L’Isthme et le canal de Suez

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L’Isthme et le canal de Suez
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 624-654).
L’ISTHME ET LE CANAL DE SUEZ


J. Charles-Roux, l’Isthme et le Canal de Suez : Historique, État actuel ; avec 5 planches, 11 cartes ou plans hors texte, 268 gravures. — Deux vol. gr. in-8o, Hachette, 1901.


M. Charles-Roux, ancien député de Marseille, vice-président du Conseil du Canal de Suez, a récemment consacré à l’histoire de cette grande voie interocéanique deux volumes d’une richesse de documentation incomparable. Toutes les collections, publiques ou privées, se sont ouvertes a ses recherches : la bibliothèque et les archives de la Compagnie lui ont fourni un précieux contingent d’informations. L’iconographie apportait un attrait de plus à cette publication. A côté de cartes, de plans, de graphiques ingénieusement démonstratifs, l’ouvrage ne renferme pas moins de 268 gravures : paysages de l’Egypte ancienne et de l’Egypte transformée par le Canal, scènes de la vie indigène et de la vie des chantiers, monumens antiques et constructions nouvelles, groupes de diplomates autour du tapis vert et triomphales inaugurations. Si le texte est comme le livre d’or de tous les chefs d’Etat, de tous les conquérans, de tous les hommes de pensée et d’action, philosophes, économistes, savans, ingénieurs, qui furent plus ou moins mêlés à l’histoire du Canal, les illustrations du texte en constituent comme le vivant panthéon. Il y a peut-être là cent cinquante portraits d’après les bas-reliefs des temples pharaoniques, les miniatures des manuscrits du moyen âge, les chefs-d’œuvre de la peinture, de la gravure, de la statuaire modernes. Cette galerie de portraits se termine par ceux de Ferdinand de Lesseps et de ses principaux collaborateurs ; elle commence à ceux de Séti Ier et de Rhamsès II Meïamoun, car nous avons l’image authentique de ces glorieux Pharaons : non pas seulement d’après les peintures des temples trente ou quarante fois séculaires, mais, ce qui semble paradoxal, d’après leur photographie. Arrachées par M. Maspéro à l’ombre jusqu’alors inviolée de leurs nécropoles royales, leurs momies ont posé devant l’objectif de nos appareils[1].


I

L’histoire du Canal, pendant de longs siècles, fut surtout l’histoire d’une idée. C’est seulement à partir de la première intervention de Lesseps qu’elle est devenue l’histoire d’un fait. Ce fait est entièrement nouveau, car le Canal, tel qu’il a été conçu et exécuté par Lesseps, n’a presque rien de commun avec celui qu’ébauchèrent les Pharaons et qui, avec des intermittences, paraît avoir été pratiqué jusqu’à la fin du VIIIe siècle de notre ère. Il importe de bien établir en quoi consiste la différence entre les deux entreprises.

Le Canal de Ferdinand de Lesseps perce l’isthme de part en part. Il ne forme qu’une ligne droite, de Port-Saïd, sur la Méditerranée, à Port-Tewfîk, au sud de la vieille ville de Suez, sur la Mer-Rouge. Il fait directement communiquer les deux mers et les deux océans dont elles sont tributaires. Il est bien un Canal interocéanique. Rien de pareil dans le canal des Pharaons, dans cette œuvre qu’Hérodote attribuait à Néchao (Niko II, 26e dynastie), mais dont les recherches d’Ebers et de Maspéro reportent l’honneur à Séti Ier et à son fils Rhamsès II Meïamoun, (19e dynastie). Un bas-relief du temple de Karnak nous montre Séti Ier, sur son char de guerre, revenant victorieux d’une expédition en Syrie, et les prêtres et les grands de l’Egypte, avec une troupe de musiciens, se préparant à lui faire un accueil triomphal. Entre le souverain et ses sujets enthousiastes, le bas-relief dessine un large canal, que le vainqueur va franchir sur un pont, et que les hiéroglyphes désignent sous ce nom : La Coupure. C’est donc bien à Séti Ier, et au moins jusqu’à lui, qu’il faut faire remonter l’existence d’un canal.

