L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/I,13

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L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre XIII



XIII


Préparatifs en vue de la création d'une Fédération romande et d'un journal destiné à lui servir d'organe. — La demande d'admission adressée par le Bureau central de l'Alliance de la démocratie socialiste au Conseil général de l'Internationale à Londres est rejetée (22 décembre).


Conformément aux décisions prises à la conférence de Neuchâtel du 25 octobre (p. 92), les Sections de Genève avaient nommé une commission chargée de s'occuper de la création d'un journal, et une autre commission chargée d'élaborer un projet de statuts pour la future Fédération romande.

La commission des statuts discuta et adopta un projet dont Bakounine, alors très populaire au sein de l'Internationale genevoise, était l'auteur. Ce projet fut imprimé et distribué en décembre.

La commission du journal, présidée par Perron, consulta d'abord toutes les Sections de la Suisse française sur le titre à donner au futur organe de la Fédération. La Section de la Chaux-de-Fonds et celle du district de Courtelary auraient désiré que l'on conservât le titre de Voix de l'Avenir ; quelques personnes, à Genève, proposèrent l’Ouvrier ou le Travailleur ; la commission se prononça unanimement pour le titre l’Égalité, qui était demandé aussi par la Section du Locle. « Le titre de Voix de l'Avenir, dit le rapport de la commission, a été repoussé parce qu'il nous a paru ne rien affirmer et être un peu prétentieux. Le titre l’Ouvrier n'indique pas suffisamment bien, non plus, le but que doit poursuivre le journal ; le titre l’Égalité nous a semblé préférable : il est court, et définit, autant qu'il est possible de le faire par un mot, la tâche que s'impose la nouvelle publication des Sections, le but qu'elle cherche à atteindre. » En même temps qu'elle étudiait les moyens d'assurer au journal des ressources suffisantes, la Commission publiait un programme, et écrivait à un certain nombre de socialistes pour leur demander leur collaboration. Puis, à la date du 19 décembre 1868, elle fit paraître un numéro spécimen[1], contenant son rapport, le projet de règlement élaboré par elle, et les réponses reçues des futurs collaborateurs du journal.

Le rapport de la commission exposait les conditions dans lesquelles le journal pourrait subsister : l’Égalité devait paraître à Genève tous les samedis, et l'abonnement devait coûter 3 fr. 60 par an ; avec deux mille abonnés (la Voix de l'Avenir en avait eu près de deux mille cinq cents), le journal ferait un bénéfice net de 2,176 francs par an ; avec trois mille abonnés, un bénéfice de 4,450 francs, bénéfice qui permettrait, dans les cas de grève et de lutte, de publier des bulletins quotidiens pour défendre la cause ouvrière devant l'opinion publique. La commission terminait en engageant les Sections à imiter l'exemple de la Section du Locle, « qui, entre toutes les Sections de la Suisse romande, est une de celles qui comprend le mieux les devoirs et les sacrifices imposés aux travailleurs qui veulent s'affranchir » : cette Section, dans une assemblée extraordinaire tenue le 5 décembre, avait décidé de prendre un abonnement collectif de trois mois à l’Égalité ; c'est-à-dire que la Section garantissait au journal, pendant trois mois, le paiement d'un nombre d'abonnements égal à celui de ses membres ; passé ce terme, l'abonnement deviendrait une affaire individuelle, et on se tenait pour assuré que personne ne voudrait renoncer à recevoir le journal[2].

