bons livres pour l’enfance, elle eut même en 1784-88 les honneurs de la publicité à Berlin et à Stettin. Après les contes viennent les cahiers de préceptes moraux tirés de l’histoire ancienne et même de l’histoire russe. Catherine II y raconte avec de singuliers ménagemens la vie de cette sainte Olga qui, pour venger son mari, extermina en trahison le peuple des Drevlianes. Olga, que le moine Nestor nous représente dans sa barbarie native, sanguinaire et perfide comme une vraie fille des pirates normands, est fort humanisée dans le récit de Catherine. Sans doute elle arrête les députés drevlianes ; mais on n’ose pas dire qu’elle les ait fait brûler vifs dans un bain ou enterrer vifs dans une fosse. Si le feu prend à la bourgade de Korostène, c’est par accident et nullement parce que la princesse a lâché dans les greniers des pigeons et des moineaux avec des étoupes allumées. Catherine, comme on le voit, a voulu épargner à ses petits-fils les exemples de fourberie et de férocité dont abondent les temps barbares et les vieilles chroniques.

Cependant les jeunes grands-ducs étaient arrivés à l’âge, l’un de six ans, l’autre de quatre ; on leur nomma pour gouverneur un Soltykof, et pour précepteur Frédéric-Charles Laharpe. Le futur « directeur de la république helvétique » était alors un jeune homme de vingt-huit ans qui avait étudié la philosophie à Genève et le droit à Tubingue. Sur la recommandation du baron Grimm, il fut appelé à Saint-Pétersbourg vers 1782 pour y faire l’éducation des grands-ducs. Bientôt ce précepteur de princes s’émut et se réjouit à la première explosion de notre révolution. Il y vit une occasion pour sa patrie, le pays de Vaud, de secouer le joug de l’oligarchie bernoise ; il rédigea même la pétition par laquelle les Vaudois demandèrent à Berne le redressement de leurs griefs. Il fut déclaré banni, ses biens confisqués. À la cour de Russie, ses ennemis en profitèrent pour le représenter à l’impératrice comme un complice des jacobins. À la suite d’un manque d’égards dont il eut à se plaindre, « Catherine la Grande, comme il le raconte lui-même, rencontra un homme aussi fier qu’elle-même. » Il quitta la Russie, revint à Genève, puis à Paris, et engagea une lutte acharnée contre le patriciat bernois. Il finit par obtenir du directoire rentrée d’un corps de troupes françaises dans le pays de Vaud et la proclamation de la république lémanique, une pierre d’attente pour la république helvétique ; mais ses ennemis parvinrent à lui rendre la vie impossible en Suisse. Auprès du premier consul, il ne trouva qu’un froid accueil. Trop républicain pour certaines républiques, c’est encore en Russie, auprès de son ancien élève Alexandre, qu’il rencontra en 1801 le plus de sympathies. Plus tard, en 1814, il le revit à son passage victorieux à travers l’Europe, et obtint de lui l’indépendance des cantons de Vaud et d’Argovie. Il vécut en Suisse d’une pension russe, et y mourut en 1838. La Société impériale ayant appris récemment qu’il se trouvait dans les papiers laissés par lui un certain nombre de lettres d’Alexandre, de Constantin et d’autres membres de la famille impériale, fit des démarches auprès d’un de ses parens, M. Monod. Une lettre du grand-duc héritier d’aujourd’hui obtint la cession, de ces précieux autographes ; ils ont été publiés dans le cinquième volume de la Société.

Catherine n’avait pu achever la bibliothèque d’éducation destinée à ses petits-fils ; elle chargea Laharpe de la continuer. Les cahiers qui la composent, et qui sont pour la plupart de la main d’Alexandre, sont conservés en trois cartons au ministère des affaires étrangères de Russie. Quatre cahiers sont-consacrés à des extraits de l’Instruction sur le nouveau code publiée par l’impératrice ; ils sont un hommage au génie de la souveraine, en même temps qu’une utile introduction pour ses petits-fils aux questions législatives de leur temps. L’histoire contemporaine figure aussi fort honorablement dans ce programme d’enseignement : dix-sept fascicules en langue française renferment des renseignemens historiques et statistiques : 1o sur la Pologne jusqu’à l’avénement de Stanislas Poniatovski ; 2o sur la Prusse, jusqu’à la mort de Frédéric II ; 3o sur le Danemark et les autres pays voisins. En outre le futur empereur était tenu de rédiger un journal des occupations de la semaine ; mais ce qui caractérise le mieux le système d’éducation suivi par Laharpe avec ses élèves impériaux, ce sont les cahiers renfermant les hauts faits du grand-duc Alexandre dans sa treizième année et les archives de honte du grand-duc Alexandre. Voilà un mot bien fort assurément pour un enfant de sept ans ! Avec ces « archives de honte » et les papiers provenant de M. Monod, nous allons esquisser les rapports qui s’établirent entre le maître et ses disciples. M. Saint-René Taillandier, dans son étude sur les mémoires du landgrave Charles de Hesse[7], a déjà signalé ici même la rude éducation que ces républicains de Suisse, presque tous élèves de Rousseau, imposaient aux futurs souverains. Ils s’attachaient avant tout à dompter l’orgueil, à humilier les préjugés de la naissance et du rang. « Ne vous imaginez rien de ce que vous êtes des princes, disait leur gouverneur Sévery aux jeunes landgraves de Hesse ; sachez que vous êtes de la même boue que les autres, et que ce n’est que le mérite qui fait les hommes. » C’était cette morale que Laharpe mettait en action. Lorsque Alexandre avait commis quelque faute, il l’obligeait à s’en accuser par écrit et à déduire les raisons inavouées pour lesquelles il se croyait le droit d’être paresseux ou négligent :

