L’Indigence à Paris et l’Assistance publique

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Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Assistance Publique à Paris (Maxime Du Camp).

L’Indigence à Paris et l’Assistance publique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 910-946).
L'INDIGENCE A PARIS
ET
L'ASSISTANCE PUBLIQUE

Toute agglomération considérable d’individus sur un point produit fatalement deux excès contraires : celui de l’indigence et celui de la richesse. Sous le rapport de ce douloureux contraste, Paris n’est dans le monde entier dépassé que par Londres, qui, en vertu de la constitution même du peuple anglais, offre le spectacle permanent d’une misère abjecte côtoyant la plus grandiose des opulences. Quoique chez nous les nuances soient moins accusées, elles existent, frappent les yeux, émeuvent les cœurs, inspirent aux philanthropes socialistes mille projets irréalisables pour le bonheur de l’humanité. Malgré tout ce qu’on a tenté, malgré les efforts d’une bienfaisance que rien ne décourage, malgré une législation très prévoyante qui a réuni, comme en un corps de doctrines, les mesures coutumières ou exceptionnelles dont nos frères usaient pour secourir les malheureux, on n’a que bien peu modifié l’état précaire où vit une partie du groupe parisien, et Chamfort pourrait répéter aujourd’hui ce qu’il écrivait de son temps : « En résumé, la société n’est jamais composée que de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dîners que d’appétit, ceux qui ont plus d’appétit que de dîners. »

Quoi qu’on fasse, les dîners ne seront jamais au niveau des appétits, car trop souvent les appétits sont insatiables. Il faut dire aussi que deux causes surtout concourent à maintenir une partie de notre population dans la misère en éveillant ses mauvais instincts. L’une est géographique et découle de notre climat. La vie matérielle est coûteuse et par conséquent pénible dans nos pays froids, si on les compare à l’Orient, où la faim est sinon détruite, du moins fort diminuée par la chaleur de la température, où l’on boit plus d’eau que de vin, où l’on couche sans danger à la belle étoile. L’autre est purement morale et ressort de la nature même de l’homme, qui est imprévoyant, à Paris surtout. Dans le peuple, où le goût des liqueurs fermentées est trop répandu, on vit au jour le jour sans souci du lendemain, parfois on dépense en une soirée le gain de toute une semaine ; on ne sait guère épargner ni pour le ménage, ni pour les enfans, ni pour les temps de maladie ou de chômage imprévu. C’est à soulager les maux qu’engendrent la cherté de la vie et l’imprévoyance humaine que s’applique la bienfaisance publique.


I

De tout temps, l’exercice de la charité a été un plaisir pour les âmes miséricordieuses et une nécessité politique pour les gouvernemens ; aussi, à côté de la bienfaisance individuelle et des associations libres, il n’est pas rare de retrouver une ingérence directe de l’état, qui, sous une forme ou sous une autre, organise les secours d’une façon régulière. Les ordres religieux, obéissant aux préceptes de la morale chrétienne et mus par l’esprit d’envahissement qui leur est propre, ont souvent cherché et cherchent encore à substituer leur action exclusive à celle des particuliers et des gouvernemens. Il n’y a pas longtemps que ceux-ci ont renoncé aux vieux usages monarchiques, et plus d’une fois ils ont trouvé moyen de donner a la charité des apparences qui la rendaient condamnable. Dans les jours de réjouissance publique, on pensait aux pauvres, mais avec cette hauteur malséante que les grands affectaient envers le menu peuple ; on faisait ce qu’on appelait alors des largesses ; on jetait à la foule des pièces de monnaie et des vivres. Ces avilissantes distributions étaient de tradition royale, et elles n’ont disparu qu’avec les Bourbons de la branche aînée. Je me souviens d’avoir vu la dernière qui eut lieu à Paris, sous la restauration. C’était aux Champs-Elysées. Dans le quinconce de gauche en entrant était dressée une sorte d’immense estrade en planches, semblable à une tour carrée, d’où s’échappait un ruisseau de vin violâtre ; quelques humbles fonctionnaires, debout et ricanant, lançaient à toute volée des cervelas, des saucissons et du pain. Des hommes, des femmes se roulaient sur le sol, s’arrachant cette charcuterie médiocre, pendant que d’autres portant des cruches, des seaux, des éponges emmanchées au bout d’un bâton, se ruaient, s’étouffaient pour arriver jusqu’à la fontaine de vin. C’était hideux ; quelques gendarmes avaient grand’peine à empêché les ivrognes tombés par terre d’être piétines par les impatiens ; il faisait un temps gris et froid, ce devait être le 4 novembre, le jour de la Saint-Charles ; la peur me prit devant cette tourbe violente, et je me sauvai. Moins d’un an après, la révolution de juillet emportait pour toujours cette mauvaise coutume de l’ancien régime. Aujourd’hui les distributions gratuites sont remplacées par des secours portés aux indigens, à qui l’on donne individuellement quelques livres de pain, une bouteille de vin et un pâté, parfois des vêtemens, du bois, du charbon ou de l’argent. Tout ce que le spectacle d’autrefois avait de répulsif a disparu ; il ne reste plus qu’une mesure charitable sagement appliquée.

Je n’ai point à parler ici de la bienfaisance privée, qui à Paris est très considérable, toujours sollicitée, toujours active ; je n’ai rien à dire non plus des sociétés de charité religieuses et laïques, qui, tout en secourant les malheureux, poursuivent un résultat parallèle et quelquefois imposent certaines conditions de moralité ou un mode particulier d’existence aux misérables qui les invoquent. Je ne veux m’occuper que de la bienfaisance abstraite, de celle qui ne demande ni l’acte de baptême ni l’acte de mariage, qui est exercée en vertu de considérations sociales supérieures, qui reçoit de toute main et donne à toute infortune, qui est un des élémens de la sécurité urbaine, et qu’on a centralisée avec ses ressources, ses devoirs et ses charges dans la grande administration de l’assistance publique. L’origine en remonte loin. Dans le principe, tout dépendait de l’Hôtel-Dieu, qui était régi au spirituel et au temporel par le chapitre de Notre-Dame ; mais des abus graves et de toute sorte ayant été signalés, un arrêt du parlement, en date du 2 mai 1505, confia la gérance de l’hôpital à une commission laïque, composée de huit notables et magistrats, qui le 16 novembre 1544 devint le bureau des pauvres. Non-seulement ce bureau, dont les membres prirent le titre de surintendans, veillait à l’entretien des hôpitaux, aux soins que réclamaient les malades, mais il pourvoyait à la subsistance des indigens et fixait des taxes qu’il rendait obligatoires. Ainsi le 15 janvier 1574 il décide que les habitans de Paris qui refuseront de donner à la quête seront frappés d’une amende égale au quadruple de ce qu’on leur avait demandé. Le 2 juillet 1586, on établit dans vingt-sept rues des marmites après avoir enjoint à tous les bourgeois d’y apporter, vers midi, les restes de leurs « potages et viandes, » qui seront distribués aux indigens. Lorsque la taxe n’était point payée, le parlement intervenait, ainsi qu’il le fit le 28 juin 1596, le 15 et le 19 mars 1602, pour menacer de confiscation les retardataires ; il n’exclut ni les prêtres ni les communautés religieuses, et il leur ordonne d’acquitter la taxe des pauvres sous peine de voir saisir leur temporel.

Ces charges gratuites et fort lourdes à porter étaient exercées par les présidens et des conseillers du parlement et de la cour des aides ; en 1690, l’archevêque de Paris leur fut adjoint. Cette organisation, qui, marchant un peu au hasard des circonstances, fit néanmoins beaucoup de bien et était célèbre dans Paris, où le peuple l’appelait le grand bureau, disparut avec la révolution ; le 13 avril 1791, tous les membres de la commission hospitalière remirent leur démission, qui fut acceptée. Moulinot, Thouret, Aubry, Dumesnil et Cabanis, qui les remplacèrent, furent des hommes de science et de bon vouloir, mais les conjonctures étaient plus fortes que les intentions les meilleures ; les disettes successives, la rareté croissante des espèces métalliques, ruinèrent tous les établissemens où l’indigence trouvait des secours et un abri. Pendant longtemps on vécut sans plan de conduite, sans règle déterminée ; on s’inspirait des occurrences présentes ; la brutalité des événemens faisait ajourner toute mesure définitive. On vivait d’empirisme ; le bien des pauvres, étayé jadis en grande partie sur des privilèges qu’on n’avait pas plus respectés que les autres, allait en diminuant de jour en jour ; pour subvenir à des besoins urgens, on vendait des rentes à des taux illusoires, les hospices tombaient de vétusté, l’administration était nulle ou mauvaise. C’est miracle que le système hospitalier n’ait point sombré tout entier. Il était dans un état pitoyable lorsque M. Frochot, préfet de la Seine, reprenant avec un grand courage tous les élémens dispersés et compromis, réussit à les grouper de façon à en faire un tout compacte qui pût servir de base à une organisation nouvelle.

Sur un rapport fort remarquable adressé par lui aux consuls, un arrêté fut rendu le 27 nivôse an IX (17 janvier 1801), qui créait un conseil général et une commission administrative des hospices ; un second arrêté du 29 germinal (19 avril) de la même année réunissait l’administration des secours à domicile aux attributions du conseil-général des hôpitaux. Ce système a été en vigueur jusqu’au jour où l’assistance publique en a pris la place. Il était conçu d’après la division des pouvoirs, qui est le principe même de l’administration française. Le conseil général représentait le pouvoir délibérant, et la commission était le pouvoir exécutif ; mais ces deux autorités, fonctionnant simultanément, détruisaient souvent l’unité d’action si indispensable en pareil cas ; de plus la constitution de 1848, afin d’éviter d’avoir à inscrire le droit au travail, pour lequel avaient voté des personnalités considérables, n’hésita point à faire de l’assistance un dogme obligatoire : « la société fournit l’assistance aux enfans abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources et que leurs familles ne peuvent secourir. » En présence d’une déclaration si formelle, l’ancienne organisation devenait insuffisante, et le 10 janvier 1849 une loi fut votée qui règle cette délicate matière. En fait, l’ancien conseil général d’administration est remplacé par un conseil de surveillance, et la commission exécutive s’est effacée devant un directeur général responsable. Au lieu du système républicain inauguré par l’arrêté des consuls, maintenu sous la restauration et par la dynastie de juillet, on a aujourd’hui le principe monarchique constitutionnel voté par une assemblée républicaine. C’est là un de ces accidens de logique française dont notre histoire n’offre que trop d’exemples.

Cette centralisation de tous les pouvoirs hospitaliers en une seule main a produit, il faut le reconnaître, d’excellens résultats. En assurant l’unité d’impulsion à des services multiples, elle a permis de faire concourir ceux-ci au même but, d’activer la bienfaisance, de la régulariser pour ainsi dire, de ne distribuer les secours qu’en connaissance de cause, dans une mesure proportionnée aux ressources dont on dispose et aux besoins qu’il est urgent de soulager. Située jadis au parvis Notre-Dame, dans un lourd bâtiment qui sert actuellement d’annexé à l’Hôtel-Dieu, l’administration occupe depuis 1867 une vaste maison prenant triple façade sur l’avenue Victoria, la place de l’Hôtel-de-Ville et le quai Le Pelletier. C’est une sorte de ministère très fréquenté et où la besogne ne chôme pas. L’assistance publique a la direction des 8 hôpitaux généraux, des 7 hôpitaux spéciaux établis à Paris, de 3 hôpitaux en province destinés au traitement des maladies scrofuleuses des enfans (Berck-sur-Mer, Forges, la Roche-Guyon), de 10 hospices, de 3 maisons de retraite, de 20 Bureaux de bienfaisance, de 57 maisons de secours ; elle préside aux soins donnés à domicile ; elle est tutrice des enfans assistés et des aliénés ; elle emploie un personnel de 6,338 agens, dont 1,989 appartiennent au corps médical. Tout ce qui dans cet immense Paris souffre, a faim, est abandonné, est malade, est indigent, vient à elle et l’implore. Elle est la grande sœur de charité ; dans la mesure de ses forces, elle accueille les misères et panse les plaies. Si elle demande sans cesse, si elle sollicite toujours l’attention et)a. générosité des personnes riches, c’est afin d’avoir plus à donner.

