L’Inde française (Leconte de Lisle)

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Le PrésentTome deuxième (p. 307-337).

L’INDE FRANÇAISE

I


Je n’entreprends point d’écrire l’histoire commerciale de nos établissements orientaux. Mon unique dessein est de m’en remettre à l’éloquence brève et nette des faits du soin de préciser le caractère politique de notre action dans l’Inde.

L’insurrection actuelle qui, tôt ou tard, devra se transformer en un soulèvement national des Mongols musulmans et des Hindous, en signalant les vices inhérents à la conquête anglaise, ajoute un intérêt plus vif au souvenir de notre grandeur et de notre décadence à la côte du Karnatik, dans le Dekkan et au Bengale. Il se donne, en effet, une leçon sanglante, bien que tardive, là où nous n’avons expié que les fautes de l’ancienne monarchie. La nation anglo-saxonne, si énergiquement douée comme race colonisatrice, toutes les fois qu’il lui a été permis d’agir dans un milieu libre, sur un fonds émané de son sein, s’est montrée sans cesse, entre tous les peuples anciens et modernes, la race antipathique et destructive par excellence. Ce n’a pas été seulement la condition de son originalité, mais en quelque sorte la loi de son existence. Elle a présenté ce spectacle incroyable d’une immense expansion vers tous les points du globe, sans que sa solitude hautaine en ait été troublée. Elle ne s’est jamais rien assimilé, elle n’a été modifiée par aucun contact, elle n’a subi aucune des exigences d’une vie désormais commune. Après avoir refoulé et dispersé les tribus de l’Amérique septentrionale qui n’ont pu être asservies, elle a vécu en dehors et au dessus des peuples hindous, trop nombreux pour qu’elle tentât de les détruire, mais assez inertes pour subir l’écrasement et l’avidité insatiable de son despotisme. L’Espagne catholique, elle aussi, a sans doute laissé dans les deux Amériques de sanglants souvenirs ; mais l’héroïsme et la foi les ennoblissent, s’ils ne les excusent ; et rien n’absout l’Angleterre marchande d’avoir soulevé, partout où elle a passé, le même cri d’angoisse et d’exécration. C’est le seul peuple qui ait à jamais perdu le droit de se plaindre. L’action française a été tout autre, bien que nous assumions trop légèrement la responsabilité de l’exemple donné. Je m’estimerais heureux, pour ma part, de rappeler chaleureusement l’œuvre accomplie, il y a plus d’un siècle, par le génie de Dupleix. La France nouvelle qu’il avait fondée n’existe plus, mais sa chute a été imméritée. Elle n’a laissé aucune trace accusatrice de violence et d’oppression systématiques ; elle s’est affermie promptement, sans recourir aux annexions forcées, aux traités violés, aux meurtres sommaires des Nababs mongols et des Radjahs hindous, n’assignant d’autre tâche à l’intelligence, à l’activité, au courage de quelques hommes obscurs et dévoués, que celle d’assurer une suprématie sympathique aux populations indigènes. L’inepte gouvernement de Louis XV et de vils intérêts mal entendus l’ont sacrifiée et anéantie. Se relèvera-t-elle de ses ruines ? Les Français de l’Inde n’en ont jamais désespéré ; mais il n’appartient qu’à la mère patrie de le vouloir, et ce serait, je l’avoue, une illusion étrange, que de prétendre l’y intéresser à ce point. Cependant, l’histoire subsiste et ses enseignements ne sont jamais entièrement perdus. L’exposé des faits antérieurs à notre action régulière sous le commandement général de Dupleix, à Pondichéry, fera mieux saisir la justesse de ses vues et la grandeur de ses desseins.

Les Portugais qui avaient étendu, dès les premières années du seizième siècle, leur domination exclusive ou leur influence, du cap Guardafu à Ceylan et de Pégu à Makao, durant vingt-trois vice-royautés successives, voyaient la plupart de leurs possessions, sur le continent et dans les îles, tomber aux mains des Hollandais, non moins avides, mais plus habiles. Sous l’impulsion d’Élisabeth, les Anglais avaient définitivement pénétré dans l’océan Indien, déjà parcouru par Drake et Cavendish ; les Danois eux-mêmes s’étaient établis à Tranquebar, sur quelques points de la côte du Malabar et à Bantam. La France seule s’abstenait encore de prendre part aux affaires de l’extrême Orient. Ce n’est pas que plusieurs tentatives n’eussent été faites en ce sens. L’édit de 1578, par lequel Henri III avait renouvelé les promesses de François Ier, et l’organisation de la Compagnie des Indes Orientales, décrétée par Henri IV en 1604, indiquent l’époque de nos premières expéditions commerciales au delà du cap de Bonne-Espérance ; mais toutes étaient restées infructueuses, soit que des chefs intelligents et fermes fissent défaut, soit que l’esprit de la nation fût réellement hostile aux aventures lointaines. Richelieu voulut réaliser le projet de Henri IV. Comme grand maître, chef et surintendant de la navigation et du commerce, il approuva par Lettres, et fit confirmer, en février 1642, par arrêt du conseil, la création d’une nouvelle Compagnie orientale. Les intéressés furent autorisés à commercer pendant dix ans dans les mers de l’Inde, avec le privilége d’armer en guerre et de charger un aussi grand nombre de navires qu’il leur plairait. En outre, Madagascar leur fut concédé à titre d’entrepôt principal. Une colonie partit sous le commandement de Pronis et s’établit au Fort-Dauphin. Cette fois encore on négligea les mesures nécessaires au succès de l’entreprise : l’Inde fut oubliée, les envois de France devinrent rares ou insuffisants et cessèrent bientôt, malgré les sollicitations persévérantes de Flacourt ; les fièvres de la côte décimèrent les colons ; un soulèvement des indigènes anéantit le reste. Colbert fit renaître la Compagnie. Les lettres patentes de Louis XIV la reconstituèrent au mois d’août 1664. Par cette déclaration vérifiée en Parlement, il lui était accordé, outre la possession de Madagascar, la propriété perpétuelle des terres et places qu’elle pourrait acquérir, pour en jouir en seigneurie et justice, sans autre redevance que la foi et l’hommage lige dus au roi et à ses successeurs. Le pouvoir lui était donné de nommer, dans tous les lieux de son établissement, des officiers de justice et de guerre ; d’accréditer des ambassadeurs auprès des princes indigènes et de conclure avec eux des alliances. Enfin, un monopole de cinquante ans, un premier capital immédiatement souscrit de quinze millions de livres dans les principales villes maritimes et manufacturières du royaume, et, surtout, l’active sollicitude de Colbert, semblaient promettre à la Compagnie une réussite certaine, en admettant du moins qu’elle remît entre des mains capables la direction de ses affaires. Deux nouveaux essais de colonisation ayant échoué à Madagascar, il fallut renoncer aux desseins tant de fois formés sur cette île, et se résoudre tardivement au commerce direct avec l’Inde.

Vers cette époque, en 1668, Caron, d’origine française, engagé depuis sa jeunesse au service de la Compagnie hollandaise, la quitta au sujet de quelques démêlés personnels et vint à Paris. Colbert reçut de lui des informations précises sur l’état des comptoirs européens aux deux côtes du Malabar et de Coromandel ; il approuva l’ensemble de ses idées et lui confia la direction suprême des affaires. De retour en Orient, et revêtu de pouvoirs illimités, Caron obtint d’Aurang-Ceyb la cession de Çurate, dans le Guçarate, ville riche et manufacturière, assise sur une côte fertile, à l’entrée du golfe de Cambaye, et qui concentrait toutes les opérations commerciales entre l’Inde et la Perse ; mais bientôt convaincu qu’il était indispensable aux intérêts qu’il représentait de disposer d’un port ouvert à moins de concurrences actives, il résolut de conquérir Ceylan, infiniment plus riche et commandant les deux côtes de la Péninsule. Les Hollandais l’avaient enlevée aux Portugais. Caron vint les y attaquer. Une escadre française assiégea Punto-Gallé sans succès et s’empara de Trinkomally, qui fut repris par Van-Goens. Repoussé de Ceylan et renonçant à Çurate, Caton se rejeta sur la côte de Coromandel, où Saint-Thomé fut emporté d’assaut. Après deux ans d’une possession précaire, une flotte hollandaise, appuyée à l’intérieur par dix mille Hindous du Radjah de Golkonde, contraignit la garnison française de capituler. La Compagnie cessait dès lors d’exister si l’un de ses plus obscurs agents ne l’eût sauvée. C’était à François Martin qu’était réservé l’honneur de poser les premières bases de la puissance française dans l’Inde. Chargé par les directeurs Baron et de La Haye d’obtenir du radjah de Viçapur la permission de se retirer à Pondichéry, il réussit dans sa négociation, et s’y établit à la tête de soixante hommes, après le départ de ses chefs. Tels furent les commencements de ce comptoir célèbre à tant de titres, qui, un demi-siècle plus tard, eût transformé et civilisé l’Hindoustan, si l’envie haineuse de ses ennemis et l’impéritie de ses protecteurs naturels ne se fussent conjurées pour son abaissement et pour sa ruine.

Ce que la colonie naissante coûta d’efforts énergiques et persévérants peut se mesurer aux calamités nouvelles qui l’assaillirent.

À peine Martin eut-il fortifié Pondichéry, que les Hollandais l’investirent. L’extrême faiblesse de la garnison rendait toute résistance impossible ; il fallut se rendre. L’ennemi, certain que sa conquête était définitive, et surtout dans l’espoir que les Français n’y pourraient jamais rentrer, se hâta d’achever et de compléter les fortifications commencées. Ce qui devait amener la ruine de la Compagnie dans l’Inde, devint ainsi, par suite des péripéties politiques de l’Europe, la raison première de sa plus grande prospérité. À la paix de Riswick, Pondichéry fut restituée à la France, entourée d’une forte enceinte bastionnée, dont les Hollandais avaient fait gratuitement tous les frais. Martin, nommé directeur général, acheta du radjah de Viçapur la ville et son territoire, la rebâtit en l’agrandissant, et, en peu d’années, on compta cent mille habitants de toute nation là où, après le désastre de Saint-Thomé, soixante soldats ou matelots français s’étaient abrités, au bord de la mer, sous des voiles de navires et sous des toits de bambous.

Mais tandis que Pondichéry, par une sage administration, développait son industrie particulière et donnait lieu à de nouveaux comptoirs provinciaux sur les côtes de Coromandel et d’Oryçâh, à Ballaçor, à Kabripatam, à Matçulipatnam, les affaires de la Compagnie allaient en déclinant. Les prétentions des fermiers généraux au sujet des droits sur les objets d’importation, celles des chambres de commerce pour la vente de ces mêmes marchandises, et jusqu’aux rivalités d’influence qui agitaient le corps d’administration, amenèrent la cession du privilége de 1664 aux négociants de Saint-Malo. Le gouvernement dut intervenir, et l’édit de 1719 rétablit la Compagnie en absorbant de nouveau dans une unité d’action les intérêts divergents. Peu après, François-Joseph Dupleix, fils d’un fermier général, directeur de la Société nouvelle, arriva dans l’Inde. C’était un jeune homme grave, taciturne, ayant fini d’excellentes études mathématiques et doué d’aptitudes singulières pour le génie et les fortifications. Son père, désirant qu’il s’occupât spécialement d’affaires et de commerce, l’avait fait embarquer d’autorité, dès 1715, sur les navires malouins. Il fit ainsi plusieurs voyages en Amérique et en Orient. Sa destinée l’emporta sur ses précédentes résolutions. Il fut nommé premier conseiller au conseil supérieur et commissaire des guerres à Pondichéry, en 1720.

Le Noir gouvernait alors la colonie. Il pressentit le génie de Dupleix et se plut à l’initier aux secrets de ses opérations. La rapidité avec laquelle le jeune conseiller acquit une connaissance approfondie de toutes les affaires entreprises jusqu’à cette époque, la justesse hardie de ses observations, cet instinct infaillible qui suppléait en lui les lenteurs de l’expérience, déterminèrent Le Noir à le charger exclusivement de l’immense correspondance de Pondichéry, non seulement avec les directeurs de la Compagnie, mais encore avec les divers comptoirs français et étrangers du continent et des îles. C’est ainsi qu’il se rendit bientôt familier le mouvement commercial de l’Orient. Dès lors la conquête de l’Inde devint le but secret de sa vie ; conquête armée au besoin, sans doute, mais surtout pacifique, fondée en principe sur la solidarité des intérêts commerciaux entre les races indigènes et la France, sur les cessions de territoires ou leur annexion volontaire, et, par suite, sur l’assimilation des mœurs. Dessein vaste et brillant, digne de l’ambition d’un noble esprit, et dont il devait entrevoir l’accomplissement, après treize années d’efforts continus, sans cesse neutralisés par le ministère français et par ses propres directeurs. Mais ce dessein, chimérique pour tout autre, une fois conçu et arrêté, il s’agissait d’en préparer la réalisation future. Dupleix se convainquit qu’une fortune personnelle, indépendante de la Compagnie, immense d’ailleurs, était la première condition du succès. Il résolut donc de consacrer toute sa volonté et toute son intelligence commerciale à l’acquérir à l’aide du négoce particulier que nul n’avait encore entrepris, bien qu’il fût autorisé par un règlement spécial. Ce négoce, nommé d’Inde ou Inde, pouvait embrasser l’ensemble des comptoirs européens et des ports indigènes, de Moka à Makos, et de Ceylan aux Philippines. Soutenu dans ses opérations de fonds déjà considérables fournis par son père, Dupleix se mit à l’œuvre, et ses différentes entreprises furent suivies d’une constante réussite durant les dix années de son premier séjour à Pondichéry. En 1731, la Compagnie lui confia la direction du comptoir de Chandernagor. Il s’y rendit à la fin de la même année.

La cession de Chandernagor avait été faite à la France par Aurang-Ceyb, dès 1668 ; mais cette colonie n’en était pas moins tout entière à créer. Bien que située sur le Gange, dans le Bengale, la plus riche des çubahbies de l’empire, avec un port excellent, elle languissait au profit de Calcutta. Dupleix y trouva quelques cases d’Hindous et trois embarcations coulant bas d’eau.

Avec sa promptitude de décision et sa persévérance accoutumées, il entreprit de transformer ce comptoir, délaissé depuis tant d’années, en un centre d’activité maritime et industrielle. Ses navires remontèrent le fleuve ; il associa tous les colons de bonne volonté à ses spéculations personnelles, et sut attirer, en peu de temps, auprès de lui, d’habiles manufacturiers indigènes, à l’aide desquels il se ménagea de fructueuses relations dans toute la partie septentrionale de l’empire ; tandis que, par le négoce particulier de la mer Rouge à Manille, il faisait progressivement de Chandernagor le premier marché du Bengale, et augmentait sa fortune de plusieurs millions, tout en servant les intérêts généraux de la Compagnie. Après cinq ans d’une telle administration, la ville nouvelle, entourée de manufactures en pleine activité, comptait deux mille maisons dans son enceinte et de soixante à quatre-vingts navires d’un fort tonnage régulièrement expédiés de son port.

Désormais tranquille sur l’avenir commercial de la colonie qui lui était confiée, possédant déjà au delà de ses souhaits les moyens d’action nécessaires à la réalisation de ses desseins ultérieurs, disposant, par surcroît, d’un crédit sans bornes, Dupleix jugea que le temps était venu de se rendre un compte exact de l’état politique de l’empire mongol, état complexe, empire travaillé et miné par des ambitions effrénées et par des intérêts de tout ordre et de toute sorte. Pour mieux apprécier l’ensemble des faits et la situation des diverses çubahbies et nababies à l’époque où le créateur de l’Inde française, quittant le commandement provincial de Chandernagor pour prendre en mains la direction suprême des affaires à Pondichéry, devait jeter les bases de son œuvre politique, il est indispensable de remonter à la mort d’Aurang-Ceyb, et de déterminer, en dernier lieu, les résultats qu’eut pour la domination mongole l’invasion de Kuli-Khan, amenée par le Nizam-Ul-Muluk, le célèbre çubah du Dekkan. Nous retrouverons Dupleix sur la côte du Karnatik.

