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L’Inde (sans les Anglais)/Chapitre II

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Calmann-Lévy (p. 11-31).

I

LA CITÉ ENSEVELIE[1]


Et maintenant c’est l’Inde, la forêt, la jungle.

Et le jour se lève pour moi sur un monde de branches et d’herbages, sur un océan d’éternelle verdure, sur un infini de mystère et de silence, déployé à mes pieds jusqu’aux lignes extrêmes de l’horizon.

Du haut d’une colline, qui surgit comme un îlot dans la plaine, je regarde s’éclairer la muette immensité verte. C’est l’Inde sous ses voiles de nuées, c’est l’Inde, la forêt, la jungle ; c’est, au centre de la grande île de Ceylan, le lieu profond de la paix, que protège encore de tous côtés l’inextricable enlacement des arbres ; c’est la place où, depuis deux mille ans, la ville mer veilleuse d’Anuradhapura s’est éteinte sous la nuit des feuilles.

À travers l’épaisseur d’un ciel plombé, où couvent des orages et des pluies, lentement le jour vient — tandis qu’il est minuit là-bas, dans mon pays de France. Une fois de plus, la Terre vieillie va présenter à la lumière de son soleil cette région des grandes ruines, qui achèvent de se pulvériser et de s’anéantir dans la verdure souveraine.

Où donc est-elle, la merveilleuse ville ?… On promène partout les yeux, comme, de la hune d’un navire, on regarderait le cercle monotone de la mer, et rien d’humain ne paraît s’indiquer nulle part. Seulement des arbres, des arbres et des arbres, dont les têtes se succèdent, magnifiques et pareilles ; une houle d’arbres, qui s’en va se perdre dans des lointains sans bornes. Là-bas, des lacs, où sont maîtres les crocodiles et où viennent boire, au crépuscule, les troupeaux d’éléphants sauvages. C’est la forêt, c’est la jungle, — d’où commence de monter vers moi l’appel matinal des oiseaux. Mais la merveilleuse ville, sa trace même ne se retrouve donc plus ?…

Cependant des collines bien étranges, boisées, vertes comme la forêt, mais de contours par trop réguliers, en forme de pyramides ou de coupoles, se dressent çà et là, isolées, au-dessus de l’uniforme étendue des feuillages… Et ce sont les tours des vieux temples, les dagabas géantes, construites deux siècles avant l’ère du Christ ; la forêt n’a pu les détruire, mais les a enveloppées de son vert linceul, ramenant peu à peu, sur elles, sa terre, ses racines, ses broussailles, ses lianes et ses singes. Superbement encore elles marquent la place où les hommes adoraient, aux premiers âges de la foi bouddhique, — et la ville sainte est bien ici, qui sommeille partout au-dessous de moi, cachée sous la voûte des ramures.

Et la colline d’où je regarde était elle-même une dagaha sacrée, que des milliers de croyants avaient travaillé à bâtir, à la gloire de leur prophète, frère et précurseur de Jésus. La base en est gardée par des séries d’éléphants taillés dans le granit, par des dieux dont la forme se perd sous l’usure des siècles, — et chaque jour ici, jadis, c’était le fracas des musiques religieuses, le délire des adorations et des prières.

« Innombrables sont les temples et les palais d’Anuradhapura ; leurs coupoles et leurs pavillons d’or resplendissent au soleil. Dans les rues, c’est une multitude de soldats, armés d’arcs et de flèches. Des éléphants, des chevaux, des chariots, des milliers d’hommes vont et viennent continuellement. Il y a des jongleurs, des danseurs, des musiciens de divers pays, dont les timbales et les instruments ont des ornements d’or. »

À présent, c’est le silence ; c’est l’ombre, c’est la nuit verte. Les hommes ont passé et la forêt s’est refermée. Et sur ces ruines bientôt disparues, le matin se lève, aussi tranquille que jadis il se levait sur la forêt primitive, aux temps les plus lointains du monde.