Mais qu’était ce canal ? Le tracé, bien qu’interrompu et, par endroits, presque effacé par les ensablemens, a été retrouvé par les ingénieurs du XIXe siècle. Partant de la Méditerranée, il suivait la bouche Pélusiaque du Nil, d’Avaris (Péluse) à Bubaste (Zagazig) ; il n’était donc, pour cette première partie, qu’une canalisation du fleuve ; de Bubaste à Heroopolis, puis aux lacs Amers, s’étendait le vrai canal. Il ne continuait pas, au moins dans l’âge pharaonique, jusqu’à la Mer-Rouge. D’après les évaluations des écrivains anciens, il avait une largeur soit de cent coudées, soit de cent pieds, et une profondeur de quarante pieds, plus que suffisante pour les plus grands navires de l’époque. Comme il était alimenté par le Nil, la navigation n’y était possible que durant les hautes eaux du fleuve ; quand celui-ci rentrait dans son lit, surtout quand il retombait à l’étiage, le niveau du canal baissait à proportion, jusqu’à ce qu’il fût presque à sec. Ainsi, pas de communication en ligne droite d’une mer à l’autre ; un long détour en pleine terre d’Egypte ; la navigation suspendue pendant une grande partie de l’année ; enfin le point terminus aux lacs Amers : tels étaient les caractères de l’œuvre pharaonique.

Comment expliquer l’étrangeté apparente de ce tracé, et surtout sa brusque interruption ? D’une part, la croyance à une différence de niveau entre la Méditerranée et la Mer-Rouge, à une surélévation de celle-ci, qui, par le canal continué jusqu’à elle, aurait submergé toute l’Egypte, devait être en pleine vigueur dans les âges antiques. Ne l’a-t-elle pas été durant tout le moyen âge et dans les temps modernes ? Pendant la première moitié du XIXe siècle, certains travaux d’ingénieurs, des nivellemens mal exécutés comme ceux de Le Père, de complaisantes affirmations comme celles de l’Anglais Stephenson (encore en 1857), n’ont-ils pas donné une apparence de sanction scientifique à cette vieille erreur ? D’autre part, il paraît certain que les Pharaons n’ont cherché qu’une amélioration des voies commerciales sur leur propre territoire : ils n’avaient aucune des aspirations humanitaires dont s’inspirèrent les constructeurs du XIXe siècle ; ils se souciaient fort peu de modifier la carte du monde et de faire communiquer des Océans presque ignorés d’eux ; ils craignaient plutôt d’ouvrir aux peuples de la Méditerranée, aux Phéniciens et aux Grecs si entreprenans, rivaux trop audacieux et déjà trop heureux du commerce indigène, un passage facile aux rivages de la Mer-Rouge, de leur livrer tout ou partie du trafic avec l’Arabie, avec Ophir (côte occidentale de l’Afrique), avec les Indes lointaines. Le canal des Pharaons suffisait aux besoins de leurs sujets ; il était une œuvre purement égyptienne, étrangère à toute préoccupation internationale ou mondiale ; se prolongeant à travers l’Egypte, il restait sous la surveillance et dans la main de ses rois. Hérodote nous raconte que ce qui empêcha Néchao de poursuivre le tracé jusqu’à la Mer-Rouge, ce ne fut pas seulement la perte des 120 000 terrassiers égyptiens, mais surtout l’oracle l’avertissant qu’il travaillait pour les Barbares. L’oracle, sans doute, n’avait pas prévu les jaquettes rouges, mais il exprimait la profonde inquiétude de l’âme égyptienne. Le canal des Pharaons ne devait jamais être, — ce qu’a été le canal rectiligne de Lesseps, — un danger pour l’indépendance du pays. Cette conception peut nous sembler étroite, médiocre, mesquine comme l’œuvre elle-même ; mais elle était bien adaptée aux idées, aux préjugés, parfois salutaires, de cet âge reculé, de ce pays mystérieux, qui cherchait dans le mystère même la sécurité de cette civilisation si particulière et qui redoutait, avec raison, un contact par trop direct avec les civilisations, les religions, les forces étrangères. Ce canal des Pharaons ne pouvait procéder d’une autre conception ; un canal largement ouvert à toutes les nations eût été alors un prodigieux anachronisme : on ne peut cependant prêter aux Séti, aux Rhamsès et aux Néchao, les idées du Père Enfantin et des Saint-Simoniens.