Aurang-Ceyb était mort en 1706, dans sa ville d’Aurang-Abad, qu’il venait de fonder. Il avait été le plus puissant et le plus respecté des Grands Mongols. Il laissa à ses deux fils, Bahadur-Çah et Azam-Çah, l’Hindoustan conquis ou tributaire. Ses héritiers combattirent pour la souveraineté unique de l’empire. Bahadur régna bientôt seul sous le nom de Çah-Alam Ier. Il mourut dans Lahor en 1711. Muizkudinn fut assassiné au bout d’une année et Farukciar lui succéda. Sous cet empereur commence le rôle politique du Nizam-Ul-Muluk. Gouverneur de Malva, il aspirait à la çubahbie du Dekkan. À la tête de cinquante mille cavaliers mahrattes, ces condottières de l’Inde, il envahit la province convoitée, défit en bataille rangée Alam-Ali-Khan, le çubah légitime, et obtint sans peine de Mohhammed-Çah, le dernier empereur réel de et l’Hindoustan, sa confirmation officielle dans la vice-royauté qu’il avait conquise. Le maître et le grand vassal étaient nés tous deux pour la ruine de l’empire. La faiblesse et l’indécision de l’un permirent au second de préparer l’invasion de Kuli-Khan, dans l’unique but d’assurer la souveraineté indépendante de la presqu’île à sa famille. Jaloux d’acquérir la confiance aveugle de Mohhammed et d’accoutumer les radjahs tributaires au respect de sa propre autorité, le Nizam réprima en personne un soulèvement des Hindous du Guçarate contre les musulmans, et obtint, en retour, la survivance de sa çubahbie pour ses enfants. Mais il ambitionnait moins cette faveur que l’abandon forcé et définitif des droits impériaux. L’hostilité des Umrahs de Delhi, la crainte que leurs intrigues et leurs avertissements réitérés ne changeassent bientôt les dispositions favorables de l’empereur en soupçons trop fondés, sa vieillesse même qui le pressait d’agir, tout le détermina à frapper le coup qu’il méditait depuis de longues années, sans que les circonstances se fussent encore prêtées à l’exécution de ses projets, mais que les événements survenus en Perse rendaient enfin réalisable.

Çah-Thamasp, après la conquête de la Perse par les Patanes Affghans et la mort de son père Hucéin-Çah, s’était réfugié dans les provinces septentrionales. Un berger du Khoraçan le fit remonter sur le trône.

Nadir-Kuli, fils d’un mongol, marchand de laine à Dérikace, fatigué de mener ses chameaux et ses moutons au pâturage, quitta sa tribu et s’engagea au service de Baba-Ali-Bey qui commandait la ville d’Abivard. Il se rendit utile à ce chef qui lui donna sa fille. À la mort de Baba-Ali, il acheta d’Hucéin-Çah la survivance de ce gouvernement, au préjudice de ses beaux-frères. Le roi patane Mahmud le destitua. Ce fut le commencement de sa fortune. Chassé d’Abivard, il réunit quinze cents cavaliers et offrit à Çah-Thamasp de reconquérir la Perse. Une seule bataille gagnée, la prise et le meurtre de Mahmud anéantirent la domination affghane au centre de l’empire. Les provinces furent soumises en aussi peu de temps. Le fils d’Hucéin-Çah une fois couronné dans Içpahan, Nadir attaqua les Turks qui s’étaient emparés des parties occidentales. Il les battit et les expulsa. Parvenu à ce faîte de gloire, libérateur de la Perse, revêtu du titre exceptionnel de Thamasp-Kuli-Khan, il voulut monter du second rang au premier : mais il avait, au besoin, la patience des grandes ambitions, et ne désirait amoindrir ni sa popularité ni son prestige par une révolte soudaine et inopportune. Il crut mieux agir en obtenant de Çah-Thamasp la régence pour trois ans, sous prétexte de réorganiser l’empire. Actif, ferme, vigilant, ne confiant les emplois importants et les dignités qu’à des hommes doués des mêmes qualités et dont les intérêts étaient liés aux siens, il ne négligeait, dans l’intervalle, aucun des moyens propres à déconsidérer Çah-Thamasp dans l’esprit des peuples. Les inclinations naturelles du fils d’Hucéin-Çah l’y aidaient d’ailleurs singulièrement. Les fêtes et les banquets furent prodigués, et ce devint bientôt une coutume d’emporter de table l’empereur ivre mort. Le mépris public s’ensuivit ; l’agitation populaire fut habilement fomentée, et le Çah se vit exposé un jour aux yeux de tous, en cet état de dégradation. Comme régent de la Perse, Kuli-Khan, avec l’assentiment général, déposa et fit enfermer Thamasp. Lui-même fut solennellement couronné, au mépris des droits de l’héritier légitime à peine âgé d’un an.

Le berger du Khoraçan avait enfin réalisé ses plus hautes espérances ; mais sa soif de domination n’en était que plus irritée. Il médita la conquête de l’empire mongol. Les temps étaient propices. Delhi, en proie aux factions des Umrahs, qui se disputaient l’autorité méprisée de Mohhammed-Çah, et s’étaient tous ligués contre l’influence du Nizam-Ul-Muluk, offrait l’image fidèle de la perturbation générale. Le vieux çubah de Dekkan, inquiet et harcelé, instruit d’ailleurs des projets du Çah de Perse, n’hésita plus à provoquer sa venue. Il se flattait, grâce à l’ambiguïté calculée de ses manœuvres, de dominer Mohhammed par la terreur de Nadir, et de se ménager l’appui de ce dernier par l’appât de conquêtes successives, comptant, du reste, sur son habileté à tirer parti des circonstances fortuites. Dans l’intervalle, Nadir assiégea brusquement Kandahar, ville forte située sur les frontières des États mongols, et réclama en même temps de Mohhammed la cession des provinces de Kabul, de Multan et de Tatta, avec une somme de quatre kururs de roupies, cent millions de francs, comme indemnité des frais causés par le siége de Kandahar. Au cas probable d’un refus, l’ambassadeur était chargé d’annoncer que son maître viendrait s’indemniser à Delhi.

Mohhammed-Çab ne parut ni indigné de l’insulte, ni inquiet de la menace. Il y avait loin de Kandahar aux murailles de la ville impériale. Il se contenta de rappeler le Nizam-Ul-Muluk de sa çubahbie et lui ordonna de répondre à Nadir-Çah. C’était aller au-devant de sa destinée.

Kanduran, mir-bakci des armées mongoles, de tous les ennemis déclarés du çubah, était le plus irréconciliable. Çadet-Khan, chef de Laknaor, instruit de leur haine mutuelle, ambitionnait ardemment cette dignité militaire. Elle lui fut promise par le Nizam, en retour d’une aveugle obéissance à ses instructions. Çadet-Khan écrivit alors à Nadir-Çah de presser sa marche sur Delhi, et lui fit remettre deux cent mille roupies d’or, ce qui était à la fois, selon la coutume mongole, un acte de soumission et une marque d’alliance. De son côté, dès qu’il eut rejoint Mohhammed-Çah, Nizam le conjura de marcher en personne à la rencontre des Perses. Kanduran combattit cet avis. Il prouva qu’on n’avait rien à redouter d’une invasion ; qu’il s’agissait uniquement de fortifier le défilé de Kabul, seul passage praticable, extrêmement étroit et long de quatre journées de marche. Il ajouta que toutes ses mesures étaient prises et que seize laks de roupies, destinés à lever des troupes, allaient être remis au chef de Kabul. Le conseil des Umrahs approuva le mir-bakci, mais les aveux imprudents de ce dernier ne furent point oubliés de çubah. Le chef de Lahor, Cekria-Kahn, parent du Nizam, arrêta le convoi au passage, et retint les seize laks. Cependant Nadir-Çah approchait. Le chef de Kabul, apprenant à la fois l’enlèvement du convoi et l’arrivée de l’ennemi, partit à tout hasard avec cinq mille cavaliers pour défendre l’entrée du défilé. Un radjah des montagnes fit passer, en cinquante heures, douze mille fantassins perses, par un chemin inconnu des Mongols. La voie était inaccessible aux chevaux, mais cette diversion inattendue dégagea les gorges de Kaye-Bar, et la cavalerie vint rejoindre l’armée.

Mohhammed, contraint de reconnaître l’inutilité des précautions de Kanduran, prit enfin la route de Lahor avec une masse indisciplinée de huit cent mille hommes et trois mille pièces d’artillerie. Il attendait, en outre, une réserve de vingt mille cavaliers et de trente mille fantassins commandés par Çadet-Khan. Les Perses étaient vingt-cinq mille hommes de vieilles troupes aguerries par leurs victoires sur les Patanes-Affghans. La disproportion cependant eût été trop grande sans la trahison promise. Çadet-Khan, de concert avec le Nizam et Nadir, attira l’avant-garde mongole commandée par Kanduran, dans une embuscade où ce corps d’armée fut anéanti. Le mir-bakei lui-même y périt. Le çubah jugea qu’il était temps de contenir les Perses, son ennemi étant mort et Mohhammed n’ayant plus de recours qu’en lui. Un traité fut signé par lequel Nadir-Çah recevrait les quatre kururs de roupies précédemment exigés et devrait se retirer du territoire impérial. Mais le Nizam, loin de tenir les promesses qu’il avait faites à Çadet-Khan, succéda lui-même à la dignité de Kanduran. Le chef de Laknaor résolut de se venger. « Marchez sur Delhi dit-il à Nadir, l’armée est dispersée et sans chef. Saisissez-vous du Nizam-Ul-Muluk qui vous trahit ; emparez-vous de l’empereur même ; je vous garantis seize kururs, au lieu de quatre, pour la rançon de l’empire. »

Mohhammed et le çubah furent arrêtés dans une visite au camp des Perses. Nadir exigea un ordre authentique au gouverneur de Delhi de remettre la ville, le palais et le trésor à ceux qui se présenteraient au nom du roi de Perse. L’ordre fut exécuté. Le trésor ne contenait que trente-cinq laks de roupies. Nadir-Çah envoya chercher Çadet-Khan et lui dit : « Si tu ne trouves d’ici à demain les seize kururs que tu as garantis, je ferai de tes boyaux des cordes à violon. » Ne voulant pas être éventré, Çadet-Khan s’empoisonna. Peu après, Nadir entra dans Delhi, avec Mohhammed et Nizam, ses prisonniers.

Ce n’était pas qu’il persévérât dans le dessein d’envahir l’Hindoustan, l’impossibilité en était trop évidente. L’immense population de Delhi, la crainte de se voir retenu loin des frontières, au milieu d’un pays exaspéré, par un retour offensif de l’armée mongole ; la faiblesse numérique de ses propres troupes, et l’offre réitérée de quatre kururs de roupies, quatre cents millions de francs, pour rançon, étaient même autant de raisons qui l’eussent déterminé à se retirer promptement et sans violence, quand un conflit imprévu entre les soldats et le peuple amena la catastrophe de 1739. Deux mille hommes de la garde avaient déjà rétabli le calme et parcouru la ville sans obstacle. Nadir, retiré dans la grande mosquée, donna l’ordre de commencer le massacre et de n’épargner ni les femmes ni les enfants. L’exécution dura trois heures sur une étendue de deux lieues. Selon Çafçkinkhan, témoin oculaire, quarante mille Mongols et Hindous furent égorgés sans résistance. Il s’agissait enfin de recueillir les fruits de l’expédition. Nadir dépêcha mille cavaliers chargés de saisir, à Laknaor, l’héritage de Çadet-Khan, puis deux mille autres dans le Bengale pour en rapporter les trésors de çubah Çudjaa-Dulah qui venait de mourir. Cinq Umrahs levèrent les sommes exigées des habitants de Delhi. Le Nizam-Ul-Muluk offrit tout ce qu’il possédait dans le Dekkan et réussit à ne rien donner.

Enfin, le 4 mai 1739, Nadir-Çah quitta Delhi, suivi de sept cents éléphants, quatre mille chameaux et douze mille chevaux chargés de dépouilles. Il emportait, outre le célèbre trône des deux Paons dont le prix ne pouvait être estimé, seize autres trônes d’or massif, valant chacun six millions ; puis, deux milliards environ de pierreries, et un milliard cent vingt millions enlevés aux banquiers, orfèvres et bijoutiers. La Perse acquit tout le pays situé entre le Cindh et Kandabar.

Tel fut le coup terrible que frappa le Nizam-Ul-Muluk par la main de Nadir-Çah. L’empire mongol en resta épuisé et démoralisé à jamais. Les divers çubahs et nababs voulurent tous ériger leurs gouvernements en souverainetés indépendantes, et Mohhammed-Çah, impuissant à les réprimer, ne fut plus que le représentant nominal d’une puissance fictive.

Il résulta de ce démembrement intérieur que les établissements européens, épars sur les côtes, trop faibles jusqu’alors pour avoir osé s’immiscer aux mouvements politiques de la péninsule, s’y trouvèrent bientôt engagés soit à titre d’alliés, soit comme ennemis naturels des adversaires de leurs protecteurs immédiats. Le nabab d’Arkate, province du Karnatik, dans laquelle sont situées les villes de Pondichéry et de Madras, Auçt-Ali-Khan, donna involontairement à Dumas, commandant des comptoirs français, l’occasion d’agir en ce sens. Auçt-Ali-Khan, à peine informé de l’entrée victorieuse de Nadir-Çah dans Delhi, de l’arrestation de Mohhammed et de la dispersion des forces impériales, s’était hâté d’incorporer dans sa nababie le territoire tributaire des radjahs, ses voisins. Le succès de ce coup de main lui fit entreprendre une expédition plus sérieuse, et il partit à la tête de soixante mille hommes dans le dessein de soumettre les radjahs indépendants du Malabar ; mais ceux-ci se fortifièrent de l’alliance des Mahrattes. Cent mille cavaliers attendaient l’armée d’Arkate au pied des Ghattes. Auçt-Ali-Khan, vaincu, périt dans le combat. Sa veuve, ses enfants, ses principaux officiers, échappés à la poursuite de l’ennemi, furent recueillis par Dumas, dans Pondichéry.

La cavalerie mahratte ne tarda pas à envahir la nababie. Les chefs réclamèrent impérieusement qu’on leur livrât les fugitifs avec un tribut annuel de douze cents livres, sous peine de voir la ville mise à sac et rasée. Le commandant français fit une réponse noble et courageuse. Il y était dit que la nation mongole ayant toujours traité les Français avec bienveillance, il ne leur était pas permis de la trahir ; que l’asile accordé à des suppliants était d’ailleurs sacré en soi ; qu’enfin les habitants de Pondichéry avaient tous pris la résolution de périr plutôt que de livrer leurs hôtes. On négocia, et les Mahrattes se retirèrent. Mais cette intervention généreuse de la colonie répandit dans toute la presqu’île le respect de la nation française. Les radjahs vaincus par Auçt-Ali-Khan reconnurent eux-mêmes qu’il était noble de n’avoir pas sacrifié la famille de leur ennemi. Le fils de ce dernier vint remercier Dumas. Il fit don à la Compagnie d’un vaste territoire dont la cession fut confirmée par un firman du Grand Mongol qui, en témoignage particulier de son estime, attacha le titre perpétuel de nabab de l’empire à la personne des gouverneurs français.

C’était la première dignité politique accordée à un chef de nation étrangère dans l’Inde. La colonie, privilégiée entre tous les établissements européens, acquérait par là sur l’esprit des races indigènes une influence d’autant plus précieuse qu’elle était fondée sur la confiance et la gratitude. Aucun des avantages commerciaux concédés à la Compagnie anglaise, dès 1716, par Çah-Djihan, n’avait une importance équivalente. Cette nation, du reste, déjà odieuse, grâce au souvenir des brigandages des frères Child, à Bombay, sous Aurang-Ceyb, ne prétendait pas étendre sa domination, en donnant des exemple de générosité et de désintéressement. Ses prêteurs frustrés de leurs créances, les navires mongols saisis et vendus en pleine paix, et la leçon sévère infligée par Aurang-Ceyb, avaient miné, une fois déjà, son crédit et plus encore son honneur ; mais elle devait finir par trouver de plus sûrs auxiliaires dans les contrôleurs généraux de Louis XV et dans les directeurs de la Compagnie française. Ces derniers ne jugèrent pas favorablement de la ligne de conduite adoptée par Dumas. Entièrement étrangers à l’histoire de l’Hindoustan, tout ce qui ne se rattachait pas d’une façon étroite aux opérations commerciales leur était antipathique. L’intervention habile de Pondichéry dans les affaires intérieures du pays fut la vraie cause du rappel de son chef.

Dupleix remplaça Dumas. La Compagnie, jugeant de la nature de ses aptitudes par le développement prodigieux qu’il avait donné au comptoir de Chandernagor, crut qu’en l’appelant au gouvernement général des établissements français, il s’appliquerait uniquement aux spéculations maritimes. L’immense fortune qu’il s’était acquise fut aussi une des raisons déterminantes de sa nomination. Le contrôleur général, Orry, ne le lui laissa pas ignorer, en insistant sur la nécessité d’une représentation brillante, en rapport avec le titre de chef national dans l’Inde, représentation à laquelle la modicité des appointements réguliers ne pouvait suffire. Dupleix avait dès longtemps pressenti ces mesquines considérations du gouvernement et de la Compagnie, et ce fut à la justesse de ses prévisions à cet égard que nos établissements du Karnatik, du Malabar, d’Oryçah et du Bengale durent d’être administrés par le seul homme d’État dont la France pût se glorifier depuis Richelieu.