Avant d’aborder sur la grande terre, j’avais à recevoir, dans l’île de Ceylan, une réponse de certain gracieux Maharajah dont je dois être l’hôte, et, pour ces quelques jours d’attente forcée, j’ai voulu me réfugier ici, par dégoût des odieuses villes cosmopolites de la côte.

La route que je fis hier pour venir fut déjà une longue préparation, favorable aux enchantements de ce lieu.

Il fallut partir avant jour de Kandy, la ville des anciens rois cingalais, et voyager d’abord à travers des régions de grandes palmes, où toute la magnificence équatoriale était déployée. Puis, dans l’après-midi, la nature changea ; les larges plumes des cocotiers et des arékiers peu à peu disparurent : nous étions entrés dans une zone sans doute moins brûlante, où les forêts ressemblaient davantage à celles de nos climats. Sous une pluie chaude et parfumée, incessante, par des routes au sol détrempé, dans une petite voiture qui relayait environ toutes les cinq lieues, nous allions au gré de nos chevaux, au triple galop, ou bien au pas entêté, avec des ruades. Plus d’une fois, nous dûmes sauter précipitamment à terre, parce qu’une bête encore sauvage, qui faisait ses débuts, voulait tout briser. Ils étaient deux Indiens, pour mener le mauvais attelage, renouvelé sans cesse, l’un qui tenait les rênes, l’autre toujours prêt à bondir à la tête des chevaux dans les moments graves. Un troisième sonnait de la trompette, pour écarter de notre passage les chariots lents traînés par des zébus, ou bien quand nous traversions les villages enfouis parmi les cocotiers. — On nous avait promis l’arrivée pour huit heures, mais les averses qui ruisselaient toujours augmentaient constamment notre retard.

Vers le soir, les villages s’étaient faits plus rares et la forêt plus dense. Nous avions fini de voir passer les petits défrichements humains — oh ! si petits et si perdus dans la toute-puissance des arbres ! — et notre sonneur de trompette n’avait plus besoin de jouer pour personne.

Les palmiers avaient définitivement disparu. À partir du déclin du jour, on eût dit, dans un éternel été, quelque région solitaire de nos campagnes d’Europe, avec des futaies plus magnifiques, il est vrai, et de plus prodigieux enlacements de lianes ; un cactus arborescent, de temps à autre, venait aussi rappeler l’exotisme du lieu, ou bien un grand lis rouge aux pétales échevelés ; ou encore un papillon extraordinaire traversait la route, poursuivi par un oiseau trop éclatant aux couleurs inconnues. Mais l’illusion vous reprenait ensuite, l’illusion de nos campagnes et de nos bois.

Donc, depuis le coucher du soleil, plus de villages, plus de trace humaine ; le silence partout, dans les profondeurs vertes où la route faisait son interminable tranchée, et où nous allions vite à présent, toujours vite, sous la tiède caresse de la pluie.

Avec l’obscurité envahissante, une musique d’insectes montait peu à peu de toute la terre, changeant la forme du silence. Des élytres par myriades vibraient en crescendo sur le sol de la forêt mouillée — et c’était la musique de chaque nuit depuis les origines du monde…

Quand il fit tout à fait noir, sous le ciel si couvert, notre course au trot rapide, continuée pendant des heures et des heures, devint très solennelle, entre les deux rangées de ces grands arbres, garnis jusqu’en bas de lianes en chevelure, qui se succédaient comme les trop hautes et fantastiques charmilles d’un parc n’ayant pas de fin.

Il arrivait que de grosses bêtes noirâtres, vaguement aperçues dans les ténèbres, nous barraient le passage : les buffles inoffensifs et stupides, qu’il fallait écarter à coups de fouet en poussant des cris. Puis revenait le vide monotone de la route — avec ce silence, qui bruissait de la joie des insectes.