Qui n’a entendu parler des biens des hospices ? Il est de tradition dans le peuple de Paris que jamais si considérable trésor n’a été vu dans aucun temps ni dans aucun lieu. C’est l’éternelle histoire des bâtons flottans. Si l’assistance publique n’avait pour ressource que les legs qui lui ont été faits et les dons que la charité lui envoie, les indigens de Paris mourraient de faim, et il faudrait fermer la moitié des hôpitaux. Elle s’est faite très lentement et par accumulation cette fortune qui réunit aujourd’hui les biens de l’Hôtel-Dieu, ceux du grand bureau des pauvres et ceux de l’hôpital-général. Depuis Louis VII, qui institua une rente de 3 sous et 8 deniers, depuis Philippe-Auguste, qui, en 1208 et par acte authentique, abandonnait pour le coucher des malades la litière de paille qui garnissait les chambres du palais[1], on conserve précieusement et l’on pourrait citer le nom des 8,287 bienfaiteurs qui ont enrichi le patrimoine hospitalier. Quelques legs sont étranges : en 1199, un chanoine de Noyon laissa par testament à l’Hôtel-Dieu deux maisons dont le revenu devait être employé, le jour anniversaire de sa mort, à donner aux malades les alimens qu’ils désireraient. Par tous les moyens possibles, on encourageait les donateurs, et les papes leur accordaient des indulgences. On possède plusieurs brefs qui ne laissent point de doute à cet égard, car ils sont revêtus du sceau de l’Hôtel-Dieu représentant le bon pasteur tenant la brebis malade : deux étoiles brillent au-dessus de sa tête ; il est accosté, comme on dit en langage héraldique, de deux chênes laissant tomber leurs glands en signe de fécondité ; au-dessous du personnage, on voit les trois fleurs de lis de France, et autour de l’écusson ovale se déroule cette légende : sigillum indulgentiarum domus Dei parisiensis. A côté des dons en argent et en nature, des legs reçus par héritage, les rois accordaient des privilèges qui ne laissaient pas d’être fructueux : droit de prendre un panier de poisson et d’autres denrées sur les voitures arrivant aux halles (concédé en 1308 par Philippe IV, confirmé par Jean II en 1352), droit de pacage dans les forêts royales (Philippe VI, 1344), exemption des péages d’entrée, du logement des gens de guerre, des frais de chancellerie ; enfin, au milieu de cent autres concessions qu’il est superflu d’énumérer[2], il convient de rappeler la singulière autorisation que le 29 janvier 1574 Charles IX accordait à l’Hôtel-Dieu de placer 1,000 livres de rente au taux usuraire de 12 pour 100. Au moment de la révolution, le revenu de tous les établissemens laïques de bienfaisance de Paris s’élevait à la somme de 8,087,980 livres, et il ne faut pas oublier que Loménie de Brienne ne s’était point gêné pour y porter la main en août 1788. Cette fortune est bien moins importante aujourd’hui, quoique depuis cinquante ans elle ait été augmentée par des legs considérables. A consulter les documens officiels les plus récens, on voit que le patrimoine actuel de l’assistance publique est représenté par un revenu de 3,247,600 fr., auxquels on doit ajouter 673,258 fr. de rente affectés à six fondations spéciales ; le total des biens appartenant en toute propriété aux hospices, ainsi que l’on disait autrefois, ne produit donc annuellement que 3,870,858 francs. — Dans cette somme, les revenus immobiliers figurent pour 1,686,340 fr., les intérêts de capitaux placés pour 458,832, les rentes sur l’état, avec ou sans affectations, pour 1,102,428. Restent les fondations, dont il importe de dire un mot, ne serait-ce que pour parler de ces hommes de bien qui ont eu pitié des pauvres et les ont faits leurs héritiers. — Montyon, dont on est certain de rencontrer le nom toutes les fois qu’il s’agit d’une œuvre de bienfaisance, lègue 281,630 fr. de rente qui doivent être employés à secourir les convalescens à leur sortie de l’hôpital ; vient ensuite Brézin, qui laisse un gros capital dont le revenu de 190,233 francs est réservé à l’entretien d’un hospice destiné aux artisans métallurgistes : Brézin, ancien ouvrier, avait fait sa fortune comme serrurier-mécanicien-fondeur, et il voulut y faire participer après sa mort ceux qui pendant sa vie l’avaient aidé à l’acquérir ; Lambrechts, qui fut sénateur et libella l’acte de déchéance de Napoléon Ier, fonde par testament à Courbevoie un asile pour les protestans et y affecte une rente de 48,093 francs ; Boulard, tapissier enrichi, consacre 20,804 francs de rente à établir une maison de retraite où sont reçus douze ouvriers tapissiers âgés, infirmes ou malheureux ; Devillas, ancien négociant, spécifie que les 31,000 livres de rente qu’il abandonne aux pauvres seront employées à un hospice situé à Issy, et où 35 indigens de soixante-dix ans accomplis trouveront la subsistance et l’abri. Tous les biens légués par ces fondateurs ont une destination particulière qu’il n’est point permis de modifier ; l’assistance publique en a donc moins la propriété que l’administration.

À ce revenu médiocre et insuffisant on peut ajouter 6,366,872 fr. que l’administration retire des frais de séjour dans divers, hôpitaux ou hospices (940,000), de la vente faite dans les établissemens de service général (3,808,388), du prix de journées des aliénés traités pour le compte du département de la Seine (1,184,434), des frais de séjour et d’habillement des enfans assistés à payer par le département (442,050) ; mais ce ne sont que des recettes d’ordre qui représentent le remboursement des dépenses faites, et l’assistance n’en retire rien en réalité. Elle trouve des ressources sérieuses dans les produits intérieurs des hôpitaux et de certains hospices (238,550 fr.), dans une part qui lui est accordée sur les concessions de sépulture (203,000 fr.), dans les bénéfices du mont-de-piété (725,000), et enfin dans cet impôt qui frappe les théâtres, les bals, les concerts publics, et qui est évalué à 1,750,000 fr. Ce dernier impôt est fort connu, on l’appelle vulgairement le droit des pauvres ; il fait beaucoup parler de lui depuis quelque temps. Les directeurs de théâtres paraissent s’être imaginé qu’en leur concédant toute liberté d’exploitation le gouvernement leur avait implicitement accordé le pouvoir de se soustraire aux obligations légales ; ils ont refusé de laisser l’assistance publique encaisser ce qui lui était légitimement dû jusqu’ici. La question est pendante et mérite qu’on la dégage de tous les brouillards dont on a tâché de l’obscurcir, quoiqu’il y en ait peu qui soient d’une clarté plus facile à pénétrer.

Le principe de l’impôt dont les personnes qui se rendent au spectacle sont frappées au profit des pauvres se trouve dans l’ordonnance royale du 25 janvier 1699, par laquelle Louis XIV déclare qu’un sixième, perçu « en sus des sommes qu’on perçoit et qu’on percevra à l’avenir, » serait attribué à l’hôpital-général[3]. Les directeurs ne tardèrent pas à regimber, et il fallut, le 4 mars 1719, faire intervenir une ordonnance contentieuse qui leur expliquait, sans laisser le moindre doute sur l’interprétation du texte, que « le sixième et le neuvième étaient perçus par augmentation. » On établit très nettement que cette sorte de taxe des pauvres était un impôt qui atteignait le spectateur et non pas l’entrepreneur. Le décret du 4 août 1789, qui supprimait tous les privilèges, ne fît pas grâce à celui-là ; mais dès l’année suivante la loi du 19-24 août 1790, qui confie à l’autorité municipale le droit d’autoriser les représentations théâtrales, met a la charge de celles-ci une redevance pour les indigens ; la loi du 7 frimaire an v dit explicitement à l’article 1er : « Il sera perçu un décime par franc (deux sous pour livre, vieux style) en sus du prix de chaque billet d’entrée pendant six mois. » D’année en année, cette disposition est renouvelée jusqu’au décret impérial du 9 décembre 1809, qui décide que la perception du dixième aura lieu indéfiniment ; enfin le décret du 6 janvier 1864, qui organise la liberté des théâtres, dit dans l’article 2 : « Continueront à être exécutées les lois existantes sur la police et la fermeture des théâtres, ainsi que la redevance établie au profit des pauvres et des hospices. » Au point de vue légal, l’hésitation n’est donc point permise.

Autrefois dans le vestibule des théâtres il y avait deux bureaux de perception, deux guichets : l’un où l’on acquittait le prix de sa place, l’autre où l’on versait la taxe des pauvres. Nos contemporains ont encore vu affichés à la porte de la Comédie-Française des tarifs ainsi conçus : premières loges, 6 francs 60 centimes : 6 francs pour le théâtre, 60 centimes pour les pauvres ; parterre, 2 francs 20 centimes : 2 francs pour le théâtre, 20 centimes pour les pauvres. — Nul alors ne pensait à réclamer contre cet impôt somptuaire ; mais pour faciliter la circulation à l’entrée des théâtres souvent encombrée, pour éviter aux spectateurs l’ennui de se transporter d’un guichet à un autre, on a réuni les deux bureaux en un seul, et l’entrepreneur de spectacles a fait acte de perception pour son propre compte et pour celui de la caisse hospitalière. De cette confusion matérielle de deux opérations parfaitement distinctes, on a essayé de tirer parti, et en vertu du vieil axiome : « possession vaut titre, » on a tout simplement dit à l’assistance publique qu’on ne lui devait rien et qu’on ne lui donnerait rien. Une telle prétention, si peu fondée, démentie par la simple lecture des textes et par la plus vulgaire morale, a trouvé des défenseurs. On n’a pas voulu voir que le spectateur en payant le prix de sa place acquitte en même temps un droit fixe réservé aux indigens, exactement comme le voyageur qui prend un billet dans une gare solde du même coup l’impôt dont l’état a frappé le transport des personnes en chemin de fer. On a demandé aussi que le droit des pauvres ne fût prélevé que sur les bénéfices nets, et un directeur en faillite a dit à ses créanciers en leur montrant ses comptes : « Je vous dois 300,000 francs ; mais, si je n’avais été forcé de donner 400,000 francs pour les pauvres, vous seriez payés, et j’aurais 100,000 francs à moi. » L’argumentation est absolument fausse, car, si le droit des pauvres n’eût pas existé, l’entrepreneur n’aurait pas reçu les 400,000 francs qu’il a versés pour eux. Si la taxe n’était acquittée que sur les bénéfices et non sur la recette brute, tout négociant pourrait refuser de payer l’impôt qui frappe son commerce spécial, sous prétexte qu’il ne fait pas de bonnes affaires. Cette querelle ne serait que puérile, si elle n’essayait de spolier les indigens ; mais le but qu’elle poursuit lui donne un caractère pénible. Avant de pénétrer dans un lieu de plaisir, l’homme riche est forcé par la loi d’ajouter une aumône destinée au soulagement de la misère : rien n’est plus juste, rien n’est plus humain ; mais prétendre que cette aumône appartient en propre au directeur du spectacle, et qu’il peut en disposer à son profit, c’est se tromper sciemment et commettre un acte blâmable.

En totalisant les recettes de l’assistance publique, on arrive à une somme très considérable : 13,204,280 francs ; mais elle est bien loin de suffire aux besoins qu’il faut satisfaire. A moins de manquer ouvertement à son mandat, l’administration ne peut refuser de secourir ceux qui légitimement s’adressent à elle ; quoiqu’elle surveille le patrimoine des pauvres avec une économie prévoyante et jalouse, sa fortune personnelle la laisserait impuissante à faire le bien. En effet, les dépenses ordinaires, prévues et calculées d’après une longue expérience, s’élèvent à la somme de 23,806,027 francs. Entre les ressources normales et les nécessités impérieuses, l’écart est énorme ; qui donc le comblera ? La ville de Paris elle-même, qui donne 10,601,747 francs à l’assistance, afin que celle-ci puisse convenablement remplir la haute mission dont elle est chargée. C’est un gros budget, et il y a en Europe plus d’un état qui n’en a point de pareil. C’est là ce que Paris, le Paris administratif, dépense pour ses pauvres, pour ses malades, pour ses infirmes, pour ses vieillards ; mais si nous essayons d’apprécier l’œuvre de la charité privée, si nous tenons compte des sociétés de bienfaisance, des quêtes faites à domicile et dans les églises, des dons en argent et en nature qu’on laisse à la disposition des particuliers, si nous constatons que tous les ministères ont des fonds de secours assez abondamment pourvus, si nous cherchons à évaluer l’importance des aumônes personnelles, si nous disons qu’un banquier célèbre distribue parfois d’un seul coup trente mille bons d’un kilogramme de pain, si nous rappelons que l’administration des secours donnés à la cassette impériale reçoit chaque année une moyenne de 73,000 demandes, dont la plupart sont accueillies favorablement, nous arriverons à cette conclusion, qui n’a rien d’excessif, que l’indigence parisienne absorbe annuellement plus de 40 millions, ce qui l’entretient peut-être au lieu de la diminuer,


II

En personne avisée, l’assistance publique possède des établissemens de service général où elle confectionne, où elle emmagasine les objets dont elle a besoin pour ses consommations journalières. De cette façon, elle supprime, autant qu’elle le peut, les intermédiaires, toujours onéreux, et elle est certaine de la sincérité des produits qu’elle emploie. C’est pour parvenir à ce double but qu’elle a une cave, une boucherie, une boulangerie, une pharmacie et un magasin central. La cave est située à l’entrepôt des vins et liquides[4], la boucherie fait partie de l’abattoir de Villejuif, la boulangerie fonctionne près de la rue du Fer-à-Moulin, dans la maison que Scipion Sardini, un riche traitant italien, s’était fait bâtir sous le règne de Henri III hors de l’enceinte de la ville. Dès l’année 1612, cet hôtel assez vaste entre dans le système hospitalier parisien, car on y établit un dépôt de mendicité ; en 1622, on le consacre aux vieillards infirmes ; en 1636, on y installe des pestiférés ; en 1656, Louis XIV l’adjoint comme boulangerie à l’hôpital-général, ce qui n’empêche pas qu’en 1663 on y donne asile à des femmes indigentes et à des filles-mères. En 1675, on le rend à sa destination primitive, tout en y ajoutant un abattoir et une fabrique de chandelles ; en 1801, on le réunit à l’administration des hôpitaux et hospices civils ; en 1849, l’assistance publique, le recevant dans ses attributions, y organise une manutention et une minoterie mues à la vapeur. Quoique les nécessités du service aient fait élever des constructions modernes dont le moellon et le plâtre sont les principaux élémens, ce qui reste de l’ancien édifice est un curieux spécimen de l’architecture de la renaissance, prise à ce moment où la brique va remplacer la pierre de taille et où l’ornementation, s’alourdissant de jour en jour, fait déjà prévoir la pesanteur qui l’attend sous Louis XIII. Dans la cour, une aile toute en brique d’un rouge foncé est portée sur six arcades surbaissées, dont quatre sont oblitérées par des fenêtres et des portes récentes. Au milieu des pendentifs, quatre médaillons en pierre sculptée représentent des têtes qui offrent un caractère remarquable, quoiqu’une seule soit intacte, et dont la vraie place serait au musée de l’hôtel Carnavalet plutôt que dans cette usine, où elles sont perdues pour le public, où des dégradations nouvelles peuvent constamment les atteindre.