Dans ce temps, un homme également doué de rares qualités, bien que son action se manifestât sur un théâtre infiniment moins vaste, au milieu d’intérêts d’un ordre très-intérieur, le Malouin Mahé de La Bourdonnais, créait nos deux colonies de l’Île-de-France et de Bourbon. La part importante qu’il devait bientôt prendre aux affaires de Pondichéry exige dès à présent notre attention, avant de parler du gouvernement général de Dupleix.

Né à Saint-Malo, en 1699, Mahé de la Bourdonnais avait fait son premier voyage à dix ans, dans les mers du Sud. À quatorze ans, il avait parcouru l’océan Indien jusqu’aux Philippines. Après deux autres campagnes dans le Nord et au Levant, il s’était embarqué en 1719, comme second lieutenant, au service de la Compagnie. Premier lieutenant en 1723 ; capitaine en second en 1724, il contribua à la prise de Mahé, sur la côte de Malabar. La paix, conclue à cette époque, lui permit d’entreprendre les armements particuliers dont l’initiative de Dupleix avait montré les avantages. Excellent matin, conduisant lui-même ses expéditions, mettant au service de ses intérêts l’intelligence expérimentée des affaires, il fit rapidement une grande fortune. Quelques bons offices rendus à la marine portugaise lui valurent du vice-roi de Goa le grade de capitaine de vaisseau et l’ordre du Christ. En 1733. il revint en France. L’année suivante, on lui confia le gouvernement des deux îles de France et de Bourbon.

Ces îles, découvertes par Mascarenhas en 1598, avaient été promptement oubliées des Portugais. Bourbon fut la première, habitée par les Français échappés au massacre de Fort-Dauphin. L’Île-de-France, à peu près déserte encore en 1720, avait plusieurs fois été, durant les dix années qui suivirent, sur le point d’être abandonnée de la Compagnie. C’était cependant un point inappréciable de relâche dans les voyages de l’Inde et de la Chine. Quant à Bourbon, bien que plus étendue, plus saine, plus propre aux plantations de caféiers, elle n’était pas moins négligée ; de sorte que les navires qui s’y arrêtaient dans le trajet d’Europe à nos comptoirs orientaux, loin d’y rencontrer les secours nécessaires, se trouvaient contraints d’en nourrir les habitants. J’ai dit que La Bourdonnais avait créé ces deux colonies ; le terme est exact. Il y fonda des fabriques de coton et d’indigo, il y introduisit le premier la culture des cannes à sucre et du manioc, et mit ainsi la population à l’abri des disettes permanentes qui la décimaient. Mais il fallut agir d’autorité pour déterminer les habitants à ne plus vivre exclusivement de gibier et de racines sauvages. Ils arrosaient d’eau bouillante les nouvelles plantations et se plaignaient amèrement de l’homme qui les obligeait au travail et au bien-être. Les deux îles ne possédaient, en outre, ni magasins, ni hôpitaux, ni ouvriers, ni troupes, ni marine. La Bourdonnais fut architecte et ingénieur, il bâtit magasins, hôpitaux, ateliers, quais, moulins et aqueducs, traça des voies de communications, fit couper les bois, dompter les taureaux de trait, établit des pontons pour charger et décharger, abattre en carène et radouber les navires, et mit en charnier lui-même un bâtiment de cinq cents tonneaux. La croix de Saint-Louis, qu’il reçut en 1737, récompensa ses efforts ; mais il avait acquis dans l’intervalle l’exécration de ses administrés. Tant de travaux ne pouvaient être entrepris, en effet, là où tout manquait, sans que les intérêts particuliers fussent parfois sacrifiés à l’intérêt général. Un concert unanime de récriminations le précéda en France. Le cardinal de Fleury, le contrôleur Orry et les directeurs de la Compagnie le reçurent d’abord comme un coupable qui se livrait. Il se disculpa aisément, mais avec une énergie trop rude qui blessa ses juges, tout en réduisant ses ennemis au silence.

L’appréhension de nouvelles hostilités entre la France et l’Angleterre rendait indispensables des services tels que les siens. À ses refus réitérés de poursuivre l’œuvre commencée, on opposa l’ordre exprès du roi ; aux craintes qu’il manifesta avec une hautaine franchise de se voir de nouveau sacrifié à la haine des chefs de sa compagnie, on répondit par les pouvoirs les plus étendus et les engagements les plus formels. Nommé au commandement d’une escadre de six vaisseaux, avec le grade de capitaine de frégate, il était, en outre, continué dans ses gouvernements des îles.

Il partit en avril 1741, avec douze cents matelots et cinq cents soldats ; mais les matelots étaient, aux trois quarts, étrangers à la mer, et les soldats n’avaient jamais touché ni un fusil ni un canon. La Bourdonnais avait, par excellence, les deux défauts caractéristiques de la race bretonne, l’opiniâtreté et l’emportement ; mais il les transformait volontiers en de merveilleux agents d’exécution, grâce à ses qualités tout individuelles d’intelligence et de décision. Son parti fut immédiatement pris. Il mit le cap sur le Brésil et mouilla devant un îlot de la côte. Là, il exerça, pendant vingt-deux jours, ses équipages et ses canonniers, aussi peu accessible à leurs murmures qu’aux plaintes de ses officiers. Cinquante-six jours après il était à l’Île-de-France. Il y reçut des nouvelles alarmantes de l’Inde. Dumas était alors assiégé par les Mahrattes et l’appelait à l’aide. Après avoir pourvu à la sûreté des îles, par de nouvelles fortifications, des réserves considérables de vivres et l’organisation de milices coloniales, il quitta Bourbon et mouilla devant Pondichéry au mois de septembre.

Le siége était heureusement levé, au grand honneur de Dumas, ainsi que nous l’avons vu ; mais le comptoir de Mahé était bloqué depuis dix-huit mois par les hommes du Malabar et devait succomber sans de prompts secours. La Bourdonnais s’y rendit et délivra la ville. Rien ne le retenant plus dans l’Inde, il regagna ses îles. Il était nécessaire qu’il s’y trouvât, prêt à agir, dès qu’il recevrait la nouvelle probable de la déclaration de guerre. Ce fut alors que les ordres les plus précis de la Compagnie lui parvinrent. Il lui était enjoint de désarmer son escadre et de renvoyer en Europe ses vaisseaux sur lest, plutôt que d’en garder un seul. À peine ces ordres incroyables étaient-ils exécutés que de nouvelles instructions contradictoires lui furent remises ; mais il n’était plus temps. Mis ainsi dans l’impossibilité d’agir, La Bourdonnais, désespéré, donna sa démission. Elle ne fut pas acceptée. « C’est parce que nous n’avons dans l’Inde ni escadre ni soldats, lui écrivait le contrôleur général Orry, que je souhaite ardemment que vous y restiez. Il n’appartient qu’à vous d’y tenir la première place, si nous perdions M. Dupleix. » Ce nom était d’un augure malheureux pour La Bourdonnais. Il resta. Ses espérances de gloire, l’ambition la plus honorable, sa confiance en lui même, sa bravoure, son mérite incontesté, tout le retint, afin que sa fortune heurtât une destinée supérieure et fût brisée.


II


La retraite de Nadir-Çah et l’état de désorganisation dans lequel il avait laissé l’empire n’investissaient pas uniquement les çubahs d’une portion d’autorité enlevée au Grand Mongol. Le pouvoir indépendant qu’ils avaient ambitionné et que la faiblesse du maître leur concédait, devint bientôt pour eux une lourde charge. Ces liens féodaux, qu’ils avaient brisés pour leur propre compte, il s’agissait de les resserrer à l’égard des nababs, chefs des provinces, sous peine de ne plus jouer à leur tour qu’un rôle inerte, analogue à celui de l’empereur, mais dénué de tout prestige extérieur. De leur côté, les nababs eux-mêmes, une fois échappés au joug des çubahs, disposant de ressources moindres encore, par suite de l’extrême morcellement de leur pouvoir, devaient redouter l’intervention inévitable et les empiétements progressif des comptoirs européens. Bien que la conquête musulmane fût dès lors un fait accepté, la diversité des idées religieuses et des mœurs, d’une part, et, d’autre part, l’aversion instinctive qui persiste, à toute époque et en tout lieu, entre la race dominatrice et la race soumise, étaient des raisons naturelles de penser que les populations hindoues contribueraient plutôt, par leur abstention même, au démembrement de la puissance mongole. Il y avait là, sans nul doute, la logique et la force des choses aidant, un résultat acquis pour l’avenir. Dupleix l’avait prévu et l’eût atteint, au profit de la civilisation, pour la France et par elle. L’ancienne monarchie et les marchands dont il dépendait ne le permirent pas. Son action en ce sens fut, du reste, entravée et retardée par des complications inattendues.

Dès son arrivée à Pondichéry, il s’était hâté d’exposer nettement au contrôleur général et à la Compagnie la situation des affaires dans l’Inde. Sans trop insister sur les relations politiques désormais établies entre la nababie d’Arkate et le comptoir central, il faisait pressentir toute leur importance et la nécessité d’en assurer l’affermissement par l’extension du crédit français et par une impulsion plus vigoureuse donnée à toutes nos entreprises. On lui répondit que la crainte d’une rupture prochaine entre les puissances maritimes contraignait la Compagnie de réduire son commerce, de restreindre ses plus strictes dépenses et de suspendre tous les travaux de fortification. En outre, il était seul chargé de l’exécution de ces ordres et il lui était défendu d’en instruire le conseil supérieur. Tout renseigné qu’il était sur l’incapacité singulière qui présidait aux délibérations de la Compagnie, Dupleix se refusa d’abord à saisir le sens de ces instructions. L’appréhension d’une guerre imminente et l’ordre simultané de livrer sans défense à l’ennemi la seule place du sort de laquelle dépendait celui de tous nos établissements lui parurent le comble de l’aberration. Il était cruel de voir tant de vastes desseins étouffés en germe. Mais son étonnement dura peu ; il comprit les espérances secrètes qui avaient dicté ces lettres ; il se souvint de les avoir prévues et résolut de passer outre. Loin de renvoyer les navires sur lest et de restreindre les affaires au point où elles en étaient en 1721 ce qui lui était enjoint et ce qui eût porté le dernier coup à notre crédit ; loin de négliger surtout les travaux de fortification, il expédia à ses frais, selon le vœu secret de la Compagnie, pour deux millions de cargaisons, rétablit l’enceinte bastionnée de Pondichéry et prépara tous les approvisionnements nécessaires à l’escadre qui devait quitter la France sous le commandement de La Bourdonnais.

Sans plus s’inquiéter des ordres qu’elle lui avait précédemment donnés, la Compagnie lui adressa les plus vifs éloges, lui recommandant, en dernier lieu, de négocier avec les gouverneurs anglais un traité de neutralité entre les deux Sociétés. Une telle convention, même consentie de part et d’autre, était inexécutable. L’escadre ennemie n’en eût pas moins anéanti tout notre Commerce, et la compagnie anglaise se fût bien gardée de protester contre un fait accompli qui l’eût dispensée de violer personnellement le traité. Ses agents, du reste, plus sincères cette fois que de coutume, ou plus assurés du succès, se refusèrent à cet accommodement illusoire. Le désarmement et le renvoi des vaisseaux de La Bourdonnais dut contribuer à les convaincre, dans ce temps même, que nos comptoirs étaient livrés à qui voudrait les anéantir. Ainsi abandonné à ses propres ressources, Dupleix entreprit de tout sauvegarder. Pondichéry. Mahé, Matçulipatnam, Chandernagor, furent approvisionnés et mis en état de défense, tandis que de nouvelles cargaisons étaient expédiées aux îles et en Europe. De tels services appelaient les récompenses du gouvernement : elles ne se firent pas attendre. Il est vrai qu’elles ne coûtaient ni un canon à l’administration de la guerre ni une roupie à la Compagnie. Le contrôleur général de Machault lui envoya, au nom du roi, des lettres de noblesse et la croix de Saint-Michel. Peu après, la déclaration de guerre entre la France et l’Angleterre lui fut annoncée. Immédiatement aussi, tous les navires marchands des comptoirs furent saisis par la croisière anglaise, grâce à la persuasion imbécile où étaient les directeurs de Paris, que le traité de neutralité avait été signé dans l’Inde. De son côté, La Bourdonnais en était réduit, aux îles, à la plus profonde détresse ; mais ces deux hommes valaient des flottes et des armées. Tandis que l’un prodiguait sa fortune personnelle pour défendre la côte de Coromandel et le Bengale, le second créait une escadre, disciplinait les volontaires créoles, formait des équipages noirs et se préparait à partir pour Pondichéry. Enfin, six vaisseaux dont le commandement lui était confié arrivèrent à l’Île-de-France. Cinq d’entre eux n’avaient ni artillerie ni canonniers ; il fallut y pourvoir ; ce qui causa de nouveaux retards. L’escadre mit à la voile en mars 1746. Assaillie par un coup de vent terrible à la pointe nord de Madagascar où l’avait conduite la nécessité de faire des vivres, elle se dirigea bientôt sur Mahé, forte de neuf vaisseaux et montée par trois mille trois cents hommes, dont sept cent vingt noirs.

La Bourdonnais apprit à Ceylan que les Anglais l’attendaient à la côte de Coromandel. Il les y rencontra en effet. Très supérieur en artillerie, car les navires français n’étaient armés que de canons de douze et de huit, l’ennemi engagea le combat dans les meilleures conditions, avec l’avantage du vent et de la marche. Cependant, après une action très-vive de trois heures, il se retira à la nuit et ne reparut pas. L’escadre française, chargée de malades et de blessés, n’était pas en mesure de le poursuivre. La Bourdonnais mit le cap sur Pondichéry, où il mouilla le 8 juillet 1746. Dupleix, informé de sa venue prochaine, l’attendait avec impatience, ne doutant pas que ses instructions comme chef d’escadre ne dussent concorder avec les ordres particuliers qu’il avait lui-même reçus. Mais il était loin d’en être ainsi.

Les pouvoirs respectifs dont ils étaient revêtus impliquaient même une collision inévitable. L’esprit impétueux de Dupleix, le sentiment de son incontestable supériorité et son expérience spéciale des affaires dans l’Inde, entraînaient une suprématie de direction que le caractère opiniâtre et emporté de La Bourdonnais ne pouvait reconnaître. Gouverneur général des îles, chargé du commandement exclusif de l’escadre de secours, ce dernier se considérait comme étant au moins l’égal du chef de la nation sur un point de la côte du Karnatik. De là l’erreur qui le perdit. Excellent administrateur à l’Île-de-France et à Bourbon, brave, ferme, plein d’initiative et de ressources comme marin et comme soldat, il ne possédait ni l’universalité d’aptitudes ni le génie politique de Dupleix. Son unique but dans cette dernière expédition était de combattre l’escadre ennemie et de ruiner le commerce anglais par des courses et des croisières. S’il eût consenti à se renfermer dans ces limites d’action, jamais son autorité n’eût été traversée ; mais il voulut tout diriger sur terre et sur mer. L’intérêt vital de l’Inde française eût été lésé. Dupleix, en sacrifiant La Bourdonnais, usa de son droit et remplit son devoir. Les sentiments d’envie dont on le soupçonna n’avaient aucune raison d’être : il ne pouvait rien envier, car la gloire qu’il ambitionnait était d’un ordre supérieur aux succès militaires, quoiqu’il dût prouver plus tard qu’aux plus hautes conceptions de l’homme d’État il unissait au besoin l’intelligence spéciale de l’homme de guerre.