En ce qui concerne les promesses de collaboration, la commission publiait, pour la Suisse, ma réponse et celle de Bakounine. Celui-ci, après avoir déclaré qu'il considérait l'Association internationale des travailleurs comme la plus grande et la plus salutaire institution du siècle, disait :


Il est une question surtout qu'il me paraît important de traiter aujourd'hui. Vous savez que ces pauvres bourgeois, pressés par la force inéluctable des choses et faisant de nécessité vertu, se font aujourd'hui socialistes : c'est-à-dire qu'ils veulent falsifier le socialisme, comme ils ont falsifié tant d'autres excellentes choses à leur profit. Longtemps ils ont combattu jusqu'à ce mot de socialisme ; et j'en sais quelque chose, moi qui, au sein du Comité central de la Ligue de la paix et de la liberté, ai passé un hiver, que dis-je ? une année tout entière à leur expliquer la signification de ce mot. Maintenant ils disent le comprendre. J'attribue ce miracle non à ma pauvre éloquence, mais à l'éloquence des faits qui ont parlé plus haut que moi. La grève de Genève, celle de Charleroi, en Belgique, le fiasco essuyé par les démocrates bourgeois d'Allemagne dans la grande, assemblée populaire de Vienne, les Congrès de Hambourg[3] et de Nuremberg[4] et surtout celui de Bruxelles, ont forcé leur intelligence doctrinaire et rebelle. Sourds et aveugles par intérêt, par position et par habitude, ils commencent aujourd'hui à entendre, à voir. Ils ont enfin compris que l'avènement du socialisme est désormais un fait inévitable ; que c'est le Fatum du siècle dans lequel nous vivons. Et voilà pourquoi ils sont devenus socialistes.

Mais comment le sont-ils devenus ? Ils ont inventé un socialisme à eux, très ingénieux, ma foi, et qui a pour but de conserver à la classe bourgeoise tous les avantages de l'organisation sociale actuelle, et aux travailleurs — la misère. Ce ne serait pas même la peine d'en parler, si ces nouveaux socialistes bourgeois, profitant de l'avantage que leur donnent leur position sociale et leurs moyens pécuniaires, naturellement plus puissants que les nôtres, aussi bien que l'organisation de leur Ligue et la protection des pouvoirs officiels dans beaucoup de pays, ne s'étaient pas mis en campagne pour tromper la conscience des sociétés ouvrières, en Allemagne surtout. Nous devons les combattre, et, si la rédaction du journal veut bien le permettre, je consacrerai plusieurs articles à exposer la différence énorme qui existe entre le socialisme sérieux des travailleurs et le socialisme pour rire des bourgeois.


De France, la commission publiait trois adhésions, celles de Benoît Malon, d'Eugène Varlin, et d'Élisée Reclus. Varlin annonçait que deux de ses collègues, Bourdon et Combault, s'étaient engagés à le seconder pour l'envoi d'une correspondance hebdomadaire à l’Égalité. D'Angleterre il y avait des lettres de Hermann Jung et d'Eccarius, promettant des communications réguhères. La collaboration de Karl Marx avait été sollicitée, mais sa réponse avait été négative ; la commission l'expliquait en ces termes : « Le citoyen Marx fait savoir à la commission qu'à son grand regret l'état de sa santé et ses trop nombreuses occupations ne lui permettent pas de promettre sa collaboration au journal. Nous espérons néanmoins que de temps à autre ce vaillant champion de la classe ouvrière écrira dans l'organe des Sections de la Suisse romande. » L'Allemagne était représentée par J.-Ph. Becker, qui promettait de « donner de temps en temps des nouvelles sur le mouvement ouvrier en Allemagne et en Hongrie ». Pour l'Italie, Carlo Gambuzzi et Alberto Tucci promettaient des correspondances. De Belgique, César De Paepe écrivait : « Je suis Flamand, et par conséquent habitué à estropier plus ou moins la langue française » ; mais il ajoutait que néanmoins il « ferait tout son possible pour adresser au journal, de temps à autre, un petit article ou même une étude sur l'une ou l'autre question philosophique, politique ou sociale » ; et il envoyait en même temps le commencement d'une série d'articles sous cette rubrique générale : « Les économistes bourgeois devant le problème de la misère », et dont les quatre premiers avaient pour titre « Les Malthusiens ». Pour l'Espagne, enfin, la commission n'avait pas encore trouvé de correspondants ; mais elle annonçait qu'elle « s'était assuré la communication des nouvelles qu'un de nos amis recevait de ce pays et qui étaient puisées à d'excellentes sources ».