Une machine à vapeur forte de 95 chevaux met en mouvement un moulin à l’anglaise muni d’appareils perfectionnés et installé dans les cinq étages d’un bâtiment élevé exprès. Là, dans de vastes greniers aérés de toutes parts, sont entassés les sacs de blé destiné à être trituré par des meules en belles pierres de La Ferté-sous-Jouarre. Plus loin, dans de larges cases en bois poli par l’usage, on enferme les farines, qu’on surveille attentivement pour éviter la fermentation, surtout en avril, à l’époque où le blé commence à pousser, et en juin lorsqu’il fleurit, car alors la vie particulière à l’espèce semble se réveiller et atteindre le grain pulvérisé à l’instant même où elle se développe dans la plante elle-même. Pour faire une expérience concluante sur la conservation du blé, on a construit cinq immenses silos en pièces de fer boulonnées, dans lesquels on a fait le vide, et que deux fois par an on charge d’azote. Ils renferment chacun 600 hectolitres de blé ; le plus ancien a été rempli le 23 novembre 1863 ; le grain qui s’en écoule lorsqu’on entr’ouvre le judas de prise paraît irréprochable[5]. Une amélioration fort importante a été introduite dans la meunerie de la boulangerie Scipion, meunerie qui n’existe que depuis 1856, car avant cette époque l’administration achetait des farines et n’était point organisée pour moudre elle-même. M. Mège-Mouriès, étudiant le grain de blé au microscope, remarqua que, précisément au-dessous de l’écorce, existait une partie dure, résistante, grisâtre, particulièrement riche en azote et où se développe la germination. Cette portion très nourrissante du blé était laissée adhérente au son, et disparaissait, sans être utilisée pour la panification, avec les issues ordinaires. Grâce à un nouveau système de mouture et à l’emploi d’un mode de séparation fort ingénieux, on recueille aujourd’hui cette précieuse substance à la boulangerie centrale, et on la fait entrer dans la composition du pain. Si celui-ci acquiert de la sorte des qualités nutritives considérables, il faut reconnaître que l’aspect en est légèrement altéré, et qu’il n’offre point cette nuance d’un blanc jaunâtre, fort appréciée des Parisiens, que les boulangers obtiennent tous invariablement en mêlant à leur pâte de la farine de maïs, de la farine de féveroles et de la fécule de pomme de terre.

La boulangerie proprement dite est située au rez-de-chaussée ; l’activité qui règne dans le fournil le rend imposant. L’hélice des 10 pétrins mécaniques, mue par une machine à vapeur forte de 16 chevaux, tourne jour et nuit ; les 10 fours alignés arrondissent leur bouche enflammée dans la même muraille de briques ; les ouvriers, demi-nus, au milieu de cette chaude atmosphère, blancs de farine, manient avec une rare dextérité les longues pelles qui portent la pâte fermentée dans la fournaise éteinte, mais brûlante ; sans repos, les feux flambent, car la consommation de chaque jour exige de 20,000 à 25,000 kilogrammes de pain ; on en envoie gratuitement aux hôpitaux et aux hospices, — contre remboursement aux hospices Devillas et Saint-Michel, à l’ouvroir Gérando, aux Enfans-Convalescens, à la ferme Sainte-Anne, à l’asile de Vincennes, à l’œuvre de Sainte-Marie, au Bon-Pasteur, au Val-de-Grâce, à la pharmacie centrale, aux collèges Chaptal et Rollin, aux halles et marchés de Paris. Il est savoureux et bon, mais il durcit rapidement, ce qui tient sans doute à l’emploi des pétrins mécaniques, et lorsqu’on le taille en soupe, il fait tourner facilement le bouillon par cela même qu’il renferme cette partie grise et singulièrement fermentescible dont j’ai parlé. — A côté de la boulangerie s’ouvre une vaste pièce qui sert de paneterie et voit à chaque heure se renouveler le miracle de la multiplication des pains. Une odeur fadasse et assez déplaisante plane partout et semble inhérente à l’établissement même. En en cherchant attentivement la cause, on s’aperçoit qu’elle provient d’une colonie de kakerlaks, de blattes, qui s’est emparée de la maison Scipion. Ces hideux insectes, plats, roussâtres et d’une prodigieuse agilité, quittent, dès que la nuit vient, les fentes de murailles qu’ils habitent ; ils se glissent partout, pullulent à l’infini, sont un véritable fléau, et font concurrence aux grillons qui chantent près des fours leur chanson monotone. Il y aurait un moyen bien simple de purger la boulangerie de ces hôtes incommodes : ce serait d’y entretenir deux ou trois hérissons ; en peu de temps, ils auraient détruit cette désagréable engeance.

La pharmacie centrale, qui jadis était réunie à l’hôpital des Enfans-Trouvés, placé alors au parvis Notre-Dame, occupe sur le quai de la Tournelle depuis 1812 l’ancien hôtel de Nesmond, où la communauté de la Sainte Famille, formée par Marie Bonneau, veuve de Beauharnais de Miramion, habita depuis 1691 jusqu’en 1790. L’entrée est médiocre, et, quoique le bâtiment principal ait une certaine ampleur, il n’offre rien qui soit digne d’attention. C’est là que l’assistance publique tient en dépôt l’es médicamens qu’elle fournit aux hôpitaux, aux hospices, et qu’elle distribue dans les maisons de secours. L’aspect général est celui d’une immense droguerie ; un parfum subtil y domine, — celui de l’éther. Des bocaux énormes remplis de liquidés de toute couleur et de toute saveur, encapuchonnés d’un couvercle de tôle peinte, sont méthodiquement rangés sur des étagères qui font tout le tour d’une vaste salle ; dans des mannes et prêts à partir, on voit des rouleaux de sparadrap, des tas de petits pots empilés, des bâtons de réglisse noire venus des Calabres, des fagots de réglisse en bois, des onguens grisâtres et qui ont vilaine apparence, des flacons où les cristaux d’iodure de potassium ressemblent de loin à des morceaux de sucre cassés menu, des bouteilles où l’huile d’amandes douces, transparente et jaune, luit comme de l’or pâle en fusion, des liasses d’emplâtres chargés de poudre de cantharides, des pommades de toute sorte, des teintures de toute espèce. Dans un cabinet réservé à l’économe, les deux portes d’une armoire se referment à clé sur des flacons d’une figure peu rassurante ; c’est là une réserve digne de Locuste, de Sainte-Croix et d’Exili : arsenic et cyanure, opium et strychnine, digitaline et morphine, curare et noix vomique, isolés dans leur prison de verre, semblent rassemblés là pour des œuvres néfastes et redoutables. Lorsqu’on approche de cette armoire diabolique, on sent une insupportable odeur de musc ; au milieu des poisons, on conserve cette substance empestante, qui coûte fort cher, et dont quelques médecins usent encore dans le traitement de certaines maladies nerveuses.

L’herboristerie répand ce doux et pénétrant parfum des fleurs desséchées, si exquis, si suave, et qui semble l’émanation de l’âme des plantes. Dans de grands sacs de toile entr’ouverts, on aperçoit les pâles violettes, les coquelicots d’un rouge obscur, les lichens transparens pareils à de la corne recroquevillée, les camomilles trop odorantes, les absinthes, qu’on ne peut voir sans tristesse lorsqu’on pense à quoi elles servent aujourd’hui, toute l’admirable famille des labiées si puissante et si précieuse, — les sauges, les menthes, les romarins. Puis viennent les consolatrices, ellébores et daturas, — les bois de Gayac, les cassias amaras en bûches ou en cotrets, les écorces d’orange, les coloquintes odieuses d’amertume, les safrans, qui, regardés à jour frisant, ont des tons pourpres magnifiques, les reines des prés, qui poussent les pieds dans l’eau et combattent l’hydropisie, les valérianes, qui donnent aux chats de si étranges illusions. Tous les simples de la nature semblent réunis ; cependant j’ai cherché la mandragore qui chante, et je ne l’ai point trouvée. — Au premier étage, dans une salle où se font les expertises scientifiques sans lesquelles nul médicament n’est accepté, des tiroirs glissant les uns sur les autres et s’élevant du plancher au plafond contiennent les drogues qui doivent être soustraites au contact de l’air, ou dont on n’use qu’en petite quantité : seigle ergoté, feuilles de jusquiame, fleurs de genêts sauvages. Le nom des médicamens est écrit sur les boîtes qui les renferment ; il est curieux de les lire lorsqu’on se rappelle que l’établissement a été outillé à neuf en 1812 : on voit alors quels pas immenses la médecine a faits de notre temps, combien le vieil empirisme cabalistique du moyen âge a été lent à disparaître devant la science expérimentale, et l’on ne peut s’empêcher de sourire à cette nomenclature de substances que n’auraient point désavouées les sorcières de Macbeth. Un partisan de l’école de Salerne bondirait de joie en retrouvant l’indication de ces alexipharmaques si fréquemment employés jadis, le sang de bouquin, les yeux d’écrevisse, la corne de cerf râpée que le phosphate de chaux a remplacée, le corail rouge, la poudre de vipères et les cloportes. — Il n’y a pas bien longtemps qu’on administrait encore cette dernière drogue prétendue diurétique ; aujourd’hui on l’épargne aux hommes et on ne la donne plus qu’aux chevaux, c’est un progrès.

Le laboratoire est en activité constante. Enfoncées dans un immense fourneau de fonte, des bassines en cuivre contiennent des liquides, épais, visqueux et bouillonnans, qui sont des sirops antiscorbutiques, des sirops de gomme et de salsepareille. Quelques hommes, le front en sueur et la main armée de larges spatules de bois, agitent ces mélanges, qui sont mis en bouteilles aussitôt qu’ils sont refroidis. Dans de vastes cuves, la poudre de quinquina macère, baignée d’alcool ; un tailloir mû par la vapeur coupe le bois de réglisse, un pilon écrase les amandes douces, dont un pressoir extrait l’huile bienfaisante. La mécanique la plus occupée de tout l’établissement est le moulin qui triture la graine de lin et la réduit en farine ; il travaille sans repos ni trêve, car c’est par sacs grands comme des sacs de blé qu’on expédie dans les hôpitaux et dans les maisons de secours cette désagréable matière à cataplasmes. Dans la cour, des tonneaux en cuivre étamé et boulonné contenant l’eau de fleur d’oranger venue de Grasse sont gerbes les uns sur les autres comme des pièces de vin ; des voitures attelées chargent les médicamens qu’elles vont porter aux hôpitaux. A voir le grand mouvement et les richesses accumulées de ce puissant réservoir, il est difficile de ne pas éprouver une impression de respect, de ne pas trouver que la ville de Paris est une bonne mère, de ne pas admirer les efforts qu’elle fait pour soulager ses enfans malades.