L’arrivée de l’escadre, promptement connue, avait engagé toute la marine marchande anglaise à se retirer sous le canon des comptoirs. Les croisières et les courses devenaient sans objet, aussi longtemps que les forces ennemies tiendraient la mer. Il était même indispensable de les combattre et de les détruire, avant de tenter des expéditions contre les entrepôts fortifiés de la côte. Telle fut la première objection de Dupleix au siége de Madras. La Bourdonnais offrit alors d’aller à la recherche des vaisseaux anglais, avec un renfort de soixante canons enlevés aux murailles de Pondichéry. Dupleix refusa de dégarnir la place. L’alternative d’une défaite navale eût livré la ville sans défense à l’ennemi et sacrifié jusqu’aux restes de l’escadre dispersée. La Bourdonnais, profondément blessé, reprit la mer, rencontra les Anglais qui refusèrent d’engager le combat, et revint à Pondichéry. Malade et irrité, il donna pour la première fois des marques d’indécision et de découragement. Le conseil supérieur le somma d’agir contre Madras ou contre la flotte ennemie. Après de nouveaux délais et d’inutiles explications réciproques, le siége de Madras fut décidé. Poudres, canons, troupes, vivres et matériaux, furent abondamment fournis à l’escadre ; une sorte d’entente cordiale se rétablit entre les deux chefs, et le corps d’expédition partit dans la nuit du 12 au 13 septembre, avec neuf vaisseaux et deux galiotes à bombes. Une fois à l’œuvre, La Bourdonnais redevint lui-même clairvoyant, prompt et énergique. Il débarqua, à la tête de six cents hommes, à quatre lieues au sud de Madras, et marcha le long de la côte, parallèlement accompagné de ses vaisseaux. À une portée de canon de la ville, un second débarquement fut effectué. Onze cents Européens, quatre cents cipayes et cinq cents noirs des îles commencèrent les travaux de siége, Il restait à bord de l’escadre dix-sept à dix-huit cents hommes. Durant quatre jours consécutifs, le canon et les mortiers battirent la ville. Une sortie de la garnison fut repoussée avec une telle vigueur que ce corps de troupes ne put rentrer dans Madras et se dispersa dans l’intérieur des terres. Le gouverneur anglais offrit de capituler.

Dès ce moment, la passion d’exercer un commandement exclusif devait entraîner La Bourdonnais bien au delà de ses pouvoirs réels. Ceux qu’il avait reçus du ministère et de la Compagnie, lors de la première expédition de 1741, l’autorisaient, en effet, à commander les forces de mer et de terre dans ses gouvernements des îles et même dans l’Inde : mais avec cette restriction formelle qu’il était subordonné, dans ce dernier cas, aux décisions préalables des conseils supérieurs. Enfin, ses nouveaux pouvoirs de 1745, spécialement relatifs à l’expédition actuelle, étaient limités au commandement unique de l’escadre et des navires marchands. Cependant, une instruction secrète du contrôleur général Orry, ordre précis et toujours subsistant, lui interdisait de conserver les comptoirs ennemis dont il pourrait s’emparer. Mais, en admettant même que cet ordre, absurde aussi, ne fût pas annulé par le fait des instructions postérieures, toujours est-il que Dupleix était au moins autorisé à n’en tenir aucun compte, puisque la ligne de conduite qu’il suivit à cet égard fut pleinement approuvée.

La Bourdonnais, résolu d’agir sans contrôle, ou convaincu qu’il pouvait disposer à son gré de la place qu’il assiégeait, se hâta d’accorder à l’ennemi une capitulation directement opposée à nos intérêts les plus immédiats. Il promit de rendre Madras aux Anglais, en retour onze cent mille pagodes, neuf millions de livres de rançon, somme payable à termes éloignés, tant dans l’Inde qu’en Europe. Pouvait-il ignorer que la Compagnie anglaise refuserait de ratifier un tel engagement conclu sous la pression de la force ? En dernier lieu, la reddition pure et simple de Madras garantissait à Pondichéry des avantages bien autrement important que le paiement même régulier de cette rançon. Outre l’intérêt vital qu’avait l’Inde française à l’annexion d’un comptoir rival, les richesses effectives de notre prise l’emportaient à tous égards immensément au delà de neuf millions de livres. Rien n’ébranla la résolution de La Bourdonnais, ni les prières du conseil supérieur de Pondichéry, ni les instances réitérées de Dupleix. Il répondit invariablement qu’il avait pris Madras et qu’il en disposerait en maître. « D’ailleurs, ajoutait-il, j’ai donné ma parole : elle est inviolable. » Il entra dans la place après s’être engagé à la quitter dans quinze jours.

Dupleix dut enfin briser cette aveugle opiniâtreté. Les efforts de la persuasion avaient été vains ; les voies de l’autorité restaient seules à prendre. Dulaurens, Barthélémy, d’Esprémesnil, Bruyère et Paradis, conseillers de Pondichéry, vinrent signifier les pouvoirs du commandant général des établissements français. Une scène violente s’ensuivit dans la grand’salle du gouvernement de Madras. Paradis, ingénieur habile, homme d’une grande bravoure, mais d’une vivacité égale, chargé par ses collègues de porter la parole, interpella La Bourdonnais avec tant de roideur, que celui-ci, transporté de colère et tirant son épée, cria aux officiels de l’Île-de-France et de Bourbon, qui l’entouraient : « À moi, messieurs ! » Le gouverneur et les conseillers anglais qui assistaient à cette scène déplorable, purent croire un instant que leurs vainqueurs allaient s’égorger. Paradis, au milieu du tumulte, ordonna au greffier de lire la protestation du conseil qui cassait et annulait le traité de rançon, puis les lettres qui constituaient à Madras un conseil provincial, et enfin la commission de commandant de place donnée à d’Esprémesnil. La Bourdonnais se contint et parut vouloir réfléchir ; mais, dans l’instant même, il ordonna secrètement de faire embarquer les troupes de Pondichéry, dont il était peu sûr.

C’était les envoyer à une mort inutile. La mousson surprit l’escadre. Un coup de vent la dispersa, la démâta et la jeta à la côte. Plusieurs navires périrent ainsi corps et biens. Le désastre était irréparable, il anéantissait tous les projets ultérieurs, formés pour des croisières et de nouvelles expéditions. La Bourdonnais cessa dès lors toute résistance ; il fit reconnaître d’Esprémesnil en qualité de chef de Madras, et se jetant, seul, dans une chelingue, par une mer affreuse, il rejoignit son vaisseau désemparé, fit route sur Pondichéry et de là sur l’Île-de-France. Le nouveau gouverneur des Îles, David, lui remit le commandement de six navires chargés pour le compte de la Compagnie. Ses traverses n’étaient pas terminées. Il lui fallait passer au milieu des escadres anglaises qui tenaient seules la mer. Au cap de Bonne-Espérance un coup de vent le sépara du convoi. Deux bâtiments ne reparurent plus. Trois autres le rallièrent ; ils les conduisit à la Martinique, d’où il repartit seul sur un navire hollandais. L’annonce d’une rupture entre les États et la France contraignit ce bâtiment à se réfugier dans un port anglais. La Bourdonnais fut fait prisonnier de guerre et conduit à Londres, où, non seulement on le laissa libre sur parole, mais où, par malheur, la Compagnie anglaise affecta de le traiter comme le protecteur de ses nationaux dans l’Inde. À peine de retour à Paris, il fut enfermé à la Bastille, le 2 mars 1748, accusé d’avoir pillé Madras et trahi les intérêts français. Tels sont les faits exacts consignés dans le mémoire justificatif de La Bourdonnais. J’insiste, car la vérité historique a été souvent altérée sur ce point. Un juge assesseur de la cour de Pondichéry, dans son Histoire de l’Indoustan, recueil d’assertions et de jugements contradictoires, reproduits par les écrivains postérieurs, affirme que le brave et malheureux gouverneur des îles fut arrêté par ordre de Dupleix et envoyé en France, chargé de fers. Il était plus simple d’en croire La Bourdonnais lui-même.

Il n’était sans doute coupable ni de pillage ni de trahison. Sa fermeté dégénérée en obstination, non moins que l’ambition d’exercer une autorité illimitée, l’ont seules perdu. Ses brillantes qualités en ont été obscurcies ; son patriotisme et son honneur étaient intacts. Les deux colonies de l’Île-de-France et de Bourbon, dont il a été le créateur, n’ont jamais oublié ce qu’elles lui ont dû. Son nom est resté justement célèbre dans les mers de l’Inde ; sa mémoire y est respectée. Plus heureux que Dupleix, une popularité soudaine le couronna dès sa sortie de la Bastille. Il n’est pas jusqu’au poëme de Bernardin de Saint-Pierre qui n’ait ajouté un attrait de plus et comme un charme romanesque à sa gloire. Si je l’ai blâmé, bien que mon île natale soit en quelque sorte l’œuvre de son génie, j’avoue que ses malheurs n’ont que trop expié ses fautes sur la côte du Karnatik ; fautes réelles, erreurs avérées sans doute, mais qu’absolvait d’avance, peut-être, l’éclat de ses grandes actions.

Collin de Bar, après avoir affirmé la mise aux fers de La Bourdonnais, n’hésite pas à formuler contre Dupleix une accusation également absurde et mensongère : celle d’avoir ordonné le sac et l’incendie de Madras. L’accusation est absurde, car c’eût été ruiner un comptoir donc la possession paisible nous était acquise ; elle est mensongère, car la capitulation fut rigoureusement observée dans toutes les parties favorables aux Anglais, à l’exception de l’article spécial de la rançon. La vérité est que Dupleix n’est jamais entré dans Madras, qui n’a jamais été ni mise à sac ni incendiée. Ce comptoir fut régulièrement administré par un directeur provincial et par un conseil délégué de Pondichéry. Paradis le défendit, avec une faible garnison, contre le retour offensif des Anglais, et il nous resta jusqu’au traité d’Aix-la-Chapelle, par lequel l’Inde française fut de nouveau sacrifiée à l’Angleterre et aux États-Généraux ; sacrifice complet et sans compensation, malgré l’équité apparente des termes conventionnels. Il y était dit, en effet, que tous les établissement conquis par nous seraient rendus, en échange de ceux qui nous auraient été enlevés ; or, nous n’avions rien perdu, nous ne recevions rien et cédions tout. Cependant, la défense de Pondichéry venait, dans ce temps même, d’agrandir notre influence.

Le 4 août 1748, une flotte anglaise de vingt-six bâtiments de guerre et de transport mouilla dans la rade. Cinq mille Européens et sept mille soldats d’Anauerdi-Khan, nabab d’Arkate, bloquèrent la ville défendue par huit cents Français et trois mille cipayes. Dupleix se multiplia. On travailla aux fortifications sous le feu de l’ennemi. L’héroïque Paradis, que les Hindous accueillaient avec des clameurs d’admiration, quand il les chargeait, mourut glorieusement dans une sortie ; mais cette mort elle-même électrisa les habitants pleins de confiance en l’énergie calme du chef. Après cinquante-huit jours de tranchée ouverte, les Anglais furent contraints de lever le siége avec une perte de trois mille hommes

La Compagnie s’épuisa en actions de grâce : « Ce ne sont plus les Mongols et les Mahrattes, monsieur, c’est la plus belliqueuse des nations de l’Europe qui passe aux Indes avec des frais immenses, sur la plus nombreuse flotte qui ait paru dans l’Océan Oriental, et, qui, réunissant ses forces à celles de ses alliés, vient échouer au pied des murs que vous défendez. Quelle gloire pour vous, monsieur ! Déjà, la prise de Madras était due aux secours que vous aviez fournis à M. de La Bourdonnais ; déjà, votre fermeté et la justesse de vos mesures avaient sauvé nos divers établissements, ainsi quels éloges ne méritez-vous pas aujourd’hui ! » Le contrôleur général de Machault lui annonça que le roi lui accordait le titre de marquis avec la dignité de commandeur de Saint-Louis, et qu’un grade militaire, à la hauteur de son mérite et de ses services, allait lui être conféré. Dupleix dut croire qu’il lui était permis de réaliser ses véritables projets, et la guerre de 1749 fut résolue. Voici quelle était la situation politique du pays, et quels étaient les éléments d’action dont nous pouvions disposer.

Le Nizam-Ul-Muluk, maître de la péninsule et très favorable aux Français, avait nommé à la nababie d’Arkate Auçt-Ali-Khan, l’allié de Dumas. Ce nabab avait laissé un fils. Çabder-Ali-Khan, rétabli par nous dans le gouvernement de son père, et une fille mariée à Khanda-Çaeb qui, de tous les Mongols, devait être le plus dévoué à la politique de Dupleix.

Çabder-Ali-Khan ayant été assassiné, son fils fut confirmé dans l’Arkate par le Nizam-Ul-Muluk, qui confia cet enfant à la tutelle d’Anauerdi-Khan. Ce dernier avait tué son pupille et pris sa place, soutenu par les Anglais, dont il était l’agent actif. Ce meurtre et cette usurpation restèrent impunis, parce que le vieux çubah, âgé de près de cent ans, mourut à cette époque. Naçer-Cingh, son fils naturel, s’empara du Dekkan, à l’exclusion de Muçafer-Cingh, petit-fils et successeur désigné du vice-roi. Cette usurpation, fomentée et soutenue par les Anglais, leur offrait un double avantage ; ils dépouillaient ainsi, d’une part, de son pouvoir légitime, et par des mains tierces, une famille sincèrement attachée à la France, et ils se réservaient de sacrifier, en temps opportun, l’usurpateur lui-même. Khanda-Çaeb était prisonnier des Mahrattes depuis huit ans. Dupleix paya sa rançon dix-huit cent mille livres et le chargea d’offrir à Muçafer-Cingh l’alliance et le secours des Français pour conquérir sa çubahbie.

Le traité d’Aix-la-Chapelle interdisait aux deux compagnies rivales de laisser subsister les armements militaires ; mais comme les comptoirs anglais, loin de se conformer à cet article conventionnel, levaient impudemment de nouvelles troupes, Dupleix conserva les siennes. Cependant, afin de ne pas effrayer la Compagnie, il les mit à la solde de Khanda-Çaeb, nommé nabab d’Arkate par Muçafer-Cingh. Leur entretien n’entraînait ainsi aucune dépense ; et, tout en restant dans la lettre du traité, nous n’étions plus les dupes contraintes et résignées de notre ennemi national. Le comte d’Auteuil joignit aussitôt l’armée des deux chefs mongols avec quatre cents soldats européens et deux mille cipayes.

Anauerdi-Khan, attaqué auprès de la forteresse d’Amur, perdit la bataille et périt dans l’action. Arkate se rendit. Le gouverneur de Madras, fidèle aux ruses grossières de la politique anglaise, envoya féliciter Khanda-Çaeb. Dupleix insista pour que les troupes victorieuses assiégeassent immédiatement Triçnapâli, où s’était réfugié Mohhammed-Ali-Khan, fils d’Anauerdi ; mais, avant d’entreprendre cette dernière expédition, malheureusement retardée par les blessures du comte d’Auteuil, Muçafer-Cingh désira visiter Pondichéry et y confirmer solennellement, à titre çubah du Dekkan, les donations promises en son nom. Outre Matçulipatnam et le territoire dépendant, sur la côte d’Oryçah, il céda à la France tout le Karnatik.

Peu après, deux mille Européens, commandés par d’Auteuil, et cinquante mille hommes des meilleures troupes de Muçafer-Cingh ouvrirent la campagne. Le siége de Triçnapâli n’était plus possible. Naçer-Cingh s’avançait à grandes journées vers le Dekkan méridional. Les armées se rencontrèrent bientôt, mais les disgrâces improbables succèdent d’ordinaire, dans l’Inde, aux succès les plus décisifs. Une insubordination soudaine et mystérieuse du détachement français fit tomber Muçafer-Cingh aux mains de son compétiteur, qui le mit aux fers. Khanda-Çaeb put se réfugier à Pondichéry. Tout semblait perdu. Le fait d’armes héroïque de de La Touche rétablit notre supériorité avec une égale promptitude. Il pénétra de nuit, à la tête de trois cents volontaires, dans le camp de Naçer-Cingh, lui tua douze cents hommes et détermina sa retraite précipitée vers le nord. D’Auteuil, avec ces mêmes soldats soulevés la veille et rendus au devoir, battit Mohhammed-Ali-Khan, dispersa ses forces et lui enleva trente pièces d’artillerie marquées aux armes d’Angleterre. Une autre victoire du marquis de Bussy, qui allait prêter au génie de Dupleix l’appui des plus hautes qualités militaires et politiques, acheva de ruiner l’influence du chef de Triçnapâli. Enfin, de La Touche infligea une suprême défaite à Naçer-Cingh. Ce malencontreux protégé des Anglais perdit dix mille hommes et fut tué en fuyant. Les deux armées proclamèrent alors unanimement Muçafer-Cingh çubah du Dekkan. Il distribua douze millions entre tous les nababs, douze cent cinquante mille livres aux troupes françaises, une somme égale à la Compagnie, et une pension de cent mille roupies à Dupleix, il augmenta le nombre des précédentes cessions de territoire et rétablit Khanda-Çaeb dans la nababie d’Arkate.