Et on songeait à tout ce que la forêt couvait de vie nocturne, sous son calme immense : tant de fauves, grands ou petits, à l’affût ou en maraude ; tant d’oreilles aux aguets ; tant de prunelles dilatées, épiant les moindres mouvements de l’ombre…

La coupée dans les arbres mystérieux se prolongeait toujours devant nous, aussi droite, paiement grise entre deux hautes parois noires ; on savait d’ailleurs qu’en avant, en arrière, de tous côtés, pendant des lieues et des lieues, l’impénétrable et inquiétant fouillis des branches étendait son oppression suprême.

Les yeux s’étaient habitués à la nuit, on y voyait comme on voit en rêve, et on distinguait parfois, sortant des fourrés pour aussitôt s’évanouir, d’imprécises bêtes rôdeuses au pas de velours.

Vers onze heures enfin, des petits feux apparurent ; les bords du chemin furent jonchés de longues pierres, de pierres de ruines, et, sur le ciel ténébreux, au-dessus de la cime des arbres, se dessinèrent les silhouettes géantes des dagahas : j’étais prévenu, et je savais que ce n’étaient point des collines, mais les temples de la ville ensevelie.

Là, nous trouvâmes le gîte pour la nuit, dans une auberge d’Indiens, au milieu d’un jardinet paradisiaque, dont notre lanterne, en passant, nous montra les fleurs.



Maintenant donc, le jour se lève et j’entends au-dessous de moi, dans la forêt, le réveil des oiseaux. Sur cette tour de temple, je suis entouré par les broussailles et les herbages, comme en pleine jungle ; des chauves-souris, dont j’ai troublé la paix, tournoient dans la lumière matinale, bêtes des ruines aux ailes grises, et de tout petits écureuils sauteurs, merveilleux de vitesse et de grâce, me surveillent à travers les feuilles.

À mes pieds, quelques-uns de ces grands arbres, qui font à la ville morte son linceul, sont parés comme pour une fête de printemps : des fleurs rouges, des fleurs jaunes, des fleurs roses. Et une averse passe, rapide, sur les belles cimes fleuries, puis s’en va se perdre, se dissoudre en brouillard, au fond des lointains sauvages.

Mais le soleil, qui monte vite derrière les nuées et la pluie, chauffe déjà lourdement ma tête ; il est l’heure de rentrer sous bois, à l’ombre, dans la nuit verte où vivent les hommes d’ici, et je redescends de la sainte tour par un escalier de branches.



En bas, c’est le monde confus des débris et des ruines, dans la terre rouge, parmi les monstrueuses racines qui se tordent comme des serpents. Par centaines, gisent les divinités brisées, les éléphants de granit, les autels, les chimères, attestant l’effroyable hécatombe de symboles faite, il y aura tantôt deux mille ans, par les envahisseurs malabars.

Autour des indestructibles dagabas, les bouddhistes de nos jours ont pieusement ramassé les plus vénérables de ces choses ; sur les marches des temples anéantis, ils ont aligné des têtes coupées d’anciens dieux, et, par leurs soins, les vieux autels restés debout, frustes et informes à présent, sont couverts chaque matin d’exquises fleurs, et des petites lampes y brûlent encore. Anuradhapura demeure à leurs yeux la ville sacrée, et, de très loin, des pèlerins, déçus de leur incarnation terrestre, viennent s’y recueillir et prier, dans la paix des arbres.

Les dimensions et le plan des grands sanctuaires s’indiquent encore par les séries de marbres, de dalles, de colonnades, qui partent des tours, pour se perdre sous bois ; on devait arriver au lieu très saint par d’interminables vestibules que gardaient les dieux inférieurs et les monstres, tout un peuple de pierre, aujourd’hui gisant et pulvérisé.