Les potentats qui succédèrent aux Pharaons sur la terre d’Egypte étaient des étrangers ; ils eurent sans doute des vues moins particularistes, se haussèrent à la conception d’intérêts plus généraux. Encore leurs idées ne furent pas celles qui hantèrent les Cerveaux du XIXe siècle. Ils s’en tinrent au canal de leurs prédécesseurs, tout en cherchant à l’améliorer et à le prolonger. Darius le Perse paraît l’avoir continué, mais il n’osa le pousser jusqu’à la Mer-Rouge, influencé, à son tour, par l’idée traditionnelle de la surélévation. Ptolémée II Philadelphe, d’une mentalité déjà émancipée par la renaissance alexandrine, poussa l’audace jusqu’à creuser un fossé entre les lacs Amers et la Mer-Rouge ; mais un système d’écluses rassurait l’Egypte contre la crainte de l’inondation marine. Toutefois la navigation, même sous les Ptolémées, resta soumise aux variations du Nil : c’est ce qui empêcha Cléopâtre, après Actium, de faire passer sa flotte d’une mer à l’autre, car le Nil était alors à l’étiage. Vinrent les Romains. L’empereur Trajan reporta de 60 kilomètres en amont de Bubaste, près du point où s’élève aujourd’hui le Caire, la prise d’eau du canal sur le Nil : cette modification paraît avoir rendu possible la navigation durant l’année entière. Les Arabes n’en trouvèrent pas moins le canal presque ensablé : Amrou, le conquérant de l’Egypte, le fit recreuser jusqu’à Colzoun, petit port sur la Mer-Rouge ; les flottes égyptiennes portèrent l’abondance aux villes saintes de l’Arabie. Peut-être de nouveaux ensablemens vinrent entraver le trafic ; peut-être aussi les maîtres musulmans du pays craignirent-ils, à leur tour, de trop ouvrir l’Egypte à l’esprit entreprenant des peuples riverains de la Méditerranée. En 775, le khalife Al-Mansour fit percer le canal à Colzoun sur la Mer-Rouge. Ne recevant plus les eaux marines, les lacs Amers ne furent bientôt que des marécages salins. Puis la section entre Heroopolis et Bubaste finit par s’ensabler. Dès lors, le canal cesse de jouer un rôle dans l’histoire économique de l’Orient.

On voit que l’œuvre de Séti Ier, de Rhamsès Méïamoun, de Néchao, de Darius le Perse, etc., sous les noms qu’elle a successivement portés, — « canal des Pharaons, » « fleuve de Ptolémée » (Ptolemæus Amnis), « fleuve de Trajan, » « fleuve du Prince des Croyans, » — a toujours conservé ses caractères essentiels : intérêt purement local ; tracé à longs détours, resté d’ailleurs inachevé ; navigation intermittente. Ces chefs d’Etat ne se proposèrent jamais l’ouverture aux nations, aperire terram gentibus, qui fit la gloire de Ferdinand de Lesseps.


II

A partir du XIII siècle, la voie de terre restant seule ouverte à travers l’Egypte, c’est Venise qui travaille et qui parvient à s’en assurer le monopole. La « reine de l’Adriatique » apparaît alors comme la grande puissance commerciale de la Méditerranée ; elle jouait à peu près le rôle que s’est arrogé de nos jours l’Angleterre ; son triomphe dura tant que se prolongea l’âge purement méditerranéen du trafic universel.

