L’Industrie au Village (Kropotkine)

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L’INDUSTRIE AU VILLAGE


L’agriculture et l’industrie, qui appartiennent maintenant à des domaines distincts, étaient sœurs autrefois ; naguère encore, on les voyait étroitement unies, alors que dans les villages on s’appliquait à toute sorte de métiers et que les habitants des villes ne dédaignaient pas les occupations agricoles. Ces villes, il est vrai, n’étaient souvent que des bourgs ; mais quand les cités du moyen-âge, devenues le berceau d’industries tenant à L’art de bien près, en vinrent à fournir d’objets de luxe leur riche clientèle, les artisans des campagnes se mirent à travailler pour les foules, sans abandonner pour cela leurs occupations rurales, comme le font encore les paysans russes. Mais à l’apparition des moteurs hydrauliques et à vapeur, des machines, le lien qui unissait la ferme à l’atelier se relâcha. Les usines s’installèrent dans les villes, se groupèrent dans les lieux où leurs produits s’écoulaient plus facilement, où la matière première et le combustible arrivaient en abondance, donnant naissance à de nouvelles agglomérations urbaines, tandis que les anciennes s’étendaient avec une surprenante rapidité. On déserta les champs : des milliers d’agriculteurs, forcés de quitter leurs chaumières, accouraient dans les villes pour y chercher de l’ouvrage, oubliant bientôt le sol que leur sueur avait fécondé Et devant cette floraison de l’industrie, on perdit de vue les avantages de l’ancien système qui permettait du moins à l’homme des champs de varier ses occupations, on laissa péricliter les petites industries qui prospéraient au village, on condamna sans retour toute fabrication qui n’avait pas l’usine pour foyer.

Le spectacle était certes merveilleux de cet accroissement subit du pouvoir de production ; mais combien funestes en ont été les conséquences, si l’on pense aux millions d’existences vouées désormais, par un travail au dessus des forces humaines, dans des conditions tout à fait anormales, à une misère sans précédents. Et comment sortir de cette impasse à moins non seulement de modifier complètement les rapports du capital et du travail, mais aussi, par une transformation radicale de l’industrie, associer celle-ci de nouveau à l’agriculture ? Nous nous proposons d’examiner dans les pages suivantes si cette association est possible au point de vue pratique, si elle serait désirable et si l’organisation actuelle nous fournirait les éléments propres à cette reconstitution. Mais le meilleur moyen de résoudre la question n’est-il pas d’étudier le fonctionnement des diverses industries rurales qui, sans jamais avoir beaucoup attiré l’attention, n’en étaient pas moins fort nombreuses autrefois, non pas de les étudier dans les ouvrages des économistes, trop portés généralement à les présenter comme de simples survivances, mais de les voir à l’œuvre dans les milieux où elles se sont maintenues, tout en luttant parfois héroïquement et finissant souvent par l’emporter.

Il est certain que nombre de ces petits métiers sont bien menacés dans leur existence. Les salaires sont bas, le travail incertain, les journées de trois ou quatre heures plus longues qu’à l’usine, les chômages fréquents et prolongés ; et chaque fois qu’une crise menace telle ou telle de ces petites industries, les prophètes abondent pour en prédire la ruine prochaine. J’étais en Suisse en 1877, pendant que l’horlogerie traversait une de ces phases pénibles et je voyais les journaux renchérir à l’envie sur l’impossibilité de se défendre contre la concurrence des machines. En 1882, on en disait autant aux tisseurs de soie de la région lyonnaise, et partout on le répète chaque fois que se produit une crise dans n’importe quel métier. Pourtant, malgré ce pessimisme et le découragement même des ouvriers, cette forme de l’activité humaine paraît douée d’une surprenante vitalité. Elle subit de nombreuses modifications, elle s’adapte à de nouveaux besoins, mais elle n’abandonne pas la lutte et ne doute pas qu’elle verra luire des jours meilleurs. En tout cas, sa décadence n’est pas définitive, car si la grande usine l’emporte incontestablement pour certaines industries, il en est d’autres où les petits métiers sont restés maîtres du champ de bataille, et la filature même, où tous les avantages restent à l’usine, ne s’est pas encore entièrement débarrassée de la fabrication à la main. En somme, la transformation des petits métiers en grandes industries s’opère avec une lenteur qu’ont de la peine à expliquer ceux mêmes qui la disent inévitable, et l’on assiste parfois à des réactions en sens contraire. Je n’oublierai jamais mon étonnement en voyant, vers 1878, à Verviers, d’immenses fabriques dont quelques-unes tenaient toute la rue avec plus de cent fenêtres de façade, rester fermées, laissant se rouiller leurs machines, tandis que, dans les maisons, des ouvriers tissaient à la main pour le compte des propriétaires de ces mêmes usines. Ceci n’est sans doute qu’un fait isolé, s’expliquant par le caractère irrégulier de cette industrie et par les pertes considérables que supportent les fabricants quand leurs machines ne peuvent pas fonctionner continuellement, mais il nous donne quelque idée des obstacles qui s’opposent à cette transformation. Quant au tissage de la soie, il se répand dans toute l’Europe sous son antique forme d’occupation rurale, tandis que surgissent tous les ans de nouvelles industries qui, ne pouvant malheureusement pas toujours s’exercer dans les villages, ainsi qu’il arrive en Angleterre, se réfugient dans les faubourgs des cités, comme nous l’apprennent les récentes enquêtes sur les petites industries qui ont reçu le nom de « Sweating System » pour l’exploitation à outrance qui s’y pratique.