« Au lieu de m’encourager et de redoubler d’efforts pour profiter des années d’études qui me restent, je deviens chaque jour plus nonchalant, plus inappliqué, plus incapable, et m’approche chaque jour davantage de mes pareils qui pensent sottement être des perfections par cela seul qu’ils sont princes. À treize ans, je suis aussi enfant qu’à huit ; et plus j’avance en âge, plus j’approche de zéro. Que deviendrai-je ? Rien, selon toutes les apparences. Les hommes sensés qui me salueront hausseront de pitié les épaules et riront peut-être à mes dépens, parce que je n’aurais pas manqué d’attribuer à mon mérite distingué les égards extérieurs qu’ils auront marqués pour ma personne. C’est ainsi qu’on encense une idole en riant d’une pareille comédie. » — « Moi, soussigné, ai menti, pour couvrir ma paresse et me tirer d’affaire, en prétendant n’avoir pas eu un moment pour exécuter ce qui m’était prescrit depuis deux jours, tandis que mon frère a exécuté les mêmes choses et dans le même intervalle de temps. Par contre, j’ai baguenaudé, bavardé et me suis conduit, depuis le commencement de la semaine, en homme destitué d’émulation et insensible à la honte et aux reproches. Je me console au reste en étant persuadé que j’en saurai toujours autant que les hommes de ma condition, que je ne voudrais pas offenser en acquérant trop de connaissances. » — « Je suis table rase pour tout ce qui est émulation et désir d’apprendre, et, pourvu que j’aie à boire et à manger, que je puisse jouer comme un enfant de six ans et bavarder comme un perroquet, je ne suis en peine de rien. Je serai toujours assez habile ; pourquoi me donnerais-je la peine de le devenir ? Les princes tels que moi savent tout sans avoir rien appris. »

Quelquefois, après une faute plus grave, on donnait plus d’éclat au châtiment, — témoin les deux documens suivans :

« Le grand-duc Alexandre, s’étant oublié au point de dire des choses malhonnêtes, a été renvoyé, et, pour lui rappeler que la malhonnêteté est inexcusable, on a suspendu le présent papier dans sa chambre d’étude comme un monument propre à l’honorer. » — « Le grand-duc Alexandre a si mal lu et avec si peu d’attention qu’on a été réduit à le faire épeler comme un enfant de huit ans… Ce second monument est suspendu comme une preuve. »

Les deux pancartes sont de la main du rival de Napoléon, obligé de rédiger lui-même sa propre sentence, et aux déchirures, aux traces de pain à cacheter qu’on trouve au revers de l’original, on voit que la peine de l’affichage n’est pas restée une vaine menace. Fort doux de caractère, Alexandre s’obstinait parfois à raisonner avec le maître. On lui imposait alors pour punition, — on pourrait aussi bien dire pour pénitence, — d’écrire lui-même la conversation afin de bien se rendre compte de l’inanité de ses raisons.

Un peu plus tard, — nous sommes en 1794, — Alexandre s’émancipe. Il a dix-sept ans ; il est marié à une princesse de Bade. Les exigences de la cour, les préoccupations de sa vie nouvelle, troublent ce jeune père de famille dans l’accomplissement de ses devoirs d’écolier. C’est alors qu’il pouvait écrire à son maître : « Mon cher monsieur de Laharpe, je vous demande un million de pardons ; je suis obligé encore aujourd’hui de vous faire fau bon. J’espère que vous l’excuserez, car cela provient de ce que ma femme ne se porte pas trop bien et qu’elle a été obligée de prendre médecine. Je vous prie : à une autre fois ! Je conte d’autant plus sur votre indulgence que vous êtes aussi un homme marié, par conséquent connaissez les soins qu’il faut avoir pour sa femme. » Une sincère amitié s’était établie entre le grand-duc et son précepteur. La disgrâce de Laharpe en 1794 mit en lumière l’excellent cœur, l’expansive et généreuse nature d’Alexandre. Il se jeta en sanglotant au cou de son ami. Pour se dérober à son étreinte et à ses larmes, celui-ci fut obligé de dire qu’il craignait lui-même d’être compromis par cette manifestation. L’absence ne put interrompre leur correspondance ; mais, par crainte du cabinet noir, Alexandre ne faisait jeter ses lettres à la poste que de l’autre côté de Berlin. « Vous me manquez d’une manière terrible, écrivait-il ; chaque lieu me retrace votre souvenir, la rue Anglaise surtout ; aussi c’est la promenade la plus fréquente que je fais et qui m’attendrit toujours. »