C’est à la fin du XVe siècle, lorsque commence l’âge océanique, que la prépondérance de Venise est sérieusement menacée. Les autres nations européennes aspirent toujours à prendre leur part des richesses des Indes et du Cathay ; Venise leur barrant le seul chemin direct à peu près praticable, elles cherchent d’autres voies pour atteindre les Terres promises. Christophe Colomb croit, à travers l’Atlantique, avoir trouvé la route directe de la Chine et des Indes ; Vasco de Gama la découvre par le cap de Bonne-Espérance ; les Portugais prennent pied sur tous les rivages de l’Océan Indien. C’est dans la Mer-Rouge que s’engage entre eux et les Vénitiens la lutte pour la prépondérance commerciale. Venise comprend que sa prospérité est mise en péril par l’ouverture d’une voie maritime, plus détournée, plus longue, mais soumise à moins de risques, et que tendent à monopoliser les Portugais. Elle éprouve les mêmes inquiétudes, la même irritation que ressentit l’Angleterre quand, maîtresse à son tour de la route maritime par le Cap, elle vit s’ouvrir par le percement de l’isthme de Suez une voie concurrente, encore plus sûre et beaucoup plus rapide. Déjà, dans la partie qui s’engage entre Venise et le Portugal, la terre des Pharaons est l’enjeu. Aucune de ces deux petites puissances maritimes ne se sent de taille à se l’approprier par la conquête ; mais le Portugal pense à détruire l’Egypte pour détruire la voie concurrente ; Albuquerque projette de détourner le Nil dans la Mer-Rouge et à faire ainsi du « don du fleuve » un désert de sable ; Venise, plus pratique, rêve d’améliorer cette même voie ; et c’est Venise qui remet en circulation l’idée, presque oubliée pendant huit siècles, de percer l’isthme de Suez ou tout au moins de restaurer l’ancien canal.

La France, à qui devait rester un jour le dernier mot sur cette question, semble alors se désintéresser du conflit entre Venise et le Portugal. Sous François Ier, elle pensa surtout à s’assurer la voie commerciale par la Syrie et l’Euphrate, et c’est un des principaux articles des capitulations qu’elle obtint de Soliman le Magnifique. Il n’était pas possible cependant que les Français n’en revinssent pas à l’idée la plus simple et la plus féconde : le passage par l’Égypte. On voit, dans une lettre de notre ambassadeur à Constantinople, Savary de Lancosme, adressée à Henri III, que la politique française s’intéressa vivement à un projet formé par Euldj-Ali, Beglierbeg d’Afrique, pour restaurer l’œuvre des Pharaons. Euldj-Ali voulait rendre le Nil, jusqu’au Caire, navigable pour les plus grands navires, et, du Caire, faire partir un canal aboutissant à la Mer-Rouge et permettant aux flottes ottomanes d’aller donner la chasse aux Espagnols et Portugais dans l’Océan Indien. Il estimait qu’avec 100 000 travailleurs, il viendrait à bout de l’entreprise. On remarquera que le canal d’Euldj-Ali était plutôt celui de l’empereur Trajan que celui des Pharaons. Le Beglierbeg ayant été empoisonné en 1587, les Turcs ne pensèrent plus à ce projet.

Les Français y pensèrent plus que jamais. C’est alors que l’idée vaguement entrevue par d’autres se précisa et devint, ce qu’elle resta jusqu’au bout : l’idée française. Sous chacun de nos rois, elle reparaît. Un mémoire adressé à Richelieu, et conservé à nos archives des Affaires étrangères, propose la création d’un canal allant du Caire à la Mer-Rouge. Les Turcs, maîtres de l’Égypte, se montrent de plus en plus réfractaires à tout projet de ce genre : ils craignent d’ouvrir aux infidèles une route trop directe vers les villes saintes d’Arabie. En présence de leur hostilité l’idée s’agrandit : pour creuser le canal, il faut d’abord opérer la conquête de l’Égypte. C’est l’objet du mémoire que Leibnitz adresse à Louis XIV. Sous Louis XV, d’Argenson propose de détruire l’empire ottoman par un effort combiné de toute l’Europe, par une croisade entreprise en plein XVIIIe siècle. Il ajoute : « Comptera-t-on pour rien de prodigieux avantages de commerce, par exemple de faire un beau canal de communication de la mer du Levant à la Mer-Rouge, et que ce canal appartînt en commun à tout le monde chrétien. » Voilà une idée nouvelle, féconde, pratique, qui se fait jour. Non seulement d’Argenson rêve la création d’un canal, mais il le conçoit, comme l’a conçu Lesseps, de caractère international et neutre.

Dans les dernières années de la monarchie, Montigny chargé, en 1776, d’une mission en Égypte, le baron de Tott, l’abbé Raynal, la chambre de commerce de Marseille, les hommes d’études et les hommes d’affaires ne cessent d’agiter la question de l’Égypte, de l’isthme, du canal. Vers 1784, Volney avait fait son voyage en Orient ; en 1788-1789, il le publia. Volney insistait sur les difficultés du trafic par caravanes et indiquait sommairement, mais avec quelque précision, les travaux qu’exigeraient la restauration de l’ancien canal et de ses ports d’accès.