C'est le dimanche 20 décembre que parvint au Locle la lettre de convocation pour le Congrès qui devait s'ouvrir à Genève le 2 janvier. Dans l'assemblée mensuelle de la Section, qui avait eu lieu sept jours auparavant, j'avais été désigné comme délégué.


Cependant la demande adressée par le Bureau central de l'Alliance de la démocratie socialiste au Conseil général de Londres se trouvait soumise, depuis le 15 décembre[5], à l'examen des membres de ce Conseil. La fondation de l'Alliance et sa demande d'être admise comme branche de l'Internationale avaient éveillé la méfiance de Karl Marx. On pouvait faire à l'Alliance les mêmes objections qui avaient été faites à la Ligue de la paix et de la liberté : si elle se proposait le même but que l'Internationale, elle ferait double emploi avec celle-ci ; si elle se proposait un but différent, elle serait une rivale et peut-être une ennemie. Marx écrivit à ce sujet au jeune socialiste russe Alexandre Serno-Solovievitch[6], à Genève, en relevant l'expression incorrecte d’égalisation des classes qui figurait dans le programme de l'Alliance. Serno communiqua la lettre de Marx à Bakounine ; et celui-ci, aussitôt, adressa à Marx la lettre suivante (en français)[7] :


Genève, 22 décembre 1868.

Mon vieil ami, Serno m'a fait part de cette partie de ta lettre qui me regardait. Tu lui demandes si je continue à être ton ami. Oui, plus que jamais, cher Marx, parce que mieux que jamais je suis arrivé à comprendre combien tu avais raison en suivant et en nous invitant tous à marcher sur la grande route de la révolution économique, et en dénigrant (?) ceux d'entre nous qui allaient se perdre dans les sentiers des entreprises soit nationales, soit exclusivement politiques. Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire, toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux solennels et publics que j'ai adressés aux bourgeois du Congrès de Berne, je ne connais plus d'autre société, d'autre milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie maintenant, c'est l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l'être. Voilà tout ce qui était nécessaire pour t'expliquer mes rapports et mes sentiments personnels.


[Bakounine s'explique ensuite au sujet de l'expression égalisation des classes et des individus : il annonce l'envoi des discours qu'il a prononcés à Berne, et parle de sa séparation d'avec Herzen, qui date de 1863[8]. Puis il continue ainsi :]


Je t'envoie aussi le programme de l'Alliance que nous avons fondée avec Becker et beaucoup d'amis italiens, polonais et français. Sur ce sujet nous aurons beaucoup à nous dire. Je t'enverrai bientôt la copie d'une grande lettre que j'écris là-dessus à l'ami César De Paepe...

Salue de ma part Engels, s'il n'est pas mort une seconde fois — tu sais qu'on l'avait une fois enterré. Je te prie de lui donner un exemplaire de mes discours, aussi bien qu'à MM. Eccarius et Jung.

Ton dévoué,            

M. Bakounine.

Rappelle-moi, je te prie, au souvenir de Mme Marx.


Le jour même où Bakounine écrivait cette lettre, le Conseil général de Londres prenait la décision de refuser la demande que lui avait adressée le Bureau central de l'Alliance, par une résolution conçue en ces termes :


Considérant que la présence d'un deuxième corps international fonctionnant au dedans et en dehors de l'Association internationale des travailleurs serait le moyen le plus infaillible de la désorganiser ;

Que tout autre groupe d'individus résidant dans une localité quelconque aurait le droit d'imiter le groupe initiateur de Genève et, sous des prétextes plus ou moins ostensibles, d'enter sur l'Association internationale des travailleurs d'autres associations internationales avec des missions spéciales ;

Que de cette manière l'Association internationale des travailleurs deviendrait bientôt le jouet des intrigants de toute nationalité et de tout parti ;

. . . Que la question a été préjugée par les résolutions contre la Ligue de la paix, adoptées unanimement au Congrès général de Bruxelles ; ...