Le magasin central n’a pas d’histoire ; il est tout battant neuf, car il a été inauguré le 1er janvier 1868 sur le boulevard de l’Hôpital, où il avoisine la Salpetrière. Il a pris la place de la filature des indigens, instituée en 1793 pour secourir les mères de famille pauvres qui ne pouvaient quitter leurs enfans. Cet établissement, qui subsistait encore il y a trois ans à peine, avait été installé impasse des Hospitalières, dans les bâtimens de la communauté des sœurs de la Charité-Notre-Dame, où Mme Scarron s’était retirée en attendant qu’elle devint une reine anonyme de France et de Navarre. On remettait à de pauvres femmes du lin, du chanvre, qu’elles filaient, — procédé primitif qui n’enrichissait guère les ouvrières et coûtait fort cher à l’administration, obligée de faire les achats de matière première en province, d’y réexpédier le fil afin qu’il fût tissé, et de faire revenir la toile. Si l’on a conservé longtemps cette institution, qui à l’époque de sa création n’avait qu’un caractère provisoire, c’était pour avoir un motif ou plutôt un prétexte d’aider des femmes malheureuses ; celles-ci dans les derniers jours de la filature étaient au nombre d’environ 600, qui toutes ont trouvé place dans des hospices ou des maisons de refuge. Les bâtimens, assez amples, mais à demi ruinés, servaient de magasin pour un certain nombre d’objets, principalement pour la literie ; les autres réserves étaient distribuées au hasard de la place disponible dans les divers hôpitaux de Paris. Ce système était défectueux, contraire à nos habitudes de centralisation ; il rendait la surveillance difficile et le contrôle illusoire. Le magasin central remédie à tous ces inconvéniens ; il se compose de plusieurs corps de bâtiment isolés très bien construits, d’un aspect qui n’est point déplaisant, outillés, aménagés d’une façon supérieure, et qui renferment les objets, les denrées que le temps n’altère pas et dont l’assistance publique fait usage. Tout est fourni par adjudication sur un modèle expérimenté et déposé, auquel le vendeur doit se conformer impérieusement sous peine de voir sa marchandise refusée lui rester pour compte. Chaque pavillon a une affectation particulière : ici, les huiles, les légumes secs, les instrumens de propreté, brosses, balais, têtes de loup et plumeaux ; là, les meubles, lits, tabourets, tables et chaises ; ailleurs, la vaisselle, dont la diversité dénonce au premier coup d’œil la destination différente. Si les bols en étain, la grosse poterie, sont réservés pour les hôpitaux, les soupières en porcelaine, les carafes de cristal, les huiliers à double flacon, les salières taillées, sont gardés pour les hospices où l’on paie d’importantes pensions, comme Sainte-Périne. Plus loin, on est ému en voyant des béquilles entassées en chantier par bottes, comme des fagots, et tous les ustensiles que la science prévoyante s’est ingéniée à inventer pour le soulagement des infirmes et des malades. Les matières premières sont rangées avec un ordre parfait dans d’immenses casiers qui côtoient les murs de longues galeries propres à faire envie aux ménagères les plus difficiles. C’est là que sont empilés les draps, les couvertures, les étoffes de laine et de coton, les bonnets, les bas, les galoches, la futaine et le madapolam, les toiles et les calicots, les réserves de vieux linge condamné à devenir de la charpie, et les serpillières où l’on taillera des linceuls pour les morts. D’autres galeries renferment les vêtemens confectionnés, chemises, capotes d’hôpital, blouses de siamoise, casquettes, pantalons de laine et de drap ; des paquets tout préparés, épingles avec soin, contiennent ce que l’on nomme une vêture, trousseau complet qui varie selon l’âge et le sexe des personnes auxquelles il est destiné. Là aussi sont les layettes, en grand nombre, toujours renouvelées, car les naissances ne chôment guère dans la population indigente de Paris.

Des ateliers, où des ouvrières libres viennent chaque jour travailler sous les ordres d’une surveillante appartenant à l’administration, coupent et cousent les vêtemens. Il y a là des jeunes filles alertes et rieuses qui font grincer les lourds ciseaux avec l’aplomb d’un vieux tailleur ; dans une large cour baignée de soleil, on carde les matelas, on dévide les longues cordes de crin, on secoue les toiles à carreaux, des étuves reçoivent la laine encore tout imprégnée de suint et d’ordures ; lorsqu’elle a été lavée et séchée, on la fait voltiger à l’aide de longues baguettes pour la rendre plus légère et plus souple. Des mécaniques tranchantes et perforantes, mises en mouvement à l’aide de pédales, découpent les bandes dans la toile neuve et percent les trous des emplâtres fenestrés ; d’autres, taillent les compresses dans le linge fatigué, pendant que les vieilles femmes de la Salpêtrière qui peuvent encore faire usage de leurs pauvres doigts effiloquent lentement la charpie. Le vieux linge fourni par les hôpitaux ne suffit pas aux besoins de la consommation, et chaque année l’assistance publique achète des draps réformés à l’administration de la literie militaire, des serviettes, des nappes à une marchande bien connue sur le marché du Temple. Dès que les bandes, les compresses sont faites, on les serre, selon la dimension réglementaire qui leur a été donnée, dans des boîtes spéciales qui s’emplissent et se vident incessamment. On pourra se faire une idée de l’activité qui règne dans ces ateliers en sachant que chaque année il en sort 144,000 mètres de bandes en toile neuve. Une salle ouverte dans un petit corps de logis séparé renferme, derrière des vitrines sévèrement closes, un spécimen de tous les objets qui sont indispensables aux multiples manifestations par lesquelles l’assistance publique affirme la grandeur de sa mission : c’est la salle des modèles ; en la visitant, en maniant l’un après l’autre tous ces objets si divers, en en constatant l’utilité et la perfection, on ne peut qu’être touché par une si prévoyante et si intelligente charité.


III

La population indigente de Paris est très nombreuse, et c’est seulement depuis 1829 que l’on a des données positives, scientifiques pour ainsi dire, qui permettent d’en apprécier l’étendue. À cette époque, elle se composait de 62,705 individus sur un ensemble de 816,486 habitans, ce qui donne la proportion considérable de l’indigent sur un peu plus de 13 personnes (13.02). La prospérité des premières années du règne de Louis-Philippe diminue la moyenne, qui n’est plus en 1838 que de 1 sur 15 (15.37). Lorsque la disette et les mesures insuffisantes pour y obvier amènent un malaise général, ainsi que nous l’avons vu dans l’année 1847, restée tristement célèbre par l’affaire de Buzançais, les chiffres remontent, le nombre des malheureux qui viennent frapper aux portes des administrations charitables augmente rapidement et atteint 73,901 sur 1,034,196, c’est-à-dire 1 sur bien près de 14 (13.99). En 1861, le chiffre des indigens secourus à Paris dépasse ce qu’on avait vu jusqu’alors ; le total est de 90,287, mais cet accroissement n’est qu’illusoire : loin d’augmenter, la population pauvre a diminué. Le décret d’annexion du 16 juin 1859 venait de souder les communes suburbaines à Paris, et en faisait une ville de 1,667,841 habitans. La proportion est donc plus restreinte et ne donne que 1 sur 18 (18.47) ; elle reste à peu près la même en 1866, après un recensement général, et s’arrête à 1 sur 17 (17.12). Du 1er janvier au 31 décembre 1869, des secours ont été distribués à 129,991 indigens par les soins de l’assistance publique ; c’est une population qui dépasse celle de bien des capitales. Pour subvenir aux besoins d’une telle masse d’individus, il a fallu organiser dans Paris des centres de secours, qui, tout en prenant le mot d’ordre de l’administration générale, en lui rendant des comptes et en en recevant des subventions, pussent agir isolément sur les misères au milieu desquelles ils sont situés. Ils rayonnent autour d’eux, dans des limites sévèrement fixées, et multiplient ainsi l’œuvre de la charité publique aidée par la charité privée. À cette disposition très simple, très pratique, répondent les 20 bureaux de bienfaisance qui se partagent les 20 arrondissemens de Paris. Leur organisation est déjà ancienne et date de la révolution.

La loi du 25 mai 1791 chargea la municipalité de Paris d’administrer le bien des pauvres ; le 5 août, celle-ci nomma une commission spéciale qui, après de lentes études souvent interrompues par les événemens dont l’influence modifiait incessamment le personnel siégeant à l’Hôtel de ville, proposa l’institution des bureaux de bienfaisance que la loi du 7 thermidor an V créa définitivement. Ils furent plus ou moins nombreux selon les plans qui prévalurent à différentes époques[6] ; aujourd’hui il y en a un annexé à chaque mairie. Ils sont régis par un conseil supérieur composé du maire, président de droit, des adjoints, de 12 administrateurs, d’un nombre de commissaires et de dames de charité proportionné à celui des indigens, et d’un secrétaire-trésorier, agent responsable dépendant de l’administration centrale. Chaque arrondissement est divisé en 12 zones distinctes, et la surveillance de chacune d’elles est attribuée à l’un des 12 administrateurs ; ce sont ceux-ci qui décident quel genre de secours recevra l’indigent et dans quelle mesure le secours doit être accordé. Des médecins, des sages-femmes, attachés à chaque bureau, sont désignés par le préfet de la Seine. Nul n’a droit à des secours s’il n’est inscrit sur le registre qu’on appelle le contrôle. L’indigent fait une demande : il est visité par l’administrateur, par un commissaire ou une dame de charité, par un médecin, et un rapport détaillé est présenté sur sa situation à l’une des deux séances que le conseil d’administration tient réglementairement deux fois, par mois ; lorsque son admission est prononcée, son nom est inscrit sur une carte jaune, si le secours accordé est temporaire, verte, si celui-ci est annuel.

Régulièrement les secours temporaires ne doivent être distribués qu’aux blessés, aux malades, aux femmes en couches, aux mères-nourrices qui n’ont point de moyens d’existence, aux enfans abandonnés, aux orphelins qui n’ont pas encore atteint l’âge de seize ans, aux chefs de famille qui ont à leur charge trois enfants au-dessous de quatorze ans, aux veufs et aux veuves ayant deux enfans en bas âge ; mais on ne se montre pas trop rigoureux dans l’observation de ces règles préservatrices, seulement les secours cessent aussitôt que la cause qui les a motivés a pris fin. Il n’en est point ainsi des secours annuels, qui ont un caractère absolu de permanence, car ils sont réservés à une catégorie de gens à qui l’âge ou les infirmités interdisent presque tout travail. De 70 à 79 ans, le vieillard indigent reçoit 5 francs par mois ; de 79 à 82 ans, 8 francs ; de 82 à 84, 10 francs, et 12 francs de 84 ans jusqu’au dernier terme. — Les aveugles, les paralytiques, les épileptiques, les malades atteints de cancer sont également désignés pour un secours mensuel, qui varie entre 5 et 10 francs ; cette petite somme n’exclut pas les bons de pain, les bons de viande, les vêtemens et le linge. Bien des individus remplissant toutes les tristes conditions requises pour obtenir leur entrée dans un hospice n’y peuvent trouver asile, faute de place, et restent sur le pavé de Paris ; l’administration, dans la mesure des fonds dont elle dispose, les adopte alors, et, par l’intermédiaire du bureau de bienfaisance de leur quartier, leur fait servir une pension annuelle qu’on appelle le secours d’hospice, et qui est fixée à 195 francs pour les femmes, et à 253 francs pour les hommes. En 1869, 1,137 individus, 427 hommes et 710 femmes, ont pu jouir des bénéfices de cette subvention régulière.

Les ressources particulières des bureaux de bienfaisance sont très aléatoires, car elles reposent exclusivement sur l’initiative individuelle. Elles sont formées par le produit de quelques legs et des quêtes faites chaque année par les commissaires et dames de charité après invitation pressante expédiée sous la signature du maire de l’arrondissement. À prendre le total des fonds versés en 1869 dans la caisse des bureaux, nous n’arriverons pas à un ensemble bien considérable, car il ne s’élève qu’à 906,926 francs 94 cent. Il est facile, en voyant comment cette somme est répartie, de conclure que les recettes de chaque arrondissement sont en raison directe de la richesse et non point de la misère de ses habitants, ce qui logiquement devrait être le contraire. Ainsi les quartiers opulens, le Louvre, la Bourse, l’Opéra, le faubourg Poissonnière, donnent 80,747 fr., 72,294 fr., 97,288 fr., 88,422 fr., tandis que les arrondissemens pauvres, ceux où les besoins s’accentuent parfois avec une urgence redoutable, ne peuvent parvenir à récolter que des sommes relativement insignifiantes : Belleville, 15,339 fr. ; Vaugirard, 13,889 fr. ; la Glacière, 17,708 fr. ; la Villette, 16,172 fr. Il serait impossible aux bureaux de bienfaisance de faire l’œuvre à laquelle ils sont appelés, si l’administration de l’assistance publique ne les aidait dans de larges et fécondes proportions : 500,000 francs en espèces et 684,123 francs 60 centimes en pain ; de plus une réserve qui ne peut dépasser 450,000 francs et qu’on appelle la subvention extraordinaire permet à l’assistance d’établir une sorte d’équilibre entre les ressources des différens bureaux. On fixe pour l’année la moyenne du secours destiné à chaque ménage indigent (50 francs 52 centimes pour 1869), et l’on donne à chaque bureau une somme complémentaire qui lui permet d’atteindre un minimum déterminé. En 1869, 345,301 francs ont été pris sur la subvention extraordinaire, et distribués proportionnellement à dix bureaux de bienfaisance trop pauvres pour trouver en eux-mêmes l’argent qui leur était indispensable. La part la plus forte a été faite au treizième et au vingtième arrondissemens, qui sans cela n’auraient pu donner par ménage, le premier que 33 fr. 21 cent., le second que 33 fr. 96 cent. En additionnant toutes les sommes reçues en 1869 par les bureaux de bienfaisance, on voit qu’ils ont eu à distribuer en argent et en nature 2,436,351 francs 54 centimes ; mais, malgré les efforts de l’assistance pour essayer de donner des ressources égales à tous les bureaux, elle n’y parvient guère : les arrondissemens riches sont toujours, grâce à l’abondance des aumônes qu’ils recueillent, bien plus favorisés et dépassent amplement la portion congrue à laquelle les autres sont réduits. Ainsi le deuxième a pu dépenser 115 fr. 85 cent, par ménage ; le huitième 116 fr. 55 cent, et le neuvième, le plus opulent de tous, 127 francs 75 centimes.