Dix ans après, Bonaparte débarquait en Égypte. Il n’y amenait pas seulement une armée française, mais tout un « institut » de savans et d’ingénieurs. Pour lui comme pour le Directoire, le Caire ne devait être qu’une première étape vers la conquête de l’Inde. Il avait lu et annoté tout ce qui s’était écrit avant lui sur l’Égypte et les voies nouvelles de communication. A peine maître du pays, il consulta l’ingénieur Le Père sur « ce qu’on pouvait espérer du rétablissement du canal de Soueys. » Le canal de Suez ! C’est peut-être la première fois qu’il apparaît, dans nos textes, sous le nom qu’il portera dans l’avenir. Bonaparte en aura été, tout au moins, le parrain. Sur les affirmations encourageantes de Le Père, il quitte avec lui le Caire (24 décembre 1798), accompagné des généraux Berthier et Caffarelli, du contre-amiral Gantheaume, de Monge, Berthollet et d’autres membres de l’Institut d’Égypte. Il suit, sur environ huit lieues, les vestiges de l’ancien canal. Pendant une marche de nuit, il manque d’être surpris dans une lagune par la marée montante et, comme le Pharaon de la Bible, d’y périr avec ses hommes. Il rentre au Caire, mais en chargeant Le Père et toute une compagnie d’ingénieurs d’exécuter une exploration en règle du pays entre le Nil, les lacs Amers et la Mer-Rouge. Elle dure de janvier 1799 à la fin d’octobre 1800, au milieu de difficultés énormes, résultant surtout du manque d’eau potable. Le 6 décembre 1800, Le Père adresse son rapport à Bonaparte, devenu Premier Consul. Il y affirme que le l’établissement du canal ne présente aucune difficulté majeure ; mais, comme il croit encore à la surélévation de la Mer-Rouge, il propose un système d’écluses. Cette vieille croyance fut d’ailleurs, dès cette époque, combattue par Laplace et Fourier. Il est probable que le plan de Le Père eût abouti simplement à reconstituer le canal de Trajan avec tous ses inconvéniens.

L’expédition de Bonaparte en Égypte, puis l’évacuation de celle-ci, auraient pu avoir pour conséquence de livrer le pays aux Anglais. Il se rencontra un aventurier de génie qui ajourna pour quatre-vingts ans le succès de leur ambition : en 1807, Méhémet-Ali jeta une armée britannique à la mer. Il se trouva en Égypte l’héritier des idées françaises et, à certains égards, le continuateur de notre œuvre. Sans peut-être connaître les travaux de Le Père, il exécuta une petite partie de ses plans : c’est lui qui fit exécuter, sur un parcours de 80 kilomètres, le canal Mahmoudieh, entre Alexandrie et le Nil. Il y employa les bras de 300 000 fellahs et y dépensa près de huit millions. Encore lui fallut-il, vingt ans après, le reconquérir sur les sables et occuper à son curage 115 000 travailleurs. Cette expérience était bien propre à le dégoûter des grandes entreprises de canalisation. Avec deux ingénieurs français, Linant-bey et Mougel-bey, il réalisa encore une des idées de Bonaparte : les barrages du Nil à Rosette et à Damiette, afin d’élever le niveau du fleuve, d’augmenter ainsi la surface d’inondation et de culture. S’il n’essaya pas de restaurer l’ancien canal, c’est que des raisons politiques l’en détournèrent : surtout la crainte des difficultés que l’Angleterre ne manquerait pas de lui susciter à Constantinople,