Ces avantages réels, cette domination inespérée de la France étendue dans la presqu’île et fortifiée par notre fidélité même à soutenir les droits de notre allié, ces faits sans réplique enfin, tout cela fut considéré en Europe comme autant d’espérances chimériques. Le Contrôleur général et la Compagnie se hâtèrent de contenir Dupleix. Il s’agissait, en effet, de ne pas mécontenter l’Angleterre outre mesure. « J’ai vu avec plaisir, lui écrivait le ministre, les preuves de courage qu’ont données nos troupes ; mais je serais infiniment plus satisfait si les conférences étaient renouées et si le traité de paix définitif devait suivre nos derniers succès. Il faut tout mettre en usage, non-seulement pour pacifier l’Inde, mais encore pour éviter toute occasion de rentrer en guerre. » La Compagnie insistait, de son côté, avec une incomparable naïveté : « Nous applaudissons à la sagesse de vos dispositions, mais elles ne seront efficaces qu’autant qu’elles vous conduiront à une paix solide. Nous vous recommandons de vous occuper essentiellement des affaires de commerce. »

Ces prescriptions étaient sans doute absurdes, mais elles étaient navrantes. Cette paix, si ardemment souhaitée du Contrôleur général et de la Compagnie, ne pouvait résulter que de deux faits accomplis, l’alternative était sans issue : le triomphe complet ou la défaite irréparable. Dupleix pressa donc la guerre avec une nouvelle vigueur. La partie septentrionale du Dekkan n’était pas encore soumise. Le marquis de Bussy, à la tête de trois cents Européens et de deux mille cipayes, partit avec Muçafer-Cingh. Après un mois de marche, les trois nababs de Kadapé, de Kanul et de Çavanul attaquèrent l’armée. Ces chefs avaient acclamé le çubah à la mort de Naçer-Cingh, mais, bien qu’ils eussent eu part aux douze millions distribués à cette époque, les guinées anglaises les avaient promptement transformés d’amis douteux en ennemis déclarés. La bataille fut suivie d’une victoire trop chèrement payée par la perte de Muçafer-Cingh, tué d’un coup de flèche dans l’œil. Un fils du Nizam-Ul-Muluk, Çalabet-Cingh fut proclamé çubah. C’était un homme indécis et peu entreprenant, mais un ami sincère des Français. Il renouvela sans retard les libéralités de son prédécesseur envers les protecteurs de sa famille et confirma toutes les cessions de provinces. Bussy le fit couronner dans Aurang-Abad, et régna par lui dans le Dekkan.

Tandis que ces événements heureux s’accomplissaient au nord de la çubahbie, grâce à une direction habile et vigoureuse, nous subissions une sorte de désastre au midi. Il fallait réduire Mohhammed-Ali-Khan dans Triçnapâli. Law de Lauriston et Khanda-Çaeb l’y assiégèrent enfin. Les Anglais et les Mahrattes tenaient la campagne aux approches de la place et tentaient d’y faire pénétrer les vivres et les munitions qui s’y épuisaient. La négligence du chef français facilita le passage d’un convoi considérable, et bientôt, malgré les vives instances de Khanda-Çaeb et les ordres formels de Dupleix, Law de Lauriston leva le siége et se retira dans l’îlot de Çaringham, au milieu du fleuve, à deux portées de canon de Triçnapâli. Il y fut bloqué, affamé et contraint de se rendre à discrétion. Khanda-Çaeb avait reçu des Anglais la promesse qu’ils le protégeraient contre Mohhammed-Ali-Khan : mais à peine était-il entre leurs mains, que le colonel Lawrence, au mépris de la parole donnée et de son propre honneur, lui fit trancher la tête à la porte de sa tente.

La prise de Triçnapâli eût couronné l’œuvre de Dupleix. La partie méridionale de la péninsule était dès lors annexée à nos possessions, tandis que Bussy et Çalabet-Cingh assuraient notre suprématie exclusive dans les provinces du nord. Le désastre de Çaringham n’eût cependant point anéanti ces hautes espérances, et elles n’eussent été que réalisées plus tard, grâce aux ressources infinies de l’homme qui les avait conçues. Le lendemain même de la capitulation de Law et du meurtre de Khanda-Çaeb, ses négociations déterminèrent le radjah de Maïçur et le chef mahratte à rompre avec Lawrence et Mohhammed-Ali-Khan. Ce dernier, pillé sans merci par ses alliés européens, en était venu, malgré sa victoire, à implorer la médiation française auprès du çubah, mais l’échec imprévu de Lauriston n’en fut pas moins déplorable, car il servit de prétexte au rappel de Dupleix.

L’Angleterre et la France, en paix en Europe, persistaient à combattre dans l’Inde. La Compagnie anglaise assiégea de ses plaintes le cabinet de Versailles. Elle se garda d’avouer que cette guerre avait été fomentée par ses agents seuls ; qu’elle avait voulu livrer le Dekkan à un obscur Mongol, meurtrier de son pupille, soudoyé pour ce crime, et la nababie d’Arkate au fils de cet assassin ; qu’elle avait coutume d’égorger les prisonniers assez confiants pour ajouter foi à ses sauf-conduits ; que ses alités eux-mêmes s’indignaient de ses atrocités et de son insatiable avarice ; mais elle accusa Dupleix de tout ce dont elle était coupable. Elle dénonça son ambition effrénée, sa haine aveugle contre une honnête compagnie pacifique et commerçante ; enfin, prouvant ainsi à quel point elle était convaincue de l’imbécillité du ministère français, elle lui signala le gouverneur de Pondichéry comme un traître qui ruinait à plaisir les affaires de sa propre nation dans l’Inde.

Il eût, certes suffi à tout gouvernement doué du sens politique le plus rudimentaire, que de telles accusations fussent énoncées par une compagnie rivale, par un peuple ennemi, et, qui plus est, par le seul peuple animé d’une inextinguible haine de race, pour féliciter un de ses agents de les avoir méritées, pour se hâter d’étendre ses pouvoirs et l’appuyer plus énergiquement ; mais Louis XV et ses ministres ne constituaient pas un gouvernement ordinaire, et les directeurs de la Compagnie française étaient des marchands de denrées coloniales, dont l’entendement n’embrassait rien au delà d’un état explicatif de colis expédiés ou reçus.

Les conférences de Londres s’ouvrirent. Il y fut décidé que des commissaires spéciaux se rendraient dans l’Inde pour y conclure un traité de paix définitive entre les deux compagnies, et qu’on rappellerait, de part et d’autre, les gouverneurs de Pondichéry et de Madras. Or, il advint que nous fûmes, même en ceci, impunément dupés par les Anglais, car Saunders, parfaitement instruit des affaires de l’Inde, fut en effet rappelé fictivement à titre de gouverneur de Madras, mais demeura en qualité de plénipotentiaire ; tandis que le directeur Godeheu, ignorant et incapable, vint remplacer Dupleix. Aussi, dès que le bruit avant-coureur de ce rappel déplorable se épandit dans tous les comptoirs des deux côtes, il fut accueilli par une incrédulité générale. De tous les événements imprévus c’était en effet le plus extraordinaire.

Chargé d’infliger à l’Inde française l’humiliation et la ruine, Godeheu avait sollicité la mission de porter les premiers coups à Dupleix. Depuis trente ans, l’obligé et l’ami de ce grand homme, il lui devait sa fortune et sa place de directeur de la Compagnie. Toutes les lâchetés de l’envie et de l’impuissance excitèrent ce misérable et le conduisirent à Pondichéry. L’attitude morne de la population, le silence hostile des troupes appelées à reconnaître ses pouvoirs, l’accueillirent au débarquement. Dénué de renseignements, sans crédit, sans relations, inconnu dans l’Inde et déjà méprisé dans la colonie, un mot eût suffi pour mettre à néant la mission et l’homme. Peut-être eût-il été du devoir strict de Dupleix de sauvegarder nos immenses possessions acquises et l’avenir plus brillant encore qui nous était promis, en déchirant des ordres absurdes. Sa popularité, la confiance sans bornes des nations indigènes, le dévouement de l’armée, tout lui permettait d’agir ; le salut même de la France orientale, qu’il avait fondée et qui allait être anéantie, le lui prescrivait. Mais il sacrifia malheureusement ces considérations d’intérêt général à son désintéressement personnel ; il crut qu’il était de sa dignité de se soumettre avec autant de calme qu’il avait apporté d’ardeur et de persévérance dans l’action. Ce fut son unique erreur, mais elle était irréparable. Il mit un stoïque orgueil à renseigner Godeheu ; il obtint de Bussy, qui voulait tout abandonner pour l’accompagner en Europe, qu’il poursuivrait seul l’accomplissement de leur œuvre commune. Abnégation inutile, grandeur d’âme dépensée en pure perte, ainsi qu’il était aisé de le prévoir. Le commissaire de la Compagnie, médiocre, étroit, bassement envieux, ne voulut rien comprendre. Ni les lettres successives de Bussy, qui démontraient que l’admirable situation de nos affaires dans le Dekkan nous donnait une préséance indiscutable, ni les mémoires circonstanciés de Moracin, directeur de Matçulipatnam, sur notre suprématie politique et commerciale à la côte d’Oryçah, ni les instances généreuses de Dupleix lui-même, ne purent éclairer Godeheu. Il se hâta de traiter aux conditions les plus désastreuses. Saunders, gouverneur de Madras, le joua et lui fit signer l’abaissement définitif de nos comptoirs.

Le rôle politique de Dupleix était terminé ; mais ce premier résultat n’avait point assouvi la haine de son ennemi. Il s’agissait, en dernier lieu, de le frapper dans sa fortune, dans celle de sa famille et de ses amis ; il fallait renvoyer en Europe, pour qu’il y mourût dans la misère et dans l’oubli, celui qui, depuis treize ans, remplissait l’Inde de son nom glorieux et faisait respecter la France du cap Comorin à Delhi et de Çurate au Gange. Dupleix avait avancé huit millions de livres à la Compagnie. Dès sa nomination au gouvernement général, toutes les dépenses de la guerre n’avaient cessé de peser sur lui. Les fortifications de Pondichéry, les routes, les jardins, les aqueducs, les églises, les mosquées et les pagodes des indigènes musulmans et des Hindous, il avait tout construit et tout payé. La seule bibliothèque publique qui ait jamais existé dans nos comptoirs et dans les îles lui était due. Godeheu la fit vendre à la toise. L’officier mongol, chargé par les çubahs Muçafer-Cingh et Çalabet-Cingh de percevoir le revenu des territoires personnellement concédés à Dupleix fut arrêté et torturé, et l’on pilla ses caisses. Enfin, les comptes les plus authentiques furent rejetés comme chimériques et mensongers ; les droits les plus sacrés furent violés, et l’Europe civilisée et l’Inde encore barbare elle-même, purent assister à ce fait inouï jusqu’alors d’une Compagnie politique et commerciale, ayant pour actionnaires le roi de France et ses ministres, volant, au grand soleil, huit millions de livres à l’homme qui lui avait fait l’aumône, et s’efforçant, pour mieux accomplir cette escroquerie, de déshonorer le nom français en Orient.

III


Dupleix quitta Pondichéry, avec toute sa famille, le 14 octobre 1754. Il y avait trente-quatre ans qu’il était arrivé dans l’Inde, jeune, ardent, plein de hautes espérances, animé de nobles ambitions. Il retournait en Europe, blessé dans son génie et dans son patriotisme, au moment suprême où ses derniers efforts allaient couronner son œuvre, inachevée désormais et menaçant ruine. Soit fermeté stoïque, soit confiance inaltérable en l’avenir, il reçut avec tant de calme le coup inattendu qui le frappait, que son vil ennemi ne put user de violence. Il est avéré que, dans l’appréhension d’une résistance probable, Godeheu avait en mains l’autorisation, si ce n’est l’ordre précis, d’arrêter, comme accusé de haute trahison, cet homme qui donnait un empire à la France. On en trouve l’aveu dans son propre journal, à la date du 12 août 1754 : « Je sens mieux que jamais qu’un coup d’autorité aurait remédié à tout, mais j’ai les mains liées, parce qu’il ne se refuse à rien ouvertement, que je ne puis exiger de lui que ce qu’il fait paraître, et, qu’enfin, s’il existe des menées sourdes contre mes opérations, il m’est impossible de l’en convaincre. Si le ministre avait pu prévoir l’embarras dans lequel un ordre mitigé devait me jeter, je suis convaincu qu’il eût laissé subsister ses instructions antérieures. C’était me mettre en état d’agir avec fruit. » Cependant, le scandale d’une telle mesure eût amené un soulèvement général à Pondichéry. Le commissaire de la Compagnie put s’en convaincre à l’ovation spontanée que suscita le départ de Dupleix. Toute la ville, tout le corps d’administration, l’état-major de la place, la foule des indigènes, la colonie entière accompagna jusqu’au bord de la mer le noble chef qu’elle perdait. Lui-même en fut troublé au point de verser des larmes. Ces marques d’attachement et de respect persistèrent et lui survécurent. Jusqu’à la nouvelle de son arrivée à Lorient, on se plut à croire dans l’Inde qu’un contre-ordre lui avait été remis à l’Île-de-France ou au Cap de Bonne-Espérance, et qu’il allait reprendre possession de son gouvernement. Ces bruits contribuèrent à maintenir notre influence compromise, et Godeheu, effrayé des effets de sa mission, engagea les chefs de comptoirs à confirmer les provinces dans cette illusion. Son impopularité, qui ne s’était encore manifestée que par un silence hostile et une obéissance contrainte, prit un aspect plus inquiétant quand les articles conditionnels, signés entre les deux Compagnies au mois de décembre 1754, furent communiqués à la colonie. Nos intérêts vitaux y étaient radicalement sacrifiés. Nous traitions encore sur les bases d’une égalité parfaite dans les termes, mais, en fait, nos renonciations étaient réelles et celles des Anglais purement fictives. Il était incroyable qu’avec l’immense supériorité que nous donnaient à cette époque, comme au traité d’Aix-la-Chapelle, nos possessions et nos alliances, nous fussions contraints d’acheter une paix ignominieuse qu’il nous appartenait d’imposer. Non seulement nous abandonnions nos propres comptoir, mais nous disposions, à l’insu de Çalabet-Cingh, de ses provinces elles-mêmes, en garantissant aux Anglais la soumission de notre allié et de notre protecteur, puisque nous nous engagions à le contraindre par la force des armes. Il ne nous restait, enfin, qu’un recours unique contre ce traité monstrueux, c’était son impossible absurdité. Godeheu s’embarqua à la hâte, chargé des malédictions de la colonie, et Duval de Leyrit, nommé gouverneur général de nos établissements, voulant prévenir nos désastres autant qu’il était en lui, laissa Bussy maître absolu de ses opérations militaires et politiques dans le Dekkan. C’était le seul homme digne de remplacer Dupleix et de relever l’honneur de la nation.

Charles de Castelnau, marquis de Bussy, doué d’une bravoure brillante, d’une générosité déjà proverbiale dans l’Inde, parlant les divers dialectes des provinces où il commandait, avait acquis dès cette époque un ascendant sans égal sur les populations musulmane et hindoue. Il unissait à tant de qualités extérieures une rare étendue d’esprit, qui n’excluait en lui ni l’intelligence vive et sûre des détails politiques, ni le plus absolu désintéressement. Il n’y avait place, dans cette âme vraiment grande, que pour le dévouement sans bornes à la France et pour la passion d’une gloire pure. Sa fortune et sa vie devaient être sacrifiées à ce double idéal ; mais l’unique récompense qu’il ambitionnât lui était dès lors promise et assurée : la gratitude unanime de ses compatriotes et l’estime constante des ennemis de son pays.

Après le couronnement de Çalabet-Cinph à Aurang-Abad, le détachement français s’y était régulièrement établi ; mais le Çubah, désirant qu’un intérêt plus sérieux qu’une solde de guerre retînt ses alliés dans son pays, nous avait déjà concédé, au mois de février 1754, quatre riches provinces de la côte d’Oryçah : Radji-Mundri, Eléur, Muçtafa-Nagor et Cikakol. Une heureuse campagne contre les Mahrattes de Nakpur, qui avaient incendié des villes frontières, confirma le Çubah dans ses dispositions bienveillantes, et Bussy avait pu hiverner paisiblement à Radji-Mundri. Tous les radjadhs tributaires s’y étaient rendus, porteurs des présents accoutumés, afin de reconnaître les pouvoirs du chef français, qui leur fit une réception amicale et les congédia avec un Naçer de vingt mille roupies.