Le Conseil général de l'Association internationale des travailleurs, dans sa séance du 22 décembre 1868, a unanimement résolu :

1° Tous les articles du règlement de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste statuant sur ses relations avec l'Association internationale des travailleurs sont déclarés nuls et de nul effet ;

2° L'Alliance internationale de la démocratie socialiste n'est pas admise comme branche de l'Association internationale des travailleurs.

V. Shaw ,
secrétaire général.
          
G. Odger,
président de la séance.


On a publié récemment en Allemagne une lettre écrite (en allemand) par Marx à Hermann Jung, le 28 décembre 1868, jour où il reçut la lettre de Bakounine[9]. En voici la traduction :


28 décembre 1868.

Cher Jung,

À peine étiez-vous parti, que j'ai reçu une lettre de Bakounine, dans laquelle il m'assure de son amitié toute particulière (worin er mich seiner spezifischen Freundschaft versichert).

Par sa lettre je vois qu'il a de nouveau écrit longuement à De Paepe, afin de l'embaucher (ködern) pour l’Alliance internationale. Il est donc nécessaire, afin d'éviter du mischief, et pour qu'on ne puisse pas non plus se plaindre plus tard de n'avoir pas été informé à temps, que vous fassiez parvenir le plus promptement possible à De Paepe une copie de notre résolution sur l'Alliance. Il faut naturellement lui dire, en même temps, qu'à cause de la situation actuelle en Suisse, et pour éviter toute apparence de scission, nous voulons que cette résolution ne soit pas publiée, et que nous nous bornons à la communiquer confidentiellement aux Conseils centraux respectifs des différents pays.

N'oubliez pas de convoquer Applegarth à temps pour la séance de samedi. Il serait bon sans doute d'envoyer aussi une convocation à Odger.

Votre K. M.


Le système des « communications confidentielles » faisait, avec cette lettre, son apparition dans l'Internationale.



  1. Le titre de ce numéro spécimen porte, comme quantième, le « 16 » au lieu du 19 : c'est une faute d'impression.
  2. Le résultat obtenu pendant le second trimestre, où l'abonnement était devenu affaire individuelle, ne fut pas aussi satisfaisant qu'on l'avait espéré ; aussi fallut-il prendre d'autre mesures. L'avis suivant fut inséré dans l’Égalité du 26 juin 1869 : « Les membres de la Section centrale du Locle sont prévenus que l'assemblée générale du 29 mai a décidé de rendre l'abonnement au journal obligatoire. En conséquence, l’Égalité sera envoyée, à partir du troisième trimestre, à tous les membres de la Section, qui sont invités à l'accepter. Le refus du journal sera considéré comme équivalant à la démission du membre qui l'aura refusé. »
  3. La septième assemblée générale de l’Allgemeiner deustcher Arbeiterverein (l'Association lassallienne), tenue du 22 au 26 août 1868, sous la présidence de Schweitzer.
  4. Le cinquième Congrès des associations ouvrières allemandes (Vereinstag der deutschen Arbeitervereine), réuni le 5 septembre 1868 sous la présidence de Bebel.
  5. Date indiquée dans la résolution du Conseil général du 22 décembre 1868.
  6. Alexandre Serno-Solovievitch, ami et disciple de Tchernychevskvy. s'était réfugié en Occident en 1863. Entré dans l'Internationale, il prit une part active aux luttes que l'Association eut à soutenir à Genève, en particulier à la grande grève du printemps de 1868. Il mourut en août 1869.
  7. Cette lettre ne m'est connue que par sa publication dans la Neue Zeit, de Berlin, numéro du 6 octobre 1900.
  8. Bakounine avait pris une part active à l'insurrection polonaise de 1863, ce qui l'amena à se séparer politiquement de Herzen.
  9. La lettre de Bakounine étant datée du 22 décembre, si Marx l'a reçue le 28 elle aurait mis cinq à six jours à faire le voyage de Genève à Londres, ce qui est difficile à croire. Il faut supposer qu'il y a une faute d'impression dans l'une des deux dates. Les publications du parti socialiste allemand laissent généralement beaucoup à désirer au point de vue de la correction typographique.