La supériorité du travail de fabrique sur le travail à la main, comme économie de temps et d’argent, est si évidente qu’on s’étonne de voir celui-ci se perpétuer ; c’est que bien des causes, dont toutes ne peuvent s’évaluer en francs et en centimes, militent en sa faveur, et nous allons essayer d’en formuler quelques-unes, tout en donnant une esquisse très incomplète des innombrables petites industries qui sont à l’œuvre en Angleterre et sur le continent, et dont l’énumération seule excéderait la teneur d’un article de revue. En voyant le médiocre intérêt qu’y attachent les économistes orthodoxes, je ne me doutais guère, quand, il y a sept ou huit ans, j’abordai cette étude, de la complexité et de l’importance des faits qu’elle allait me révéler, et regrettant de ne pouvoir les traiter ici en détail, je me réserve de donner plus tard dans un ouvrage spécial tous les matériaux que j’ai recueillis sur ce vaste sujet.

On ne connaît pas le nombre exact des ouvriers dans les petites industries rurales, en Angleterre, la question n’ayant pas été élucidée avec le même soin qu’en Allemagne et surtout qu’en Russie ; mais on peut affirmer que, même dans ce pays de grande industrie, le nombre de ceux qui gagnent leur vie dans les petites industries égale, s’il ne dépasse, celui des ouvriers des grandes usines[1].

En tous cas, nous savons que les faubourgs de Londres, de Glasgow et d’autres cités fourmillent de petits ateliers, et que dans mainte région les industries domestiques sont aussi développées qu’en Suisse et qu’en Allemagne. Scheffield peut en être cité comme un exemple bien connu. Sa coutellerie, une des gloires de l’Angleterre, n’est pas œuvre de la grande industrie, mais œuvre de main d’homme dans les petits ateliers. Il y a bien à Scheffield quelques fabriques où, depuis la préparation de l’acier jusqu’aux outils les plus parfaits, tout se fait par le travail salarié, et pourtant mon ami, E. Carpenter, de qui je tiens ces renseignements sur le commerce de Scheffield, m’apprend que ces fabriques confient aussi une part de la besogne à de petits patrons. Mais, en général, toute la coutellerie sort des mains d’ouvriers travaillant en famille et chacun chez soi, ou bien, moyennant quelques shellings par semaine, ils louent de petits ateliers avec force motrice. D’immenses bâtiments sont subdivisés en quantités de ces petits ateliers, dont la plupart n’ont que quelques mètres carrés. J’ai vu là des ouvriers martelant toute la journée sur une petite enclume à côté de leur forge et s’associant parfois un compagnon, parfois deux. Aux étages supérieurs, d’autres ateliers munis de force motrice occupent trois, quatre ou cinq apprentis dirigés par un patron, fabricant à l’aide de machines peu compliquées toutes sortes d’outils : limes, scies, lames de couteaux, rasoirs, etc. : on procède non loin de là au repassage et au polissage, et l’acier se prépare dans de petites fonderies, dont tout le personnel consiste en cinq ou six ouvriers. En visitant Scheffield, je m’imaginais presque parcourir un village russe, tel que Pavlovo ou Vorsma, habité par des couteliers, tant cette ville a conservé l’organisation primitive, ce qui est d’autant plus remarquable que le gain de l’ouvrier est fort minime ; mais il préfère vivre de peu au milieu des siens que gagner un riche salaire comme salarié de l’usine. Le caractère indépendant de leurs anciens corps de métier, qui firent tant parler d’eux il y a quelque vingt-cinq ans, s’est maintenu dans cette fière population.

Naguère encore Leeds et ses environs étaient le siège d’industries domestiques très développées, et en 1857, lors de la publication par Edw. Baines du Yorkshire, son passé et son présent, presque tout le drap fabriqué dans la région était tissé à la main[2]. Deux fois par semaine on l’apportait à la halle et sur le coup de midi il était livré aux marchands, qui lui faisaient subir un apprêt définitif dans leurs fabriques. On s’associait à plusieurs pour louer un atelier où la laine était dégrossie et filée, mais elle passait ensuite aux mains des ouvriers qui la tissaient en famille. Douze ans plus tard, le métier à la main était dépossédé par le métier à vapeur, mais les drapiers, jaloux de maintenir leur indépendance, imaginèrent un mode de travail tout particulier : ils louaient un atelier suppléé de force motrice, et quelquefois aussi les métiers mécaniques dans une fabrique, et travaillaient librement, organisation caractéristique, pratiquée encore aujourd’hui et qui peut donner une idée de la lutte héroïque soutenue par les ouvriers indépendants contre le travail de fabrique. Il faut dire aussi que très souvent le triomphe de la grande usine s’obtint ici par d’adroites falsifications et là par travail d’enfants horriblement surmenés et maigrement rétribués, ici encore par la substitution de la trame de coton dans les produits étiquetés comme « laine pure ». Le shoddy ou « renaissance », qui consiste en chiffons de laine ramassés partout et filés à nouveau, dont on faisait autrefois de méchantes couvertures pour les Indiens d’Amérique, s’utilise maintenant pour la fabrication de diverses étoffes, et c’est dans la production de ces articles qu’excellent les grandes fabriques. Mais certains lainages, particulièrement les articles de fantaisie, dépendant surtout de la mode, sont encore faits à la main. Ainsi, en 1881, les métiers manuels de Leeds travaillaient activement à la confection d’étoffes de laine, imitations loutre.

Les diverses industries domestiques exercées dans le district des lacs anglais sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne pourrait s’y attendre, mais encore très peu connues. Nous ne citerons que la tonnellerie, la vannerie, les charbonnières, la bobinerie, la fabrication du fer à Backbarrow, au moyen de petites forges alimentées par le charbon de bois[3]. On est fort peu au courant de tous les métiers qui s’exercent encore dans les campagnes, et la constatation de certains faits ne laisse pas que de surprendre : Ainsi, se douterait-on que les clous sont encore faits à la main par des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans le « pays noir » du Staffordshire méridional et dans le Derby[4] ? On fait aussi les chaînes à la main à Dudley et à Cradley, et, quoique la presse ne cesse de constater la misérable condition des hommes et surtout des femmes qui travaillent dans ces forges, cette branche des petites industries n’en continue pas moins à se maintenir. À Walsall, à Wolwerhampton et à Willenhall, sept mille serruriers s’occupent dans de tout petits ateliers, fabriquant à la main jusqu’aux serrures de la plus médiocre qualité ; on fait aussi à Walsall tout ce qui concerne la sellerie, mors, éperons, brides, etc. M. Bevan nous apprend même qu’à Redditch on fait encore des aiguilles à la main.

La fabrication des fusils et carabines à Birmingham est bien connue, et quant aux industries domestiques qui, en Grande-Bretagne, ont le vêtement pour objet, je n’ai qu’à rappeler les cottages irlandais et ceux des comtés de Devon, de Buckingham, d’Oxford et de Bedford, où se font des broderies et des dentelles ; la bonnetterie est l’occupation ordinaire des villageois dans les comtés de Nottingham et de Derby, d’importantes maisons de Londres commandent leurs draps dans les villages du Sussex et du Hamps ; les tricots de laine se font dans le Leicester et surtout en Écosse, la paille tressée et les chapeaux un peu partout, tandis que la chaussure est la principale occupation dans les maisons et à l’atelier des environs de Northampton, Leicester, Ipswich et Stafford ; même à Norwich c’est encore un métier en faveur et le plus communément exercé, malgré la concurrence de la grande industrie qui fera bientôt disparaître le travail à la main.

Les petits métiers sont donc un facteur important de la vie industrielle, même en Grande-Bretagne où plusieurs d’entre eux se sont réfugiés dans les villes. Si on en trouve cependant moins que sur le continent, la cause de leur diminution relative ne doit pas être attribuée à une concurrence plus active de la part des fabriques, mais à l’exode forcé des villageois et à l’entassement des meurt-de-faim dans les villes. Les petits métiers se développent surtout là où le travail est à bas prix et c’est un des traits spécifiques de l’Angleterre que dans les villes surtout — où il y a tant de meurt-de-faim — les prix de la main-d’œuvre sont ravilis plus qu’ailleurs. L’agitation qui s’est produite en pure perte à propos du logement des prolétaires et du Sweating System[5] a fait ressortir ce trait caractéristique de la situation économique dans le Royaume-Uni, et les recherches consciencieuses de M. Booth prouvent qu’un quart de la population, c’est-à-dire un million sur les 3,800,000 habitants de la ville de Londres, ne peuvent même pas se procurer par leur travail 25 francs par famille et par semaine. La main-d’œuvre est offerte à un taux presque dérisoire par un si grand nombre de solliciteurs à Whitechapel, à Southwark, à Shawlands et autres faubourgs de la métropole, que tous les métiers manuels, qui sur le continent se disséminent dans les villages, s’y trouvent abondamment représentés. Une simple promenade dans les quartiers excentriques nous en apprendrait davantage que des chiffres, qui du reste n’existent pas, sur la quantité et la variété de petits métiers qui pullulent à Londres, comme dans toutes les principales agglomérations urbaines. Les rapports soumis au Comité d’enquête sur le Sweating System ont établi que les ameublements et les marchandises diverses qui encombrent les opulents « Bonheur des Dames » de Londres, ne sont très souvent que des expositions d’échantillons, un marché d’écoulement aux produits de la petite industrie. Des milliers d’affameurs, fabricants les uns, intermédiaires les autres, ont commandé ces travaux ; des sous-affameurs les ont distribués aux meurt-de-faim qui les exécutent dans leurs bouges ou leurs infimes ateliers, contre un morceau de pain. Ce n’est pas l’industrie, c’est le commerce que l’on centralise : Les actionnaires de ces bazars et de ces palais jouent vis-à-vis du prolétaire le rôle que tenait le seigneur féodal vis-à-vis du serf de la glèbe : ils centralisent les bénéfices, nullement la production.

En réalité l’extension des petits métiers, simultanément avec les grandes usines, n’a rien qui doive nous étonner. Les petites industries sont continuellement absorbées, il est vrai, mais parallèlement à ce procès il s’en produit un autre, qui en dérive et qui consiste dans la création ininterrompue de nouvelles branches qui commencent toujours comme petites industries. Toute grande industrie nécessite l’apparition d’un nombre de petites, en partie pour suppléer à ses divers besoins, en partie pour faciliter à ses produits une transformation ultérieure. Pour n’en citer qu’un exemple : les progrès de la filature ont donné lieu à une demande considérable de bobines et de dévidoirs que des milliers d’ouvriers se sont mis à façonner dans le district des Lacs, à la main d’abord, à l’aide de machines peu compliquées ensuite, et ce n’est que récemment, après nombre d’années durant lesquelles on cherchait à perfectionner ces machines, que la fabrication des bobines est devenue mécanique. Du reste, vu le prix considérable de l’outillage et le petit nombre d’ouvriers qu’emploient ces usines, une cinquantaine à la fois, et surtout des enfants, on fait encore aujourd’hui cet article à la main. Les dévidoirs n’ont jamais été façonnés autrement à cause de leur forme irrégulière : on s’aide pour cela de petites machines inventées et modifiées journellement par les ouvriers. De nouvelles petites industries naissent donc constamment, au lieu d’autres qui disparaissent, et chacune passe par un stage de travail manuel avant d’être englobée par l’usine ! Et plus une nation a de génie inventif technique, plus elle possède de ces petites industries auxiliaires.

En outre, la grande industrie fait naître grand nombre de petites en créant de nouveaux besoins parmi les consommateurs. Ainsi, le bon marché des étoffes de coton et de laine, du papier, du laiton, etc., a fait naître des centaines de petites industries tout à fait nouvelles, dont les produits, d’invention récente, encombrent nos maisons. Et tandis que certains de ces petits accessoires de l’ameublement, etc., sont déjà entrés dans la phase de fabrication en grand, tous ils ont eu leur période de fabrication en petit, par la petite industrie. Et, plus il se fait de nouvelles inventions dans une nation, plus elle a de petites industries ; ainsi que vice-versa, plus la petite industrie est développée, plus il y a dans la nation de génie inventif, dont l’absence est si frappante en ce moment en Angleterre, ainsi que le constatait dernièrement un des ingénieurs anglais éminents, W. Armstrong.

En France le nombre et la variété des petites industries est considérable. Il serait intéressant de les bien connaître et de noter leur importance économique ; je dirai seulement que, dans plusieurs départements, la petite propriété ne se maintient que parce que le paysan peut gagner quelque chose dans les divers petits métiers, en plus du peu qu’il obtient de la terre. On estime, en fait, que si la moitié de la population vit du travail agricole, et le quart du travail industriel, ce quart se répartit par moitiés entre l’usine et les petits métiers qui subviennent ainsi à l’existence de 1,500,000 travailleurs — plus de 4,000,000 de personnes en y comprenant leurs familles. Quant à ceux qui exercent des métiers industriels sans renoncer à l’agriculture, on sait qu’ils sont très nombreux, sans qu’il y ait là-dessus des chiffres exacts.

C’est le trait caractéristique des petites industries en France que les métiers à la main y tiennent encore un rang fort honorable dans l’industrie textile. On en comptait 328,000, lors de l’Exposition de 1878, contre 120,000 métiers actionnés par la vapeur, et quoique nombre des premiers soient maintenant arrêtés, ils se chiffraient encore au quart du million[6]. Je ne puis entrer dans beaucoup de détails concernant les industries manuelles en France et me bornerai à citer leurs centres principaux : Tarare, la région du Nord, Lyon et Paris, comme types distincts et caractéristiques. Pour la fabrication des mousselines, Tarare occupe une situation identique à celle de Leeds en Angleterre pour la préparation des draps ; il n’y a pas dans les environs une chaumière de paysan, une ferme ou une métairie qui ne soient autant d’ateliers, et Reybaud ajoute que l’on peut voir fréquemment un garçon de 20 ans s’installer au métier à broder après avoir fini de vider les étables. La persistance du métier manuel doit être attribuée à la grande variété des étoffes employées et aux caprices du goût qui donnent lieu à des modifications trop fréquentes des dessins pour qu’on puisse chaque fois transformer aussi les machines. Il est généralement reconnu que cette combinaison du travail des champs et de l’activité industrielle est absolument favorable à l’agriculture qui, privée de ce précieux auxiliaire, serait peut-être impuissante à se maintenir en face des agents défavorables qui la menacent. Il en est de même dans la région du Nord où la fabrication à la main reste toujours active, malgré la formidable concurrence des usines d’Amiens, Lille, Roubaix, Rouen, etc. On tisse toujours du velours et autres cotonnades dans les villages du Nord et de la Normandie et, d’après Baudrillart, la production en tissus de coton des environs de Rouen représentait une valeur d’environ 62 millions de francs en 1880. Chacun des villages et hameaux de la vallée d’Andelle, département de l’Eure, était, récemment encore, l’image d’une véritable ruche industrielle, et le contraste est frappant entre les bouges que les fileurs habitent dans les villes et leurs chaumières souvent toutes fleuries à la campagne, surtout dans les districts qui possèdent une usine communale, quoique maintenant de longues files de maisons d’ouvriers, toutes construites sur le même modèle, viennent partout déshonorer les plus beaux sites. L’attachement est si fort des tisseurs à la terre, que les drapiers d’Elbœuf, qui n’ont pas de chevaux pour labourer le sol, recourent à un procédé que j’ai observé aussi en Savoie et à Clairvaux. Ils louent ces animaux à un propriétaire dont l’unique occupation est de labourer pour ses voisins, suivant un ordre scrupuleusement gardé. On en fait autant pour la machine à battre et pour le pressoir chez les vignerons.

On appréciera l’importance de l’industrie de soieries dont Lyon est le centre par ce fait qu’elle ne met pas moins de 110,000 métiers en mouvement dans le département du Rhône et sept départements voisins. De grands progrès ont été réalisés dans l’art de tisser à la vapeur des étoffes à dessins compliqués qu’ont n’eût pas cru pouvoir être reproduits par la machine ; cependant cette production est encore presque exclusivement domestique et ne pénètre que lentement dans le domaine de l’usine. En 1865, on comptait 6 à 8,000 métiers mécaniques dans la région lyonnaise, et on s’attendait à en voir le nombre augmenter rapidement, mais vingt ans plus tard, il n’y en avait que 20 à 25,000 sur les 110,000 métiers en activité. La lenteur de cette progression a de quoi surprendre les manufacturiers qui ne voient qu’une question de temps dans la disparition totale des métiers manuels[7]. L’organisation est restée la même qu’autrefois, c’est-à-dire qu’à Lyon l’ouvrier est surtout un artiste exécutant sur la soie les dessins vaguement indiqués par le patron et que, dans la région avoisinante, tous les tisseurs travaillent en chambre. Ils traversent une période critique depuis quelques années, la France n’ayant plus le monopole de ce commerce et la fabrication des soies inférieures qu’exécutaient auparavant même les meilleurs tisserands, quand ils n’avaient pas d’autre ouvrage pressé, étant maintenant du ressort exclusif de l’usine. Néanmoins, la fabrication manuelle s’étend toujours et elle a gagné les départements voisins jusqu’en Haute-Savoie et a passé en Suisse. L’industrie des soies n’est plus une spécialité de Lyon, mais c’est toujours là qu’on va chercher les meilleurs ouvriers, capables d’exécuter promptement de nouvelles étoffes, quelque délicats et compliqués qu’en soient la matière et les dessins.

Au contraire de la petite industrie, les grandes usines qu’on a construites dans les villages ruinent le paysan, il n’est que trop facile de le constater. Surchargés d’impôts, ils espèrent arriver à joindre les deux bouts en envoyant leurs fils et leurs filles à la fabrique, mais leurs habitations étant quelquefois très éloignées et les journées commençant tôt et finissant tard, ces enfants sont obligés de s’entasser dans d’affreux bouges tout près de leur travail et ne retournent chez eux que le samedi soir. Le lundi matin, dès l’aube, une charrette les ramasse dans les villages et les ramène à l’usine. Les voilà forcément enlevés à l’agriculture, et quand ils quittent définitivement leurs parents, ils ne gagnent pas assez pour subvenir à leurs propres besoins. Ces fabriques, dont la prospérité reposait uniquement sur la modicité des salaires, ne tardent pas à péricliter et émigrent vers les villes, après avoir complètement démoralisé et même ruiné des villages auxquels ils auraient pu rendre de réels services dans d’autres conditions.

J’aurais à parler ici de la fabrication des dentelles qui nourrit 70,000 femmes en Normandie et près de 200,000 dans toute la France, de la coutellerie récemment introduite dans la Haute-Marne, qui a déjà atteint un degré très élevé de perfection et occupe une trentaines de villages dans les environs de Nogent, des divers genres de tricot auxquels se livrent, près de Troyes, environ 20,000 personnes, à l’aide de petites machines, de l’horlogerie, de la bijouterie et des sculptures au tour qui se font dans le Jura, des soies et des rubans avec inscriptions formant tissu, de la quincaillerie et des armes de la région stéphanoise[8], mais j’ai hâte d’en venir aux petites industries parisiennes.

La capitale de la France est le siège d’innombrables petits métiers et industries, tout en ayant beaucoup d’usines. Les petits ateliers y sont en telle majorité que les 65,000 établissements industriels que l’on y compte n’ont en moyenne que huit ouvriers, et qu’en réalité les cinq sixièmes de ces ouvriers exercent des métiers en chambre et confectionnent une quantité surprenante d’objets variés exigeant l’art, le goût, le génie d’invention et dont la plupart concernent le vêtement[9] ; mais très importante aussi est la fabrication de la bijouterie, des fleurs artificielles, de la papeterie, la reliure, la maroquinerie (12,500,000 francs annuellement), la carrosserie, la vannerie, etc., dont les produits se distinguent par une perfection absolue. Il faut aussi constater que, tout en se mettant hors de pair par le fini artistique, les ouvriers de Paris se distinguent par le nombre et la diversité de petites machines qu’ils inventent journellement pour faciliter la besogne. La « galerie du travail », à l’Exposition de 1878, fut bien curieuse à ce point de vue par ses innombrables manifestations du génie inventif du peuple. On se demandait en la parcourant s’il était possible vraiment que tant de chefs-d’œuvre dussent être offerts en holocauste à l’usine, au lieu de devenir une source inépuisable de progrès, grâce à une meilleure organisation du travail.

Les petites industries de l’Allemagne sont peut-être encore plus intéressantes. Nonante-sept pour cent de tous les établissements industriels occupent en moyenne moins de cinq ouvriers et sur les 5,500,000 travailleurs industriels de ce pays, plus de la moitié sont à l’œuvre dans de petits ateliers. Il n’y a en somme que 10,000 fabriques occupant plus de cinquante ouvriers. De plus, 545,000 personnes, dont les deux tiers traitant les matières textiles, travaillent en famille dans leurs demeures, et l’industrie combinée avec l’agriculture paraît être le régime actuel de régions entières, telles que la Forêt-Noire, partie de la Saxe, de la Bavière, de la Silésie et les provinces rhénanes. On lira avec fruit dans les ouvrages d’Engel, de Thun et d’autres excellents auteurs, la description des divers métiers qui sont exercés en Allemagne. Pour les étudier ici, il faudrait entrer dans des détails purement techniques, mais ce que j’y ai trouvé de plus remarquable, c’est leur étonnante plasticité, si l’on peut s’exprimer ainsi. Quelques-uns ont fait de grands progrès, notamment la coutellerie de Solingen qui s’est transformée de manière à répondre à toutes les exigences du marché, et la fabrication des jouets de la Forêt-Noire, qui, sous l’inspiration d’écoles artistiques et grâce à leurs modèles et à l’instruction largement répandue parmi les ouvriers, a pu, et cela, pour ainsi dire, du jour au lendemain, créer des joujoux artistiques et scientifiques. Par l’étude un peu approfondie de certaines industries, notamment celle des tricots, on pourrait se rendre compte des moyens de combat dont elles ont su s’armer rapidement dans leur lutte pour l’existence contre les gros capitalistes, et de leur prompte adaptation au milieu, dans des conditions toutes nouvelles pour les milliers de paysans disséminés sur un aussi vaste espace, depuis la Suisse jusqu’en Saxe.

Huit cent un mille six cents Hongrois, c’est-à-dire 6 p. c., s’occupent d’industries domestiques et parmi ceux-ci 680,000 traitent uniquement les matières textiles. La Suisse, l’Italie, les États-Unis ont aussi beaucoup développé les petites industries et on peut dire en toute vérité de certaines provinces belges, que si l’agriculture y est encore prospère, c’est parce que les paysans y font aussi de l’industrie. Mais c’est surtout dans le grand empire russe que l’on peut apprécier toute l’importance de cette association du travail des champs et des métiers manuels, et tristement prévoir les calamités qui fondraient sur ce malheureux pays, si cet état de choses venait à disparaître.

On a sérieusement étudié en Russie l’origine et le développement des industries rurales et toutes les difficultés qu’elles ont à surmonter. Une de ces enquêtes s’est poursuivie, maison par maison, dans près d’un million de demeures de paysans dont on pourrait, dans les quinze volumes publiés à cette occasion et surtout dans les comptes rendus des bureaux de statistique, voir défiler les innombrables listes, avec le nom de chacun, l’étendue et la valeur de sa terre, son bétail, ses travaux agricoles et industriels, ses revenus et son budget annuel.

Ces enquêtes qui comprennent, en outre, la description de centaines de métiers, en des monographies distinctes au point de vue technique, économique et même sanitaire, révèlent des faits que l’on peut qualifier d’imposants.

Nous y apprenons que sur les 80 millions d’habitants de la Russie européenne, 7,500,000 exercent des métiers domestiques dont la production annuelle s’élève bien à 5 milliards de francs[10], équivalant ainsi la production totale de la grande industrie. Quant à leur importance relative pour la classe ouvrière, disons seulement que dans le gouvernement de Moscou lui-même, qui est la principale région manufacturière de l’empire, produisant le cinquième de la fabrication totale de la Russie d’Europe, les salaires réalisés dans la petite industrie s’élèvent à une somme triple de ceux qui échoient aux ouvriers de fabrique. Et chose singulière, le récent et soudain développement de la grande manufacture, loin d’être préjudiciable aux industries domestiques, les stimule fortement au contraire, car il s’en crée tous les jours de nouvelles qui se développent avec plus d’intensité partout où s’établissent des usines. De plus, il arrive que si jusqu’à présent les provinces les moins fertiles étaient seules le siège d’industries domestiques, ces mêmes industries, et d’autres toutes modernes, surgissent maintenant dans les contrées les plus favorisées comme sol et comme climat : ainsi le gouvernement de Stavropol, dans le Caucase septentrional, est devenu le centre d’une fabrication très active d’étoffes de soie que l’on tisse dans les chaumières et qui fournit l’empire de soies à bon marché que l’on importait autrefois.

Notons en passant l’extension très grande des institutions coopératives dans ces industries de village. Quant à l’étonnant bon marché des produits de l’industrie domestique, la cause n’en est pas uniquement à la longue durée de la journée de travail et à la pénurie des salaires, car dans les grandes fabriques aussi, le surmenage et l’insuffisance des salaires sont à l’ordre du jour. Cette modicité des prix est due à ce que le paysan, qui récolte son pain mais n’a jamais d’argent comptant, est obligé d’écouler à n’importe quel prix les produits de son industrie ; c’est pourquoi tous les articles manufacturés dont se servent les pauvres sont de provenance rurale, sauf quelques cotonnades imprimées. Nombre d’articles de luxe se font néanmoins au village, simultanément avec la culture des champs, principalement dans les environs de Moscou. Les chapeaux de soie que l’on vend dans les riches magasins de la capitale et qui passent pour des « nouveautés parisiennes » sont œuvre de paysans moscovites, ainsi que les meubles en bois recourbé qui passent pour « meubles de Vienne ». Et ce qui surprend le plus, ce n’est pas tant l’adresse de ces paysans, qui n’est pas incompatible avec leur aptitude aux travaux agricoles, mais la rapidité avec laquelle la fabrication des objets de luxe s’est répandue dans des villages qui n’exécutaient autrefois que les articles les plus grossiers.

Il est difficile de parcourir les documents recueillis par les statisticiens sans se convaincre que loin de nuire à l’agriculture, les métiers domestiques lui sont avantageux, ce qui est d’autant plus vrai que pendant plusieurs mois de l’année, le paysan russe n’a rien à faire aux champs. De plus, si certaines régions ont été entièrement délaissées, la culture y étant devenue impossible par suite de l’exiguïté des lots et de la pauvreté des habitants, on voit au contraire que le paysan continue à travailler la terre partout où les lots ont une étendue suffisante et où les taxes ne sont pas trop élevées ; son champ est mieux entretenu et son bétail moins rare quand à ses travaux vient s’ajouter quelque métier domestique. Lorsque les lots sont insuffisants, on trouve moyen de louer d’autre terre si par ailleurs on gagne quelque argent, et le bien-être relatif s’accroît en proportion. Notre dire se confirmerait très bien par la comparaison des villages de Vorsma et de Pavlovo, qui font tous les deux de la coutellerie ; le premier se bornant à cette industrie et le second, très prospère, faisant en outre de l’agriculture[11].

On aimerait en dire plus long des industries rurales en Russie, à montrer par exemple les paysans s’associant pour se procurer des machines coûteuses et se liguant contre les intermédiaires lorsque l’extrême pauvreté leur permet quelques achats indispensables. Il y aurait aussi à parler de la Belgique et surtout de la Suisse où se passent des faits analogues aussi intéressants, mais l’on a déjà une idée générale de l’importance, de la force vitale et régénératrice des industries domestiques.

Les faits que nous avons brièvement résumés montreront aussi combien serait admirablement féconde la commune participation aux travaux de l’agriculture et à ceux de l’industrie, si cette dernière se pratiquait dans les villages, non sous sa forme actuelle d’usine capitaliste, mais sous celle d’une production industrielle socialement organisée. Et nous sommes convaincus que de cette alliance dérivera le bien-être des futures générations. À part quelques métiers choisis procurant une certaine aisance à ceux qui les exercent dans les villes, l’immense famille ouvrière est partout surmenée, exploitée à outrance, réduite à la misère. Et cependant de cette situation déplorable surgissent quelques cas, quoique rares, d’existences supportables, et ces cas apparaissent précisément là où les ouvriers sont restés possesseurs du sol qu’ils cultivent. Les tisserands moscovites et ceux du nord de la France, que menace toujours la concurrence de l’usine, sont moins malheureux que d’autres, tant qu’ils ne sont point contraints de vendre leur lopin de terre ; mais lorsque l’augmentation de l’impôt ou l’appauvrissement croissant à la suite d’une crise a forcé le malheureux industriel à s’en séparer, la misère frappe à sa porte quand même il n’aurait pas à redouter la concurrence de la fabrique. L’exploiteur devient tout puissant, abuse de l’ouvrier et la ruine bientôt devient inévitable.

De tels faits sont significatifs, de même que l’installation de plus en plus menaçante de l’usine dans les villages. Ce serait une erreur de croire que l’industrie doit revenir à son premier stage d’occupation manuelle pour s’allier à l’agriculture. La machine soit la bien-venue partout où le travail humain peut être économisé, grâce à son concours ! Il n’y a guère d’industrie où le travail de la machine ne puisse s’adjoindre avantageusement au travail de l’homme, surtout à l’origine de la fabrication. Dans le désordre actuel de l’organisation industrielle, l’homme peut faire des clous, des canifs, tisser à la main des étoffes de coton, mais cet état de choses ne durera pas. La machine doit supprimer le métier manuel pour la confection de tous les articles qui ne nécessitent aucun soin artistique, tandis que les objets qui appartiennent plus exclusivement au domaine de l’art et du goût, et qui aujourd’hui sont presque tous exécutés mécaniquement, seront réservés au travail manuel. Pourquoi les cotons, les lainages, les soieries que l’on fait à la main dans les villages ne seraient-ils pas confiés aux machines dans ces mêmes villages, comme cela a été fait pour les tricots avec une économie notable de main-d’œuvre qu’on pourrait si utilement employer à d’autres usages ? Il n’y a pas de raison pour que de petits moteurs mécaniques ne rendent une infinité de services pour lesquels l’usine n’est pas indispensable, ni de raison pour que le village ne possède une fabrique quand le besoin s’en fait sentir, ce qui s’est déjà vu en Normandie. Sous le présent système capitaliste, l’usine est évidemment un fléau pour le village, dont il transforme les habitants en autant de prolétaires, et on comprend que ceux-ci n’en veulent à aucun prix surtout lorsque, comme à Sheffield et à Sollingen, ils réussissent à conserver leurs antiques organisations de métiers, ou si, comme dans le Jura, ils ont pu se garder de la misère noire. Mais il n’en est pas moins vrai qu’une organisation intelligente et humanitaire ferait de l’usine une institution excellente pour le village.

On conçoit le bien-être physique et moral qui résulterait de cette répartition du travail entre l’usine et les champs. Mais la difficulté consiste, nous dit-on, dans l’obligation où l’on est de centraliser les industries modernes. La centralisation a beaucoup d’admirateurs, il est vrai, en industrie aussi bien qu’en politique, mais les centralisateurs ont un idéal qui nous paraît sujet à caution. L’étude des industries modernes nous montre qu’évidemment la réunion de centaines, de milliers d’ouvriers peut être quelquefois indispensable : les hauts-fourneaux, les travaux des mines appartiennent à cette catégorie ; des transatlantiques ne sauraient être construits sur des chantiers de villages ; mais nombre de nos grandes fabriques ne sont que des agglomérations d’industries diverses, sous une direction commune, tandis que d’autres sont des collections de machines uniformes, faisant toutes la même besogne. Telles sont la plupart de nos gigantesques filatures, de nos tissages monumentaux. Les manufactures étant des entreprises privées, leurs possesseurs trouvent avantageux d’exploiter en même temps tous les dérivés d’une industrie initiale. Mais au point de vue technique, cette concentration est plutôt nuisible que désirable. L’industrie cotonnière même, si centralisable qu’elle soit, n’aurait rien à perdre de la dissémination des multiples travaux auxquels elle donne lieu. On en a la preuve à Manchester et dans les villes voisines. Quant aux petits métiers, la division du travail peut s’y pratiquer largement sans inconvénients ; on sait les nombreux ateliers entre lesquels se répartissent la fabrication des montres et autres industries.

On répète souvent qu’une machine d’un seul cheval-vapeur coûte relativement beaucoup plus cher qu’une machine dix fois plus puissante. Que la livre de coton filé revient à meilleur compte quand le fabricant double le nombre des broches. Ces calculs ne valent que pour les industries préparant en partie les marchandises en vue de transformations ultérieures, mais quant aux nombreux articles dont le travail doit être mené à terme, ils gagnent à être fabriqués dans de petites usines n’employant que quelques centaines ou même quelques dizaines d’ouvriers. Même dans les conditions actuelles, les usines monstres présentent de grands désavantages, entre autres celui de ne pouvoir utilement transformer leur outillage au fur et à mesure des goûts et des besoins du consommateur. Quant aux industries que chaque jour voit éclore, de simples ateliers leur suffisent d’abord : elles prospéreraient aussi bien dans les villages que dans les cités, à condition que ces villages fussent pourvus d’institutions propres à raffiner le goût et à stimuler le génie d’invention. Nous avons cité l’exemple des villages allemands où se confectionnent des jouets d’enfants et parlé de la haute perfection atteinte de nos jours par la fabrication des instruments d’optique et de mathématiques. L’art et la science ne sont plus le monopole des grandes villes et désormais le progrès consistera à les répandre dans les campagnes.

Quant aux conditions naturelles dont dépend la distribution géographique des diverses industries dans telle ou telle contrée, il est notoire que certains lieux sont mieux indiqués pour les unes que pour les autres. Les rives de la Clyde et de la Tyne conviennent parfaitement comme chantiers de construction pour les vaisseaux, et il faut que ces chantiers soient entourés de nombreux ateliers, de fabriques diverses. Il est bon que les industries se groupent suivant la distribution naturelle des différentes régions, mais il faut reconnaître qu’actuellement elles ne sont guère ainsi réparties et que la plupart doivent leur origine tantôt à des causes historiques : religion, guerres ou haines nationales, tantôt à la facilité du commerce ou de l’exportation, quoique cette raison ait aujourd’hui perdu de son importance par la multiplicité croissante des moyens de transport : elle en perdra davantage encore quand les producteurs travailleront pour eux-mêmes et non plus pour des consommateurs éloignés. Mais pourquoi, dans une société harmonique, Londres resterait-il le centre d’un commerce considérable de conserves et de confitures et fournirait-il de parapluies toute la Grande-Bretagne ? Pourquoi Paris raffinerait-il le sucre de toute la France et Greenock celui de l’Empire russe[12] ? Pourquoi la moitié des chaussures portées aux États-Unis seraient-elles encore confectionnées dans les quinze cents ateliers de Massachusetts ? Il n’y a pas de raison pour que ces anomalies persistent et la dispersion des industries dans toutes les régions des pays civilisés ira de pair avec la dispersion des fabriques sur toutes les parties du territoire de chaque nation.

L’agriculture a si fort besoin des travailleurs des villes que chaque année des milliers d’ouvriers quittent leurs taudis pour aller faire la moisson. Les meurt-de-faim de Londres arrivent par milliers dans le Kent et le Sussex pour faner et pour récolter le houblon. En France les habitants de certains villages lâchent leurs métiers pour se répandre dans les champs, et on voit tous les ans en Russie des exodes de travailleurs allant par centaines de mille récolter les foins dans les prairies du sud. Les fabricants de Saint-Pétersbourg ont même pris l’habitude de restreindre pour cette raison leur production en été. On ne pourrait faire de culture intensive sans employer plus de bras en certaines saisons et en des moments de presse, quand il s’agit par exemple d’amender et de renouveler la terre pour décupler sa puissance productive. Le labourage à vapeur, le drainage et les engrais transformeraient le terrain compact et argileux du nord-ouest de Londres en un sol autrement riche que celui des prairies américaines, et ces travaux, en somme très faciles à exécuter par des hommes qui auraient simplement de la bonne volonté, pourraient être confiés à des ouvriers de fabrique empruntés pour la circonstance, quand même, nous l’avons dit, faudrait-il pour cela fermer les usines en été. Il est certain qu’avec l’organisation actuelle, les propriétaires ne consentiraient pas volontiers à interrompre le travail, parce que le capital engagé doit, à leurs yeux, rapporter des bénéfices, tous les jours, à toute heure. Mais ce qu’on n’obtiendrait pas d’un capitaliste, la communauté peut le faire. Quant aux ouvriers que cela regarde avant tout, et qui devraient être les premiers consultés quand il s’agit de leurs intérêts, nul doute qu’ils ne trouvent plus sain de travailler de temps en temps au grand air et de rompre ainsi la monotonie de leurs occupations sédentaires. Du reste, rien n’empêcherait les groupes de se relayer à la fabrique, de telle sorte que le travail ne serait pas même interrompu, là où il le faut.

Il faut donc que les industries se dispersent dans les campagnes pour s’associer utilement avec l’agriculture. Cela se fait déjà en beaucoup d’endroits — surtout dans les États de l’Est américain. Au reste, cette organisation sera imposée, coûte que coûte, par les nécessités mêmes de la production et par la transformation inévitable du commerce international, qui s’opère déjà sous nos yeux. Bientôt tous les peuples utiliseront leurs propres ressources en subvenant à leurs propres besoins. L’humanité, l’individu y gagneront. Le système actuel d’éducation en sera profondément modifié, et nous verrons se constituer enfin une société dont tous les membres seront heureux de s’occuper alternativement aux champs et à la ville, de travailler à la fois des mains et du cerveau.


Pierre Kropotkine
  1. On lit dans divers ouvrages économiques qu’il y a en Angleterre proprement dite près d’un million d’ouvriers travaillant dans les grandes industries et 1,047,000 ouvriers dans les petits métiers, — les bouchers, boulangers, maçons, charpentiers, etc., étant compris dans ce dernier chiffre ; j’ignore si ces données sont exactes.
  2. Sur les 43,000 tisserands du Yorkshire, une bonne moitié travaillaient alors à la main, ainsi que le cinquième environ des 79,000 ouvriers en lainages de toute sorte.
  3. E. Roscoe, documents pour l’English Illustrated Magazine, mai 1884.
  4. Bevan, Guide to English Industries.
  5. On désigne sous ce nom, en Angleterre, l’exploitation à outrance faite par les petits patrons entre lesquels les grandes maisons distribuent leurs commandes. Aussi l’exploitation des femmes dans les ateliers de confection dans lesquels elles sont payées aux pièces et, pour chaque défaut découvert dans une pièce cousue, le prix entier de la pièce est déduit du salaire.
  6. Écrit en 1888.
  7. Sur les 110,000 métiers en activité, il ne restait à Lyon, en 1885, que 15 à 18,000 métiers à la main, contre 25 à 28,000 en 1865. Je dois ces chiffres à l’obligeance du Président de la Chambre de commerce de Lyon qui, dans une lettre du 25 avril 1885, a bien voulu me donner toute sorte de renseignements sur les petits métiers de la région lyonnaise et auquel je suis heureux d’exprimer ici toute ma reconnaissance, ainsi qu’au Président de la Chambre de commerce de Saint-Étienne, qui m’a gracieusement envoyé des notes sur les divers métiers de la région stéphanoise.
  8. Sur les 15 à 18,000 métiers à tisser les rubans, à Saint-Étienne et dans les environs, 12 à 14,000 appartiennent en propre aux ouvriers. Le commerce fut longtemps prospère et la plupart des travailleurs avaient chacun sa maison dans les faubourgs, mais la situation a malheureusement beaucoup changé. La manufacture d’armes occupe 5 à 6,000 ouvriers et les ateliers de quincaillerie sont nombreux autour de Saint-Étienne, Le Chambon, Firminy, Rive de Giers, etc. Parmi d’autres petits métiers dont quelques-uns ont de l’importance, on peut citer l’élevage du ver à soie dans l’Ardèche, les fils métalliques du Doubs, le drap et les gants de l’Isère, les échalas, balais et brosses de l’Oise (annuellement 20,000,000 de francs), les boutons et chaussures de la Drôme, etc.
  9. Les confections et manteaux de drap représentent, à eux seuls, une valeur de 135 millions, les corsets 10 millions pour Paris et 50 millions pour toute la France.
  10. L’enquête domiciliaire faite auprès de 855,000 ouvriers démontre que la valeur de la production industrielle peut s’estimer à 530 millions (125 francs par tête) ; une moyenne de 500 francs pour chacun des 7,500,000 ouvriers qui professent des métiers manuels donnerait un total de 4 milliards, mais les enquêteurs les plus autorisés estiment que ces chiffres sont au-dessous de la réalité.
  11. Prugavin, Vyestnik Promyshlennosti, juin 1884.
  12. Cela était en 1886, mais cela n’est plus aujourd’hui : le sucre russe est raffiné en Russie même.