III

Vers la fin du règne de Méhémet-Ali, il y eut en Égypte comme une seconde expédition française, celle-ci toute pacifique : ce fut le débarquement des Saint-Simoniens. Ils y séjournèrent de 1833 à 1837. Parmi les innombrables idées qui hantaient le cerveau du Père Enfantin et de ses disciples, deux surtout nous apparaissent en vedette : percer l’isthme de Suez et percer l’isthme de Panama. Ce double vœu avait déjà été formulé, en 1827, par Gœthe, dans un de ses entretiens avec Eckermann. Cette devise, Suez et Panama, Gœthe et les Saint-Simoniens la transmirent à Ferdinand de Lesseps, qui la fit sienne. Chez les Saint-Simoniens, il n’y avait pas seulement de la jeunesse, de l’enthousiasme et de l’utopie ; il est sorti de leurs rangs des hommes à génie très pratique et qui ont contribué grandement à la transformation des idées et des faits. A côté de l’historien Augustin Thierry, du compositeur Félicien David, du publiciste Armand Carrel, des sociologues Pierre Leroux et Auguste Comte, ils ont fourni au monde contemporain des économistes, des remueurs de capitaux et de matériaux, des financiers et des ingénieurs : Maxime du Camp, Michel Chevalier, Le Play, Charton, Carnot, d’Eichthal, Duveyrier, Henri Fournel, Emile Pereire, les frères Barrault, les frères Talabot. Le Père Enfantin n’était que le théologien et le métaphysicien du groupe ; mais, parfois, c’était aussi des idées pratiques qu’il enveloppait d’une phraséologie pompeuse, mystique, toute religieuse. Dans sa correspondance, avec les effusions humanitaires et les sentences d’oracle alternent les recommandations très claires et les instructions techniques. Il écrivait à un de ses disciples : « Aujourd’hui, je sens que c’est ma face politique que je dois d’abord montrer à l’Orient... C’est à nous de faire, entre l’antique Égypte et la vieille Judée, une des deux nouvelles routes d’Europe vers l’Inde et la Chine. Plus tard, nous percerons aussi l’autre, à Panama. Nous poserons donc un pied sur le Nil, l’autre sur Jérusalem. Notre main droite s’étendra vers La Mecque, notre bras gauche couvrira Rome et s’appuiera encore sur Paris. Suez est le centre de notre vie de travail. Là nous ferons l’acte que le monde attend pour confesser que nous sommes mâles. »

Ces manifestations apocalyptiques n’empêchaient pas le Père Enfantin d’assigner, avec une parfaite précision, son poste de combat à chacun de ses ingénieurs, de s’assurer le concours de personnages officiels, d’organiser une campagne de publicité, de créer, en 1846, la « Société d’études pour le canal de Suez. » Elle comprend trois groupes d’associés, — Anglais, Allemands, Français, — ayant respectivement pour ingénieurs Stephenson, de Negrelli, Paulin Talabot. Les chambres de commerce de Lyon et Marseille lui apportent leur adhésion ; l’exemple est suivi par celles de Trieste, de Venise, de Prague, par le lloyd autrichien. On réunit des fonds, les ingénieurs se répandent sur les lignes à étudier et procèdent aux travaux de nivellement. Encore en 1844, Michel Chevalier s’en référait à ceux de Le Père et évaluait à un maximum de 9m, 90 la surélévation de la Mer-Rouge, Paulin Talabot, dans son rapport général de 1847, porte le coup de grâce à cet antique préjugé et constate que Laplace et Fourier avaient eu pleinement raison contre Le Père.

Il semblerait donc que les Saint-Simoniens dussent aboutir à cette conclusion : le tracé rectiligne d’une mer à l’autre. Il n’en est rien : à part Negrelli, tous les membres de la « Société d’études » en reviennent à des variantes de l’ancien tracé. Paulin Talabot projette un canal de 400 kilomètres qui, des lacs Amers, longeant le lac Timsah, ira rejoindre le Nil un peu au-dessous du Caire pour continuer sur Alexandrie. Plus tard, le projet des frères Barrault présentera des complications analogues, mais encore plus grandes. Le groupe de ces hardis novateurs avait été un moment sur la vraie piste : presque aussitôt ils s’en écartèrent.