Cette part gardée aux indigens est bien maigre, dira-t-on, et ce n’est pas avec la moyenne la plus élevée, avec 127 francs, qu’on sauvera un homme de la misère ; non certes, mais il ne s’agit pas de donner des rentes à ceux qui demandent. La mission des bureaux de bienfaisance est heureusement moins difficile, elle consiste à venir en aide à un individu momentanément empêché, à soigner les malades, à permettre à l’ouvrier appauvri par suite d’un chômage forcé d’attendre des jours plus favorables. En étudiant de près la population toute spéciale qui a sans cesse recours à la charité publique et privée, nous pourrons nous convaincre qu’elle est peu intéressante, qu’elle affecte la misère bien plus qu’elle ne la ressent, et que l’administration qui gère le dépôt sacré du bien des pauvres est obligée à une extrême circonspection pour ne pas être abusée et dépouillée. Que de fois des gens qui avaient obtenu des bons de pain sollicités avec insistance les ont-ils cédés au boulanger, et ont été acheter de l’eau-de-vie avec l’argent qu’ils avaient obtenu ! Que de fois ceux à qui l’on avait accordé plusieurs bons de viande (50 centimes ou 1 franc par bon) les ont accumulés, ont demandé au boucher un beefsteack en échange et ont été le manger au cabaret en l’arrosant d’un ou de deux litres de vin ! Ces cas-là se présentent si fréquemment qu’on ne les compte plus, et l’on fait bien, car en matière de charité il vaut mieux être trompé cent fois que se tromper une seule.

Chaque bureau de bienfaisance a sous sa direction immédiate plusieurs maisons de secours disséminées dans l’arrondissement et qui relèvent de lui, exactement comme il relève lui-même de l’administration centrale. Le nombre de ces maisons est arbitraire ; il en existe cinquante-sept à Paris, qui sont distribuées avec intelligence selon la pauvreté, l’étendue des différens quartiers et les difficultés du parcours : elles sont dans notre immense capitale comme ces refuges qu’on a établis sur la route de certaines montagnes que l’accumulation des neiges rend dangereuses pendant l’hiver. Ainsi le treizième arrondissement (la Glacière, la Butte-aux-Cailles) possède quatre maisons, et le neuvième (Opéra) n’en a qu’une, qui suffit amplement aux besoins de cette zone, dont la richesse parvient facilement à neutraliser l’indigence. Un drapeau et une inscription explicative les distinguent. Sans être construites sur un modèle identique, elles ont entre elles de tels points de ressemblance qu’après en avoir visité une on les connaît toutes. Elles sont dirigées par ces femmes admirables qu’on rencontre au chevet de tous les malades, auprès du berceau de tous les orphelins, dont les mains délicates pansent toutes les plaies, et semblent un dictame vivant pour toutes les infortunes. Le peuple, qui de longue date les connaît et les aime, les appelle les petites sœurs des pauvres, les sœurs grises, les sœurs du pot ; elles appartiennent à la congrégation des lazaristes, bien connue des voyageurs, que fonda saint Vincent de Paule, et leur vrai nom est Filles de charité. Elles sont là dans un milieu que l’on dirait créé pour elles, près des pauvres qui les sollicitent, à côté d’une richesse relative qui leur permet de les aider. La maison est d’une propreté merveilleuse, c’est l’unique coquetterie de ces saintes filles d’avoir des cuivres éblouissans et des parquets périlleux à force d’être frottés. La lingerie, dont elles sont très fières lorsque les armoires en sont bien garnies, répand une odeur de lessive, corrigée par le parfum de quelque chapelet de racine d’iris caché derrière des piles de serviettes. Elles sont obligées d’avoir toujours une grosse provision de linge, car elles prêtent des draps de lit, même des chemises, à ceux qui n’en ont pas, et ceux-là sont nombreux ; une fois par mois on change les draps, une fois par semaine les chemises. Il n’est pas toujours facile de les faire restituer, et l’on en a souvent retrouvé dans les magasins du Mont-de-Piété. Elles ont aussi leur réserve de vêtemens chauds, tricots et gilets de flanelle, de bas de laine, de chaussons, de camisoles doublées de finette. Dans une de ces maisons j’ai vu de vieilles chaussures précieusement rangées sous une table : brodequins d’hommes et bottines de femmes se trouvaient côte à côte. C’est parce qu’une des sœurs s’est imaginé d’aller quêter les vieux souliers à domicile ; elle trouve ainsi moyen, sans bourse délier, de chausser ses pauvres qui vont pieds nus.

La maison s’ouvre généralement par une salle garnie de bancs et chauffée à l’aide d’un poêle qu’une grille protège, car il faut éviter que les enfans puissent se brûler. C’est là que les malades prennent place deux ou trois fois par semaine, lorsque le médecin divisionnaire du bureau de bienfaisance vient faire la visite et donner ses consultations. Selon la pauvreté du quartier, la moyenne des consultans varie entre 25 et 35. Les médecins arrivent à l’heure indiquée ; ils se font généralement un point d’honneur de ne pas laisser attendre ces cliens, qui bien souvent quittent leur ouvrage pour venir raconter le mal dont ils souffrent. Un à un, on les fait entrer ; ils montrent leur carte d’indigent pour prouver qu’ils ont droit aux médicamens gratuits ; lorsqu’ils ne sont pas inscrits au contrôle du bureau, on ne leur doit strictement que la consultation, mais qui s’arrêterait à une vaine formalité[7] ? Les cas pathologiques curieux sont fort rares ; ce qu’on rencontre le plus fréquemment, c’est la blessure accidentelle, le rhumatisme et l’anémie. Presque tous ces malades illettrés, qui, confondant l’estomac, le cœur et la poitrine, se plaignent volontiers d’éprouver quelque chose quelque part, ont un mot qui peint assez nettement leur état ; ils disent : J’ai une langueur qui me tient partout. A beaucoup d’entre eux on ordonne des bains, qu’ils vont prendre dans certains établissemens voisins de la maison de secours et qui se font rembourser le prix au bureau de bienfaisance ; le plus souvent on leur prescrit un traitement simple, facile à suivre, et qui n’est pas moins salutaire que les potions les plus compliquées. On voit là de vieux routiers qui connaissant par expérience les habitudes médicales, qui arrivent en se plaignant d’une faiblesse générale, de difficulté de digestions, et qui d’un air très humble déclarent qu’ils n’ont pas plus de force qu’un poulet. Si le médecin, qui connaît bien sa clientèle et est au fait de ses ruses familières, fait la sourde oreille, le malade dit d’un air capable et convaincu : Je crois que du vin de quinquina me ferait du bien. Dans ce cas-là, 95 fois sur 100 on a affaire à un ivrogne qui n’a plus de quoi boire. Cette drogue amère, dure aux lèvres, roche au palais, leur fait encore illusion ; c’est exécrable, mais ça leur paraît meilleur que de l’eau. J’ai eu la curiosité de goûter le vin de quinquina fabriqué à la pharmacie centrale de l’assistance publique : il n’est point préparé avec du vin de Madère, comme celui de Séguin, ni avec du vin de Malaga, comme celui de Bugeaud ; il est composé d’un alcoolat de quinquina mêlé à un gros vin du midi, qui lui donne plus de montant, mais ne lui ôte rien de son insupportable âcreté. La consommation qui s’en fait est telle, les indigens en réclament avec tant d’insistance, que l’année dernière, dans les seules maisons de secours, on en a distribué 35,221 litres. Il en est de même de l’alcool camphré, de cette drogue dont l’odeur seule est odieuse. Bien des gens se font des bosses et des contusions, prétendent qu’ils ont des douleurs dans les articulations, afin d’obtenir une fiole de ce liquide violent et brûlant comme du vitriol ; rentrés chez eux, ils le coupent avec de l’eau sucrée au caramel et le boivent comme de l’eau-de-vie : aussi 1,906 litres ont été distribués en 1869, et les trois quarts n’ont pas servi à ce que les apothicaires appellent « l’usage externe. »

À ces consultations, les femmes sont plus nombreuses que les hommes ; beaucoup d’entre elles amènent de pauvres petits enfans scrofuleux, injustement frappés dès la naissance par les suites de la débauche paternelle. Ils font pitié à voir avec leur face pâle et bouffie, leur tête trop lourde pour le cou trop grêle et déjà sillonné de cicatrices, avec l’air sérieux et réfléchi de ceux qui souffrent. Là est la vraie commisération ; on éprouve un sentiment mêlé de colère et d’attendrissement en présence de ces êtres chétifs, mal venus, qui n’ont point demandé à naître, et qui toute leur vie traîneront une existence étiolée, rachitique, peut-être impotente, à coup sûr misérable. Une femme entra, jeune encore : visage émacié, cheveux d’un blond terne, l’œil bleu très doux, lèvres décolorées et flétries ; une figure du XIIe siècle, comme on en sculptait sur les cathédrales au temps de la maigreur universelle. Elle portait dans ses bras un pauvre être qui semblait n’avoir que le souffle ; elle le regardait avec compassion et le montrait au médecin. J’interrogeai cette femme. « Quel âge avez-vous ? — Trente-quatre ans. — Vous avez d’autres enfans ? — Monsieur, j’en ai dix. — Que fait votre mari ? Elle devint toute rouge, ses yeux se mouillèrent, et d’une voix à peine distincte elle répondit : — Des enfans ! » Je ne puis rendre l’impression que je ressentis : ce mot cynique en lui-même était dans sa brutalité naïve l’explication de tant de misère, de tant de sacrifices, de tant d’espoirs déçus, d’une si profonde désespérance, que le médecin et moi nous nous regardâmes comme si nous venions d’entendre la révélation d’un forfait. Lorsqu’elle se leva pour partir, le docteur me fit un signe rapide, je la regardai marcher, et je reconnus avec épouvante que ses dix enfans allaient bientôt avoir un frère.

C’est là mieux que partout ailleurs peut-être, en les voyant défiler une à une, qu’il est facile de se convaincre que la femme n’abdique jamais, à moins qu’elle ne soit absolument vaincue et matée par l’âge. — Tant qu’elles n’ont point perdu toute figure humaine, la coquetterie persiste ; le médecin en causant avec moi exprimait cette idée sous une forme saisissante : « Elles n’ont pas de quoi manger, mais elles portent de faux chignons. » Cela est strictement vrai. Il y a là des femmes pour qui le médicament obtenu est littéralement une sorte de nourriture, et qui trouvent moyen, on ne sait comme, d’acheter de la pommade et des jupons bouffans. Il faut qu’elles aient soixante ans et plus pour renoncer à « embellir leurs charmes. » On ne sait plus alors à quel sexe elles appartiennent ; ce sont des êtres hybrides ; leurs lèvres molles, couvertes d’un duvet roussâtre, leur voix forte et éraillée, semblent en faire des hommes, tandis que leur cou ridé, augmenté d’un fanon pendant, leurs mains faibles, une certaine câlinerie du regard, dénoncent encore qu’elles sont des femmes : c’est un genre neutre que l’histoire naturelle n’a pas classé. — Elles sont insatiables dans leurs demandes ; il leur faut du tilleul pour les faire dormir, de la camomille « pour leur pauvre estomac, » du vin de quinquina pour les fortifier, du sirop de gomme pour la tisane. Les plus hardies font comprendre qu’elles voudraient bien du sucre pour leur café au lait ; mais elles en sont pour leurs frais d’éloquence. Si l’assistance publique ne refusait pas le sucre, elle serait ruinée en deux ans.