Le caractère de Constantin était fort différent de celui d’Alexandre. « Il me cause souvent du chagrin, écrivait son aîné en 1796 ; il est plus chaud que jamais, très volontaire, et ses volontés ne coïncident pas souvent avec la raison. Le militaire lui tourne la tête, et il est brutal quelquefois avec les soldats de sa compagnie. » On eût pu pressentir dans cet écolier le despotique lieutenant du royaume de Pologne. Les types de Pierre III et de Paul Ier se reproduisaient en lui dans ce qu’ils ont de peu sympathique. Tandis qu’Alexandre, dans ses premières années, s’accusait à Laharpe de paresse, de frivolité, de vanité, c’est l’opiniâtreté, l’entêtement, ce sont les propos grossiers, les maximes brutales, qui reviennent le plus souvent dans les archives de honte de Constantin. « Comme j’étais malhonnête, lui fait-on écrire en 1790, on me reprit en me disant que j’étais un petit garson, ce dont j’étais si ofancé que je répondu fort hardiment que j’étais prince ; mais à peine ai-je fini qu’on a éclaté de rire, et j’ai senti en effet que j’avais dit une grande sottise. » — « À douze ans passés, je ne sais rien, pas même lire. Être grossier, malhonnête, impertinent, voilà à quoi j’aspire. Mon savoir et mon émulation sont dignes d’un tambour d’armée. » Ses théories sur la discipline militaire révoltaient le bon sens et l’humanité de Laharpe. Ils eurent un jour sur l’obéissance passive une discussion qui n’a pas perdu de son intérêt : Constantin, sans qu’on l’en priât, avait émis cette belle maxime, que « tout ce que le commandant ordonne à son subordonné doit être exécuté, fût-ce une atrocité ; » à son avis, « un officier était une pure machine. » Laharpe, pour lui faire honte, l’obligea à déduire par écrit les conséquences nécessaires de ses axiomes : un officier qui ordonnait de faire feu sur les passans devait donc être ponctuellement obéi ; l’officier qui recevait de son commandant l’ordre exprès de commettre une infamie était punissable, s’il osait seulement requérir une explication ou témoigner le moindre doute ; l’instruction, le raisonnement, les sentimens d’honneur et de droiture, étaient choses nuisibles au maintien d’une bonne discipline. Jamais un officier ne doit faire usage de son bon sens et de ses lumières ; moins il aura d’honneur, et mieux il vaudra ; « mais, ajoute Laharpe, j’ai essayé vainement de présenter à monseigneur quelques réflexions sur l’inconvenance d’énoncer avec si peu de retenue des maximes qui feraient mal juger de son cœur, et je l’ai prié de m’en éviter à l’avenir la répétition. » Pourtant la correspondance de l’âne Constantin, comme le grand-duc s’intitule lui-même plaisamment, se continua avec son maître Laharpe jusqu’en 1829. Il s’y retrouve souvent trop semblable à lui-même. Ses appréciations de 1828 sur l’indépendance de la Grèce sont presque dignes de ses maximes de 1794 sur la discipline militaire. « J’avoue, écrit-il à son maître, que, tout en plaignant les Grecs, je ne trouve pas leur cause juste, et je ne puis admettre l’émancipation d’un peuple par la révolte de son voisin… La justice restera toujours justice ; elle est immuable. Les Grecs sont un pays conquis par le droit des armes et reconnu aux Turcs par des traités. » Son système évidemment, c’était l’obéissance passive, — même en politique.


VII.

