L’Impunité de groupe
L’Impunité de groupe
ujourd’hui l’action individuelle est remplacée par l’action collective. Sur le terrain économique, politique, moral et social, tout se fait par masses, par groupes. Sur le terrain industriel, ce sont les syndicats financiers et ouvriers ; en politique, ce sont les comités et les ligues ; sur le terrain
social et moral, ce sont les administrations officielles, les corps constitués, les clans mondains, les églises et les chapelles de tout genre, avec leurs mots d’ordre, leurs disciplines concertées d’admirations et de réprobations convenues, leurs préjugés et leurs morales de groupe.
La Pensée même, l’ombrageuse et solitaire Pensée, s’embrigade et n’a plus d’audaces que sous les plis d’une bannière qui précède les penseurs comme le fanion orné de couronnes et de médailles s’avance en tête d’un Orphéon ou d’une Société de gymnastique. Partout l’initiative individuelle est négligée, méprisée, suspectée. Il faut être plusieurs pour agir ; plusieurs pour prendre une décision, plusieurs pour oser penser ou parler. — Aujourd’hui plus que jamais malheur à l’isolé !
L’individu, pris dans le réseau compliqué de nos liens sociaux n’échappe à une maille qui commençait à l’enserrer que pour s’emprisonner aussitôt dans une autre.
Initiative et responsabilité vont de pair. L’éclipse de l’initiative individuelle entraîne l’éclipse du sentiment de la responsabilité. Ce qui caractérise les âmes contemporaines, c’est l’horreur de la responsabilité personnelle ; c’est le désir de noyer cette responsabilité personnelle dans la responsabilité collective.
Responsabilité collective ! Le mot est étrange. Il a été inventé par certains moralistes, en correspondance sans doute avec la mentalité que nous venons d’esquisser. Pour nous, nous sommes arrêtés par ce vocable. Nous n’en voyons pas nettement le sens. Il n’y a de responsabilité que la responsabilité personnelle, que celle qui est portée par un moi. On peut être responsable de soi et pour soi. Mais qu’est-ce que la responsabilité d’un être anonyme, d’une foule, d’une administration, d’un corps, d’un clan mondain ? — Il ne faut pas confondre responsabilité collective et responsabilité partagée. Cette dernière expression peut s’entendre. Dans certains cas, une responsabilité partagée est possible parce qu’elle est assignable, parce qu’elle est susceptible d’être répartie entre les personnes qui ont participé à l’acte. Par exemple, un vol est commis. On en sait les circonstances et les détails. On sait qui a été l’instigateur, qui a fait le guet, qui a opéré l’escalade ou l’effraction, qui a été le receleur. — Ici on peut parler de responsabilité parce que la part d’initiative de chacun, et par conséquent sa part de responsabilité, peuvent être déterminées. Tout autre est le cas quand il s’agit d’une foule, d’un corps constitué, d’un clan mondain ou encore quand il s’agit de ces mille influences sociales anonymes, fugaces et insaisissables et pourtant tenaces et toutes puissantes, qui forment à un moment donné ce qu’on appelle l’opinion. C’est en vain qu’ici vous essaierez de fixer des responsabilités ; il n’y a ici qu’une responsabilité anonyme, c’est-à-dire une responsabilité nulle. C’est là l’idéal cher à la veulerie contemporaine : l’Impunité du groupe. — L’impunité du groupe couvre la rosserie des individus.
Car il ne faut pas être dupe de cette expression : un groupe. — Un groupe est une abstraction. Dans tout groupe il y a des meneurs et des menés, des donneurs de mots d’ordre et des suiveurs. À notre stade de civilisation que Sighele appelle si bien le « stade hypocrite » et qu’il oppose à la criminalité violente des âges antérieurs, les meneurs aiment à ne pas se compromettre. Ils aiment à rester dans l’ombre. — À vrai dire, la distinction faite par Sighele entre l’âge de la Violence et l’âge de la Ruse est peut-être trop absolue. On peut évoquer comme type d’époque intermédiaire la Renaissance italienne, se rappeler par exemple ce prince Colonna dont Beyle a esquissé la figure dans l’Abbesse de Castro et qui donnait comme mot d’ordre à ses soldats de ne jamais dire la vérité, dans aucune circonstance, même quand ils ne soupçonneraient pas l’utilité de ces mensonges.
Il n’en reste pas moins vrai, en gros, que parmi nous la mentalité de groupe, favorisée par la multiplication et la complication croissante des cercles sociaux, se caractérise par un besoin croissant de dissimulation, par une horreur pour le coup droit qui démasque le tireur, par une sympathie pour la tartuferie et le pharisaïsme de groupe.
Dans tout groupe il y a une certaine quantité disponible de méchanceté humaine, une certaine quantité de cruauté virtuelle, de dispositions latentes à la raillerie, à la calomnie, au dénigrement, à l’agression sournoise.