On est fort généreux envers les pauvres gens. Non-seulement on leur distribue des médicamens gratuits, mais lorsqu’ils ont besoin de lunettes, de genouillères, de bas élastiques, de béquilles et de ces appareils orthopédiques que les ouvrages de force rendent si souvent indispensables au peuple de Paris, on leur en fait donner : heureux lorsqu’ils ne les vendent pas immédiatement pour aller boire ! L’ordonnance signée par le médecin est formulée sur une feuille imprimée, divisée en deux parties, car, selon les médicamens prescrits, elle doit être portée à la pharmacie de la maison de secours ou à un des apothicaires de Paris : trente-sept substances, considérées comme dangereuses ou offrant des difficultés reconnues de manipulation, sont réservées exclusivement à ceux-ci, les autres sont fournies par les sœurs de charité, à qui une longue pratique a enseigné toutes les recettes du formulaire. Ces excellentes femmes vont et viennent dans leur pharmacie proprette, manient les bocaux, font les dosages, préparent les drogues, roulent les pilules avec un aplomb charmant. D’un coup d’œil, elles lisent l’ordonnance, souvent hiéroglyphique ; en deux tours de main, elles ont préparé le médicament demandé, elles l’ont roulé dans un papier d’enveloppe ; par le petit judas ouvert sur la salle d’attente, elles le passent au malade qui l’attend, et qui presque toujours trouve « qu’il n’y en a pas assez. » Quelques-unes de ces pharmacies possèdent, sans peut-être s’en douter, des richesses qui seraient fort appréciées à l’hôtel des commissaires-priseurs : elles ont hérité, à la fin du siècle dernier, des drogueries des couvens supprimés par la révolution, et elles gardent des pots, des vases, des buires en faïence de Delft, de Rouen, de Haguenau, de Nevers, qui feraient se pâmer d’aise plus d’un amateur de bric-à-brac. Reléguées sur les armoires en chêne, ces potiches servent à décorer la pièce, aux murailles de laquelle on a accroché un crucifix et le portrait de saint Vincent de Paule. Le va-et-vient dans les maisons de secours est incessant. Pour les quartiers populeux, c’est l’endroit connu et respecté où l’on s’empresse d’accourir aussitôt qu’un accident est arrivé, qu’un malheur est découvert, qu’une infortune se fait jour. On sait que là on peut venir en toute confiance, que les formalités administratives sont négligées dès qu’il y a urgence apparente, et qu’on est toujours accueilli par des femmes pour lesquelles la charité est le premier devoir et le plus impérieux besoin.


IV

Tous ces dons, qui constituent ce que l’on appelle les secours ordinaires, sont distribués par les bureaux de bienfaisance, représentés par leurs commissaires, leurs dames de charité ou par les maisons de secours ; mais en vertu d’une décision adoptée depuis un arrêté administratif du 19 juillet 1816 et qu’on ne saurait trop louer, aucun père et aucune mère ne peuvent être inscrits sur les contrôles, s’ils n’ont fait vacciner leurs enfans et s’ils ne les envoient à l’école gratuite. Loin d’être onéreuse pour les pauvres, la vaccination leur rapporte même un léger bénéfice, car on donne 3 francs à l’indigent qui fait efficacement inoculer son enfant. Ce sont là deux mesures excellentes, car elles ont pour but de garantir autant que possible à cette population, ordinairement maladive et ignorante, la santé physique et la santé morale. Il est néanmoins des cas où l’on passe par-dessus toute considération et où l’administration centrale agit elle-même et accorde ce que l’on nomme les secours extraordinaires. Ceux-ci se composent en première ligne de la fondation Montyon, car la rente des 5,312,000 francs qu’il a laissés en 1820 aux pauvres de Paris a été affectée par lui à fournir des secours de convalescence aux indigens inscrits ou non inscrits qui ont passé cinq jours au moins dans un hôpital. Comme il est facile, en contrôlant les feuilles d’entrée et de sortie, d’avoir l’état civil de la maladie d’un individu, on est certain de n’être point trompé et de se conformer toujours à la volonté du testateur. Le total de ce genre de secours a été en 1869 de 157,955 francs, distribués non-seulement en espèces, mais aussi sous forme de vêtemens, d’alimens et de combustible.

Toute demande adressée à l’assistance publique donne immédiatement lieu à une enquête : aussi l’administration a-t-elle sous ses ordres un service ambulant, dont l’unique mission est de se rendre au domicile des indigens, d’étudier leurs ressources, leurs besoins, et de faire un rapport qui le plus souvent détermine la distribution ou le refus du secours. Ce personnel, qui est forcé de déployer une activité extraordinaire pour ne jamais se laisser arriérer, est composé de 62 visiteurs auxquels une longue et très pénible pratique ne laisse plus guère d’illusions. Paris est divisé par l’assistance publique en un certain nombre de zones, dont chacune est attribuée à un visiteur ; celui-ci, à force d’aller dans le même quartier, finit par le connaître jusque dans ses recoins les plus mystérieux. Le matin, ils arrivent dans une immense salle qui leur est spécialement consacrée ; ils trouvent réunies et déjà classées les demandes arrivées la veille, ils les collationnent, en prennent connaissance, et ensuite consultent le dossier du signataire. Comme toutes les administrations bien dirigées, l’assistance publique possède une collection de dossiers individuels des plus curieuses ; c’est la biographie même de l’indigence parisienne. Le secret de bien des gens est là ; et peut-être en les parcourant serait-on fort étonné de voir que plus d’une personne riche laisse ses parens misérables vivre d’aumônes arrachées à la charité publique. Une fois ce premier travail accompli, et lorsque déjà le visiteur sait quelle personne il va rencontrer, il se met en route et commence sa tournée, qui bien souvent le retiendra jusqu’au soir. Ce n’est point une sinécure qu’une telle fonction, car en 1869 le service central a fait 185,400 visites.

J’ai accompagné les visiteurs dans leurs courses, et j’en suis revenu avec une impression qu’il m’est très difficile de définir d’une façon précise. La misère que j’ai vue est effroyable, mais elle est surtout une misère de surface. Certes il faut s’en réjouir ; mais comment ne pas s’irriter en comprenant que le plus souvent elle est le résultat de débauches précoces, de paresse, d’appétits désordonnés, et que l’argent qu’on demande, qu’on obtiendra, sera presque toujours dépensé au cabaret. Est-ce à dire qu’il faut faire trêve à sa générosité et cesser de donner ? Non pas ; sur 100,000 aumônes, si une seule touche juste, apporte un soulagement et fait un bien réel, cela suffit ; la charité n’a point été vaine, elle n’est pas en défaut. Du reste, à quoi bon se préoccuper de la question d’utilité ? C’est par respect pour soi-même et d’une façon abstraite qu’on doit être bienfaisant ; toute bonne action qui trouve sa récompense ailleurs que dans la conscience de celui qui l’a faite devient immédiatement inférieure et médiocre. Sous ce rapport, les visiteurs sont très dignes d’éloges : ils font le bien avec la conviction profonde, formée par une lente expérience, qu’ils n’arriveront pas à un sérieux résultat ; derrière l’indigence, ils voient très nettement le vice qui l’a causée, mais ils ne gardent qu’un souvenir, celui de la misère constatée, et c’est cela qu’il faut secourir avant tout. Dans plus de cent rapports, j’ai lu : « Ce qu’on peut donner ne remédiera à rien et sera promptement absorbé par la débauche, mais la pauvreté est telle qu’un secours est nécessaire. » A un chef de service, à celui qui par fonctions connaît les indigens, leurs habitudes et leurs mœurs, je disais : « Sur cent mille individus aidés par vous, combien en existe-t-il d’intéressans ? » Il leva, les épaules d’un air découragé et me répondit : « Pas cinquante ! »

C’est dans les quartiers excentriques, qui jadis appartenaient aux communes suburbaines, qu’il faut aller pour voir cette population toute spéciale dans son milieu. Vers la barrière d’Italie, la barrière de Fontainebleau, le boulevard d’Ivry, vers ces lieux où, au mois de juin 1848, les bons pauvres de Bicêtre ont joué dans l’assassinat du général de Bréa le rôle que l’on sait ; dans les rues du Château-des-Rentiers, de la Fosse-aux-Chevaux, des Malmaisons, de la Colonie, de l’Espérance, qui tombe à pic dans un marécage de la Bièvre ; dans l’horrible rue Harvey, qui est un cloaque bordé par des antres sans nom ; à la Butte-aux-Cailles, dans des rues qui n’ont jamais été pavées et où le vieux réverbère à l’huile se balance encore sur une corde tendue, on comprend bien que la misère se propage et se perpétue parmi des êtres insoucians, car jamais je n’ai vu une telle masse d’enfans grouiller sur le pas des portes, dans les ruisseaux et sur les tas d’ordures. Tout ce pays, qui est apposé à Paris comme une gibbosité purulente, exhale une odeur particulière formée par les émanations des fabriques de noir animal, des paquets de fumier amassés dans les cours, des eaux stagnantes à laquelle se mêle un relent de vieilles loques et de caves moisies. Pour retrouver une impression semblable, il faut se souvenir de certains villages des Calabres ou des villes juives d’Orient, Hébron, Safeth et Tibériade. Le type même de la saleté, dur pêle-mêle et de la misère imprévoyante se trouve dans un rassemblement de masures coupé par des ruelles en zigzag, et qu’un hasard ironique a fait appeler la cité Doré. Les cours des miracles devaient être ainsi. De quoi se compose la population qui gîte dans ces niches malsaines ? On n’ose guère se le demander. Les maisons très basses n’ont ordinairement qu’un rez-de-chaussée, les chambres en sont étroites et obscures ; des cabarets s’ouvrent à tous les coins ; des joueurs d’orgues tournent leur insupportable manivelle devant des groupes d’enfans si peu habillés qu’ils ont l’air d’être nus ; des chats, des chiens, des poules sont là comme dans une basse-cour ; il y a des fondrières çà et là et du fumier partout.

Une femme avait écrit pour demander un secours d’accouchée. Au fond d’une cahute, dans une chambre grise de poussière, nous avons trouvé une jeune fille qui avait quatorze ans et demi ; à ses côtés et fumant sa pipe, se tenait un gamin de seize ans environ, le nez en l’air, la tignasse ébouriffée, l’œil impudent. C’étaient la maîtresse et l’amant, ils sont chiffonniers tous deux ; le produit de cette belle union, un avorton gros comme le poing, dormait sur un tas de guenilles dans la hotte paternelle, transformée en berceau. Le père et la mère eussent mérité d’être fouettés, mais il y avait un enfant, elle secours fut immédiatement accordé. Dans la même truanderie, et presque porte à porte avec ce précoce ménage, habite depuis longtemps un type assez curieux. C’est l’indigent lettré, agressif et quinteux, qui menace tout de suite de s’adresser à l’empereur, si l’on ne fait pas droit à ses réclamations. La nature n’a point été clémente pour lui, il faut en convenir, il est borgne et à demi paralysé des jambes. Il porte un nom connu parmi les virtuoses de la musique ; lui-même, professeur de piano aux jours de sa jeunesse, a possédé une petite fortune, et quand on lui dit : Vous l’avez donc mangée ? il répond : Ma foi, non, je l’ai bue ! De chute en chute, il est tombé au contrôle de l’indigence, et a épousé une chiffonnière dont il a quatre enfans. Sa délicatesse n’est point excessive, car il a été condamné pour vol, ce qui ne l’empêche pas d’écrire au directeur de l’assistance publique : « Pourquoi me faites-vous attendre ? me croyez-vous donc né pour demander l’aumône ? » Toutes les fois qu’on n’accède pas à ses demandes, qui sont fréquentes, il écrit une lettre de dénonciation contre le visiteur de son quartier : « C’est un homme grossier, méchant, qui se moque des pauvres et cherche à leur arracher le pain de la bouche. » Il aime les citations, il en fait à chaque phrase dans ses lettres ; parmi une vingtaine je recueille celle-ci, qu’il adresse au préfet de la Seine parce que l’assistance a refusé de lui venir en aide : « Les mauvais fonctionnaires excitent au mécontentement général et causent la perte des gouvernemens, » a dit M. Guizot, ancien ministre ; puis il ajoute : « Justice, ou les journaux en retentiront. » L’assistance publique ne s’émeut guère de cette phraséologie ; elle est impassible et dédaigne les injures. Dans le rapport qui suivit les derniers faits que je viens de signaler, je lis : « X. a le caractère altier, il est aigri et en veut à la société ; malgré ses torts, un secours pourra le ramener à de meilleurs sentimens. » Est-il réellement indigent ? faut-il, comme il le dit lui-même, qu’on n’ait ni cœur ni âme pour le repousser ? Il est accablé par des charges très lourdes, mais il fait le métier d’écrivain public et gagne en moyenne 7 ou 8 francs par jour ; il abuse même de sa belle écriture pour envoyer des lettres anonymes et insultantes aux employés de l’administration ; mais on n’en tient compte, et l’on a pitié de lui.