En plus de ces temples-là, qui dominent de loin la jungle touffue, il en est des centaines d’autres, effondrés partout, et aussi des vestiges de palais sans nombre ; la forêt recèle autant de piliers en granit que de troncs d’arbres, et tout se confond, sous la retombée des verdures éternelles.

Au début de notre ère, la princesse Sanghamitta, qui fut une grande mystique, avait apporté du nord de l’Inde, pour le planter ici, un rameau de l’arbre sous lequel Bouddha venait d’acquérir la Connaissance — et le rameau vit encore, devenu un arbre énorme et multiple, dont toutes les branches ont projeté des racines, à la façon des banians ; il est entouré d’antiques autels, de petites lampes religieuses qui brûlent sans cesse dans le crépuscule vert, et de jonchées de fleurs odorantes, chaque jour renouvelées.

Ce qui surtout donne à cette forêt sa mélancolie étrange, c’est d’y rencontrer tant de seuils, de magnifiques seuils en marbre blanc couverts de fines sculptures ; tant de perrons que gardent des divinités au sourire d’accueil — mais qui ne mènent nulle part : les demeures, qui étaient en bois, n’ont plus laissé, à travers les siècles, d’autres traces que leurs marches et leurs dalles ; ces entrées somptueuses n’aboutissent aujourd’hui qu’à des racines, qu’à des herbes et à de la terre.

Il y a aussi, depuis quelques années, en un coin d’Anuradhapura, un village habité, mais un pastoral village qui ne dérange point la mélancolie du lieu, car il se cache sous les branches comme les ruines. Les Indiens qui sont revenus vivre dans la cité ensevelie n’ont point arraché les grands arbres de la forêt, mais les ont seulement dégagés par places des lianes et des ronces, découvrant ainsi de fines pelouses où leurs zébus, leurs chèvres, paissent à l’ombre, comme des bêtes heureuses sur un sol de bois sacré. Eux, les Indiens dont la vie s’écoule au milieu des ruines saintes et qui se baignent dans les piscines des palais, pensent qu’il y a le soir des fantômes errants, de princes ou de rois, et évitent de se tenir dans l’ombre des grandes dagabas, par les nuits de lune.

D’ailleurs, c’est ici l’asile ombreux du recueillement et de la prière. Un calme d’église plane sur les sentiers, sur les délicats tapis d’herbe, où des fleurs semblables à de larges azalées tombent en pluie du haut des arbres.

Et combien sont touchantes, devant les statues brisées depuis deux mille ans, ces petites lampes constamment allumées sous bois, et ces fleurs toujours fraîches posées sur les vieilles pierres !

Dans l’Inde, on ne porte point de bouquets aux dieux, mais on fait d’admirables jonchées pour leurs autels : des jasmins à profusion — rien que les corolles, arrachées de la tige, — et des gardénias, et d’épaisses fleurs au parfum de tubéreuse, formant des nappes odorantes, sur la blancheur desquelles on sème ensuite quelques roses du Bengale, ou quelques hibiscus bien rouges… Et il y a tout cela ici, sur les dalles des temples écroulés qui s’absorbent lentement dans la terre.

II

LE TEMPLE DES ROCHERS


Au sortir de la forêt où les ruines sont enfouies, au seuil de la jungle, le Temple des Rochers a gardé intacts ses dieux millénaires.

Çà et là, dans les lointains de la plaine sauvage, on en aperçoit, de ces rochers pareils à ceux du temple et provenant d’on ne sait quels cataclysmes anciens. Arrondis et lisses, sortes de boursouflures brunes dont rien dans le sol d’alentour n’explique la présence, ils semblent d’énormes bêtes isolément posées sur les herbages.

Ceux qui recèlent le sanctuaire forment quelque chose comme une réunion de monstres couchés, et le plus gros porte la dagaha indicatrice (le clocher bouddhique), ainsi qu’un éléphant porterait sa tourelle — une très vieille petite dagaha, toute blanche de chaux sur cette croupe sombre.