Cette énergie spéciale tend, comme toute énergie, à s’écouler et se déployer suivant la ligne de la moindre résistance. Elle s’attaque d’instinct à l’être faible et sans défense, de même que la goutte d’eau s’écoule suivant la pente la plus facile. Cela est visible dans tous les groupes, petits ou grands, durables ou passagers.
Qu’on se rappelle la table d’hôte de la pension Vauquer dans Balzac et les brocards qui se concentrent sur le père Goriot. Qu’on se rappelle aussi dans la nouvelle de Maupassant intitulée l’Héritage les sarcasmes à jet continu des employés du ministère contre le père Savon. Il est rare de voir un groupe sans un souffre-douleur, un pâtiras. Il y a là quelque chose de semblable à ce qui se passe chez les animaux domestiques, quand on voit une basse-cour se ruer sur un poulet malade pour l’achever à coups de bec.
Eh ! bien ! le talent du meneur, dans notre stade de criminalité sournoise, consiste à capter, à canaliser et à diriger au gré de ses intérêts ou de ses rancunes cette force spéciale qui est la méchanceté de groupe. C’est là la technique qui est au fond de toutes les moqueries concertées, de toutes les délations, de toutes les intrigues sordides, de toutes les niaiseries méchantes, de toutes les mises en quarantaine sociales, de tous les coups de pieds de l’âne au mérite qui sont aisément observables dans les corps, les clans et les coteries de tout genre. D’ailleurs dans la société, le faible n’est pas nécessairement faible intellectuellement ou moralement. C’est simplement l’isolé, l’indépendant, ou encore le sincère, très supérieur la plupart du temps à ceux qui ameutent autour de lui les ricanements grégaires.
Contre l’isolé le meneur hypocrite a beau jeu. Il dirige à coup sûr contre lui la méchanceté et la lâcheté du groupe. Pour lui, il reste dans la coulisse, couvert par l’anonyme complicité des autres.
La criminalité de groupe veut l’impunité et elle l’obtient à coup sûr. Cependant si l’isolé s’avise à un moment donné de se rebiffer contre le groupe, ce dernier feint l’indignation et entonne le chœur connu :
Quand on l’attaque il se défend.
Par privilège spécial, un groupe doit échapper aux conséquences de ses méfaits. Il veut être lâche et féroce impunément. Lorsque des haines de groupe se sont acharnées sur un individu, elles ne veulent pas le laisser se relever. Même quand le groupe ne semble rien avoir à redouter de l’individu qu’il a annihilé, il prévoit toujours des représailles possibles.
Il applique instinctivement le précepte de Machiavel qui dit « qu’il faut achever les blessés sans pitié, afin qu’ils ne surgissent pas guéris et aptes à de nouvelles batailles. Si médiocre que soit un vaincu, sa colère est toujours à craindre ; c’est pourquoi l’extermination est nécessaire. »
Les groupes exercent aujourd’hui la véritable omnipotence. « Le pouvoir de tous ne compte avec personne », dit quelque part Balzac[1]. Or, aujourd’hui le pouvoir de tous, c’est le pouvoir des groupes. Car tout le monde est embrigadé. — On peut aussi appliquer à la politique des groupes le mot de Casimir Périer[2] : « Tout pouvoir est une conspiration permanente. » Aujourd’hui, le pouvoir résidant dans les groupes, on peut dire que tout groupe est une conspiration permanente. Il est une conspiration contre la liberté des individus, contre l’originalité des consciences individuelles.
Telle est l’impunité de groupe. Cette lâcheté collective est bien en germe dans la nature humaine. Sighele remarque que les enfants, quand ils se trouvent ensemble, deviennent plus méchants et plus cruels… « La niche un peu hardie, le petit vol, l’escalade d’un mur qu’aucun n’aurait osé faire ou même méditer tout seul, ils y songent et ils le font, quand ils se trouvent beaucoup ensemble. Nous-mêmes, nous autres hommes, nous devons reconnaître que s’il est un cas où nous pouvons faillir aux lois de la délicatesse ou à celles de la pitié, c’est alors justement que nous sommes plusieurs ensemble. Car le courage du mal s’éveille alors en nous[3]. » — Mais cette disposition naturelle est renforcée par les particularités de notre état social. Au premier rang on peut noter l’influence de l’esprit fonctionnariste. — Tolstoï donne un bon exemple d’irresponsabilité fonctionnariste. C’est la fin de la deuxième partie de Résurrection. — Plusieurs forçats partant pour la Sibérie sont morts à cause de la chaleur excessive et aussi à cause de l’imprévoyance des fonctionnaires chargés de régler le départ. Mais la responsabilité de cet incident ne retombe sur personne. Chacun des fonctionnaires est couvert par un ordre. D’ailleurs, en cette occurrence les divers fonctionnaires sont moins préoccupés de porter secours à ceux qui souffrent que d’accomplir les formalités pour faire enregistrer les décès et pour mettre à couvert leur responsabilité. — Nos administrations ont parfaitement vu les avantages de l’anonymat. Les décisions sont de moins en moins prises par des individus ; elles sont prises — en apparence — par des comités, des commissions, c’est-à-dire des entités à peu près anonymes et irresponsables.