Au souci de l’éducation de ses petits-fils vint bientôt s’en joindre un autre pour Catherine II : celui d’établir ses petites-filles. Alexandra Paulovna avait treize ans en 1796. C’est à ce moment que se place la négociation pour le mariage suédois[8]. Gustave III, dans ses dernières années, s’était rapproché de son ennemie Catherine II afin de se concerter avec elle pour une croisade contre la révolution. Il était mort assassiné. Le duc de Sodermanie, régent pendant la minorité de Gustave IV, effrayé de ce régicide qui resta impuni, se rejeta du parti des bonnets vers celui des chapeaux, et parut même disposé à une alliance avec le directoire ; toutefois, comme il n’osait encore rompre avec la Russie, il reprit une idée de Gustave III et mit en avant un projet de mariage entre le jeune roi et la grande-duchesse Alexandra. Le régent n’avait voulu, en présentant cet appât à Catherine II, que gagner du temps ; mais l’impératrice se passionna pour cette idée. Du côté des Suédois, ce n’était qu’une insinuation ; elle en fit l’objet d’une communication diplomatique. Le cabinet de Stockholm se trouva très embarrassé. Refuser, c’était peut-être courir à une guerre avec la Russie, et l’expérience du dernier règne n’était pas, en cette hypothèse, très rassurante. Accepter, c’était peut-être provoquer une rupture avec la république et l’embargo sur les vaisseaux suédois dans tous les ports français. Divers incidens virent tour à tour compliquer la situation ont ajourner la solution. La découverte en Suède d’une conspiration contre le régent acheva de tout gâter : le principal coupable était Armfelt, chef du parti russe. Il trouva un asile en Russie, et Catherine II refusa de livrer un homme qui s’était compromis pour elle. Dès lors il ne fut plus question des négociations commencées. L’ambassadeur de France à Stockholm profita de l’irritation du régent pour proposer une nouvelle fiancée, une cliente de la république : la princesse de Mecklembourg. Le duc de Sudermanie entra si passionnément dans ses vues que l’on fit bientôt, dans toutes les églises de Suède, des prières publiques au nom de l’Allemande. Le parti français triomphait à Stockholm ; l’ambassadeur de Catherine, Roumantzof, trouva bientôt la situation intenable et demanda son rappel ; la Suède était en proie à une fermentation belliqueuse. Le régent prenait une attitude provocatrice, et dépêcha un ambassadeur tout exprès pour notifier à la tsarine le mariage mecklembourgeois. Celle-ci avait signifié de son côté qu’elle ne recevrait pas l’envoyé. M. Geffroy[9] a déjà raconté à quels expédiens eut recours le malheureux diplomate, partagé entre la crainte de désobéir à son gouvernement et celle d’affronter le courroux de Catherine, pour éviter un éclat et peut-être une rupture. Il se fit verser par son cocher et transporter, enveloppé de linges, à Vyborg. Déjà les troupes russes se massaient sur la frontière de Finlande. Tout annonçait une guerre inévitable. C’est alors que l’impératrice fit partir pour Stockholm le général de Budberg, non pas en qualité d’ambassadeur, mais comme un simple voyageur chargé de lui transmettre des renseignemens.

Naturellement Budberg n’était pas le bienvenu. Il vivait à Stockholm dans l’isolement le plus humiliant ; les courtisans le fuyaient, et personne ne parlait même de le présenter au roi. Il eut pourtant la chance de rencontrer un Suisse qui connaissait personnellement un des professeurs du roi. Il apprit par lui la répugnance de Gustave pour le mariage allemand, et sur cet indice favorable dressa tout son plan de campagne. Il n’avait qu’à se tenir coi pour éviter quelque affront en attendant que la terreur des armes russes forçât les Suédois à lui faire des propositions. Maintenant on ne voudrait même pas l’écouter ; bientôt on en viendrait à le supplier. L’impératrice approuvait complétement son attitude : « le meilleur était de ne rien avoir à faire à ces gens-là aussi longtemps que le scélérat gouvernerait la Suède. » Le scélérat, c’était le comte Reuterholm, premier ministre du régent, qu’elle appelle aussi le vizir ou le jacobin Reuterholm. Catherine affectait d’ailleurs à cette époque de confondre avec Robespierre tous les ennemis de sa politique. Jacobins, les Suédois qui n’entendaient pas que la Russie fût maîtresse chez eux ; jacobins, les Polonais, bien que, pour sauver leur patrie, ils voulussent fortifier le pouvoir royal, et jacobin aussi le sultan de Constantinople ! Budberg abondait dans ces idées. « On emploie mille moyens coupables, écrivait-il, pour venir à bout du roi : la franc-maçonnerie n’est pas un des moins utiles pour venir à ce but. On a tenu le jeune roi, il y a quelques jours, en loge jusqu’à cinq heures du matin. De plus en plus on l’entraîne dans les principes d’illumination. » Gustave IV paraissait cependant avoir confiance entière dans son gouvernement. « Adressez-vous au duc, disait-il à ceux qui l’entretenaient des intentions maternelles de Catherine ; j’accéderai à ses vues et à ses mesures, car, encore que l’impératrice soit ma parente et me veuille du bien, comme on me l’assure, le duc m’est plus proche, et je lui ai de plus grandes obligations. »