Telle était la situation de nos affaires, quand le rappel de Dupleix fut signifié à Çalabet-Cingh par Godeheu. Le Çubah écrivit à Bussy : « J’ai donné tout le Karnatik au frère de mon père — Dupleix, — dans l’espoir qu’il triompherait de nos ennemis communs, et j’apprends avec la plus vive douleur qu’il vient d’être révoqué. Vous m’aviez promis votre alliance et votre protection ; mais je crois que les Anglais sont plus puissants que vous et que je dois me les rendre favorables. »

À la réception de cette lettre et des nouvelles instructions qui lui étaient adressées par le commissaire de la Compagnie, Bussy voulut, ainsi que je l’ai dit, suivre Dupleix en Europe. Celui-ci le détermina à lutter avec une plus grande énergie contre tant d’obstacles imprévus. Tout était perdu s’il cédait à la force des événements ; tout pouvait être sauvé s’il persévérait. Bussy accourut donc à Auraug-Abad, rassura Çalabet-Cingh, et, pour mieux le convaincre que l’armée française du Dekkan lui était dévouée comme par le passé, il lui proposa de le soutenir ouvertement dans une expédition projetée contre le Radjah du Maïçur, qui refusait le tribut. On marcha sur Ceringapatnam, vers laquelle s’avançait de son côté le chef mahratte Balad-Ji-Rao, à la tête de vingt mille cavaliers, soit pour l’assiéger à son profit, soit pour venir en aide au Radjah. Toujours est-il que ce dernier, par un trait de cette politique compliquée habituelle aux princes indigènes, avait formé le dessein de tromper à la fois son ennemi et son allié. Ses coureurs remirent à Çalabet-Cingh, au moment qu’il pénétrait dans le Maïçur, des lettres successives de leur maître. Le Çubah était supplié de hâter sa marche. On l’informait que Balad-Ji-Rao menaçait de piller Ceringapatnam et de mettre ainsi le Radjah dans l’impossibilité de s’acquitter. Le Mahratte, voyant qu’on ne lui donnait accès ni dans les villes, ni dans les forteresses, que les troupes maïçuriennes ne se joignaient pas à lui, et qu’enfin l’armée du Dekkan, bien supérieure en forces, entrait sans obstacles dans le pays, fit une prompte retraite sans écouter davantage les protestations de son allié douteux. Celui-ci dut alors songer à entraver les mouvements du Çubah ; mais il était désormais trop tard. Ceringapatnam, complétement investie et dénuée de tous préparatifs de défense, était sur le point de tomber au pouvoir d’un ennemi doublement irrité. Bussy sauva la ville du pillage et de la destruction. Il obtint que Çalabet-Cingh pardonnât à sa considération personnelle et se contentât de recevoir les trente laks de roupies qui lui étaient dus, sept millions cinq cent mille livres. Le Radjah écrivit à Bussy : « Je te dois la conservation de mon pays et de mon honneur. Regarde-moi comme le plus fidèle de tes amis. Ta nation me sera toujours chère, et je te jure pour elle un attachement inviolable. »

Cet engagement devait être religieusement tenu par ses successeurs de fait, si ce n’est de droit, Haïder-Ali-Khân, et le dernier sultan du Maïçur, Tippu-Çaeb.

Cependant Çalabet-Cingh, oubliant, sous la funeste influence du rappel de Dupleix, tous les services, jusqu’aux plus récents, que les Français de l’Inde lui avaient rendus, s’était secrètement livré aux Anglais, et voulut, à leur instigation, nous expulser des quatre provinces d’Oryçâh qu’il nous avait cédées. Bussy battit un des lieutenants du Çubah sur les bords du Kriçna et vint assiéger Haïder-Ahad ; mais toute l’armée mongole le bloqua lui-même dans son camp.

Cette révolution du Dekkan, suscitée par la Compagnie anglaise dans le temps même où elle signait le traité de neutralité Godeheu et Saunders, devait inspirer des inquiétudes d’autant plus vives qu’il était question d’une rupture officielle entre la France et l’Angleterre. La petite armée de Bussy eût inévitablement succombé sous les forces combinées des Européens et des Mongols. De Leyrit, instruit des événements par d’habiles coureurs, fit aussitôt partir un détachement de secours sous le commandement de Law de Lauriston, ce même officier dont la conduite devant Triçnapâli avait amené la capitulation des troupes assiégeantes et l’assassinat de Khanda-Çaeb par le colonel Lawrence. Cette fois, Law déploya autant de courage, de science militaire et de décision, qu’il s’était montré faible et insuffisant à Ceringham. Durant cent cinquante lieues de marche dans un pays sans routes, à travers mille obstacles, après avoir soutenu des attaques multipliées, il parvint à trois lieues d’Haïder-Abad, où l’armée du Çubah l’attendait. La bataille fut décisive. Les Mongols, repoussés avec une perte de trois mille hommes et de huit cents chevaux, reculèrent bien au delà de leur premier campement, et la jonction victorieuse des deux corps français mit fin à la guerre. Çalabet-Cingh se repentit, accusa les intrigues anglaises et sa propre faiblesse, et donna toutes les sûretés imaginables. Bussy laissa à Aurang-Abad trois cents Européens et deux mille cipayes et se retira dans les provinces concédées. Ce fut à l’issue de cette campagne que la déclaration de guerre de 1755 entre les deux puissances fut connue dans l’Inde ; mais la Compagnie anglaise n’en avait pas attendu la confirmation officielle pour agir contre nous au Bengale.

Les Anglais s’étaient établis, dès 1640, sur les côtes de cette çubahbie de l’empire, aux conditions les plus humbles. Ni possessions territoriales, ni forteresses, ni troupes. En 1698, ils avaient péniblement acquis un territoire de deux lieues sur la rive gauche du Gange, toujours rançonnés par les radjahs et soumis à un tribut annuel par le Grand Mongol. Jusqu’en 1756, leurs progrès avaient été lents et difficiles. À cette époque, le trésorier de Çurad-Ju-Dulâh, çubah du Bengale, s’enfuit à Calcutta avec tous les fonds qu’il avait en garde. Le directeur anglais refusa de rendre le voleur et l’argent ; le Çubah vint les chercher avec cinquante mille hommes, chassa les receleurs de tous leurs comptoirs et mit Calcutta à sac. La population européenne s’étant retirée, à l’approche de l’armée, sur les navires mouillés dans le Gange, échappa au châtiment qu’on lui réservait. Quelques soldats défendirent inutilement la place. En un mois, les Anglais avaient disparu de la côte. Cependant, ce désastre réveilla leur énergie et devint le point de départ de leur puissance. L’invincible opiniâtreté de cette race triompha une fois encore de la fortune adverse. Watson et Clive arrivaient précisément d’Europe avec des troupes, et le traité de trêve entre les deux Compagnies subsistait encore.

Une escadre, sortie de Madras, remonta le fleuve, chargée de trois mille hommes de débarquement. On reprit possession des forts précédemment perdus. Çurad-Ju-Dulah, menacé d’une invasion des Affghans, se hâta de négocier et négligea à dessein de sauvegarder les intérêts du comptoir allié de Chandernagor. Le directeur de cette place, respectant la neutralité que devaient garder l’une et l’autre Compagnie, avait en effet refusé de joindre un détachement français à l’armée du Çubah en marche sur Calcutta. Clive l’en fit repentir. Aussitôt après la retraite de Çurad-Ju-Dulâh, les forces anglaises investirent Chandernagor en pleine paix. La ville, surprise et hors d’état de résister, se rendit à d’honorables conditions. Immédiatement, ainsi qu’il était aisé de le prévoir, la parole donnée fut indignement violée. Directeur, conseillers, employés, officiers et soldats devaient être libres sur leur promesse de ne pas servir pendant une année : tous furent retenus, emprisonnés et dépouillés. Les propriétés particulières, les maisons et les magasins devaient être respectés : tout fut pillé et brûlé. Mais je n’insiste pas sur le fait spécial de Chandernagor. L’impudente mauvaise foi de la Compagnie anglaise était, dès lors, proverbiale dans l’Inde. Nous en étions les dupes éternelles. Ce ne sera pas, du reste, une des observations les moins curieuses de l’histoire, quand l’heure aura sonné de reléguer dans son île la race antihumaine des Anglo-Saxons européens et de fermer cette plaie vive qui ronge le monde, que de démontrer qu’aucun peuple n’a joué une comédie plus humiliante pour les autres nations et n’a moins fait pour la civilisation générale.

Il fallait en finir avec Çurad-Ju-Dulâh, dont le retour offensif était à craindre. Un de ses premiers officiers, Mir-Djaffer-Khan, s’engagea à le trahir. On lui promit la çubahbie du Bengale, au prix de trois cents laks de roupies, soixante-quinze millions de livres, payables à la Compagnie. Mir-Djaffer-Khan passa à l’ennemi, comme il était convenu, au moment où l’armée mongole enveloppait Clive, à Palaççi. Çurad-Ju-Dulâh fut assassiné dans sa fuite, et le meurtrier vint recevoir sa récompense à Calcutta.

La perte de Chandernagor n’avait rien changé cependant à notre situation supérieure dans la presqu’île. Les Anglais se concentraient aux approches du Gange et nous laissaient, par suite, une plus grande liberté d’action sur la côte d’Oryçah et dans le Dekkan central. La guerre était régulièrement déclarée ; rien ne s’opposait à ce que nous prissions une revanche immédiate du pillage et de l’incendie de notre établissement du Bengale. L’escadre de Watson, réduite à ses équipages, ne pouvait que jeter des vivres dans les places maritimes. Bussy profita activement des circonstances. Il s’empara coup sur coup de Daku, de Nelpely et de Bander-Mur-Lanka, Comptoirs peu importants, mais dont la réduction préalable lui permit d’assiéger Viçagapatnam, ville murée, défendue par une nombreuse garnison et approvisionnée pour deux ans. Il n’ignorait pas ces faits mais, bien que disposant de forces très-inférieures, convaincu qu’une tentative soudaine et énergique surmonterait tous les obstacles, il se hâta d’agir.

Le détachement français, après cent douze lieues de marches forcées, assailli par des pluies torrentielles auxquelles succédaient des chaleurs étouffantes, vint camper à une lieue de la ville, le 24 juin 1757. Viçagapatnam est commandée au nord-ouest par des dunes de sables, arides et hautes, d’où il est facile de dominer ses fortifications. Une batterie y fut dressée aussitôt sous les bombes de l’ennemi ; mais, avant de commencer l’attaque, Bussy crut devoir sommer le gouverneur, William Perceval, de rendre la place, s’il désirait éviter les suites d’un assaut. L’Anglais y consentit, à notre grande surprise, et fit ses conditions. Il demandait que la garnison européenne et hindoue sortît librement, avec armes et bagages, tambours battants et enseignes déployées ; que les habitants fussent respectés et garantis dans leurs propriétés.


« Vous devez savoir, monsieur, lui répondit Bussy, de quelle façon les Français de Chandernagor ont été traités ; mais je rougirais d’exercer de telles représailles et je ne prétends imiter vos compatriotes qu’en un point ; la garnison sera prisonnière de guerre ainsi que l’état-major. J’attendrai votre décision jusqu’à demain, à huit heures du matin. » Le gouverneur anglais céda. La ville, les fortifications, l’artillerie, les munitions de guerre et de bouche, les gréements de navires, les marchandises et l’argent en caisse furent remis à la Compagnie française ; le commandant, le conseil, les employés et l’état-major purent se retirer en liberté, à condition de ne plus servir jusqu’à la paix. Quant aux habitants, notre coutume constante étant de les considérer comme neutres, Bussy n’en fit même pas mention dans le traité et se contenta de les protéger contre les vexations particulières. Il poussa plus loin les procédés généreux, au risque d’exciter les railleries anglaises. Madame Clive, la femme de l’homme qui avait violé sa parole à Chandernagor et ruiné nos nationaux en pleine paix, demanda, à titre de grâce spéciale, qu’on rendît à la liberté une partie de l’équipage du vaisseau le Malborough, à bord duquel elle se trouvait en rade de Binilipatnam. Bussy délivra, sans condition de réciprocité, les matelots désignés. Enfin, il exigea des officiers anglais et des habitants qu’ils lui remissent l’état détaillé des pertes qu’ils subissaient par l’abandon des caisses de la Compagnie, et il les remboursa intégralement. Ce fut la seule vengeance tirée du pillage et de l’incendie de nos manufactures sur le Gange ; mais cette leçon d’honneur et de générosité était donnée à une nation protestante et marchande, c’est-à-dire radicalement antipathique à tout acte chevaleresque et désintéressé. Elle accepta volontiers l’argent qui lui était rendu et se réserva de nous remercier par de nouvelles brutalités sauvages et féroces.

Maîtres absolus de tout le nord, et désormais assurés de la possession des quatre cirkars concédés, nous n’avions plus d’ennemis à la côte d’Oryçâh. Au midi, nous luttions forces égales avec les Anglais comme effectif de troupes ; mais, le pays nous étant ouvert de Palliakate à Katek, nous les tenions en échec à Kandjivaru où ils étaient campés. Le nom français était craint et respecté dans tout l’empire ; l’esprit de Dupleix nous animait encore ; et s’il eût reparu en ce moment dans l’Inde, avec l’escadre, les troupes et les millions qu’on y attendait, il est hors de doute que la France devenait la première puissance de l’Orient. Mais le seul homme qui pût se promettre de réduire les comptoirs étrangers à l’état primitif de pêcheries, Dupleix, ne devait jamais revenir. Il avait osé prendre l’initiative de trop grandes choses ; il avait trop prodigué son génie et sa fortune ; il était sacrifié sans retour. Cependant, le gouvernement français pouvait enfin se convaincre qu’un traité de neutralité dans l’Inde ne serait jamais qu’un contrat illusoire, même en admettant l’adhésion, sans arrière-pensée des deux Compagnies, puisque leurs intérêts, forcément liés à ceux des chefs indigènes qui les protégeaient, leur faisaient une loi de prendre une part active à leurs querelles. En face des résultats produits par la mission de Godeheu, le doute à cet égard n’était plus possible. Il avait fallu, il est vrai, subir nombre de désastres et d’humiliations pour en venir à cette conviction ; mais enfin la lumière paraissait s’être faite. On résolut de renoncer à jamais aux négociations stériles qui, jusqu’alors, n’avaient réussi qu’à tout compromettre, et de frapper un coup décisif. Lally était parti de Brest le 20 février 1757.

Le comte Thomas Arthur de Lally, lieutenant général des armées royales, grand-croix de Saint-Louis, était originaire d’Irlande. Sa famille avait suivi Jacques II en France. Colonel à Fontenoy, où il s’était brillamment conduit, il passait pour un officier du plus haut mérite, bien qu’il n’eût encore jamais commandé en chef. Le ministère et la Compagnie, séduits par son grade élevé et connaissant sa haine pour l’Angleterre, lui offrirent le commandement général de nos établissements, avec des pouvoirs illimités, une escadre de onze vaisseaux portant trois mille hommes de débarquement et quatre millions de livres destinés à ses premières opérations. Jamais un tel secours n’avait été envoyé dans l’Inde. Ces forces étaient plus que suffisantes, non-seulement pour conserver toute la côte de Coromandel, où les Anglais n’avaient pas quatre cents soldats européens, mais encore pour les chasser à jamais du Bengale. Si le choix du gouvernement se fût arrêté sur Bussy, que sa longue expérience politique et son intelligence de la guerre en Orient lui désignaient naturellement, nous eussions assurément triomphé avec de tels renforts ; mais notre destinée était tout autre. Le chevalier de Soupire, à la tête de onze cents hommes, avait précédé de quelques mois l’escadre commandée par le comte d’Aché, qui mouilla devant Pondichéry le 28 avril 1758.

Lally venait dans l’Inde animé du plus profond mépris pour tous ceux qui en dirigeaient les affaires. Parfaitement ignorant de tout ce dont il eût été indispensable qu’il fût instruit, il s’imaginait volontiers que nos guerres orientales n’étaient qu’une suite de pillages irréguliers. Les millions de Dupleix et la grande fortune de Bussy lui paraissaient, à cet égard, des preuves sans réplique de sa perspicacité. Chef absolu, revêtu d’un pouvoir supérieur à celui de Duval de Leyrit, et, qui plus était, un des syndics de la Compagnie, il ne doutait pas que son expédition ne dût être beaucoup plus lucrative encore qu’honorable. Cette malheureuse conviction devait être une des causes de notre ruine et de la sienne. Violent et hautain, il s’aliéna dès son arrivée, la colonie entière. Contraint de s’informer tout d’abord de la situation générale, il affecta de ne pas écouter les renseignements qu’on lui donnait, et chargé officieusement en dernier lieu, par les directeurs de la Compagnie, de réformer quelques abus d’administration, il eut le tort impardonnable d’abuser de cette vague mission, au point d’exercer, sans enquête légale, sans formes de justice et sans droit acquis, une inquisition despotique sur les fortunes particulières. Il débutait très-mal pour finir déplorablement.