La jungle, quand j’arrive là, s’étend silencieuse et déserte sous le chaud soleil du soir. Personne aux abords de ce temple ; mais par terre un amas de fleurs fanées encore odorantes, jasmins et gardénias : toutes les jonchées blanches des précédents jours, témoignant que les dieux d’ici ne sont point oubliés.

Les roches, à tournure de monstre, baignent d’un côté dans un étang, où des crocodiles habitent sous les grandes fleurs des lotus. De près, on distingue, le long de leurs flancs polis, de vagues bas-reliefs à peine indiqués, estompés, dirait-on, et fuyant sous le regard comme des reflets, mais d’un dessin habile qui donne l’illusion de la vie : cela représente des trompes, des oreilles, des pieds, des contours d’éléphants ; on a utilisé, avec un art singulier, les mystérieuses dispositions de la pierre, qui avait déjà pris un peu de la structure de ces bêtes royales, avec la teinte et le grain de leur peau. Et, par places, dans les replis de ces formes rondes, des plantes ont poussé, qui n’ont pas l’air vraisemblable, tant elles sont nettes et éclatantes sur ces fonds couleur de vieux cuir : des pervenches trop roses, des hibiscus trop rouges, et de jeunes arékiers trop magnifiquement verts, pareils à des touffes de plumes au bout de hampes en roseau.

Derrière le groupe des rochers se cache une antique maisonnette pour les bonzes gardiens, et l’un d’eux sort à ma rencontre ; un jeune homme, drapé, comme tous les prêtres bouddhistes, dans une toge unie, teinte de beau safran, qui laisse à nu l’une de ses épaules et l’un de ses bras. Pour m’ouvrir le sanctuaire, il apporte une clef très ornée, longue de plus d’un pied. Avec sa jolie figure grave et ses yeux de mystique, s’avançant la clef à la main, il ressemble, sous le soleil qui le dore, à un saint Pierre en cuivre rouge qui serait vêtu de cuivre jaune.

Entre des touffes de pervenches roses, nous montons ensemble par un escalier taillé dans la roche, — et la jungle autour de nous agrandit son cercle désert.

À mi-hauteur du bloc principal, le sanctuaire est creusé, au cœur même de la pierre dure. D’abord une petite caverne, sorte d’atrium, qui contient la table des offrandes, couverte d’une fraîche nappe de gardénias blancs ; et au fond est l’entrée du lieu très saint, que ferment deux battants de bronze, avec une énorme serrure ouvragée.

Quand cette porte du fond s’ouvre, avec un grondement de métal, découvrant les grandes idoles peintes, c’est comme si on descellait un réservoir de parfums précieux : les essences de roses et de santal, tous les jours répandues, les gardénias et les tubéreuses, qui font par terre une épaisse neige blanche, embaument et grisent. Les dieux qui vivent là, dans une presque constante obscurité de souterrain, sont éternellement baignés d’exquises senteurs.

Il y a place à peine pour quatre ou cinq personnes dans le temple étroit, resserré comme une armoire, et encombré par tant de statues. Des déesses de douze pieds de haut, taillées à même le roc, garnissent toutes les parois de leurs grands corps rapprochés ; elles ont le visage jaune, couleur robe de bonze, et leur coiffure touche la voûte. Un bouddha de taille surhumaine est assis au milieu, dans sa pose de perpétuel songeur, et des dieux moindres, aux dimensions de poupée, se pressent à ses genoux, sous le regard fixe de ces déesses géantes qui font cercle, qui ont l’air de s’être formées en ronde alentour. Malgré l’éclat de leurs ornements d’or, malgré les couleurs encore fraîches, les rouges et les bleus de leurs robes de pierre, tous ces personnages aux longs yeux donnent bien la notion de leur antiquité effroyable.

Ma visite imprévue a fait pénétrer dans leur grotte un peu de jour, et leur a permis d’apercevoir, au delà du vestibule ouvert, les lointains de cette jungle où vivait aux siècles passés le peuple de leurs adorateurs. Je les regarde un instant, presque gêné de me trouver brusquement en face et si près d’eux, et je laisse le prêtre refermer bientôt la sainte armoire, pour que ces habitants du rocher se replongent dans leurs ténèbres parfumées et leur silence.

Je m’en vais à présent, moi l’étranger à qui ces symboles et cette paix bouddhiques demeurent encore incompréhensibles, et le gardien en robe jaune regagne tranquillement son logis d’ermite — prêtre d’un temple d’étrangeté rare, n’ayant d’autre soin terrestre que d’y arranger des fleurs et vivant sans peines comme sans joies, au milieu de cette thébaïde, dans la seule espérance de se prolonger soi-même, au delà de son incarnation d’un jour, en une impersonnelle et morne éternité…



Le soleil baisse quand je quitte la jungle du rocher-temple pour rentrer dans les bois de haute futaie où la ville d’Anuradhapura s’est endormie et, devant repartir demain au petit jour, je vais errer jusqu’à la nuit dans les ruines.

« Les plus grandes rues sont celles de la Lune, du Roi, la rue couverte de sable et une quatrième. Et dans la rue de la Lune, on trouve onze mille maisons.

La distance de la porte principale à la porte du Midi est de seize milles ; de la porte du Nord à la porte du Midi, on compte seize milles également. »

En effet, sous les arbres, c’est à n’en plus finir, ces gisements de pierres, de décombres et de sculptures d’un style si lointain : divinités coiffées de tiares ; monstres héraldiques à corps de crocodile, à trompe d’éléphant et à queue d’oiseau. Et toujours des piliers, les uns debout et traçant des alignements, les autres tombés et en déroute. Et toujours ces seuils des demeures détruites, où de chaque côté du perron une petite déesse encore souriante semble vous inviter du geste à monter parmi les racines et les fougères, — chez des hôtes qui, dans la nuit des temps, furent sans doute hospitaliers, mais dont la cendre même est depuis des siècles anéantie.

L’heure des ors rouges du soir me trouve, très loin de la maisonnette où j’ai pris mon gîte, au quartier des palais du Roi, dont il ne reste que les assises cyclopéennes, les marches et les perrons sculptés. Il s’y fait un silence de mort, sans même un chant d’insectes ni un appel d’oiseaux. Et là je me repose au bord d’une piscine gigantesque, toute maçonnée de granit épais, qui fut le bain des éléphants princiers.

Cela forme une clairière dans la haute futaie, ce carré d’eau dormante et de nénuphars ; cela change un peu de l’oppression des branches, bien que l’air y reste immobile et lourd. À la surface de cette eau peu sûre, des bulles d’air ne cessent de monter et de faire des cernes, — des bulles soufflées par les crocodiles, qui respirent au-dessous dans les tiédeurs de la vase parmi la peuplade muette des serpents et des tortues.

Point de lianes en ce quartier, ni de broussailles ; aussi la vue plonge-t-elle de tous côtés, sous bois, dans les lointains de ce royaume des ruines, — et là-bas vers l’ouest un incendie, qui tout à coup paraît s’allumer au ras de la terre, vient m’éblouir de rayons glissés entre les arbres : c’est le soleil qui se couche ; la nuit, par ces latitudes, sera bientôt arrivée.

Pendant que l’on y voit encore, je me hâte d’aller plus loin ; je prolonge le plus possible ma course de ce soir, puisque ce sera la dernière, ici.

Le charme intime d’une zone nouvelle, où je pénètre au déclin du jour, réside pour moi dans son terrain délicat, un peu sec, un peu sablonneux, couvert d’une herbe courte et fine, comme était le terrain des bois qui furent familiers à mon enfance. Et, comme pour me donner davantage l’illusion de mes campagnes natales, voici des sentiers tracés par le pas des bergers et des troupeaux ; voici des arbres au petit feuillage sombre, à la membrure grise, comme les chênes verts de chez nous ; à part ces grands lis rouges, ces bouvardias rouges, qui de loin en loin surprennent mes yeux, c’est bien cela, avec le même calme pastoral et la même mélancolie des soirs…

Cependant, pour dérouter mon rêve, il y a ces ruines toujours, et ces trop grandes pierres ; surtout il y a les statues au mystérieux visage, dont ce lieu est hanté. Et l’ombre augmente, l’ombre commence de rendre presque inquiétante la silhouette des bouddhas solitaires, qui rêvent accroupis et font au néant leur énigmatique sourire…

Entre chien et loup, je cherche mon chemin de retour dans une autre région qui est plus doucement triste encore et qui semble absolument de nos climats. Tout en gardant au fond de moi-même d’une façon confuse, — d’une façon latente, si l'on peut dire — le sentiment de la forêt indienne qui m’enserre de tous côtés sur une profondeur de tant de lieues, je me retrouve tout à fait comme parmi nos chênes verts de Saintonge ou d’Aunis, je marche en confiance comme dans nos bois. — Et, me croyant d’ailleurs très seul, je frissonne soudain en apercevant à côté de moi un trop grand bonhomme noir, les mains sur les hanches et la tête penchée : un bouddha de granit assis là depuis deux mille ans !…

En s’avançant tout près de son visage, on distingue encore, dans la lumière éteinte, ses yeux baissés et son sourire éternel.



L’heure, ici, de la grande sérénité religieuse, c’est surtout l’heure de la lune, quand les dagabas des temples étendent au loin sur la jungle la traînée colossale de leur ombre. Et la lune ce soir rayonne toute bleue, et j’ai précisément, pour ma seule nuit passée dans le bois sacré, une lumière d’Éden.

Cela rappelle la splendeur de nos plus limpides et chaudes nuits de juillet, avec je ne sais quoi de différent, de plus stable, de plus assuré, donnant l’impression que c’est toujours ainsi et que cet été-là ne craint point de jamais finir. Dans les intervalles des arbres, sur les pelouses fines que les sentiers traversent, partout où le ciel se dégage des branches, on y voit étrangement clair.

En avançant dans le bois, il semble qu’on s’imprègne peu à peu de silence, malgré la musique nocturne des insectes qui, à cette heure, vibre éperdument partout.

Je me promène seul, je me dirige seul vers ces grandes ombres des tours, — dont les Indiens ont peur lorsque c’est la lune qui les dessine ; mon guide, songeant aux fantômes de prêtres et de rois, a préféré ne pas me suivre.

Et, quand j’arrive à l’un de ces temples, je choisis d’instinct, pour aborder la gigantesque dagaha, le côté où rayonne pleinement la lueur lunaire. Dans une sorte de clairière, sans doute très hantée, qui fut un saint péristyle et où mon pas résonne tout à coup sur des dalles, me voici parmi les dieux mutilés, parmi les débris d’autels, tout inondés de lumière bleue. L’immense paix d’Anuradhapura prend ici quelque chose de tellement spécial, que je m’arrête, intimidé comme un indien ; vraiment, je n’oserais pas contourner cette dagaha, pénétrer dans son inquiétant secteur d’ombre…

Cependant les rois, les prêtres qui le bâtirent, ce prodigieux temple, dans quel nirvana sont-ils aujourd’hui, ou dans quelle poussière ? Du fond d’un tel lointain, comment donc reviendraient leurs fantômes ?…

Combien du reste ce bouddhisme, cette foi qui fut la leur, me semble en ce moment une chose finie, morte, enfouie sous des décombres et sous de la vieille cendre d’idoles !…

  1. C’est la traduction littérale du nom qu’on lui donne dans l’Inde. Anuradhapura fut détruite au commencement de notre ère par la grande invasion malabare.