Il n’est pas le seul de son espèce, et la plupart de ceux qui se sont fait une habitude de s’adresser à l’assistance publique n’ont d’autre argumentation que celle-ci : Je demande, donc on doit me donner. A certains momens de troubles politiques, lorsque les fauteurs de mauvaises espérances ont jeté la graine des ambitions confuses dans les cœurs souffrans, lorsqu’on parle sans savoir ce qu’on dit de la tyrannie du capital et de l’esclavage du prolétariat, lorsque les sophismes faciles à faire semblent prendre un corps et toucher à l’heure d’une réalisation plus rêvée que possible, l’indigent ne demande plus, il exige. Lorsqu’il vient dans les bureaux de l’administration, il entre le chapeau sur la tête, la mine hautaine, la voix acerbe et le ton impérieux. Volontiers il dirait en se présentant : Le peuple souverain s’avance ! Dans ce cas, on le met tout simplement à la porte, quitte à lui envoyer un secours le lendemain. Il y a des indigens, des femmes surtout, qui n’ont pas d’autres moyens d’existence que le recours à la charité publique, celles-là sont au fait de toutes les sociétés de bienfaisance ; elles ont chez elles, sur leur commode, sur une table, à une place très apparente, quelque petit Jésus de cire, quelque crèche minuscule ornée de clinquant que des âmes charitables et trop naïves peuvent prendre pour l’indice de sentimens religieux très sincères. Non-seulement c’est une industrie de quémander pour son propre compte, mais c’en est une de faire quémander les autres ; il existe une femme qui s’est instituée d’elle-même visiteuse des indigens ; elle va chez eux, les plaint, les engage à solliciter les aumônes, et moyennant 50 centimes écrit leur pétition. Qui croirait qu’elle y gagne sa vie, et même assez largement ? On est promptement mis sur la piste de pareilles menées lorsqu’on voit constamment la même écriture, la même formule signée par des noms différens ; il n’est point difficile, sans longue enquête, de découvrir la vérité. Il faut penser que ce n’est point après tout un sot métier que de mendier ainsi, car il y a des individus qui en vivent et l’ont préféré à tout autre. Lorsque l’indigence vient se hanter sur un nom connu et respectable, c’est presque une fortune. Une femme titrée et veuve d’un général de la restauration vit depuis quarante ans dans une aisance relative, et n’a d’autres moyens d’existence que les secours qu’elle reçoit à titre d’aumône des Tuileries, des ministères, de la chancellerie de la Légion d’honneur, de l’assistance publique et de toutes les sociétés bienfaisantes qu’elle a pu découvrir. Comme elle ne suffisait pas à la correspondance considérable qu’elle était forcée d’entretenir, elle prit une demoiselle de compagnie qui lui servait de secrétaire, faisait les courses et allait quêter à domicile. Lorsque l’aubaine avait été fructueuse et qu’il s’agissait de la partager, les deux femmes se prenaient aux cheveux, se gourmaient d’importance, et faisaient un tel vacarme dans la maison que plus d’une fois leur portier fut obligé de monter chez elles pour y mettre le holà. A sa demoiselle de compagnie, elle a joint deux autres solliciteuses par habitude, et ces quatre femmes forment ainsi une sorte de société régulière pour l’exploitation de la charité à Paris.

Il y a des indigens qui, malgré leur dénûment, possèdent un costume en drap noir complet et un chapeau orné d’un crêpe. Ils sont à l’affût de tous les enterremens, se mêlent aux amis qui suivent le corbillard, parlent du défunt en termes attendris, et, comme dans une certaine classe du peuple parisien attaché à nos vieilles traditions païennes toute cérémonie funèbre est suivie d’un repas, ils s’assoient à la table, font largement honneur au dîner, et savent toujours s’esquiver quand le moment de payer l’écot est arrivé. On ne saurait trop se mettre en garde contre les ruses, souvent grossières, parfois très compliquées, que bien des gens emploient pour attirer sur eux les largesses de l’assistance. Une femme obtient du commissaire de police de son quartier un certificat en règle attestant qu’elle est mère de quatre enfans ; elle surcharge le 4 et en fait un 10. Du reste, lorsqu’ils se sont accoutumés à demander des secours, ils sont bientôt au courant des procédés de l’administration, ils savent que le nombre d’enfans est le motif le plus sérieux qu’on peut invoquer près d’elle pour obtenir une allocation. Dès lors il n’est peut-être pas très difficile de comprendre pourquoi la population indigente est si particulièrement féconde. Parfois l’assistance, au lieu d’accorder un secours insignifiant, s’est acharnée pour ainsi dire à sauver des malheureux de la misère. Comme ils sont logés en garni, ce qui est ruineux, elle leur a loué un appartement dont elle a payé les deux premiers termes d’avance ; ils n’ont pas de meublés, elle leur a donné un mobilier composé d’un lit de noyer poli, d’une couverture de laine, de deux oreillers ; on y ajoutait un lit en fer, une couchette en fer avec sommier et matelas pour les enfans, six chaises, une table, une commode en noyer. Tous ces objets, revenant à plus de 300 francs et livrés dans le courant du mois de juin 1866, étaient vendus au mois d’août suivant par le ménage nécessiteux moyennant 50 francs, qui en un seul jour étaient dépensés au cabaret.

Quelques-uns déploient un véritable esprit d’invention dans la mise en scène de leur misère. Un ouvrier galochier obtint, il y a deux ou trois ans, un succès qui a fait bien des jaloux parmi ses semblables. Il était installé dans une cahute de bois ouverte à tous les vents et dans l’intérieur de laquelle l’œil pouvait plonger. Là, sur une litière de paille, accompagné de deux ou trois enfans qui ne lui appartenaient pas, il geignait tout le jour ; et, lorsqu’on le remarquait, il cassait en trois une vieille croûte de pain, la distribuait aux enfans et leur disait : « C’était notre réserve, mangez-la, puisque nous n’avons rien reçu depuis avant-hier. » Un journal fort répandu signala le fait ; la compassion publique s’émut, et dans l’espace de quinze jours cet indigent épique reçut plus de 6,000 francs, dont il ne restait plus trace au bout de deux mois. On fit faire par le service des visiteurs et par la préfecture de police une double enquête, qui démontra que l’individu était un des solliciteurs habituels de l’assistance publique, en outre qu’il avait deux domiciles, l’un où il jouait sa comédie d’Hugolin devant les badauds, l’autre où il dépensait en fort mauvaise compagnie l’argent qu’il avait dérobé à la commisération des personnes charitables. Ce n’est pas aux yeux, ce n’est pas au visage qu’il faut regarder ces faux indigens, qui ne sont que trop nombreux, si l’on veut savoir la vérité, c’est aux mains, car le travail laisse des traces ineffaçables dont nulle rouerie ne peut donner l’apparence.

Sont-ils donc tous ainsi ? Malheureusement non. Il existe des misères terribles et devant lesquelles le cœur se brise. Il y a quelques années, un jeune homme, sortant d’un bal au petit jour et traversant la rue du Cherche-Midi, aperçut une femme agenouillée près d’une borne et fouillant dans des tas d’ordure, d’où elle retirait des fragmens de légumes, des trognons de choux, qu’elle mangeait avec avidité. Il s’approcha et reconnut avec stupéfaction une femme qui avait été riche, très riche, qui jadis avait reçu à sa table le monde des lettres et des arts, qui était si bien disparue qu’on la croyait morte depuis longtemps, et dont le mari, éditeur célèbre à la fin de la restauration, après avoir gaspillé une fortune considérable dans des opérations hasardeuses, après en avoir dissipé les débris avec une couturière à la mode, avait obtenu un lit à Bicêtre, à l’hospice de la vieillesse. La pauvre créature, réduite à des extrémités qu’on ne peut soupçonner, écrasée par l’âge, ébranlée par une sorte de maladie mentale qui ne lui laissait plus guère que la perception des besoins physiques, sortait chaque matin dans les rues de Paris avant que les boueux ne les eussent nettoyées, et y ramassait une abjecte nourriture qu’elle disputait aux chiens errans. Dès que le fait fut porté à la connaissance de l’autorité compétente, un secours fut envoyé à cette malheureuse, qui peu de jours après était accueillie dans un asile hospitalier.

Parfois la misère est plus saisissante encore et plus implacable dans ses conséquences. Au mois de décembre 1868, une femme maigre, jaune, marchant avec peine, manifestement souffrante et âgée d’environ trente-cinq ou quarante ans, se présenta vers six heures du soir au mont-de-piété de la rue Saint-Jacques, où elle voulut engager quelques objets de lingerie, qui furent refusés parce qu’ils n’offraient aucune valeur appréciable. Elle s’éloigna sans mot dire et tomba évanouie au bas de l’escalier au moment où elle allait mettre le pied dans la rue. Le portier et les inspecteurs de police s’empressèrent à la secourir pendant qu’un voleur, profitant de l’émotion générale, enlevait prestement le pauvre paquet de hardes dédaignées par le prêteur sur gages. On transporta cette malheureuse à la pharmacie la plus voisine. Tous les soins qui lui furent administrés restèrent sans résultat, elle ne reprit pas connaissance. Le commissaire de police prévenu arriva en hâte, et d’urgence la fit admettre à l’hôpital de la Charité, où elle expira deux heures après sans avoir rouvert les yeux, sans avoir prononcé une parole ; on constata qu’elle était morte de faim.

Hélas ! ce n’est point un paradoxe de dire que ceux qui s’adressent à la charité publique sont bien souvent ceux qui en sont le moins dignes[8]. Cependant malgré les reproches qu’on est en droit d’adresser aux indigens, malgré l’étonnement, l’espèce de déconvenue étrange que l’on éprouve en les étudiant de près, lorsqu’on voit quelle est leur misère, il faut reconnaître qu’ils ont certaines qualités qui, sans les absoudre tout à fait, plaident du moins les circonstances atténuantes en leur faveur. Ils sont très pitoyables les uns pour les autres, ils s’aident volontiers, ils s’ingénient à se secourir mutuellement, et sans peine ils partagent entre eux le bien des pauvres, qu’ils regardent comme leur patrimoine particulier. Dans ces quartiers malsains et populeux, dans ces maisons surchargées d’habitans où l’air semble mesuré comme l’espace, dès qu’un malheur est signalé, chacun s’empresse d’accourir, apportant avec abnégation tout ce qu’il possède, son dernier vêtement, son dernier sou, parfois son dernier morceau de pain. Cette charité fraternelle pour des souffrances connues, car elles ont été partagées, leur vaut l’indulgence et la commisération de ceux qui ont mission d’apprécier leurs besoins. Et puis le moraliste ne doit-il pas se dire que ces malheureux sont bien souvent excusables de demander à l’ivresse l’oubli de leurs maux, et qu’une vie de privations pousse invariablement à la recherche de jouissances d’autant plus violentes qu’elles ne sont qu’accidentelles. C’est pour eux une façon de rétablir l’équilibre rompu, une sorte de vengeance contre les épreuves endurées.

Mais il est une catégorie d’indigens qu’il suffit d’approcher pour être profondément ému : c’est celle des filles-mères. Elles pullulent dans les rues de Paris, et sans les secours que leur distribue largement l’assistance on ne sait ce que deviendraient les malheureux petits êtres conçus dans une heure de débauche et mis au monde dans le coin d’un taudis mal famé. L’abandon moral de ces pauvres filles est tel, que, si on leur demandait quel est le père de leur enfant, la plupart pourraient faire la réponse restée célèbre : « C’est un monsieur que je ne connais pas. » La pitié et la raison d’état interviennent dans d’égales proportions pour engager à leur venir en aide. En effet, d’un côté il est impossible de n’être pas remué au spectacle de telles infortunes, qui, pour avoir été amenées par l’imprévoyance et l’inconduite, n’en sont pas moins réelles, saignantes, et pèseront sur toute une existence qu’elles empoisonnent à la source et font misérable pour toujours ; de l’autre, l’intérêt même de la population, toute morale mise à part, exige que ces enfans anonymes vivent, qu’ils soient élevés, qu’ils ne disparaissent pas avant d’être devenus des hommes. Il faut dans de pareilles circonstances se rappeler le mot horrible qu’une pauvre femme, accusée d’avoir étranglé sa fille au moment même de sa naissance, dit en pleine cour d’assises : « Et de l’argent ? L’infanticide, c’est l’économie des petits ménages ! » En outre la mère à laquelle on donne une layette, un secours, à laquelle on paie les mois de nourrice, coûte bien moins cher à l’assistance publique que l’enfant abandonné, recueilli, et que parfois il faudra garder jusqu’à l’âge de vingt et un ans[9] Là aussi, parmi ces jeunes filles perdues, pour qui une si dure expérience n’est que l’accident normal d’une vie sans direction, le vice est en permanence ; il a saisi sa proie et ne la lâche plus. Autrefois, lorsqu’elles sortaient de l’hospice de la Maternité ou qu’elles avaient été aidées par les sages-femmes des bureaux de bienfaisance, on leur remettait une somme de 35 francs qui était destinée à solder les premières avances faites à la nourrice. On a été obligé de renoncer à ce système. Les amans de ces malheureuses les attendaient devant l’hôtel même de l’assistance publique, sur le trottoir, prenaient l’argent, qu’elles leur remettaient sans même essayer de faire une observation, tant cet acte monstrueux leur semblait naturel, et s’en allaient dans les estaminets interlopes où ils restaient jusqu’à ce que le dernier sou fût dépensé. Dans tout crime commis par un homme il faut chercher la femme, dit-on : soit ; mais dans toute action coupable commise par une femme il faut chercher l’homme ; les deux sexes n’ont rien à s’envier. L’assistance, voyant que les secours qu’elle accordait s’en allaient à un but diamétralement opposé à celui que son devoir lui imposait d’atteindre, a remplacé l’allocation en espèces par un simple bon qui, pour certains bureaux de nourrices désignés, équivaut à de l’argent comptant. Les premières fois que ces mandats furent distribués, on fut assailli de réclamations qu’on n’écouta point, et la majeure partie des bons furent jetés, dispersés dans la rue comme des paperasses inutiles. En présence de tels faits si fréquemment renouvelés, on se rappelle involontairement le mot de l’auteur de Paul et Virginie : « Ah ! que le bien est difficile à faire ! »