C’est alors qu’intervient Ferdinand de Lesseps. Né en 1803, entré fort jeune dans la carrière diplomatique, il avait été en 1826 élève consul à Alexandrie, où il ébaucha des relations qui devaient lui être précieuses en son âge mûr. Il y connut Méhémet-Ali, et le pacha lui avait dit : « C’est ton père qui m’a fait ce que je suis ; rappelle-toi qu’en toutes circonstances, tu peux compter sur moi. » Ils ne devaient pas se revoir. Nous retrouvons Lesseps au consulat de Malaga (1839), puis de Barcelone (1841), puis à la légation de Madrid (1848), puis au poste si difficile de Rome dans les années critiques de 1848 et 1849. À ce moment, par suite d’un désaccord entre lui et le gouvernement du Prince-Président, il donna sa démission, L’Egypte l’attirait depuis trop longtemps : le problème de la jonction entre les deux mers n’avait jamais cessé de le passionner. Dès 1826, âgé de vingt et un ans, il avait étudié le rapport de Le Père. De tous les postes qu’il occupa ensuite, il suivait les travaux exécutés par Méhémet-Ali et ses collaborateurs français, les essais des Saint-Simoniens, les projets des divers ingénieurs. Il avait même rédigé un mémoire qui, traduit en arabe, fut placé sous les yeux d’Abbas-Pacha, dont la médiocre intelligence n’en tint aucun compte. La Turquie n’avait pas fait meilleur accueil au projet.

Successivement étaient morts Méhémet-Ali (novembre 1848), puis Abbas-Pacha (septembre 1854). La vice-royauté fut dévolue à Mohammed-Saïd, quatrième fils du fondateur de la dynastie, Lesseps, autrefois, s’était lié avec lui d’une amitié de jeunesse. Il s’empressa de lui adresser une lettre de félicitations sur son avènement, lui annonçant une prochaine visite. Pourtant sur le nouveau Khédive, il recueillait une information inquiétante : Saïd avait confié naguère au consul général de Hollande que, son père ayant renoncé à tout projet de canal interocéanique pour ne pas s’attirer des difficultés avec l’Angleterre, si lui-même devenait vice-roi, « il ferait comme son père, » Le 15 novembre eut lieu, au camp de Maréa, près du Caire, l’entrevue entre les deux anciens amis : Lesseps acheva de séduire Saïd par sa bonne grâce, sa bonne mine et ses prouesses de hardi cavalier. Le 30 novembre, le vice-roi signait un firman de concession accordant « à son ami M, de Lesseps le pouvoir exclusif de fonder et de diriger une compagnie pour le percement de l’isthme de Suez. » Saïd pouvait-il se douter alors de quelles tribulations, pour son pays et pour lui-même, cet écrit si facilement donné serait le point de départ ? Plus tard, Lesseps, dans une lettre intime, se demandera ce qu’aurait fait le vice-roi « si, dès la première heure, il eût pu entrevoir toutes les difficultés, tous les obstacles que l’Angleterre allait multiplier sous ses pas. » Moins de cinq ans après la signature du firman, Saïd montrait à Lesseps ses vêtemens flottant autour de lui et lui disait : « Voyez comme ces Anglais m’ont fait maigrir ! »

L’adhésion apportée naguère par Lesseps à leur Société d’études avait été saluée par les Saint-Simoniens comme un grand succès. Avant de s’embarquer de France pour l’Egypte, Lesseps avait vu, à Lyon, Enfantin et Arlès-Dufour ; à Marseille, Paulin Talabot. En janvier 1855, il écrivait à Arlès-Dufour qu’il voyait en lui son successeur éventuel et « le président-né du futur conseil d’administration. » Cependant Paulin Talabot, soutenu par Arlès-Dufour, s’obstinait à prôner son plan de canalisation. Lesseps, dont les idées n’étaient pas moins arrêtées, faisait une vive critique du « tracé de M. Paulin Talabot, dont je suis loin de contester le mérite supérieur, mais qui, sans être jamais venu sur les lieux, coupait l’Egypte entière, au lieu de couper l’isthme de Suez. » La rupture ne tarda pas à se produire : elle devait avoir pour conséquence d’exclure du futur conseil Talabot, Arlès-Dufour et Enfantin. Celui-ci, avec une hauteur de vues et de caractère qu’on ne peut méconnaître, calma l’irritation de ses amis : « Que l’œuvre que j’ai signalée et fait mettre à l’étude, comme grandement utile aux intérêts matériels et moraux de l’humanité, s’exécute, et je serai le premier à bénir l’exécuteur. Sans doute, il sera bon et juste que l’on sache, dans l’avenir, que l’initiative de cette réalisation gigantesque a été prise par ceux-là mêmes en qui le vieux monde ne voulut voir d’abord que des utopistes, des rêveurs, des fous : mais rapportez-vous-en à l’histoire pour cela. » Un de ses disciples, