L’Instruction supérieure en France, son histoire et son avenir

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L’Instruction supérieure en France, son histoire et son avenir
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 73-95).
L’INSTRUCTION SUPÉRIEURE
EN FRANCE
SON HISTOIRE ET SON AVENIR

Entre les meilleurs symptômes de notre temps, il faut compter le goût général qui s’est manifesté depuis peu pour les exercices de l’esprit, l’éveil qui en est résulté dans le public éclairé ou avide de s’instruire, les facilités accordées par l’administration au développement de ces utiles essais. Un danger, comme il arrive toujours, s’est révélé à la suite des tentatives nouvelles. Beaucoup de personnes, et des plus sérieuses, ont cru remarquer que la démocratie, en mettant au premier rang l’intérêt des classes les plus nombreuses, en posant comme un principe que ce que tous paient doit être utile à tous, finirait par porter un grave préjudice aux grandes découvertes, à celles qui prennent naissance dans la pensée d’un petit nombre avant de devenir le bien commun de l’humanité. Il est certain en effet que la haute culture est, à quelques égards, une chose tout à fait aristocratique. Pour y prendre part, il faut des études spéciales, une vie entièrement vouée à la recherche et à la méditation. Pour en sentir le prix, il faut une étendue de connaissances, une philosophie, une vue d’ensemble sur l’avenir et le passé, dont très peu de personnes sont capables. Si un jour les contribuables, pour admettre l’utilité du cours de mathématiques transcendantes au Collège de France, devaient comprendre à quoi servent les spéculations qu’on y enseigne, cette chaire courrait de grands risques. Je crois cependant que ces inquiétudes reposent sur une idée inexacte des aspirations du peuple dans les temps modernes. Pas plus dans l’ordre des choses de l’esprit que dans l’ordre politique et social, le peuple n’est capable d’analyser ce qu’il veut; mais il veut avec justesse. Ce que l’influence démocratique favorisera sera, j’imagine, très aristocratique. L’art que le peuple encouragera, ce sera le grand art et non les mièvreries où se complaisent les époques fatiguées. La littérature que le peuple inspirera sera une littérature noble s’adressant aux hauts sentimens, et non une littérature frivole, consistant en jeux d’esprit et en tours de force d’exécution. Le style que le peuple voudra sera le français de grand aloi, simple, naturel, non cette langue maniérée, variable à tout vent de doctrine, que la fantaisie individuelle essaie de créer. J’espère de même que la démocratie future, sans entrer dans le détail de la science, en saisira d’instinct l’esprit et la portée. Elle éprouvera devant les savans le même sentiment que les Barbares éprouvaient à l’égard des saints, un sentiment de respect et d’étonnement, comme devant un secret qu’on ne perce qu’à demi. Le peuple comprendra que le progrès de la recherche positive est la plus claire acquisition de l’humanité, et que cette acquisition importe avant tout à ceux qu’elle délivre et ennoblit. Un monde sans science, c’est l’esclavage, c’est l’homme tournant la meule, assujetti à la matière, assimilé à la bête de somme. Le monde amélioré par la science sera le royaume de l’esprit, le règne des fils de Dieu.

Le principal motif qui porte d’excellens juges à craindre pour la haute culture les influences de la démocratie, c’est l’opinion très répandue que, pour se faire accepter du grand nombre, la science est obligée de se rapetisser. La vérité est qu’il y a deux manières de rendre la science accessible à tous : c’est de la prendre par son très grand ou par son très petit côté. Le milieu, qui est l’ordre des déductions spéciales, échappe à quiconque n’a pas d’études préalables. Les hommes d’exposition commettent d’ordinaire la faute, pour se mettre au niveau de leur public, de se rabattre sur les anecdotes, les analogies superficielles, les expériences voyantes, les mesquines applications; mais on réussirait beaucoup mieux en attaquant les plus hauts sommets, où toutes les vérités convergent et deviennent en quelque sorte de droit commun. Dans l’ordre des vérités religieuses, morales, philosophiques, je ne suis pas d’avis qu’il faille initier la foule à nos distinctions, à nos subtilités; mais je maintiens qu’il n’y a pas de vérité, si fine, si délicate, que tous ne puissent comprendre. Le travail par lequel on rend populaires les résultats philosophiques n’est pas un amoindrissement, mais bien une traduction. C’est une erreur capitale de traiter le peuple comme un enfant : il faut le traiter comme une femme. Un discours tenu devant des femmes est meilleur que celui qu’on tient en leur absence, car il est assujetti à plus de règles, il obéit à des exigences plus sévères. Ce qu’on écrit pour le peuple doit aussi se distinguer du reste en étant plus châtié. On peut lui tout dire, mais à la condition de ne rien dire qu’il ne comprenne, et surtout de ne rien dire qui puisse être mal compris.


I.

Rien de grand jusqu’ici, non-seulement en France, mais dans aucun pays du monde, ne s’est passé tout à fait en dehors de l’état. Notre temps est arrivé, pour la première fois, à concevoir une organisation sociale où, l’initiative individuelle ayant toute liberté, l’état, réduit à un simple rôle de police, ne s’occuperait ni de religion, ni d’éducation, ni de littérature, ni d’art, ni de morale, ni d’industrie. C’est là un idéal vers lequel il faut tendre, quand bien même il serait impossible de l’atteindre entièrement. Le premier article de notre foi politique, sociale, philosophique, religieuse, c’est la liberté, et la liberté signifie pour nous l’abstention de l’état en tout ce qui n’est pas intérêt social immédiat; mais un second point sur lequel je ne pense pas que deux hommes judicieux puissent différer, c’est qu’un tel idéal est fort éloigné encore, et que le moyen de l’ajourner indéfiniment serait justement une trop prompte abdication de l’état. Il est peu conforme à notre système que l’état s’occupe d’éducation, et pourtant je ne crois pas qu’un seul libéral réclame pour demain la suppression du ministère de l’instruction publique. L’essentiel est qu’en rien l’influence de l’état ne soit exclusive. Or, grâce à l’esprit d’individualisme qui a jeté dans le monde civilisé de si fortes racines, le bon ou le mauvais vouloir d’un gouvernement ou même de tous les gouvernemens pour les choses de l’esprit n’a plus qu’une importance assez secondaire. Le goût et les opinions personnelles de Louis XIV étaient la loi de son époque. Au XVIIIe siècle, les hommes qui tenaient à exercer une action sur leur temps étaient obligés de tenir grand compte d’un Frédéric, d’une Catherine. Le public européen est devenu de nos jours le véritable souverain intellectuel. Dans un si vaste monde, les intrigues et le charlatanisme sont de nulle conséquence. L’étendue fait le même effet que le temps; à cent ans de distance, tous les mérites sont remis à leur place : de même l’Europe éclairée ne se trompe pas longtemps sur la valeur des hommes et des idées. Ce juge incorruptible, insaisissable, est le vrai Mécène; on le gagne par de bonnes raisons, et non en lui faisant la cour.

Pour tout ce qui peut s’appeler art ou littérature, la question du patronage de l’état est d’une solution relativement facile. Une réforme qui supprimerait un tel patronage sur la poésie, les ouvrages d’imagination, la peinture, la musique, la sculpture, serait à l’heure qu’il est presque mûre. Le véritable encouragement ici, c’est la liberté. L’art et la littérature véritables d’un temps sont ceux que ce temps fait vivre, car un temps n’encourage jamais que la littérature et l’art qui répondent à son sentiment et à ses besoins. Une telle littérature peut être fort mauvaise, si le siècle est mauvais ; mais c’est la littérature du siècle. Maintenir artificiellement et bon gré, mal gré, en dehors du public, des genres qu’il ne demande pas, est assez stérile, car cela ne produit jamais d’œuvre franche et vraie. Il arrive d’ailleurs presque fatalement que ces encouragemens, n’étant pas réclamés par les vrais artistes, qui trouvent leur récompense dans leur entente avec le goût public, ne vont qu’à la médiocrité, et contribuent à jeter dans les carrières intellectuelles des personnes sans vocation qui n’y voient qu’un métier.

Quoi qu’il en soit de ce point, sur lequel il faudrait encore éviter les solutions hâtives et trop radicales, on ne saurait nier que la culture supérieure de l’esprit ne constitue un véritable intérêt d’état. L’état a un intérêt de premier ordre à posséder des savans dans les sciences physiques et mathématiques. Ces sciences ont amené et amèneront encore des révolutions capitales dans la guerre, l’industrie, le commerce, l’administration. À l’heure qu’il est, il y a au monde deux classes de nations : les unes qui ont des savans, les autres qui n’en ont pas. Ces dernières sont aussi abaissées sous le rapport politique que sous le rapport intellectuel. L’Orient musulman a tenu tête à l’Occident et même l’a vaincu jusqu’au XVIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’avènement de la science moderne. Le monde musulman s’est tué en étouffant dans son sein le germe de la science au XIIIe siècle. Ce que je viens de dire des sciences mathématiques et physiques, on peut le dire des sciences historiques. Ces sciences ne sont autre chose que la recherche des lois qui ont présidé jusqu’ici au développement de l’espèce humaine. Elles sont la base des sciences sociales. Sans elles, il n’y a que des esprits sans solidité, sans vivacité, sans pénétration. L’Oriental est inférieur à l’Européen, bien moins encore parce qu’il ne connaît pas la nature que parce qu’il ne connaît pas l’histoire. La grande cause de cette infériorité des États-Unis dont on a peine d’abord à se rendre compte, qui est réelle cependant, c’est l’absence de grandes institutions pour les choses de l’esprit, telles que les universités, les académies, les aristocraties intellectuelles de nos capitales européennes. Il n’est pas indifférent à l’état que les esprits soient universellement lourds et grossiers.

Ajoutons qu’en fait de science les objections qu’on peut opposer au rôle de l’état dans les choses de goût ne peuvent être reproduites. Il y a de graves inconvéniens à ce que l’état ait une opinion en fait d’art, en fait de poésie. Il faut pour cela qu’il ait un dogme, qu’il soit classique ou romantique, qu’il prenne parti dans des choses absolument libres et relevant du choix de chacun. En patronnant la science, au contraire, l’état ne tranche aucune opinion controversée. Il s’agit de recherches positives, sujettes sans doute à mille discussions, mais où le goût individuel n’est pour rien. L’état n’est pas obligé de veiller à ce qu’il y ait toujours des gens s’occupant de faire des épopées ou des tragédies, mais il est obligé de veiller à ce qu’il y ait toujours des gens poursuivant l’investigation scientifique. En encourageant ces investigations, il ne prend parti pour aucune école, il sert seulement le mouvement général de l’esprit. Dans une société beaucoup plus perfectionnée et où la haute culture serait bien plus répandue, de tels encouragemens seraient inutiles ; mais dans notre société ils sont indispensables. La science n’est le plus souvent cultivée que par des personnes obligées de vivre de leur travail. Or la science, source de tout progrès, est par elle-même improductive. Elle enrichit celui qui met en œuvre, mais non le véritable inventeur. Ni Newton ni Leibnitz n’ont tiré aucun avantage pécuniaire de leur invention du calcul différentiel. Les vrais créateurs de la chimie n’ont pas profité des immenses fortunes industrielles que leurs découvertes ont fait faire. Cela est juste, car ils ont eu la gloire. En tout cas, cela est inévitable. Il faut donc que la société intervienne pour réparer cette injustice nécessaire dont elle bénéficie, je dis mal, pour faire des avances en une entreprise dont elle touchera les fruits.

Le moyen âge, qui n’avait pas l’idée de l’état, procédait ici par de tout autres voies. Le développement intellectuel et moral appartenait en principe à l’église ; mais la maîtrise des choses de l’esprit arriva bientôt à former dans le sein de l’église un ordre indépendant. Les universités, qui d’abord relevaient directement de l’autorité ecclésiastique, s’affranchirent peu à peu en s’appuyant sur la royauté, et formèrent une espèce de pouvoir, en partie ecclésiastique, en partie laïque, qui représenta la culture d’état. Le XIIe et le XIIIe siècle furent l’époque florissante de ce grand mouvement, qui rendit célèbres dans le monde entier la montagne Sainte-Geneviève, le clos de Garlande, les échoppes de la rue du Fouarre. Ce fut un mouvement fort original, surtout dans ses commencemens, une vraie renaissance, mais qui ne sut pas porter des fruits durables. Au XIVe et au XVe siècle, les universités sont en pleine décadence, envahies par le pédantisme, uniquement préoccupées de l’enseignement, ne faisant presque rien pour le progrès de l’esprit humain. La vraie et grande renaissance, celle que l’Italie a la gloire éternelle d’avoir fondée, se fait complètement en dehors des universités. Bien plus, elle compta dans les universités ses ennemis les plus acharnés; elle ameuta les docteurs de toute espèce. Elle fut l’œuvre de Florence, non de Padoue, des gens du monde, non des professeurs. Ni Pétrarque, ni Boccace, ni Bacon, ni Descartes, ne sont des hommes d’université. L’université de Paris en particulier, au XVIe siècle, atteignit le dernier degré du ridicule et de l’odieux par sa sottise, son intolérance, son parti-pris de repousser toutes les études nouvelles. Il fallut que la royauté, qui par sa puissante tutelle avait presque affranchi l’université de l’église, prît sous sa protection, contre l’université, le mouvement scientifique, et, par le Collège de France au XVIe siècle, par les académies au XVIIe créât un contre-poids à ces habitudes de paresse, à cet esprit de négation malveillante dont les corps purement enseignans ont beaucoup de peine à se préserver.

Le mouvement scientifique en France a eu ainsi pour patron la royauté. Nous n’avons pas à rechercher si ce patronage fut toujours éclairé. Dans notre pensée, la royauté, par l’extermination du protestantisme, causa aux fortes études bien plus de dommage qu’elle ne leur fit de bien par ses faveurs. Le protestantisme français sous Henri IV et Louis XIII avait été une merveilleuse école de philologie et de critique historique. La France protestante était en train de faire dans la première moitié du XVIIe siècle ce que l’Allemagne protestante fit dans la seconde moitié du XVIIIe. Il en résultait pour tout le pays un admirable mouvement de discussion et de recherches. C’était le temps des Casaubon, des Scaliger, des Saumaise. La révocation de l’édit de Nantes brisa tout cela. Elle tua les études de critique historique en France. L’esprit littéraire étant seul encouragé, il en résulta une certaine frivolité. La Hollande et l’Allemagne, en partie grâce à nos exilés, eurent presque le monopole des études savantes. Il fut décidé dès lors que la France serait avant tout une nation de gens d’esprit, écrivant bien, causant à merveille, mais inférieure pour la connaissance des choses, et exposée à toutes les étourderies que l’on n’évite qu’avec l’étendue de l’instruction et la maturité du jugement.

Le régime des universités du moyen âge avait à peu près disparu en France au XVIIIe siècle. Ce régime se continuait en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, en Suède, et dans tous ces pays il est venu jusqu’à nos jours. On ne peut dire qu’en Angleterre un tel régime ait produit des résultats de premier ordre. Oxford et Cambridge ont eu au XVIIe et au XVIIIe siècle des hommes éminens, mais n’ont été le théâtre d’aucun grand mouvement. Ces vieilles institutions ont fini par s’endormir dans une routine, une ignorance, un oubli des grands intérêts de l’esprit, qu’on eût pu croire incurables, si l’Angleterre ne possédait dans ses libertés, dans l’éveil et l’activité des individus, le remède à tous les maux. C’est en Allemagne que le régime des universités porta des fruits merveilleux. On peut dire que l’Allemagne a fait dans l’ordre des choses de l’esprit ce que l’Angleterre a fait dans l’ordre politique. L’Angleterre a tiré de la féodalité, ailleurs insupportable et tyrannique, la constitution la plus libérale qui ait jamais existé. L’Allemagne a tiré des universités, ailleurs aveugles et obstinées, le mouvement intellectuel le plus riche, le plus flexible, le plus varié, dont l’histoire de l’esprit humain ait gardé le souvenir. La division de l’Allemagne en petites principautés et l’esprit particulier du luthéranisme, plus doux, plus tolérant, plus dégagé que le calvinisme des symboles absolus, produisirent, en ce qui concerne la science libre, des résultats admirables et un mouvement intellectuel dont les renaissances du XIIe et du XVIe siècle n’approchèrent pas. Pendant que la France, avec ses gens du monde et ses gens d’esprit, créait la philosophie du XVIIIe siècle, expression dernière d’un bon sens superficiel, sans méthode, sans possibilité de progrès, l’Allemagne, avec ses docteurs, créait l’histoire, non l’histoire anecdotique, amusante, déclamatoire ou spirituelle, dont la France avait fort bien eu le secret, mais l’histoire envisagée comme le parallèle de la géologie, l’histoire recherchant le passé de l’humanité, de même que la géologie recherche les transformations de la planète. Il fallait d’abord reconstituer les textes anciens, dont les critiques du XVIe siècle, hommes admirables pour la plupart, mais condamnés à une œuvre trop hâtive, avaient supprimé les difficultés et souvent altéré les détails. Il fallait découvrir des sources nouvelles, principalement par l’étude de l’Orient; il fallait surtout interpréter les témoignages antiques, en peser la valeur, en discuter l’authenticité, se placer dans le milieu intellectuel où vivait l’écrivain et où se formèrent les traditions, pour les contrôler et les comprendre. Voilà ce que l’Allemagne fit ou refit dans vingt écoles savantes avec une suite, une persistance, une pénétration admirables. Certes la France y avait amplement contribué. D’abord, dans sa grande période scientifique, de François Ier à Louis XIII, elle avait, comme je l’ai déjà dit, préludé à ce que l’Allemagne réalisa plus tard. Même au XVIIIe siècle, l’Académie des inscriptions et belles-lettres compta cinq ou six hommes vraiment éminens, qui fondaient la critique à leur manière, manière en un sens supérieure à celle de l’Allemagne; mais ils étaient isolés. En fait de critique, le plus spirituel des hommes ne sortait pas des contre-sens naïfs ou puérils de la vieille école. Voltaire ne comprenait ni la Bible, ni Homère, ni l’art grec, ni les religions antiques, ni le christianisme, ni le moyen âge. Il faisait une œuvre admirable, il fondait la tolérance, la justice, le bon sens public : inclinons-nous devant lui, nous vivons de ce qu’il a fondé; mais dans l’ordre de la pensée il a peu de chose à nous apprendre. Il n’était pas dans la tradition de la grande culture; il n’est sorti de lui aucune série vraiment féconde de recherches et de travaux. Voltaire n’a pas fait d’école. Je vois ce qui est sorti de Descartes, de Newton, de Kant, de Niebuhr, des Humboldt, mais non ce qui est sorti de Voltaire.

De nos jours, bien qu’en décadence, le mouvement des universités allemandes est encore très brillant, et constitue la part principale des acquisitions positives de l’esprit humain. Dans les sciences physiques et mathématiques, ces grandes écoles ont peut-être des rivales; mais dans les sciences historiques et philologiques leur supériorité est telle que l’Allemagne, en ces études, peut être considérée comme rendant plus de services que tout le reste de l’Europe ensemble. La vaste reconstitution des textes grecs et latins qui s’est faite depuis cinquante ans est l’œuvre de l’Allemagne. La philologie comparée est la création de l’Allemagne. La critique historique lui doit, sinon sa création, du moins ses plus larges applications. Je ne vois que l’archéologie et les voyages scientifiques où sa gloire soit égalée. Une université allemande de dernier ordre, Giessen ou Greifswald, avec ses petites habitudes étroites, ses pauvres professeurs à la mine gauche et effarée, ses privatdocent hâves et faméliques, fait plus pour l’esprit humain que l’aristocratique université d’Oxford, avec ses millions de revenu, ses collèges splendides, ses riches traitemens, ses fellows paresseux. Dieu me garde de médire de l’Angleterre! Dans les sciences physiques et mathématiques, elle a des hommes de premier ordre. En toute chose, elle compense par la grandeur des efforts individuels la faiblesse des directions officielles; mais dans les sciences historiques et philologiques le peu de disposition de l’esprit anglais pour comprendre ce qui n’est pas lui, la pesanteur de son gros bon sens pratique, qui n’est guère de mise en ces études, lui créent une réelle infériorité. On dirait que l’aptitude pour les sciences dont nous parlons est en raison inverse de l’aptitude à la politique. Je voulus un jour lire Macaulay; ces partis-pris tranchés, cette façon de n’aimer pas ses ennemis, ces préjugés avoués, ce manque d’impartialité, cette absence de la faculté de comprendre les choses contraires, ce libéralisme qui n’est pas de la largeur d’esprit, ce christianisme si peu chrétien, me blessèrent. Telle est la pauvre espèce humaine qu’il y faut des esprits étroits. Peut-être l’impuissance politique de l’Allemagne est-elle la condition de sa supériorité intellectuelle. C’est parce que l’esprit français a le charmant privilège de s’élever mieux qu’aucun autre au-dessus des préjugés de caste, de secte, de métier, de spécialité, qu’il étonne si souvent le monde par ses contradictions, ses défaillances, ses singuliers retours.


II.

La révolution française, en faisant table rase des institutions du passé, en ne laissant subsister en face l’un de l’autre que l’individu et l’état, se donna la tâche difficile de tout créer à nouveau sur le modèle de la pure logique. Tout ce que faisaient autrefois l’église, les universités, les ordres religieux, les villes, les provinces, les corporations, les classes diverses, l’état dut le faire. Il serait facile de montrer qu’en cela la révolution n’innova guère, qu’elle ne fit que suivre la voie ouverte par la royauté du XVIIe siècle. Quoi qu’il en soit, le principe fut appliqué avec beaucoup de rigueur dans l’ordre qui nous occupe. L’état nouveau accepta l’héritage de la vieille université ; il enseigna. Il eut des écoles de tous les degrés, depuis l’école de village jusqu’à l’école scientifique de l’ordre le plus élevé. Un tel système, se combinant avec la nature particulière de l’esprit français, produisit des résultats singulièrement originaux, et qu’il est bon, à la distance où nous sommes, d’étudier dans leur ensemble. Je m’abstiendrai de tout jugement sur l’enseignement primaire et secondaire, non que j’en méconnaisse la capitale importance, mais parce que l’instruction supérieure a des intérêts à part, et qui suffisent pour le moment à nos réflexions.

L’enseignement supérieur, tel qu’il sortit de la révolution (sous ce mot, je renferme l’empire, suite et développement naturel du mouvement qui l’avait précédé), se composait de trois séries d’établissemens : 1° d’écoles spéciales chargées de transmettre certaines connaissances d’une nécessité absolue pour l’état (l’École polytechnique par exemple), 2" d’établissemens de science pure uniquement chargés d’augmenter le trésor des vérités acquises et de continuer la tradition de la recherche savante (Collège de France, Muséum, etc.), 3° des facultés des lettres et des sciences, chargées de répandre un enseignement plus élevé que celui des collèges, sans aucune vue d’application immédiate, sans autre but que la culture désintéressée de l’esprit.

L’admission dans les écoles spéciales étant assujettie à certaines conditions, ces écoles possédèrent tout d’abord un public déterminé. Leurs amphithéâtres, tout en s’ouvrant parfois avec beaucoup de libéralité à quiconque en exprimait le désir, eurent un auditoire fixe, compétent, ayant prouvé qu’il possédait les connaissances préalables. Il n’en fut pas de même des établissemens scientifiques et des facultés. Comme la gratuité absolue était et devait être la loi de tels établissemens, on fut amené à adopter à cet égard le régime le plus singulier. Les portes furent ouvertes à deux battans. L’état, à certaines heures, tint salle ouverte pour des discours de science et de littérature. Deux fois par semaine, durant une heure, un professeur dut comparaître devant un auditoire formé par le hasard, composé souvent à deux leçons consécutives de personnes toutes différentes. Il dut parler sans s’inquiéter des besoins spéciaux de ses élèves, sans s’être enquis de ce qu’ils savent, de ce qu’il ne savent pas. Quel enseignement devait résulter de telles conditions? On l’entrevoit sans peine. Les longues déductions scientifiques, exigeant qu’on ait suivi toute une série de raisonnemens, durent être écartées. L’auditeur vient ou ne vient pas à de tels cours selon ses occupations ou son caprice. Faire une leçon qui suppose nécessairement que l’élève a assisté à la leçon précédente, qu’il s’est préparé avant de venir, c’est faire un calcul qui sera sûrement couronné de peu de succès. Que signifie en effet, dans un tel régime, ce mot terrible « avoir peu de succès? » C’est avoir peu d’élèves, c’est-à-dire que ce qui est le signe d’un enseignement vraiment supérieur devait devenir une sorte de reproche. Laplace, s’il eût professé, n’aurait certainement pas ou plus d’une douzaine d’auditeurs. Ouverts à tous, devenus le théâtre d’une sorte de concurrence dont le but est d’attirer et de retenir le public, que seront de tels cours? De brillantes expositions, des récitations à la manière des déclamateurs de la décadence romaine. Qu’en sortira-t-il? Des hommes véritablement instruits, des savans capables de faire avancer la science à leur tour? Il en sort des gens amusés durant une heure d’une manière distinguée, il est vrai, mais dont l’esprit n’a puisé dans cet enseignement aucune connaissance nouvelle.

Certes de nombreuses exceptions protesteront contre l’épidémie du bel esprit, conséquence obligée d’un tel système. Un Eugène Burnouf mettra sa gloire à avoir six ou huit élèves venus des quatre coins de l’Europe, et auxquels il enseigne les textes les plus difficiles, textes que lui seul sait comprendre et expliquer; mais pour cela il faudra être un héros de la science. Dans un grand nombre de cas, le savant solide portera envie à son confrère superficiel qui, par une parole aisée, par des aperçus faciles à saisir, par des leçons détachées dont chacune fait un tout, saura mieux attirer et retenir la foule. Une sorte de rivalité souverainement déplacée s’établira, rivalité où le savant sérieux, celui qui aspire à enseignera ses auditeurs quelque chose de positif, aura nécessairement le dessous. Ce qu’il faut, c’est que l’oisif qui en passant s’est assis un quart d’heure sur les sièges d’une salle ouverte à tous les vents sorte content de ce qu’il a entendu. Quoi de plus humiliant pour le professeur, abaissé ainsi au rang d’un amuseur public, constitué par cela seul l’inférieur de son auditoire, assimilé à l’acteur antique dont le but était atteint quand on pouvait dire de lui : Sallavit et placuit[1]?

La surprise de l’Allemand qui vient assister à ces cours est très grande. Il arrive de son université, où il a été habitué à entourer son professeur d’un grand respect. Ce professeur est un Hofrath; il voit le prince à certains jours! C’est un homme grave, ne disant que des paroles remarquables, se prenant fort au sérieux. Ici, tout est changé. Cette porte battante, qui durant tout le cours ne cesse de s’ouvrir et de se fermer, ce va-et-vient perpétuel, cet air désœuvré des auditeurs, le ton du professeur presque jamais didactique, parfois déclamatoire, cette habileté à rechercher les lieux communs sonores qui n’apprennent rien de nouveau, mais qui font infailliblement éclater les marques d’assentiment, tout cela lui paraît étrange et inouï. Les applaudissemens surtout excitent son plus haut étonnement. Un auditoire attentif n’a pas le temps d’applaudir. Cet usage bizarre lui montre de plus qu’il s’agit ici non d’instruire, mais de briller. Il s’aperçoit qu’il n’apprend rien, et se dit à lui-même qu’en Allemagne il ne souscrirait pas à ce cours. Dans un cours assujetti à une rétribution en effet, ce qu’on veut pour son argent, c’est de la science positive, ce sont des résultats précis. On ne paie pas pour écouter un homme qui n’a d’autre but que de vous prouver qu’il sait bien parler. Wilhelm Schlegel, m’a-t-on dit, voulut, à l’imitation de la manière française, faire à Bonn de ces cours oratoires; il n’eut aucun succès. Personne ne voulut payer pour entendre des récitations. brillantes, dont le but principal était de montrer l’esprit du professeur, et dont le résultat le plus clair était qu’on se dît à la sortie : Il a du talent.

Le talent, tel fut en effet le but suprême de la culture nouvelle inaugurée sous le double régime de la publicité absolue et de la gratuité. Deux circonstances importantes donnèrent à cette direction un caractère encore plus tranché. La révolution, loin d’interrompre les traditions des sciences physiques et mathématiques, avait semblé leur donner un nouvel élan. Il n’en fut pas de même dans l’ordre qu’on appelle « des lettres, » et qu’on appellerait beaucoup mieux l’ordre des sciences historiques et philologiques. Dans cet ordre, la France, à la fin du XVIIIe siècle, était fort abaissée. La révolution acheva de la décapiter. Vers 1800, la France n’avait réellement que deux savans éminens dans les études dont nous parlons, Silvestre de-Sacy et d’Ansse de Villoison; encore ces deux hommes, de premier ordre comme spécialistes, étaient-ils dénués de toute philosophie. Les études historiques et littéraires, tenant à des choses bien plus délicates que les sciences physiques et mathématiques, ne pouvaient se développer sous l’empire : elles ne prirent chez nous un essor brillant que sous la restauration ; mais le pli était donné. L’interruption fâcheuse que la révolution avait amenée dans les études savantes devait porter ses fruits pendant plus d’un demi-siècle. Une certaine faiblesse dans les bases mêmes de l’enseignement des langues et de l’histoire fut la conséquence de cette interruption. À part quelques hommes éminens, peut-être supérieurs à tout ce que l’Europe produisait dans le même ordre, l’école française, en fait de lettres savantes, resta médiocre. Ce ne fut ni l’esprit, ni la pénétration, ni les habitudes laborieuses qui lui manquèrent, ce fut la tradition. Une quantité énorme de force se perdit faute de direction ; des efforts surhumains furent dépensés pour acquérir ce que l’étudiant d’une bonne université allemande ou hollandaise apprend en quelques mois.

La nature particulière de l’esprit français contribua bien plus encore à faire pencher notre enseignement supérieur vers les exercices oratoires. La maîtrise de l’esprit français, au moins depuis Louis XIV, est bien plus dans la forme que dans le fond des choses. Nulle part on n’écrit si bien qu’en France ; nulle part on n’hérite d’un si précieux trésor de bon langage, de si excellentes règles de style ; formé par des générations d’incomparables artisans de la parole, notre idiome est comme un guide excellent de la pensée, la contenant, la mesurant, parfois la limitant, mais toujours lui donnant un relief, une clarté, qu’aucune langue n’égale. Les Italiens ont un privilège analogue, et sont après les Français la nation qui écrit le mieux. Certes je suis loin de dire que ce don de lucide exposition exclue la solidité des recherches : la perfection serait de réunir les deux qualités ; mais la perfection est rare, et les dons des nations sont presque toujours exclusifs. Avec sa langue puriste à l’excès, l’Italie devait aboutir aux sonnets et à l’élégant radotage des académies du XVIIIe siècle. Le danger de la France dans l’ordre intellectuel est de devenir une nation de parleurs et de rédacteurs, sans souci du fond des choses et du progrès réel des connaissances. L’institution à laquelle la France a confié le recrutement de son corps enseignant dans l’ordre secondaire et supérieur, l’Ecole normale, a surtout été, pour la division des lettres, une école de style, non une école où l’on apprend des choses. Elle a produit des publicistes exquis, des romanciers attachans, des esprits raffinés en des genres fort divers, tout enfin, excepté des hommes possédant une solide connaissance des langues et des littératures. L’enseignement grammatical en particulier, base de la philologie, y a toujours été systématiquement abaissé. Sous prétexte de s’en tenir à des vérités générales de morale et de goût, on a enfermé les esprits dans le lieu commun. Les esprits, quand il s’en est trouvé, ont pris leur revanche, et sûrement aucun séminaire[2] d’Allemagne n’a produit d’hommes comme M. Prevost-Paradol, M. About, M. Taine. Telle est la France, compensant d’un bond son arriéré, sachant tout sans avoir rien appris, réalisant par les dons heureux et faciles de son génie ce que les autres obtiennent à force d’application et de travail.

Serait-il juste d’oublier en effet ce que le système d’instruction supérieure dont nous venons de critiquer les tendances exclusives eut par momens de brillant et de glorieux? Peut-on oublier ces professeurs illustres qui, dans la première moitié de ce siècle, donnèrent à la chaire profane un éclat sans égal? Ce fut là une manifestation tout à fait originale de l’esprit français, à laquelle aucune autre nation n’a rien à comparer. Mais les institutions doivent être combinées en vue de durer. Il faut que, dans un système embrassant des centaines de personnes, la médiocrité ait sa place et puisse produire des fruits. Un élève même secondaire de M. Bœckh, de M. Bopp, de M. Karl Ritter, rend des services, est un homme utile, qui compte dans le mouvement scientifique du temps, et travaille pour sa part à polir une des pierres qui entrent dans l’édifice du temple éternel; mais qu’est-ce qu’un élève médiocre de M. Cousin, de M. Guizot, de M. Villemain, de M. Michelet? Le genre d’enseignement inauguré par ces hommes supérieurs ne pouvait convenir qu’à eux. Il n’en pouvait sortir un mouvement fécond de recherches. De brillantes généralités, enseignées avec le plus rare talent, attirent un auditoire, mais ne forment pas d’élèves. Dans un pays comme la France, où la contagion du succès est dangereuse, la vogue de tels cours devait avoir de fâcheux résultats. Elle devait nuire aux enseignemens spéciaux. Des facultés où il était à sa place, l’enseignement oratoire devait gagner les établissemens scientifiques proprement dits. On dut être amené à mesurer l’excellence d’un cours au nombre de ses élèves. Tel savant de premier ordre, dont le nom sera attaché dans des siècles à des découvertes capitales, se vit préférer l’agrégé, formé par de longs exercices aux habiletés de la parole. Ce qu’on appela un sujet de grande espérance fut le jeune homme habile dans l’art de l’exposition, mais le plus souvent incapable de faire faire à la science un progrès, de travailler utilement sous une direction, ou même de se tenir au courant des connaissances acquises. La recherche pure en souffrit d’irréparables dommages. Il fut trop souvent de bon goût d’accueillir par une feinte incrédulité les résultats nouveaux et les recherches de première main, qu’on qualifiait de témérités de la critique allemande. Par ce dédain superbe, on se donnait un air de supériorité, et du même coup on excusait sa paresse d’esprit. L’homme voué à l’exposition, en effet, n’aime pas qu’on change ses partis-pris et ses phrases toutes faites. Moins soucieux du vrai que de la forme, ce qu’il voudrait, ce seraient des thèses convenues à la façon de la Chine, où l’on enseigne, dit-on, une fausse astronomie en la sachant fausse, parce qu’elle est celle des bons auteurs. L’Histoire universelle de Bossuet n’a plus, dans l’état actuel des études historiques, aucune partie qui tienne debout ; mais le livre est classique : tant pis pour l’histoire. Mommsen aura beau faire, il n’aura pas raison contre ce beau style et ces habitudes enracinées.

Je ne me plains pas qu’un tel esprit existe. Il est utile, nécessaire peut-être ; mais, selon moi, il a beaucoup trop envahi l’enseignement supérieur. Il en est résulté un véritable abaissement pour les recherches de première main. Toute culture qui tourne sur elle-même sans se renouveler dégénère forcément en déclamations de rhétorique. Il ne faut pas croire qu’un corps enseignant puisse impunément n’être ni peu ni beaucoup un corps savant. On enseigne mal ce dont on n’a pas le sentiment vif et direct. Un exemple rendra ma pensée. Les textes de l’antiquité sont venus jusqu’à nous à travers mille accidens qui en ont rendu la reconstitution dans une foule de cas douteuse et toujours pleine de difficultés. Les premières éditions des classiques, faites au XVe siècle, se bornant presque toutes à reproduire lettre pour lettre un seul manuscrit, étaient illisibles. Les éditeurs savans du XVIe siècle, hommes de goût et surtout préoccupés de faire jouir les anciens de la vogue qu’ils méritaient, voulurent donner au public des éditions où l’on ne s’aheurtât pas à chaque ligne contre des non-sens. Ils corrigèrent, parfois avec bonheur, mais souvent avec une effrayante hardiesse, voulant à tout prix que le texte qu’ils offraient au public fût net et clair. La comparaison de tous les manuscrits était alors impossible, et puis on était pressé ; il fallait répondre à la juste avidité que le public témoignait pour tant de chefs-d’œuvre. En réalité, pendant deux cents ans, les textes classiques que les écoles admirèrent et commentèrent furent des textes fort altérés, où les rhéteurs du bas-empire et les philologues de la renaissance avaient collaboré pour une bonne part. Quelle fut, dans le grand mouvement qui s’ouvrit en Allemagne vers la fin du dernier siècle, la méthode suivie par la critique ? La même que celle qu’on observa dans la restauration de l’art antique. Une foule de statues antiques avaient été, au XVIe siècle, réparées et retouchées, car ce qu’on se proposait à cette époque, ce n’était nullement de voir les œuvres de l’antiquité telles qu’elles étaient venues jusqu’à nous: c’était de montrer des œuvres belles, que rien ne déparât. Quand un goût plus exercé s’introduisit dans l’étude de l’art ancien, on se hâta d’enlever ces additions malencontreuses. On a fait de même pour les textes. Grâce aux facilités qu’offrent maintenant les grandes collections de manuscrits centralisées dans les capitales, on a institué un vaste travail de collation; au moyen de règles sûres, on est remonté au plus ancien texte qu’il soit possible d’atteindre; on a fait justice des corrections maladroites des éditeurs modernes. Or voici ce qu’il y a de bien remarquable. Le département des manuscrits de la Bibliothèque impériale est la plus précieuse collection que l’on possède pour les textes de l’antiquité latine. Sont-ce les professeurs de l’Université de France qui ont fait usage de tels trésors? Nullement. Ce sont des colonies d’Allemands et de Hollandais qui ont exploité ce vaste dépôt et en ont cueilli tout le fruit. Des collections de classiques, où rien n’était épargné sous le rapport de la typographie, se sont faites en France, sans qu’on se soit avisé d’aller rue Richelieu chercher les moyens d’améliorer les textes. Ce travail même, exécuté par l’Allemagne et la Hollande avec une si rare patience, l’école universitaire l’a presque vu de mauvais œil. Il a été de règle de dire que les Allemands « changent les textes, » quand en réalité ils ne font qu’essayer de les retrouver. Autant vaudrait prétendre qu’on change un beau tableau de maître en le dégageant de mauvais repeints. La routine du reste est toujours la même. Quand l’Aristote grec, l’Aristote véritable parut, il eut une longue lutte à soutenir contre l’Aristote apocryphe des universités. Les professeurs se plaignirent; habitués à s’en tenir à des cahiers d’écoles qui n’avaient pas cent ans et qui étaient en possession de présenter les vraies doctrines du philosophe, ils traitèrent celui-ci en intrus lorsqu’il osa se présenter avec le texte authentique de ses ouvrages. Combien de maîtres, s’ils revenaient, seraient ainsi fort mal reçus de ceux qui prétendent enseigner en leur nom !

Je sais que de nombreuses restrictions seraient ici nécessaires; mieux que personne j’ai pu apprécier ce que valent quelques-uns de nos maîtres, et je déclare bien haut qu’il n’est pas une seule des assertions précédentes qui ne fût fausse, si on la prenait dans un sens absolu; mais presque tous les vrais savans que compte dans son sein le corps enseignant seront eux-mêmes, j’imagine, d’accord avec moi pour regretter de voir la direction qu’ils représentent si peu suivie. L’enseignement de nos facultés des lettres, dans son ensemble, est moins celui de la science moderne que celui des rhéteurs du IVe ou du Ve siècle, et souvent je me figure que, si les grammairiens contemporains d’Ausone entraient dans les salles de notre haut enseignement, ils croiraient entrer dans leur école. Paris est un centre si brillant qu’on ne s’aperçoit pas de cette lacune; mais si l’on passe à la province, quel désert! A part quelques honorables exceptions, il ne sort des facultés de province rien d’original, rien de première main. Une ou deux tentatives qui se sont produites pour former ou continuer des écoles provinciales, bien que révélant une activité louable, ont décelé un manque de sérieux, une puérilité, une fausseté de jugement, qui attristent. Strasbourg seul, par suite de ses institutions protestantes, a gardé une forte tradition d’études propres et de solides méthodes. A cela près, toute la production scientifique va de plus en plus se concentrant à Paris. On ne cherche, on ne trouve que là. Cette brillante Alexandrie sans succursales m’inquiète et m’effraie. Aucun atelier de travail intellectuel ne peut être comparé à Paris, on dirait une ville faite exprès pour l’usage des gens d’esprit; mais qu’il faut se défier de ces oasis au milieu d’un désert! Des dangers perpétuels les assiègent. Un coup de vent, une source tarie, quelques palmiers coupés, et le désert reprend ses droits.

N’hésitons donc pas à le dire: il y a là une infériorité dont il importe de se préoccuper. Dans les voies nouvelles où est entré l’esprit européen depuis cent ans, la France cesserait de garder son rang, si elle s’en tenait à ses vieilles traditions de spirituelle légèreté. Admettons que la France soit aujourd’hui aussi spirituelle qu’elle l’était autrefois; il est bien sûr au moins que son genre d’esprit n’est pas aussi goûté. Ce n’est plus cet esprit qui fait la loi en Europe. Le groupe nombreux d’hommes intelligens qui travaille avec ardeur et succès à tirer l’Angleterre de ses habitudes arriérées est tourné tout entier du côté de l’Allemagne. L’Italie, qui s’éveille, ne vient pas à l’école de la France; elle va à l’école de l’Allemagne. La Russie y est depuis cent ans et y reste. Or c’est justement le privilège de la France de savoir se plier à tout et d’exceller même en ce qu’elle emprunte. La France, à l’heure qu’il est, est assez ignorante: elle croit qu’on lui dit des choses hardies quand on lui parle de choses élémentaires; mais, qu’on ne s’y trompe pas, demain elle sera passée maîtresse. On dirait une femme qui d’abord vous écoute sans vous comprendre, puis tout à coup vous prouve par un mot juste, vif, profond, qu’elle a tout compris, et qu’en un moment elle a deviné ce qui vous a coûté de longs efforts. En une heure, la France peut ainsi réparer toutes ses fautes passées. Il y a dans le naïf étonnement que lui inspirent les nouvelles études quelque chose de si spirituel qu’un pédant même en serait désarmé. Seulement ne nous figurons pas que, pour soutenir notre réputation, nous soyons obligés d’être superficiels. Nos pères ne l’étaient pas tant qu’on le dit; en tout cas, ils l’étaient sans effort. La légèreté a un premier charme; mais il n’y faut pas trop appuyer. Gardons-nous de ce que Mme de Staël a quelque part appelé le pédantisme de la légèreté.


III.

En soumettant ces réflexions aux personnes qui s’intéressent aux choses de l’esprit, on n’a nullement prétendu faire la critique d’aucune administration. Ce qui est arrivé est arrivé fort logiquement; personne n’en est responsable, et en tout cas ceux qui peuvent le plus justement s’en laver les mains sont ceux qui n’ont fait que recueillir l’héritage d’un long passé. Encore moins a-t-on voulu demander des réformes, ou même en indiquer. Je crois peu à l’efficacité des règlemens, non qu’ils soient indifférens; mais rarement le bien qui résulte des réformes compense l’inconvénient de changer ce qui est établi. Je conçois une administration idéale qui ne ferait pas un seul arrêté nouveau, et se bornerait à un choix de personnes. Les hommes sont tout; les règlemens, très peu de chose. Les conditions de notre enseignement supérieur tiennent d’ailleurs si profondément aux lois fondamentales de la société française sortie de la révolution qu’il ne faut songer à aucune modification radicale. Limiter la gratuité et la publicité absolues de cet enseignement semblerait illibéral. Le transporter hors de Paris, créer en France des villes d’étude, des Goettingue, des Heidelberg, paraîtrait à plusieurs une pensée si folle qu’il est inutile de la discuter. Or toute la direction qu’a prise en France le système de l’enseignement supérieur est la suite de ces trois ou quatre conditions fondamentales. Faut-il donc renoncer à voir la France dotée de ces grands établissemens scientifiques qui font la gloire des pays étrangers? Non, sans doute. Les cadres existent; une administration éclairée, également attentive à toutes les parties de ses attributions, persuadée que le devoir de l’état est double, qu’il doit à la fois répandre les connaissances et les étendre, une telle administration, dis-je, saurait tirer un riche parti des ressources infinies que la France possède. Deux ou trois circonstances récentes me semblent de nature à faciliter cette tâche et à élever chez nous le niveau de l’enseignement supérieur.

Je mets sur la première ligne la liberté accordée en principe à un enseignement libre, d’un caractère à la fois attrayant et élevé, de se former à côté de celui de l’état. Si, comme on doit l’espérer, cette excellente institution est destinée à prendre des développemens, on en peut attendre les plus heureux effets. Tout éveil est salutaire, et telle est la miraculeuse efficacité de la liberté qu’elle profite à tous, même à ceux dont elle semble blesser les privilèges. Dans mon opinion, personne ne retirera plus d’avantages de ces sortes de cours libres que l’enseignement de l’état, La charge d’amuser et d’instruire un public aimable et spirituel étant devenue ce qu’elle doit être, c’est-à-dire une industrie libre, permise, encouragée même, les titulaires des grandes chaires publiques seront plus à l’aise pour vaquer à leurs austères devoirs. L’état ne doit pas l’amusement au public. Il doit l’instruction élémentaire à tous; il doit de plus la haute instruction destinée à un petit nombre, mais dont les bienfaits retombent sur tous. On peut sérieusement espérer que les établissemens d’instruction supérieure gagneront à être ainsi débarrassés d’un-public qui les faussait. Rendus à leur vraie destination, qui est de continuer la tradition de la haute culture, ils songeront moins à attirer la foule qu’à faire des élèves. L’idée de l’autorité scientifique, qui manque si profondément en France, s’étendra et se fortifiera.

Une distinction d’ailleurs s’établira de plus en plus. Que les chaires de facultés continuent à avoir pour but principal de répandre les vérités acquises, la science déjà faite, nous n’y voyons pas d’inconvénient; mais qu’on ne sacrifie pas à ce besoin légitime d’une exposition élégante et claire la science en voie de se faire, l’enseignement dont le but principal est de découvrir des résultats nouveaux. Que le Collège de France redevienne ce qu’il fut au XVIe siècle, ce qu’il a été depuis à plusieurs reprises, le grand chapitre scientifique, le laboratoire toujours ouvert où se préparent les découvertes, où le public est admis à voir comment on travaille, comment on découvre, comment on contrôle et vérifie ce qui est découvert. Les cours intéressans ou simplement instructifs n’y sont pas à leur place; il ne doit pas y être question de programmes complets et formant un ensemble. Les cadres mêmes du collège doivent varier sans cesse. A part un certain nombre de chaires, qui ont toujours leur raison d’être, car elles représentent de grandes divisions scientifiques où le travail se continue de siècle en siècle, les titres des chaires devraient être pour la plupart mobiles, correspondant à la tâche de chaque jour. Il ne faut pas s’obliger ici à des symétries imaginaires, ni tenir à ce que toutes les branches de l’enseignement soient représentées. Certes Dieu me garde d’indiquer une seule des chaires actuellement existantes dont on eût pu désirer la suppression, puisqu’il n’en est pas une qui ne soit occupée par un homme d’un rare mérite; n’est-il pas cependant regrettable qu’aucun vide ne se soit encore produit qui ait permis de créer une chaire de zend, une chaire de littérature védique, et surtout une chaire de langues et de littératures celtiques? Ce dernier point est pour les amis des études savantes l’objet d’amères réflexions. Il n’y a pas en Allemagne, je ne dis pas une université, mais une école d’un ordre élevé qui n’ait sa chaire de langues et littératures germaniques anciennes. Serait-ce que les langues celtiques possèdent moins de monumens, qu’elles donnent lieu à des problèmes de critique moins intéressans et moins variés? Non certes. Les textes écrits dans les quatre dialectes celtiques forment une masse presque égale à celle des anciens textes germaniques; ils remontent presque aussi haut, et sous le rapport de l’intérêt historique et poétique ils sont, selon moi, supérieurs. Eh bien ! ces trésors nationaux sont chez nous oubliés. Il a suffi de quelques exagérations niaises, des ridicules d’une ou deux académies celtiques au commencement de ce siècle pour jeter un discrédit complètement injuste sur ces études : nos vieilles langues indigènes ne jouissent pas du même honneur que le turc et le javanais; elles n’ont jamais été représentées dans notre haut enseignement.

Un riche Collège de France où rien ne soit donné à la frivolité, dont l’existence soit à peine connue du grand public, bien que personne n’en soit exclu, voilà donc le grand remède à cette infériorité dans les hautes études qu’un peuple jaloux d’être envié par les autres ne saurait patiemment souffrir. La raison qui fit créer le Collège de France au XVIe siècle est celle qui doit le faire durer. La renaissance avait créé une foule d’études et de méthodes auxquelles l’université refusait l’entrée dans ses établissemens. François Ier, au lieu de combattre directement par des mesures administratives l’esprit routinier de l’université, créa à côté d’elle un établissement rival, où les études nouvelles que l’on repoussait trouvèrent un asile. Ainsi se forma, comme par un concours de bannis, la grande école qui eut la gloire de représenter à son origine la plus haute culture de l’esprit humain. L’université, par exemple, fermait ses portes à l’étude du grec, parce que les bons docteurs n’avaient pas connu cette langue; le Collège royal eut la chaire de Danès. L’hébreu rencontrant des préventions plus graves encore, le Collège royal eut la chaire de Vatable. Les canonistes et les professeurs de droit romain s’obstinant à soutenir que le droit français n’existait pas et ne pouvait être enseigné, le Collège royal eut la première chaire de droit national, fondée pour de Launai. Ramus ayant vainement tenté d’introduire dans la philosophie universitaire un esprit plus libéral, le roi Henri II créa en sa faveur une chaire où il l’autorisait à poursuivre ses études selon le plan qu’il s’était tracé.

Loin de faire double emploi avec les établissemens de l’Université, comme on le suppose trop souvent, le Collège de France répond ainsi à des besoins d’un autre ordre. Son existence et sa prospérité sont si intimement liés au progrès de l’esprit humain que la manière plus ou moins fidèle dont il remplit sa mission peut être prise comme la mesure du développement scientifique à un moment donné. Les époques où le Collège de France a compté dans son sein les chefs du mouvement intellectuel ont été les époques fécondes en grands résultats ; les momens où le Collège de France, transformé en succursale des établissemens universitaires, n’a fait que répéter les doctrines reçues sans poursuivre aucune méthode nouvelle, ont été des temps de décadence scientifique. Un corps comme l’université, — ai-je besoin de dire que je n’entends parler ici que de la tendance générale de l’institution et non des personnes distinguées qui peuvent en faire partie ? — un corps, dis-je, comme l’université, chargé d’enseigner à tous les degrés les études réputées classiques, est nécessairement un peu exclusif. Les nouvelles études ne doivent pas être témérairement introduites dans le programme de l’instruction : il faut qu’un stage leur soit pour ainsi dire imposé, et il n’y a pas d’inconvénient à ce que l’enseignement commun ne suive qu’avec une certaine mesure le progrès de la science ; autrement on s’exposerait à donner une sanction officielle à des hypothèses, et l’on s’obligerait à suivre les tâtonnemens qui se produisent toujours au début d’un ordre de travaux. Toute corporation d’ailleurs doit avoir ce qu’on appelle l’esprit de son état. Or l’esprit particulier de chaque état implique quelque chose qui n’est pas la libre allure de l’homme dégagé de tout lien. Un corps enseignant, quel que soit le nombre des hommes illustres qu’il renferme, est obligé de conserver un peu de ce bon petit esprit à la manière de Rollin, sage, honnête, ne péchant pas par trop de pénétration et de vivacité. La science a d’autres droits et d’autres devoirs ; les utiles barrières que réclame l’austère fonction de l’enseignement seraient quelquefois pour elle des entraves ; la première condition qu’elle exige pour porter ses fruits est la liberté. À côté des établissemens où se garde le dépôt des connaissances acquises, il est donc nécessaire qu’il y ait des chaires indépendantes où la grande originalité, qui dans l’enseignement proprement dit n’est pas une qualité indispensable, trouve sa juste place.

Que faire pour rendre le Collège de France à cette haute destination ? Reprendre l’esprit de François Ier et de Henri II, y appeler les hommes qui dans les sciences physiques et mathématiques, ou dans les sciences historiques et philologiques, sont en voie de créer. Qu’aucune branche nouvelle d’études ne se manifeste en France sans qu’immédiatement elle soit représentée au collège par son fondateur. Il n’est nullement nécessaire que les chaires du Collège de France représentent le cadre encyclopédique de l’enseignement. Ce qui est essentiel, c’est qu’il représente l’état présent du mouvement scientifique. Le but du Collège de France étant moins de fournir une série complète de cours que de maintenir la grande tradition des recherches de première main, les leçons du professeur, pour un grand nombre d’enseignemens, ne devraient constituer qu’une partie de ses devoirs. Le Collège de France n’a jamais été plus florissant qu’à l’époque où il n’avait pas de bâtiment à lui[3], et où chaque professeur réunissait à son domicile les disciples désireux de l’entendre. L’essentiel serait que l’homme voué à une série de recherches nouvelles formât autour de lui une école qui travaillât sous sa direction. Les laboratoires atteignent très bien ce but pour la chimie, la physique, les sciences naturelles. Peut-être pour l’enseignement philologique serait-il opportun de créer quelques bourses « d’auditeurs pensionnaires, » qui permettraient à des jeunes gens studieux de suivre durant un certain nombre d’années des études qui sont d’abord complètement improductives. La vie modeste du jeune savant étant devenue beaucoup plus difficile depuis les récentes transformations de la vie parisienne, il s’ensuivra un grand déchet pour la haute culture, si on n’y porte remède par des précautions sagement ménagées.

À plusieurs, de tels soucis pour des études en apparence humbles et obscures paraîtront superflus. Le grand danger de nos sociétés, ce sont les courtes vues. On ne songe qu’à un seul âge. « Depuis cinquante ans, a dit très bien M. Biot[4], les sciences physiques et chimiques ont rempli le monde de leurs merveilles. La navigation à vapeur, la télégraphie électrique, l’éclairage au gaz et celui qu’on obtient par la lumière éblouissante de l’électricité, les rayons solaires devenus des instrumens de dessin, d’impression, de gravure, cent autres miracles humains que j’oublie, ont frappé les peuples d’une immense et universelle admiration. Alors la foule irréfléchie, ignorante des causes, n’a plus vu des sciences que leur résultat, et, comme le sauvage, elle aurait volontiers trouvé bon qu’on coupât l’arbre pour avoir le fruit. Allez donc lui parler d’études antérieures, de théories physiques, chimiques, qui, longtemps élaborées dans le silence du cabinet, ont donné naissance à ces prodiges. Vantez-lui aussi les mathématiques, ces racines génératrices de toutes les sciences positives. Elle ne s’arrêtera pas à vous écouter. À quoi bon des théoriciens ? Lagrange, Laplace, ont-ils créé des usines ou des industries ? Voilà ce qu’il faut ! Elle ne veut que jouir. Pour elle, le résultat est tout ; elle ignore les antécédens et les dédaigne. Gardons-nous, tous tant que nous sommes qui cultivons les sciences, de nous laisser troubler à ce bruit des exigences populaires. Poursuivons avec une invariable persévérance notre patient travail d’exploration, sans les écouter. »

C’est moins la foule ignorante qu’une médiocrité prétentieuse et mesquine qui fait le raisonnement justement blâmé par M. Biot ; mais il est très vrai que ce faux raisonnement est le véritable danger des sociétés modernes, surtout de la société française. Ce qui est brillant et actuel a chez nous trop d’avantages sur ce qui est à longue portée. La solidité en a beaucoup souffert. Certes nous savons plus de choses que le XVIIe et le XVIIIe siècle, le monde s’est pour nous infiniment élargi, l’histoire surtout, comme nous la concevons, n’a presque rien de commun avec ce qu’on appelait autrefois de ce nom ; mais la discipline intellectuelle était plus forte alors. Quelle application ! quel sérieux ! et au milieu de singulières petitesses quel goût de la vérité ! Les classes sociales étaient à quelques égards mieux ordonnées. La magistrature, le clergé, les institutions monastiques, fournissaient aux hommes laborieux d’excellentes formes d’existence. En s’obligeant à remplacer tout cela, le budget a accepté un lourd héritage. Qu’il n’y manque pas tout à fait ; que l’état fasse pour la culture scientifique ce qu’il fait pour les choses indispensables qui seraient négligées, s’il ne s’en mêlait. Les forêts disparaîtraient, si on les abandonnait à la spéculation privée ; il en faut cependant, et voilà pourquoi on les cultive comme choses d’état. Il en est de même de la haute science. Elle ne périrait pas sans doute, si l’état en France l’abandonnait : grâce à la division de l’Europe et aux bienfaisantes rivalités qu’elle porte en son sein, grâce surtout à l’initiative individuelle et aux grandes fortunes qui, en Angleterre particulièrement, sont venues en des mains intelligentes, l’avenir du libre développement de l’esprit est assuré ; mais il y va de l’honneur de notre pays. L’intime persuasion que le monde nous admire ne suffit pas : il faut prouver par des effets qu’on tient sa place dans le genre de culture d’esprit que l’Europe a définitivement préféré.

Certes il serait fort puéril d’espérer que la France modifiera son caractère ; il serait même téméraire de le souhaiter. Elle est charmante comme elle est. Aurait-on la baguette des fées, il faudrait trembler avant de toucher à ces choses complexes où tout se tient, où les qualités sortent des défauts, et où l’on ne peut rien changer sans faire crouler l’ensemble. Mais le moyen d’être vraiment soi-même n’est pas de cultiver ses défauts. La grandeur de la France est de renfermer les pôles opposés. La France est la patrie de Casaubon, de Descartes, de Saumaise, de Du Cange, de Fréret. La France a été une nation sérieuse aux époques où elle était le plus spirituelle ; on pourrait même soutenir qu’elle était plus spirituelle quand elle était plus sérieuse, et que ce qu’elle a perdu en solidité, elle ne l’a pas gagné en vrai charme. Gardons, je le veux bien, la tradition de l’esprit français, mais gardons-la tout entière. N’espérons pas surtout que nous exercerions désormais sur l’Europe l’action que nous avons exercée au XVIIe et au XVIIIe siècle en nous renfermant dans nos vieilles habitudes. La culture intellectuelle de l’Europe est un vaste échange où chacun donne et reçoit à son tour, où l’écolier d’hier devient le maître d’aujourd’hui. C’est un arbre où chaque branche participe à la vie des autres, où les seuls rameaux inféconds sont ceux qui s’isolent et se privent de la communion avec le tout.

La grande expérience que la France accomplit depuis la fin du siècle dernier se poursuit dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre politique. L’issue de cette expérience est tout à fait incertaine; mais il sera sûrement glorieux de l’avoir tentée. La démocratie à la manière française peut-elle constituer en politique une société forte et durable? Peut-elle constituer dans l’ordre intellectuel une société éclairée qui ne soit pas dominée par les charlatans, où le savoir, la raison, la supériorité d’esprit aient leur place, leur autorité légitime et leur prix? Voilà ce qu’on saura dans cent ans, et on le saura grâce à la France. Je suis de ceux qui croient à l’avenir de la démocratie; mais ces sortes de prévisions sont toujours sujettes à beaucoup de doutes, car les choses humaines sont trop compliquées pour qu’on puisse être sûr de tenir à la fois toutes les données du problème, et d’ailleurs la volonté des grands hommes vient de temps en temps déjouer les calculs. En tout cas, il faut continuer l’expérience. Felix culpa ! Cette audace qui parfois nous enlève les avantages des gens sensés fait notre grandeur. Beaucoup d’excellens esprits, à la vue des crises périodiques suivies d’abattemens qui semblent le régime de notre pays, voudraient imiter ceux qui n’ont pas péché, ou bien user de remèdes capables de nous rendre le calme. Ce calme serait la mort. La France ne sait pas être médiocre. Si on veut travailler à la rendre telle, on n’y réussira pas; ce n’est pas médiocre, c’est nulle et inférieure à tous qu’on la rendrait. N’arrêtons donc pas cette fièvre glorieuse, qui est le signe de notre noblesse. Prenons garde seulement qu’un accès n’emporte le malade, ou ne le frappe d’une incurable débilité. La solide culture de l’esprit, une vigilante attention donnée aux intérêts permanens des sociétés, une perpétuelle appréhension de céder aux vues superficielles qui trop souvent surprennent les jugemens de la foule, sont les contre-poids au moyen desquels on préviendra quelques-unes des chances mauvaises d’une situation pleine de péril.


ERNEST RENAN.

  1. Inscription d’Antibes.
  2. Séminaire est en Allemagne à peu près synonyme d’école normale.
  3. Il importe en effet d’observer que l’ancien « lecteur royal » était uniquement pensionné pour répandre et perfectionner de la façon qu’il jugeait la meilleure les études qu’il représentait. Le collège n’a commencé à avoir un local que sous Louis XIII.
  4. Journal des Savans, mars 1854, et Mélanges scientifiques et littéraires, t. er, p. 469-470.