Pendant le cours de l’année 1869, l’assistance publique a reçu 61,080 demandes de secours extraordinaires qui toutes ont été l’objet d’une enquête au dossier et au domicile des solliciteurs ; 17,855 ont été écartées, soit parce qu’elles émanaient d’individus notoirement signalés pour mener une existence immorale, soit parce qu’elles suivaient à un intervalle trop rapproché une subvention déjà accordée : 43,225 personnes ont donc participa à la distribution des fonds de bienfaisance dont l’administration centrale s’est réservé l’emploi. Malgré des formalités nombreuses et impérieusement exigées par les nécessités d’une comptabilité et d’un contrôle très sévères, on agit avec une rapidité relativement remarquable. Si la demande arrive le lundi matin, le rapport du visiteur est remis le mardi, et dès le mercredi l’indigent, qui a été prévenu par lettre adressée à son domicile, peut se présenter à la caisse de l’assistance. Les familiers de la maison appellent cela « aller au parvis, » car de même que le marché de la volaille a conservé le nom de vallée tout en se transportant d’abord sur le quai des Grands-Augustins et ensuite aux halles, de même l’administration hospitalière a gardé la vieille appellation que le peuple de Paris lui avait donnée lorsqu’elle était située sur la place de Notre-Dame.

Dans une grande salle d’attente, les indigens se réunissent, prenant l’air piteux s’ils peuvent, causant entre eux comme de vieilles connaissances, se montrant leurs lettres d’avis, parfois se donnant rendez-vous à la sortie pour aller « boire un canon » de compagnie. Un à un, ils passent devant le guichet du caissier, qui écrit sur un registre leur nom, la somme qu’ils reçoivent, et les invite à signer. J’ai examiné avec soin une double feuille qui contenait soixante noms ; sept étaient écrits nettement, lisiblement, par des personnes évidemment accoutumées à manier une plume, quarante n’étaient que d’informes gribouillages tracés lentement, avec effort, par des mains lourdes et inexpérimentées ; treize étaient remplacées par des croix. Un regard suffit pour apprendre à qui l’on a affaire. Les habitués se présentent avec aplomb, avec entrain, sans gêne ; ils disent bonjour et prennent la plume avant même qu’on ne leur ait demandé s’ils savent signer. Ils empochent ce qu’on leur donne sans faire de réflexion, mais il est certain que le plus souvent ils trouvent l’aumône insuffisante ; plus d’un voudrait, comme autrefois Scarron, toucher une pension régulière de 1,500 livres, quitte à être forcé de s’intituler aussi « malade de la reine par la grâce de Dieu. » Il est rare que les femmes se présentent sans porter quelque enfant sur les bras, car, si elles savent que c’est un victorieux moyen d’attendrissement, elles ignorent que le caissier ne fait que payer selon l’ordonnancement approuvé, et qu’il ne peut sous aucun prétexte modifier les instructions qui lui sont transmises. La figure la plus déconvenue est celle des maris ou autres qui viennent chercher un secours d’accouchée au lieu et place de leur femme retenue au lit. Lorsqu’on leur donne quelque argent, tout va bien, la face se déride et les yeux sourient ; mais quand sur la planchette du guichet ils ne voient apparaître que le paquet qui contient une layette[10], ils hochent la tête d’un air de mauvaise humeur, grommellent quelques paroles à voix basse, et parfois même disent en grognant : Voilà tout ?

La loi du 24 vendémiaire an XI a fort heureusement fixé le domicile de secours, c’est-à-dire a déterminé à qui incombait le soin de subvenir aux besoins des indigens et des malades ; sans cela, les départemens dégorgeraient tous leurs pauvres sur Paris, qui serait promptement converti en maladrerie centrale de toute la France. Il faut un séjour de cinq ans pour avoir droit à l’assistance de la commune que l’on habite ; mais c’est là une prescription générale qui n’a rien d’absolu, une règle que mille circonstances particulières font éluder. On peut affirmer, sans craindre de rester en dehors de la vérité, qu’à Paris l’on tient compte avant tout des conditions où l’individu qui sollicite se trouve placé. S’il est sérieusement en péril, si la misère qui l’atteint est réelle, si au point de vue de la plus simple humanité il a droit à un secours, il l’obtient immédiatement. J’ai vu accorder une allocation à un jeune ménage bavarois qui n’était à Paris que depuis six semaines. Souvent, lorsque des étrangers qui ignorent une langue, qui sont venus parmi nous attirés par on ne sait quelle vague espérance, veulent retourner dans leur pays, on leur procure un passe-port gratuit et des frais de route à l’aide desquels ils peuvent voyager sans avoir à souffrir de la faim.

En tant qu’œuvre de charité, l’assistance publique se trouve donc en présence de deux genres d’indigences parfaitement distinctes : l’une, qu’on pourrait appeler permanente, a pour personnel les individus qui reçoivent des secours spéciaux ; en 1869, ils étaient au nombre de 6,982, qui se décomposent ainsi : 455 paralytiques, 917 aveugles, 1,345 octogénaires et 4,265 septuagénaires ; l’autre, essentiellement éventuelle et transitoire, est représentée par tous les accidens de la vie, d’autant plus fréquens à Paris que la ville est plus populeuse. Il faut savoir se défendre contre cette indigence-là, car très souvent elle est feinte, du moins intentionnellement exagérée, et, comme nul scrupule ne la retient, elle mettrait volontiers la main sur le bien les pauvres. Entre la nécessité de ménager ce dépôt précieux et les entraînemens si faciles de la compassion, il y a une mesure à garder ; l’assistance publique la connaît, et il me semble qu’elle l’observe d’une façon qui mérite d’être approuvée. Les progrès qu’elle a su accomplir depuis 1849 sont considérables. Dans cette œuvre ingrate par excellence, car elle ne satisfait jamais complètement les convoitises qui l’assaillent, elle a toujours procédé avec une extrême prudence et la meilleure volonté de bien faire. Elle a donné à certains services, entre autres à celui du traitement des malades à domicile, une extension considérable, qui, sans nul doute, se développer encore. Les résultats obtenus sont déjà dignes d’être remarqués ; les registres de traitement ont en 1869 reçu 72,706 inscriptions, doit 11,671 pour accouchemens et 61,035 pour faits de maladie. Le total des journées de maladie a été de 842,907, ce qui donne en moyenne 14 jours par malade. Les frais d’un tel service, qui fournit non-seulement le médecin, mais encore les médicamens, ont été considérables et se sont élevés, au chiffre de 818,897 francs 23 cent. Parmi les 11,671 femmes qui au moment de leur accouchement ont eu recours à l’assistance publique, 9,283 étaient mariées, ou du moins vivaient en ménage ; 2,388 étaient des filles-mères ou des femmes abandonnées. Les 85,293 journées de traitement ont coûté 162,009 francs 02 cent.

Je ne sais guère un autre pays qui ait fait de la charité publique un des rouages les plus importans de son mécanisme général. Paris regarde comme un devoir d’accueillir, de secourir toutes les différentes formes de misère et d’indigence que l’initiative individuelle ne peut atteindre. Le bien des pauvres ne devient plus, comme autrefois, la propriété de congrégations qui se tenaient quittes avec quelques distributions d’aumônes et beaucoup de prières. Administré sous la surveillance même de l’état, il est soumis au contrôle minutieux de la cour des comptes, et il n’est pas possible aujourd’hui d’en soustraire un centime. Même dans les mauvais jours, quand notre ville affolée dépavait ses rues pour en faire des barricades, l’assistance publique a fonctionné avec une irréprochable régularité ; au lieu de se ralentir, elle redoublait de zèle, comme pour se préparer à mieux panser les plaies que la population parisienne semblait prendre plaisir à se faire. Installée près le l’Hôtel de Ville, auquel elle appartient hiérarchiquement, sur notre vieille grève, elle fait face au plus grand témoin de notre histoire urbaine. Son emplacement même affirma qu’elle est, et pour toujours, un organe civil de bienfaisance ; elle est mieux là qu’au parvis Notre-Dame. Tout en laissant vivre, tout en aidant même les sociétés religieuses qui infligent à leurs bonnes œuvres les réserves imposées par certains préceptes, la vraie charité, la charité abstraite s’est faite laïque. Elle agit vis-à-vis de tous avec l’impartialité d’une mère, elle ouvre sa main généreuse sans dire au pauvre : Qui es-tu ? Elle est un état dans l’état ; elle a sa fortune, ses fonctionnaires, ses maisons. Dans ses hôpitaux, ses hospices, ses bureaux de bienfaisance, par tous les moyens dont elle disposa elle a en 1869 porté aide à 317,742 individus ; elle régit tout un peuple, peuple souffreteux et malingre, qui a encore plus besoin de force morale que de secours matériels, mais qui sans elle, sans le dévoûment dont elle fait preuve, sans l’énergie qu’elle déploie, sans les efforts qu’elle renouvelle sans cesse, pourrait succomber, ou devenir parfois un danger sérieux pour la cité.


MAXIME DU CAMP.

  1. « Philippus, Dei gratia Francarum rex… domui Dei parisiensi… concedimus ad usum pauperum ibidem decumbentium omne stramen de camera et domo nostra parisiensi. »
  2. « Le lit de l’évêque de Paris et du chanoine mort appartenait à l’Hôtel-Dieu. Lorsque la mollesse et le luxe eurent introduit des lits mieux fournis et plus riches, il y eut souvent entre les créanciers de l’évêque et cet hôpital des contestations sur les rideaux, la courte-pointe et le nombre des matelas. Le parlement, en 1654, débouta de leurs oppositions les créanciers de François de Gondy, archevêque de Paris, et adjugea son lit, avec tous les accompagnemens, à l’Hôtel-Dieu : ce fut le lit de noces de la fille d’un des économes. » Sainte-Foix, Essais sur Paris, t, II, p. 7 ; éd. 1766.
  3. A cette- poque, l’hôpital-général comprenait la Pitié, Bicêtre, la Salpetrière, les Enfans-Trouvés et la maison Scipion. Voyez la Revue du 1er mai 1870.
  4. Voyez la Revue du 15 mai 1868.
  5. La puissance germinative du blé semble se conserver indéfiniment ; des grains retrouvés dans des tombeaux égyptiens ayant plus de trois mille ans de date ont été semés et ont produit des épis d’une remarquable richesse.
  6. Dans le principe, il y eut 48 comités de bienfaisance correspondant aux 48 quartiers de Paris ; en 1816, ils firent place à 12 bureaux de charité (1 par arrondissement) ; en 1830, ils prirent la dénomination, qu’ils ont gardée, de bureaux de bienfaisance.
  7. Les ordonnances délivrées par les médecins du bureau de bienfaisance sont de trois couleurs différentes : blanches pour les malades traités à domicile, jaunes pour les indigens inscrits au contrôle, roses pour ceux qui ne sont pas inscrits. Dans ce dernier cas, il faut, pour avoir des médicamens gratuits, obtenir le visa, toujours accordé, du secrétaire-trésorier du bureau de l’arrondissement.
  8. Un fait très douloureux qui s’est produit le 1er juin 1869 semble le prouver. A trois heures du matin, sur le boulevard Montmartre, un homme se rend aux sergens de ville parce qu’il n’a ni domicile ni argent. Interrogé, il se dit célibataire ; conduit au dépôt comme vagabond, il se pend dans sa cellule. On ouvre immédiatement une enquête, et l’on découvre que ce malheureux était marié, qu’il avait deux enfans, qu’il était d’une conduite irréprochable, journalier, sans travail depuis un an, et que l’excès de la misère l’a réduit à une telle extrémité.
  9. Le maximum des secours accordés à une accouchée, y compris la layette, les mois de nourrice, etc., est de 380 francs. Un enfant abandonné et recueilli par l’assistance publique élevé jusqu’à l’âge de douze ans, coûte au minimum, si c’est un garçon, 1,836 fr. 06 cent., si c’est une fille 1,170 fr. 42 cent.
  10. Les layettes distribuées par l’assistance ne sont cependant point à dédaigner ; chacune d’elles se compose de : 1 lange de laine, 2 langes de coton, 6 couches neuves, 2 couches vieilles, 4 béguins en calicot, 4 fichus, 4 chemises, 2 bonnets d’indienne, 2 brassières d’indienne.