La position de Budberg à Stockholm ne s’améliorait point. « Personne n’ose lever la tête, écrivait-il, aucun Suédois n’a le courage de s’approcher de nous ; plusieurs membres du corps diplomatique ne croient également pas pouvoir se mettre au-dessus de la plate et ridicule crainte de déplaire au ministre prépondérant en fréquentant ma maison. » Reuterholm avait pénétré ses intentions, et l’ami suisse de Budberg reçut l’ordre de continuer ses voyages. La France et le Danemark poussaient au mariage avec la princesse de Mecklembourg. Décidément il fallait appuyer, insister sur le seul moyen qu’on eût encore de réduire les Suédois. On devait accumuler les préparatifs, parler plus haut, — au lieu de livrer Armfelt, exiger le renvoi de Reuterholm. Ces manœuvres réussirent assez bien, et Budberg put écrire à sa souveraine que, sous l’influence de ses armemens, le régent et son ministre avaient essayé d’entrer en explication avec lui, mais qu’il avait repoussé avec dédain leurs ouvertures. Alors le duc de Sudermanie se décida à écrire à l’impératrice une lettre autographe, où il invoquait les liens du sang, l’ancienne amitié, les traités. Il s’engageait à n’entretenir avec les Français qu’autant d’amitié qu’il en faudrait pour conserver la paix. Enfin, abordant le point délicat de la situation, il donnait sa parole d’honneur que le mariage du roi avec la princesse de Mecklembourg n’aurait pas lieu « pendant le temps qu’il avait encore à tenir les rênes de l’état. » On invitait Budberg au grand couvert, on offrait de le présenter au roi. Le Hoc, envoyé de la république, recevait ses audiences de congé. Les rapports de Budberg caractérisent assez bien le progrès de l’humilité suédoise et de la hauteur russe. « D’après ce que je sais maintenant, écrit-il à propos de Reuterholm, j’ai lieu de croire que cet homme violent n’est ni Russe ni républicain français, mais tout simplement dominé par une ambition féroce qui lui fait épouser avec chaleur tout parti où il croit trouver pâture pour ses passions. Ne lui ayant pas permis de venir chez moi, quoiqu’il me l’ait fait demander par deux reprises, je ne puis juger de lui que d’après ce qu’on m’en a dit. » Les réponses de Catherine, même celles destinées à être montrées au régent, sont sur le même ton. « Je diffère, écrit-elle, de répondre à la lettre de mon cousin le régent… J’approuve les assurances que vous avez données de ma facilité à oublier les offenses qu’on me fait toutes les fois que j’aperçois des intentions sincères de les réparer et de n’y plus revenir ; mais il me faut des preuves palpables de ces dernières. » Et la seule preuve palpable qu’elle en admît, c’était qu’on hâtât le mariage russe. « Je tiens d’autant plus à cette idée, ajoutait Catherine avec un mélange d’orgueil maternel et d’orgueil impérial, que, sans me laisser aveugler par ma tendresse pour ma petite-fille, en la donnant pour reine à la Suède je lui fais le plus beau présent que l’on puisse faire au roi et au royaume. » Tout d’abord elle entendait que Gustave vînt à Saint-Pétersbourg ; si on lui objectait les lois fondamentales qui défendaient au souverain de sortir de ses états, elle répondait que la minorité du prince est « abrégée, aux yeux de tout le monde, par ce qu’on sait de la maturité de son jugement et des progrès de son âge, avancés par un heureux naturel et les soins de son éducation. » On voit pourtant que Budberg s’efforçait de ne lui laisser, sur le mérite transcendant du monarque suédois, aucune illusion.

Vers cette époque, Budberg fut appelé à Saint-Pétersbourg pour s’entendre avec l’impératrice. Son départ produisit une vive émotion dans l’opinion suédoise, qui commençait à goûter les avantages de la paix entre les deux empires. Le duc de Sudermanie écrivit à la tsarine pour la prier de renvoyer le plus vite possible Budberg à Stockholm, s’engageant à donner à la Russie pleine satisfaction. L’ambassadeur fut reçu cette fois avec une cordialité qui contrastait avec la froideur et la mauvaise volonté des premiers jours. Quant à Reuterholm, il avait fait volte-face complète : la Russie dut se résigner à voir en lui un de ses partisans les plus dévoués. — Catherine II s’impatientait de tout délai. Enfin Budberg put annoncer à sa souveraine le prochain départ du roi et du régent sous les noms de comtes de Haga et de Wasa. Il demandait à rester à son poste d’ambassadeur à Stockholm. « La nécessité vraiment impérieuse de ne pas abandonner pendant l’absence du roi et du régent les intérêts de ces princes aux machinations et à l’esprit remuant des malveillans du pays, encouragés par le concours des intrigues étrangères, commande les plus grandes précautions. Ce n’est qu’en les surveillant sans relâche qu’on peut assurer la tranquillité à cet état et à son souverain. » Ainsi la légation de la Russie se chargeait de maintenir l’ordre en Suède : l’ambassade se changeait en un protectorat.