Bussy, qui, plus que tout autre, était destiné à subir l’hostilité jalouse du commandant en chef, avait été prémuni par une lettre écrite de France : « Vous verrez, monsieur, l’homme le plus extraordinaire qui ait passé dans l’Inde. Je vous sais trop patriote pour ne pas lui pardonner ses fougues, ses écarts et ses disparates. Vous éprouverez aussi ses emportements lorsqu’il s’agira de redresser ses idées souvent fausses. Je vous préviens que son grand faible est de vouloir tout faire par lui-même sans prendre l’avis de personne. Vous aurez beaucoup de peine à fixer son attention ; une bagatelle le distrait des choses sérieuses. Il croit être impénétrable ; gardez-vous donc de le deviner, il ne vous le pardonnerait point. Enfin, c’est le plus avare des hommes, et il s’imagine être assez fin pour convaincre ceux qui l’approchent de son désintéressement. » La suite de ce récit sera le meilleur commentaire de cette lettre.

Les opérations furent ouvertes par le siége du fort Saint-David, qui capitula presque aussitôt, le 4 juin 1758. On y trouva cent quatre-vingts pièces d’artillerie de tout calibre et six cent mille livres de marchandises. Lally songea dès lors à attaquer Madras, mais l’entreprise exigeait le concours de l’escadre, et le comte d’Aché le refusa obstinément, alléguant le manque de vivres et les maladies qui mettaient ses équipages hors d’état de tenir la mer. Allégations étranges, s’il en était, puisque tous les secours lui étaient offerts par Pondichéry, et que, d’autre part, ses motifs d’abstention, fondés sur l’état sanitaire de ses équipages, ne l’empêchèrent pas de mettre à la voile pour aller croiser au vent de Ceylan, ce qui ne tendait pas à nous faire rencontrer les vaisseaux anglais qui couraient des bordées à soixante-dix lieues sous le vent.

La présence de l’escadre ennemie à la hauteur de Madras et l’absence de la nôtre rendaient impossible une tentative contre une place forte, bien défendue et pouvant recevoir en toute sécurité des approvisionnements et d’immenses renforts. Lally dut donc y renoncer. Jusqu’alors, sauf son intervention violente dans les affaires administratives de la colonie, sa conduite militaire était sans reproches. Il avait même témoigné d’une grande activité et d’un louable désir de mener hardiment la guerre. Mais, se voyant dans l’impossibilité de marcher dans le nord, et, néanmoins, très-jaloux d’étendre son autorité sur tous les points de la péninsule occupés par nous ; incapable d’ailleurs d’apprécier les avantages politiques d’une action permanente dans le Dekkan et sur la côte d’Oryçâh, il écrivit à Bussy et à Moracin des lettres insensées. « Non seulement je ne vous enverrai pas les trois cents hommes que vous me demandez, disait-il au chef de Matçulipatnam, mais je vous ordonne de replier tous les postes que vous occupez et de rejoindre immédiatement l’armée. Mes instructions sont de chasser les Anglais de la côte de Coromandel. Tout autre objet dans l’intérieur du pays doit céder à celui-ci. » — « Il est temps, monsieur, écrivait-il à Bussy, de mettre fin à la guerre que vous soutenez. Le roi et la Compagnie m’ont envoyé dans l’Inde pour en chasser les Anglais ; c’est contre eux que nous combattons. Tout autre intérêt m’est étranger. Il m’importe peu qu’un frère dispute le Dekkan à son frère, ou que tel radjah convoite telle ou telle nababie. Je me borne à vous retracer toute ma politique dans ces cinq mots : Plus d’Anglais dans la péninsule ! » Et il lui ordonnait de quitter le Dekkan avec toutes ses troupes.


Il était difficile d’accumuler en aussi peu de mots autant d’erreurs de fait et d’idées fausses. Nous ne soutenions aucune guerre contre les Mongols dans les provinces du nord : là, comme au midi, les Anglais étaient nos seuls ennemis et les adversaires du Çubah. Law de Lauriston commandait, au Bérar. L’armée d’Ali-Gohor, l’héritier de l’empire. Nos intérêts et ceux des principaux chefs indigènes étaient identiques. C’était, en outre, choisir un étrange moyen d’expulser les Anglais de la côte de Coromandel, que de leur permettre d’y concentrer leurs forces, actuellement dispersées sur plusieurs points. Ici, la démence le disputait à l’impéritie, et, dès cette époque, l’une et l’autre ne feront que croître. Une expédition en sens inverse succéda au projet sur Madras ; on marcha dans le sud.

Le Radjah du Tand-Jaur était tenu depuis longtemps d’acquitter une dette de cinquante-cinq laks de roupies, treize millions sept cent cinquante mille livres, contractée au profit de Khanda-Çaeb, et cédée à Dupleix par Radjah-Çaeb, fils de notre ancien allié. Le Radjah refusant de reconnaître cette créance, il fallait l’y contraindre, mais en un temps plus opportun. Il était au moins imprudent, après avoir dégarni toutes les frontières septentrionales du Karnatik, de s’en éloigner d’une distance égale au sud de Pondichéry pour un objet d’une importance nulle dans les conjonctures actuelles. Mais Lally répondit aux premières objections qu’on lui adressa en déclarant que ses ordres étaient donnés. Il se mit impatiemment en marche, à la tête de seize cents hommes, sans artillerie et sans approvisionnements. De Katikal il écrivit au Radjah : « Je vous donne vingt-quatre heures pour délibérer sur les moyens d’acquitter cette dette. Passé ce temps, j’irai me payer moi-même. » Cette sommation fière et laconique n’eut pas un résultat d’une égale netteté. Le chef hindou le laissa venir. À peine nous vit-il campés devant la place, qu’il ouvrit des négociations et offrit trois laks. Lally en accepta cinq et le tint quitte du surplus. Tandis qu’on négociait, les Anglais firent passer des troupes de Triçnapâli à Tand-Jaur, et le Radjah rompit brusquement les conférences. Aussitôt l’artillerie, empruntée aux Hollandais de Négapatnam, battit la ville en brèche ; mais la garnison fit une sortie générale et jeta nos troupes, mal commandées, dans le plus grand désordre. Lally perdit la tête, encloua son canon et se retira en toute hâte sur Karikal, d’où il revint à peu près seul à Pondichéry, humilié, irrité et rejetant sur la colonie entière la responsabilité de ses mauvaises mesures. En revanche, les critiques les plus amères ne lui furent pas épargnées, et le parallèle désobligeant, qu’on affectait de renouveler entre Bussy et lui, le pénétra d’une haine profonde pour cet excellent officier, qui possédait en réalité toutes les qualités supérieures qui manquaient à son général. Nul ne contestait à ce dernier bravoure, sa rapidité de décision et d’exécution, mais on lui déniait, à juste titre, la capacité de commander en chef, la connaissance indispensable du pays et l’intelligence politique, sans laquelle il est impossible de faire la guerre dans l’Inde. Or, il devait malheureusement confirmer la justesse de toutes ces observations critiques.

Il avait reçu devant Tand-Jaur une lettre circonstanciée, dans laquelle Bussy, tout en annonçant qu’il allait obéir, témoignait les plus vives inquiétudes sur les résultats immédiats de sa retraite. Déjà, lors de la révocation de Dupleix, Çalabet-Cingh s’était livré aux Anglais. Il avait été nécessaire de le convaincre, par la bataille d’Haïder-Abad, que notre résolution restait invariable de ne point abandonner le Dekkan. Quelles ne seraient pas ses craintes et sa surprise, s’il nous voyait partir, oubliant les promesses solennelles qui nous liaient à sa fortune, et renonçant, pour des raisons inconnues, à toutes nos possessions sur la côte d’Oryçâh ? Que deviendraient enfin les revenus immenses de ces provinces ? Pourquoi transformer en ennemis cent mille hommes de troupes alliées, dont la coopération pouvait assurer la prise de Madras et l’expulsion définitive des Anglais de tous les points de la côte, objet spécial des instructions du général en chef ? Lally ne daigna même pas discuter ces observations. « L’état perplexe et la lettre énigmatique de M. de Bussy, écrivait-il, feraient rire Héraclite. Je ne comprends pas quel profit nous pouvons retirer de nos traités et de nos alliances avec les princes mongols. Ce sont là autant de songes politiques. » Et il réitéra ses ordres. Bussy obéit et commença sa retraite.


Le mécontentement de Çalabet-Cingh se manifesta immédiatement par l’envoi d’un gouverneur dans les quatre cirkars. En outre, il fit entendre que si la promesse de notre prompt retour ne lui était faite, il se verrait dans la nécessité de désavouer les concessions accordées à la Compagnie. Bussy engagea sa parole de rentrer dans le Dekkan aussitôt que ses services ne seraient plus indispensables dans le midi. Il se liait, à cet égard, avec une sincérité d’autant plus grande, que Lally lui-même le lui avait recommandé. Mais ce dernier ne songeait qu’à les abuser tous deux, et sa résolution était de ne jamais permettre ce retour, ou du moins d’en rendre l’exécution impossible, s’il se trouvait contraint d’y acquiescer. Ainsi, ce que nous avions requis si laborieusement, au prix de tant de négociations habiles et de tant de combats, à une époque où nous étions loin de disposer des mêmes moyens d’action ; où trois cents Français assuraient notre suprématie dans le nord, où Law, avec cent cinquante Européens, se préparait à conduire cinquante mille Mongols alliés dans le Bengale tout ce que nous étions en droit d’attendre et en mesure de réaliser, tout était perdu, ou sur le point de nous échapper, parce qu’il avait plu au ministère et à la Compagnie d’envoyer dans l’Inde le seul homme, incapable et aveuglé par sa vanité puérile, qui pût précipiter notre ruine.


Le comte d’Aché prenait à tâche, pour sa part, d’entraver toutes les opérations mixtes. Revenu de sa croisière inutile sous Ceylan. il abandonna de nouveau la côte et partit pour les îles, sans tenir aucun compte des dangers auxquels il exposait la colonie. L’escadre anglaise, maîtresse de la mer, bloqua Pondichéry et interrompit pendant vingt jours toute communication avec nos comptoirs. Cependant la retraite du Tand-Jaur avait singulièrement amoindri l’autorité de Lally ; et il était à craindre que la démoralisation des troupes ne s’ensuivit. Il résolut, plutôt pour les tenir en haleine jusqu’au moment où il pourrait agir contre Madras, que pour ouvrir une campagne sérieuse, de faire le siége d’Arkate. Ce chef-lieu de l’ancienne nababie de Khanda-Çaeb n’était défendu que par deux cents cipayes et quatre cents cavaliers mahrattes. Radjah-Çaeb, qui vivait à Pondichéry depuis l’assassinat de son père, avait, en outre, des intelligences dans la place. Le chef mahratte qui y commandait offrit de se rendre, dès l’arrivée du corps assiégeant, pourvu qu’on lui payât dix mille roupies et qu’on prît sa cavalerie au service de la Compagnie. Mais il fallait enlever quatre postes très-fortifiés, Trivalur, Tirnamalet, Karang-Uly et Timery, qui tenaient les approches d’Arkate. MM. de Soupire, d’Estaing, de Crillon et Saubinet s’en emparèrent en quatre assauts simultanés, tandis que Lally, marchant au centre de ces quatre attaques, prenait possession de la ville. Bussy et Moracin vinrent l’y rejoindre. Ce qu’ils avaient prévu tous deux était déjà sur le point de se réaliser. Çalabet-Cingh, menacé, d’une part, par son frère Niçam-Ali-Khan, à qui les Anglais avaient promis sa çubahbie, et près, en dernier lieu, d’être enveloppé par cent mille cavaliers du mahratte Balad-Ji-Rao, rappelait solennellement à Bussy l’engagement qu’il avait contracté. Dût-il se présenter seul dans le Dekkan, le prestige de son nom et son influence sur les cipayes suffiraient à prévenir le danger. Au point de vue de nos propres intérêts, la situation de Çubah devait nous alarmer sérieusement, puisqu’il était le seul obstacle à la jonction des Mahrattes, de Niçam-Ali-Khan et des Anglais qui, une fois maîtres du Dekkan, outre qu’ils nous enlevaient les Cirkars et Matçulipatnam, pouvaient mettre Madras à l’abri de toutes nos tentatives. Çalabet-Cingh déclarait, en dernier lieu, au général en chef, que, n’ayant plus d’autre recours contre son frère et contre Balad-Ji-Rao, qu’une étroite alliance avec la Compagnie anglaise, il allait être forcé, pour sauver sa vie autant que pour garantir ses droits, de renoncer à l’ancienne amitié des Français, si Bussy ne lui était rendu. Celui-ci, désespérant de convaincre Lally, crut devoir lui soumettre un plan de campagne qui offrait ce double avantage d’être conforme, dans ses résultats réels, aux idées arrêtées du commandant en chef, tout en palliant les dangers imminents que nous courions. Il s’agissait d’annoncer au Çubah qu’un corps de troupes commandé par Bussy retournait dans le Dekkan, et de le faire partir effectivement. Çalabet-Cingh, instruit de notre retour et de notre marche réelle, prendrait de suite les mesures les plus énergiques contre nos ennemis communs. Pendant ce temps, Lally, ayant arrêté toutes ses dispositions pour le siége de Madras, se mettrait en mouvement vers le nord. Au jour convenu, Bussy, sans renoncer ouvertement à ses desseins avoués, se détournerait de son chemin et rejoindrait l’armée, sous prétexte de prendre part à l’assaut. Ce plan, excellent en soi, conforme à la politique indigène, et pouvant tout sauvegarder dans l’attente des résolutions ultérieures, fut rejeté dédaigneusement. Il ne convenait pas à Lally que Bussy prît l’initiative, même à titre de subordonné. Il revint seul à Pondichéry, afin d’y préparer l’expédition qu’il projetait.

Les caisses de la Compagnies étaient vides et les magasins n’avaient plus de riz. Lally adressa au gouverneur et au conseil supérieur les plus violentes remontrances : « Toute entreprise est impossible, grâce à votre négligence incurable, leur dit-il, et les troupes vont s’épuiser et périr dans l’inaction. » — Le seul coupable n’était autre que lui. Les caisses étaient vides, parce que les revenus des Cirkars abandonnés par ses ordres avaient cessé d’être perçus ; les entrepôts ne renfermaient ni grains ni approvisionnements, parce que nous n’avions ni navires pour les transporter, ni soldats pour en protéger le convoi dans l’intérieur du pays. Un conseil mixte décida que l’armée marcherait sur Madras, « attendu qu’il était préférable de mourir d’un coup de fusil sous les murs de cette place, que de faim à Pondichéry ». Une souscription coloniale donna un fonds de quatre-vingt-quatorze mille roupies. Or, les dépenses de l’armée, forte de deux mille sept cents soldats européens et de quatre mille Cipayes, étaient d’un million de livres par mois. On partit au commencement de novembre 1758. Les pluies étaient continuelles, les routes affreuses. L’artillerie, traînée par des bœufs sur un terrain effondré, s’embourba plusieurs fois. Il fallut deux semaines pour la dégager. Enfin, Lally franchit en un mois et demi les trente lieues qui séparent Madras de Pondichéry. Si le plan de Bussy eût été approuvé, dix à douze millions fussent rentrés des Cirkars, et une armée alliée nous eût frayé une voie facile. Mais alors, comme toujours, la prudence, le sang-froid et le sacrifice de sa vanité à la chose publique, étaient autant de vertus étrangères à Lally. Nature fougueuse, irréfléchie, pleine de contradictions, il mettait perpétuellement à la charge des pouvoirs civils de la colonie l’insuccès de ses opérations, oubliant, dans la sincérité de sa démence, qu’il entravait, par la succession rapide et fébrile de ses projets, cette même action administrative ; et, qu’en un mot, il abusait de son grade et de l’autorité sans bornes qui lui était confiée, pour créer l’anarchie là où l’unité de vues et la concorde étaient désormais d’une nécessité absolue.

L’armée campa le 12 décembre dans la plaine qui entoure Madras. Un fort et deux postes insuffisants en défendaient l’entrée. Le comte d’Estaing les emporta à la tête de trois cents grenadiers d’avant-garde. Toute la garnison anglaise se renferma dans la place. Le 14, au matin, le chevalier de Crillon pénétra avec un régiment au milieu de la Ville-Noire et s’y établit. Le gouverneur anglais, pour ne pas encombrer Madras, s’était opposé à ce que la population indigène mît en sûreté le contenu de ses bazars. Elle fut ainsi abandonnée à la merci de Lally. On fit pour quinze millions de pillage ; et, bien que le général en chef dût prétendre plus tard que dix mille habitants de Pondichéry avaient suivi l’armée pour prendre part au butin ; outre l’invraisemblance de cette assertion, toujours est-il que ni l’armée, officiers et soldats, ni la colonie ne s’enrichit au sac de la Ville-Noire, ainsi que les faits le devaient prouver sans réplique peu de temps après. Une sortie de la garnison anglaise fut repoussée avec succès par le régiment de Lorraine, dont le colonel, le comte d’Estaing, resta cependant prisonnier de l’ennemi. Son commandement, fut donné à Bussy, qui servait en volontaire dans l’armée.