L’impunité de groupe est un fait social significatif et peu rassurant. C’est un symptôme de rapetissement intellectuel et moral, c’est un indice d’une moindre intensité de vie. C’est une forme d’humanité diminuée. Guyau avait mis en lumière la noblesse de ce sentiment, l’Amour du risque et Nietzsche a célébré en termes magnifiques l’homme qui « peut faire des promesses », l’homme qui sait être soi, qui peut compter sur lui-même et sur qui on peut compter[4]. Ici comme ailleurs, l’absorption dans le collectif abolit la valeur de l’individualité. Les groupes sont un néant fluide, une lâcheté inconsistante.
Notre état social exclut-il absolument la noblesse de la responsabilité personnelle ? L’esprit grégaire est-il destiné à étouffer toute spontanéité et toute valeur ?
Aujourd’hui, si dans le fonctionnarisme, dans les corps constitués et les administrations, l’individu est forcément amoindri, s’il est destiné à y noyer sa pâle personnalité et sa fuyante responsabilité dans l’anonymat, il est possible du moins à l’homme indépendant de courir des risques. C’est là le cas de l’industriel, de l’ingénieur, de l’artisan, de l’artiste, du colonisateur, du savant, de l’écrivain, du penseur. Mais il faut distinguer ici le risque économique et le risque moral.
Beaucoup osent courir le risque économique. Peu osent courir le risque moral ; j’entends par là entrer en conflit avec les préjugés de l’opinion grégaire, avec la mentalité de groupe, avec la Peur de groupe, génératrice de la morale.
Que deviendra demain le sentiment de l’initiative individuelle et de la responsabilité personnelle ? Ces sentiments se concilieront-ils avec le triomphe du solidarisme et du socialisme ?
M. Gide, l’apôtre du solidarisme, a tenté une conciliation originale de l’idée de responsabilité personnelle avec l’idée de solidarité. Suivant lui, la solidarité, loin d’abolir le sentiment de la responsabilité personnelle, l’exaltera. « Ce qui fait l’individu, dit-il, c’est la responsabilité que la solidarité exalte en donnant à l’homme la conscience d’être responsable, non seulement de sa propre destinée, mais encore de celle d’autrui. Quelle gravité prendront nos actes quand nous serons pénétrés de cette pensée : Les rois ne sont grands que parce qu’il sont responsables ; comme eux, au lieu du « moi » individualiste, nous proférerons le « nous » souverain sous un régime de solidarité, car c’est être roi que de savoir que l’on tient dans ses mains les destinées d’un grand nombre d’hommes, et que chacun de nos gestes se répercute, bien au-delà des horizons visibles, en longues ondulations de souffrance ou de joie ?[5]… » Ces paroles sont belles. Mais il faut distinguer ici la solidarité économique et la solidarité morale. Par la solidarité économique, l’individu peut librement s’associer à ses semblables et les aider comme il est aidé par eux. Mais dans la solidarité morale, il est trop souvent passif, étouffé par des égoïsmes honteux et hypocrites auxquels on l’invite à se dévouer.
Nous voyons aussi par là quelle place le sentiment de la responsabilité personnelle pourra garder dans le socialisme. Le socialisme a cet immense avantage, en brisant les hypocrites solidarités bourgeoises, de libérer les initiatives individuelles, d’anéantir les clans grotesques qui, à l’heure présente, étouffent l’initiative et dissimulent la responsabilité personnelle. Mais il ne faut pas qu’il substitue à ces solidarités d’autres solidarités oppressives ou hypocrites. Un socialisme étatiste, un socialisme fonctionnariste et administratif, plus ou moins calqué sur nos administrations actuelles, étoufferait la responsabilité comme l’initiative individuelle et serait la mort de la culture. Mais il y a place pour un socialisme pénétré d’individualisme qui sauvegarderait la liberté de l’individu dans toutes les formes de son activité, en dehors de la tâche économique qu’il aurait librement assumée. Sous n’importe quel régime social, l’individu ne doit jamais se donner tout entier. Il doit toujours se réserver quelque chose — le meilleur — de lui-même ; il doit échapper dans la mesure du possible à l’embrigadement social ; il doit être lui-même et avoir en horreur cette forme d’humanité aveulie : l’Impunité de groupe.
- ↑ Balzac. — Préface de Catherine de Médicis.
- ↑ Cité par Balzac, Préface de Catherine de Médicis.
- ↑ Sighele. — Psychologie des Sectes, p. 215.
- ↑ Voir Nietzsche. — Généalogie de la Morale, Éd. du Mercure de France, p. 88.
- ↑ Ch. Gide. — Conférence faite au Cercle des Étudiants libéraux de Liège, le 3 mai 1901.