Gustave IV avait été l’objet des prévenances de l’impératrice, et toute la société prenait modèle sur elle. Catherine s’efforçait de mettre en lumière les belles qualités qu’elle se plaisait à prêter au comte de Haga. Cette lumière ne lui était pas toujours favorable. Hautain, mélancolique, taciturne, sa dissimulation naturelle s’augmentait encore des incertitudes de sa politique. La beauté de la grande-duchesse Alexandra parut faire une vive impression sur cette âme resserrée et impénétrable, cuirassée d’ennui et de défiance. Catherine écrivait toute joyeuse à Budberg que le comte lui avait formellement demandé la main de sa petite-fille, et même l’avait priée « de sonder la grande-duchesse si elle n’avait pas de la répugnance pour lui ; » mais, quand on en vint à discuter sérieusement les articles du mariage, les difficultés commencèrent. C’était le prétendu amoureux qui était le plus ardent à les soulever, tandis que le régent et les seigneurs de Suède semblaient travailler à les apaiser. Catherine entendait que sa petite-fille restât fidèle à la religion orthodoxe ; Gustave exigeait qu’elle embrassât le luthéranisme. Le roi invoquait les lois de son état ; l’impératrice trouvait autant de bonnes raisons pour empêcher la conversion de sa petite-fille au protestantisme qu’Élisabeth en avait trouvé pour lui persuader à elle-même de se convertir à l’orthodoxie. Lors des mariages de Pierre III, Paul Ier, Alexandre, Constantin, avec des princesses allemandes, on avait fait sonner bien haut que la religion grecque et celle de Luther ne différaient que dans la forme ; aujourd’hui que ce n’était plus d’une pauvre fiancée allemande qu’il s’agissait, Catherine II déclarait « qu’il ne convenait pas à une princesse de Russie de changer de religion. » Elle suppliait Gustave, au nom de Dieu, de ne pas troubler son bonheur et celui de sa fiancée en y mêlant de la théologie. Le roi paraissait touché et remerciait la tsarine avec un semblant de chaleur. Il devenait plus empressé tous les jours, écrivait-elle à Budberg, et souhaitait de voir aussi souvent qu’il pouvait la grande-duchesse Alexandra. » Enfin Catherine crut le moment venu de proposer qu’on fit les fiançailles selon le rite russe. Le régent, chargé d’en parler au roi, revint dire que son neveu y consentait. On fixa le jour, on fixa l’heure. Le jeudi 11/24 septembre 1796, les représentans des deux parties étaient rassemblés. On n’attendait plus que le roi et le régent. Tout à coup intervient un vrai dénoûment d’opéra comique. Le fiancé refuse de comparaître et ne veut plus entendre parler de fiançailles. Ce fut un éclat terrible. Toute l’après-midi, jusque dans la nuit, Catherine la Grande attendit. On ne lui apporta que de « mauvaises défaites. » À dix heures du soir, elle congédie la cour, qui « attendait l’issue de cette farce. »

Que s’était-il donc passé ? Nous le voyons par les papiers de Budberg. Catherine avait voulu faire signer au roi l’engagement formel de laisser à sa femme le libre exercice de sa religion. Gustave, soit qu’il se trouvât froissé de cette marque de défiance, soit qu’il eût des arrière-pensées de prosélytisme ou d’intolérance, refusa obstinément. Il écrivit que sa parole devait suffire et que tout autre engagement était superflu. C’était une grande maladresse que d’avoir mis en un tel point un caractère aussi opiniâtre. Catherine put bientôt se rendre compte de sa faute.

« Le lendemain 12 septembre, le régent et le roi me firent demander de venir me voir. Je les admis dans mon intérieur. Je vis le régent au désespoir. Pour le roi, je le trouvai raide comme un piquet. Il remit sur une table mon écrit, je lui proposai d’y faire un changement comme on le lui avait proposé la veille ; mais jamais ni les raisons du régent, ni les miennes, ne purent l’y résoudre. Il répétait continuellement les paroles de Pilate : ce que j’ai écrit, je l’ai écrit ; je ne change jamais ce que j’ai écrit. Avec cela, il était impoli, entêté et opiniâtre comme une bûche, et même ne voulant ni parler, ni entendre parler. Le régent lui parlait souvent en suédois et lui représentait la conséquence de son opiniâtreté ; mais j’entendais qu’il lui répondait avec colère. Enfin au bout d’une heure ils s’en allèrent fort brouillés l’un contre l’autre et le régent pleurant aux sanglots. »