On ne commença régulièrement le siége qu’au mois de janvier. Mais, faute de poudre pour soutenir le feu, nos batteries étaient démontées, à peine démasquées. Il fallait se retirer ou tenter l’assaut. Lally prit ce dernier parti, et ses ordres étaient donnés, quand six vaisseaux anglais vinrent mouiller dans la rade, sous le canon des forts, amenant des secours d’hommes et de munitions. Madras renfermait déjà seize cents soldats européens et trois mille Cipayes ; son artillerie était bien servie et les sorties se multipliaient. D’un autre côté, nous avions à redouter l’approche de Niçam-Ali-Khan, à la tête de cinquante mille cavaliers qui tenaient la campagne, par suite de l’inaction forcée de Çalabet-Cingh. La levée du siége fut résolue dans la nuit du 17 février. Lally enterra ses boulets, encloua ses canons et abandonna le plus grand nombre de ses malades et de ses blessés dans une pagode qui avait servi d’ambulance. La retraite ne fut plus inquiétée. La Bourdonnais avait assiégé, avec des forces très-inférieures, cette ville qui nous voyait fuir, et il s’en était emparé ; Dupleix avait défendu Pondichéry, un contre vingt, et il l’avait sauvée ; mais ces noms glorieux étaient déjà relégués dans les temps héroïques de notre histoire orientale, et les jours de notre décadence étaient venus. En quittant Madras, Lally apprit la perte de Matçulipatnam, dégarnie de sa garnison européenne par ses ordres et tombée aux mains des Anglais. Enfin, une lettre écrite à de Leyrit et interceptée par les postes ennemis qui coupaient la communication entre Madras et Pondichéry, traduite dans tous les dialectes de la côte et distribuée à profusion, fit, à elle seule, plus de mal qu’une bataille perdue. Lally y déclarait qu’il renonçait à commander des Français inférieurs aux nègres de Madagascar ; il espérait que le feu du ciel tombé sur Sodome consumerait Pondichéry, et il en donnait toute la population pour un amas de bandits et de lâches voués à l’extermination qu’ils méritaient. L’effet de cette lettre et des commentaires anglais fut irréparable dans un pays où le chef d’une nation personnifie la gloire ou la honte de cette nation elle-même.

Lally partagea l’armée en quatre corps, sur une étendue de quinze lieues, de Karanguly à Arkate, et revint à Pondichéry où il fut attaqué d’une sorte de fièvre cérébrale qui le retint quatre mois inactif. On n’entendait plus parler de l’escadre, l’argent et les vivres manquaient à la fois aux troupes. Un régiment se révolta, menaçant de passer à l’ennemi si la solde n’était payée. Ses officiers réussirent à l’apaiser ; mais cet exemple d’insubordination devait être suivi. Une frégate, arrivant des îles, annonça le retour prochain du comte d’Aché. Ce dernier parut en effet à la côte, le 10 septembre. Il y rencontra les vaisseaux anglais qui lui firent éprouver de telles pertes, qu’à peine mouillé devant Pondichéry, il déclara qu’il allait regagner le Port-Louis. Cette détermination jeta toute la colonie dans le désespoir. On ne pouvait se persuader que ce chef d’escadre, absent depuis une année, voulût nous abandonner vingt-quatre heures après son retour. Lally, Bussy, Duval de Leyrit et le conseil supérieur signèrent, au nom de la nation dans l’Inde, une remontrance publique à ce sujet. Il y était dit que la défaite et la fuite de nos vaisseaux allaient être signalées jusqu’à Delhi, et, qu’outre l’opprobre dont les Français se couvriraient, notre impuissance constatée détacherait nos derniers alliés ; qu’enfin le comte d’Aché devait être averti que quitter la côte dans la situation actuelle des affaires ou signer notre perte, était un seul et même acte contre lequel l’administration, l’armée et la population protestaient de par le roi et la Compagnie. Le chef d’escadre persista dans sa résolution et appareilla en promettant de reparaître en avril.


Dans l’intervalle, et en l’absence du général en chef, deux mille Anglais et quatre mille Cipayes ayant attaqué nos avant-postes à Vandavaky, avaient été complètement battus. La nouvelle de ce succès se répandit promptement et ranima la confiance de Çalabet-Cingh. Son frère, Baçalet-Cingh, écrivit à Lally qu’il lui amenait vingt mille hommes, et demanda que Bussy favorisât la jonction des deux armées en venant à sa rencontre à la tête d’un détachement de cavalerie. Il était de la plus sérieuse importance d’accepter ces offres inattendues. Notre union avec Baçalet-Cingh nous donnait, en premier lieu, une supériorité incontestable sur les Anglais ; elle assurait la subsistance de l’armée, et privait enfin l’ennemi de toute ressource du côté de Balad-Ji-Rao, le plus puissant des chefs mahrattes, dont l’alliance était acquise au plus fort. Lally parut convaincu de tous ces avantages et chargea Bussy, nommé récemment brigadier général, de faire entrer Baçalet-Cingh dans la nababie d’Arkate. Mais les Anglais en commandaient toutes les approches. Il fallait s’ouvrit un passage de vive force ou renoncer au but de l’expédition : or, l’insuffisance du détachement, les chemins rendus impraticables par le débordement des rivières, le manque de vivres et d’argent, tout nous arrêta.

Le 17 octobre 1759, les troupes campées dans la plaine de Vandavaky se révoltèrent. L’armée battit la générale, se saisit de l’artillerie, abandonna ses drapeaux et ses officiers, et se retira à deux lieues de ses quartiers. Elle donna un délai de quatre jours au général en chef pour payer intégralement l’arriéré de la solde, menaçant, ce temps écoulé, de se joindre aux Anglais. Cet événement inouï dans l’histoire militaire moderne acheva d’éclairer la colonie sur les destinées qui lui étaient réservées. Depuis dix-huit mois, la caisse de l’armée avait reçu sept millions de livres ; on avait fait quinze millions de pillage dans la Ville-Noire ; trois millions de billets avaient été créés à Pondichéry pour les dépenses exclusives de la guerre ; enfin on avait touché six millions environ sur les revenus de la nababie d’Arkate ; et cependant il était dû une année de solde aux troupes, qui manquaient de tout. Lally paya six mois d’arriéré et accorda, sur la demande générale, une amnistie sans restriction. L’armée rentra aussitôt dans son premier campement ; mais cette révolte était à peine apaisée, que trois mille Anglais et six mille cipayes entrèrent dans la plaine de Vandavaky.

Peu de jours avant, Bussy s’était replié sur Arkate, dont il avait fait lever le siége, et il se préparait à forcer les passages vers le nord, tandis que Baçalet-Cingh venait à sa rencontre, lorsqu’il reçut l’ordre de rallier le camp et de détacher douze cents hommes de la garnison d’Arkate pour occuper Ceringham, auprès de Triçnapâli. Cette dispersion inopportune de nos forces eut pour premier résultat de livrer à l’ennemi la seule place en état d’être défendue qui nous restât dans la nababie. D’un autre côté, l’armée française, divisée en quatre corps répandus sur quinze lieues de terrain, ne pouvant se concentrer à temps devant Vandavaky, accepta la bataille dans les pires conditions. Bussy, cette fois encore, destitué de tout commandement, ayant eu son cheval blessé mortellement sous lui au milieu de l’action, tomba au pouvoir des Anglais, et Lally, abandonnant toute son artillerie, se retira dans Pondichéry. « — Le gouverneur, le peuple, l’enfer, m’ont contraint de livrer et de perdre une bataille ! » L’unique conseil de guerre dont les avis eussent jusqu’alors dirigé sa conduite n’était en réalité composé que de son incapacité militaire, de son imprévoyante et de sa précipitation vaniteuse,

Tant de malheurs excitèrent enfin contre lui les murmures et les plaintes de la colonie. Le danger était extrême. L’escadre anglaise vint mouiller dans la rade ; l’armée, victorieuse à Vandavaky, s’avançait en enlevant de toute part les postes qui défendaient le » approches de la ville. Nous étions bloqués par terre et par mer. Les troupes réclamaient le dernier payement de leur solde, et les habitants de Pondichéry maudissaient hautement cet homme, qui perdait l’Inde et qui les ruinait.

Pondichéry manquait de vivres. La rapidité foudroyante de nos désastres avait accablé le gouverneur et les conseillers supérieurs qui, d’ailleurs, sans argent et sans pouvoir, menacés, mis aux arrêts, exilés, les uns à quatre, les autres à douze lieues de la place, ne pouvaient prendre l’initiative d’aucune mesure de défense. Deux mille cipayes du Maïçur et deux mille cavaliers mahrattes réussirent à traverser les lignes anglaises. Ils amenaient dix-huit cents bœufs dont les deux tiers furent tués ou enlevés pendant l’action ; mais comme on ne tenait aucune des promesses qu’on leur avait faites, ils reprirent, au bout de trois semaines, le chemin de leur pays. Lally, qui n’avait pas voulu attaquer le camp anglais lorsqu’il disposait de quatre mille alliés, les meilleurs soldats de l’Inde, l’entreprit dès leur départ. Deux régiments sortirent en tirailleurs et revinrent deux jours après. Toute communication extérieure fut coupée. Un coup de vent furieux qui tomba sur l’escadre ennemie, rasant cinq vaisseaux et en jetant quatre à la côte, nous offrit un moment l’occasion de nous dégager. Le camp anglais avait été en quelque sorte balayé : la confusion la plus complète y régnait. Une sortie générale eût amené la dispersion inévitable des assiégeants. Lally se refusa à toutes les sollicitations du gouverneur et des officiers. Il ordonna à l’intendant et au prévôt de l’armée de faire des perquisitions dans les maisons particulières et d’y saisir les approvisionnements qu’ils y trouveraient, de quelque nature qu’ils fussent. Cette vexation inutile souleva toute la ville, qui ne renfermait plus ni riz, ni bœufs, ni chevaux, et dont les habitants, Européens et indigènes, en étaient réduits à se nourrir de rats et de corbeaux. Duval de Leyrit et de Landivisiau, brigadier général, reçurent alors l’autorisation de capituler ; et, sur le désir rationnel qu’ils exprimèrent que le général en chef assumât, ainsi que les devoirs de sa charge l’exigeaient, la responsabilité de cet acte, Lally leur déclara « qu’il se démettait de l’autorité que le Roi et la Compagnie lui avaient confiée et qu’il les chargeait seuls de l’événement ». En dernier lieu, par une contradiction inqualifiable, il ordonnait à de Landivisiau de faire sauter les bastions Saint-Louis et Saint-Laurent et de jeter les poudres dans les fossés de la place. En cette extrémité, le conseil supérieur envoya des parlementaires au colonel Coote qui commandait le siége : mais celui-ci, très-étonné de leur démarche, leur présenta une lettre de Lally par laquelle leur général déclarait se rendre à discrétion. Les troupes anglaises entrèrent en effet, le lendemain matin, 16 janvier 1761, dans la place qui leur était ouverte. Le 18, Lally partait en palankin pour Madras. Mais il fallait traverser une ville soulevée contre lui, subir les reproches et les exécrations d’une foule exaspérée par la misère et le désespoir.

Pâle, à moitié vêtu, deux pistolets aux poings, escorté de quinze hussards anglais, il sortit enfin de Pondichéry, poursuivi par les clameurs furieuses des Français et des indigènes, qui lui portaient une haine plus vive encore, s’il était possible, depuis que deux mille d’entre eux avaient été expulsés par son ordre, avec leurs familles, et assaillis à la fois par le feu de la ville et la mitraille des Anglais. Le commissaire ordonnateur, Duboys, qui, à titre d’intendant de l’armée, avait présidé à l’exécution des mesures arbitraires de Lally, se voyant aussi interpellé et menacé, se jeta, l’épée à la main, au milieu des groupes. Un officier du bataillon colonial vint à lui ; le combat s’engagea, et l’intendant tomba mortellement blessé. Les hussards dispersèrent la foule à coups de sabre. Duval de Leyrit, les conseillers, les sous-marchands, l’état-major et la garnison furent dirigés sur Madras et Saint-Thomé. Ils devaient être transportés en Angleterre. Les habitants espéraient encore que leurs propriétés et leurs personnes seraient respectées. On se hâta de les détromper. Le colonel Coote et le gouverneur de Madras, Pigot, ordonnèrent que les fortifications de la place fussent immédiatement démolies, que les églises, les mosquées, les pagodes et les maisons particulières fussent incendiées et rasées. Les hommes, les femmes et les enfants furent chassés à coups de crosses de fusil dans la campagne et sur les bords de la mer. Rien de semblable ne s’était vu depuis les horreurs de la guerre de Trente ans, sous Tilly et Wallenstein. Pondichéry n’existait plus. Le seul comptoir que nous eussions sur la côte du Malabar, Mahé, ne tarda pas à tomber au pouvoir de nos ennemis nationaux.

Tandis qu’ils nous assassinaient sur les cendres de nos établissements, Law de Lauriston leur tenait tête dans le Bengale où il commandait l’armée d’Ali-Gohor, fils aîné de l’empereur Alam-Guir II, et qui venait de succéder à son père sous le nom d’Alam-Çah II. Mir-Djaffer-Khan, le traître de Palaççi, l’assassin de Çurad-Ju-Dulâh, n’avait pas retiré de son crime tous les bénéfices qu’il en attendait. Dès que la direction de Calcutta eut reçu et encaissé les soixante-quinze millions exigés après la victoire apocryphe de Clive, elle s’était empressée d’oublier ses promesses et de nommer Kacem-Ali-Khan çubah du Bengale. C’était avec les troupes de ce dernier qu’elle guerroyait contre l’empereur. On ne pouvait faire un usage plus profitable des millions de Mir-Djaffer-Khan que de les offrir aux principaux chefs de l’armée impériale. À la première rencontre, Law et ses cent cinquante Français restèrent seuls sur le champ de bataille et furent faits prisonniers.

Toutes les victoires anglaises dans l’Inde ont été, à peu d’exceptions près, emportées de cette façon, en payant des traîtres avec l’argent dérobé à d’autres traîtres.

Çah-Alam, contraint de se réfugier dans la nababie d’Audh, auprès de Çudja-A-Ed-Dulah, put éviter du moins, grâce à la perspicacité du nabab, le nouveau piége que lui tendaient ses ennemis, en refusant les secours offerts par le chef affghan, Abdallah-Ahmed, agent secret de Calcutta.

L’Inde française avait donc disparu tout entière. Elle ne devait renaître que pour mieux attester notre avilissement et perpétuer le souvenir de la haine satisfaite et du mépris mérité de l’Angleterre.

Cette Compagnie commerciale et politique, fondée par Colbert, disposant, dès l’origine de ressources bien supérieures à celles des autres nations européennes en Orient, élevée par Dupleix et Bussy au rang de puissance continentale, cessait d’exister après avoir sacrifié tour à tour, à ses jalousies misérables, à ses rancunes, à ses terreurs puériles, à son incapacité profonde, les grands hommes qui l’avaient illustrée. Elle entraînait dans sa chute une part considérable de la fortune publique, ruinant ses actionnaires non moins que ses créanciers, et ne pouvant même se rendre compte de la disparition des sommes immenses versées dans ses caisses de 1742 à 1754.

Enfin, l’homme qui couronnait ainsi l’œuvre de Godeheu, et qui nous précipitait dans un abîme de honte, le général incapable, l’administrateur d’une probité au moins douteuse, d’une nullité politique sans égale, Lally, accusé de concussions, d’abus de pouvoir et de trahison par un cri unanime, obtint, dès son arrivée à Londres, de rentrer en France, et se constitua prisonnier à la Bastille. Après quatre ans de détention et de procédures, le Parlement de Paris rendit contre lui une sentence de mort. Il fut décapité, en place de Grève, à soixante-huit ans. Cette fin terrible a excité la pitié de ses contemporains. De nos jours, on qualifie volontiers d’acte inique le coup qui l’a frappé. Cependant, il faut opter entre la responsabilité humaine et l’enchaînement fatal des faits historiques. Tout ordre social n’est-il pas fondé, d’ailleurs, sur le dogme sanglant de l’expiation ? Si l’incapacité avérée de Lally atténuait ses irréparables erreurs, c’était aux directeurs de la Compagnie, aux Contrôleurs généraux, à Louis XV lui-même d’expier la ruine de cent familles et l’anéantissement de l’Inde française. S’ils étaient innocents, nul châtiment n’a été plus légitime et plus mérité que le sien ; si tels étaient les vrais traîtres, que le sang de ce malheureux retombe sur ses juges !

Leconte de Lisle.