Du moins pouvait-on faire quelque fonds sur l’espèce de passion témoignée par le roi pour Alexandra ? Hélas ! Catherine fit une découverte qui lui causa la plus comique indignation. Le Suédois avait bien abusé de ses entretiens avec la jeune fille, mais d’une façon assez inusitée. L’amoureux n’était qu’un convertisseur ! « J’ai approfondi ce que c’était que ces entretiens ! s’écrie l’impératrice avec colère, et il s’est trouvé que, loin de l’entretenir de son penchant, ses discours roulaient sur la religion. Il tâchait de la convertir à la sienne dans le plus grand secret, prenant d’elle promesse de n’en parler à âme qui vive. Il voulait, disait-il, lire la Bible avec elle et lui expliquer lui-même les dogmes. Elle devait communier avec lui le jour où il la ferait couronner, ils m’ont fait l’honneur de me prendre pour une sotte aisée à duper ; tandis que l’on arrangeait le traité, le roi lui-même travaillait à pervertir dans le plus grand secret, sur le point de religion, ma petite-fille même ! À présent l’on dit que le roi n’est fâché de rien plus que de ce que ses travaux apostoliques ont été interrompus. » Gustave IV resta toujours l’homme que nous dépeint Catherine. Lors de son second mariage, le soir de ses noces, il fit lire à la reine le livre d’Esther et lui déclara qu’il entendait, comme Assuérus, être maître dans son palais. Plus tard, nous dit M. Geffroy, il faisait doctement l’application de l’Apocalypse aux événemens du siècle ; il voyait dans Napoléon « la bête » et dans les alliés, les « cavaliers fidèles et véritables. » Une fois revenue sur le compte de celui qu’elle avait voulu croire amoureux de sa petite-fille, et dont elle se déclarait elle-même presque amoureuse, Catherine II le vit avec plus de défauts qu’elle ne lui avait prêté gratuitement de qualités ; de son mépris perspicace, comme mère, comme souveraine, comme femme, elle perça à jour sa nullité. Elle prit bientôt en aversion tous les Suédois. La jalousie réciproque du roi et du régent faisait à leurs hôtes une situation impossible. Gustave était mécontent que la tsarine eût embrassé son oncle ; le duc prenait de l’ombrage dès qu’elle parlait bas à son neveu. Il donnait à entendre qu’il craignait même pour sa tête l’issue de l’affaire. Un rival, Fleming, précisément par ce qu’il avait de moins séduisant, faisait des progrès rapides auprès du roi : « ils ont de commun, disait Catherine, un grand fonds de mélancolie dont l’un ne sort jamais et l’autre fort rarement. » Leur suite, quoique bien aise d’être fêtée, montrait de la raideur et de la morgue, ils trouvaient toujours, sur tout ce qu’ils voyaient, quelque comparaison désobligeante à faire. Ils assuraient que la salle de Saint-George ressemblait à une certaine église de Stockholm, que le théâtre de l’Hermitage rappelait celui de Gripsholm. Catherine demandait à Budberg des renseignemens sur cette église et sur ce théâtre. Et Budberg, blessé, lui aussi, dans son amour-propre de Russe par l’outrecuidance des étrangers et le mépris qu’on a fait de sa grande-duchesse, trouve de l’esprit pour se moquer des Suédois. Le théâtre de Gripsholm est dans une prison : les colonnes sont toutes dédorées ; les bancs sont rongés des rats et des souris. Il n’y a pas d’église à Stockholm qui ressemble à « la belle salle de Saint-George. » Il décrit les fêtes ridicules qui doivent célébrer le retour du roi, les illuminations projetées pour lesquelles on ne trouve pas d’argent, les nymphes qui sortiront de la grotte de Zoroastre pour lui prédire un brillant avenir, les sylphides qui le régaleront de leurs danses, et dont l’une pourrait bien accoucher au milieu des chœurs, etc.

Tout ce badinage du digne ambassadeur ne put guérir la mortelle blessure qu’avait reçue l’orgueil de sa maîtresse. C’est peu de mois après l’humiliant échec de cette négociation que Catherine II tomba frappée d’apoplexie. Les succès de la république avaient été pour beaucoup dans les soucis qui attristèrent ses dernières années. Nous avons vu qu’elle avait peu d’affection pour la France monarchique ; la France révolutionnaire ne pouvait trouver grâce à ses yeux. Seulement, comme celle-ci apparaissait plus formidable sur la scène du monde, Catherine II passa bien vite du dédain à la haine. Les sarcasmes de 1782 font place à de virulentes imprécations, comme celle que, dans le cours de ses négociations avec la Suède, elle fulmine contre le directoire :

« Vous pouvez dire aux Suédois, écrivait-elle en 1796, qu’un des symptômes d’aveuglement le plus parfait, c’est cette disposition inconcevable à se laisser leurrer par la rêverie que le soi-disant gouvernement de France puisse être stable. C’est se bercer d’une chimère. L’évidence existe que la horde des brigands régicides ne peut conclure de traité qu’elle puisse tenir. Un parti ne voulant jamais ce que l’autre veut ; ils ne peuvent pas même faire leur propre paix sans signer leur perte. La paix générale ne peut entrer dans leurs calculs ; ils ne la peuvent pas vouloir jamais sérieusement malgré toutes les simagrées pacifiques qu’ils font pour leurrer leur peuple soi-disant souverain, qu’ils tiennent sous la verge de la plus atroce tyrannie. Que deviendraient ces scélérats, ces criminels envers Dieu, leur roi et leur nation, au reflux des armées dans l’intérieur ? »

La haine ne nuit pas ici à la clairvoyance. Toutefois, en attendant l’accomplissement de sa prophétie sur le reflux des armées à l’intérieur, la « horde des brigands régicides » reportait chez les rois coalisés la guerre qu’on avait voulu faire à la liberté. Cette république, contre laquelle Catherine II avait voulu organiser une croisade de têtes couronnées, avait vaincu l’Allemagne, envahi l’Italie, conquis la Hollande, imposé la paix à la Prusse et à l’Espagne, et contre l’obstination autrichienne suscité ce jeune général dont la gloire naissante remplissait déjà l’Europe de rumeurs.

Quel étrange spectacle que celui des dernières années de Catherine II ! On peut le dire, elle se reposait sur ses lauriers. Elle comptait presque autant de victoires que Frédéric II, et possédait plus de puissance réelle. Elle avait commencé la ruine de l’empire turc, démembré la Pologne, réduit au troisième rang des puissances cette même Suède qui avait failli briser l’essor de Pierre le Grand. Elle obligeait l’empereur romain à compter avec elle, faisait du vainqueur de Rosbach son complaisant, étendait son protectorat sur toutes les cours secondaires de l’Allemagne, ne voyait plus de rival digne d’elle que cette odieuse république française. Les trophées des batailles suédoises, polonaises, ottomanes, tapissaient les églises de Saint-Pétersbourg. Une femme réunissait la triple gloire de conquérante, de fondatrice de villes et de législatrice. L’envers, de cette splendeur, c’était la cour avec ses intrigues mesquines, méprisables. C’est l’époque où Catherine a rejeté toute mesure. Dans les amours de sa jeunesse, il y avait du moins l’excuse de la passion, une décence relative, une fidélité presque conjugale. Les grâces de Soltykof, la beauté de Poniatovski, l’héroïsme des Orlof, l’originalité et le génie barbare de Potemkine, excusaient d’impériales faiblesses. Ses amans commandaient sa flotte à Tchesmé ou ses armées sur le Danube. Parmi ceux qu’elle admettait à ses faveurs, plusieurs méritèrent de partager sa gloire dans la postérité ; mais maintenant c’est le règne des officiers subalternes, des Serbes, des Cosaques. La retraite d’un favori commençait à être liquidée d’après des données certaines ; on savait d’avance combien d’âmes de paysans ou de liasses de papier-monnaie aideraient à le consoler. Les ambassadeurs étrangers égaient de détails scandaleux la gravité de leur correspondance diplomatique. Et parmi les déportemens de cette cour corrompue on voit errer comme une ombre attristée le fils de cette femme, l’héritier légitime de ce trône réduit à se chercher des amis parmi ceux qui décriaient sa mère, à applaudir, en haine d’Orlof, au choix d’un Vassiltchikof, à voir un Zoubof se mêler aux négociations pour le mariage de sa fille. Le grand-duc et sa digne compagne sont jalousement tenus au second plan, sans aucune influence sur les affaires. Les aménités dont Catherine sème sa correspondance ne doivent pas faire illusion : dans son fils, elle retrouvait son mari, plus qu’elle n’eût voulu ; en lui, elle craignait l’homme qui lui succéderait un jour tout naturellement et qui pourrait bien ne pas vouloir attendre ce jour ; peut-être, dans cette défiance contre un prétendant à son trône et contre le futur vengeur de Pierre III, son génie de souveraine, son patriotisme de Russe, devinait-elle l’héritier incapable qui compromettrait son œuvre et se perdrait lui-même. Par un nouveau conteste, toute son affection, toute sa sollicitude, étaient pour les enfans de ce fils si froidement traité. Elle faisait mieux que de s’abandonner à sa tendresse pour Alexandre et Constantin : elle veillait sérieusement, fermement à leur éducation ; elle était une admirable grand’mère. Toutes les contradictions se rencontrent à la fois pour faire de son foyer, de sa cour, l’étonnement de l’histoire. Comment se la représenter presque en même temps recevant les drapeaux conquis sur le Danube et en Finlande, réunissant à son empire la Pologne et le Caucase, créant des colonies, réformant les lois, et, au moment de fonder un institut pour les filles de la noblesse russe ou de composer un conte moral pour ses petits-fils, s’affichant à plaisir avec un officier illettré, dont sa faveur va faire un comte ? Il faudrait, comme on l’a dit, « la plume d’un Procope » pour peindre cette cour de bas-empire ; mais il faudrait le génie d’un historien de premier ordre pour raconter dignement ce grand règne.

Alfred Rambaud.
  1. Par sa mère Anna Pétrovna, mariée à Charles-Frédéric, duc de Holstein-Gottorp.
  2. J’en citerai quelques lignes pour donner une idée de cette bigarrure de mots français et allemands : « nicht in familiarité oder badinage zu entriren, sondern allezeit einigen égard sich mœglichst conserviren — In keine Regierungs-sachen zu entriren um den Senat nicht aigriren. »
  3. Janvier 1766. Sbornik istoritcheskago obchtchestva, t. Ier, p. 280.
  4. La Cour de Russie il y a cent ans, extrait des dépêches des ambassadeurs anglais et français. Leipzig et Paris, 1860.
  5. Boutaric, Correspondance secrète inédite de Louis XV sur la politique étrangère.
  6. C’est à l’occasion de sa mort tragique que Catherine écrit en 1764 à Panine : « Quant au prisonnier sans nom, faites-le enterrer à Schlüsselbourg, chrétiennement, mais sans éclat… Je désire que cette nouvelle n’arrive pas trop vite dans la capitale. »
  7. Voyez la Revue du 1er décembre 1865.
  8. D’agrès les papiers communiqués par le baron A. Ph. de Budberg, neveu du général de Budberg, l’un des négociateurs du mariage. Recueil de la Soc. D’hist. de Russie, t. IX.
  9. Des Intérêts du Nord Scandinave dans la question d’Orient, dans la Revue du 15 février 1855.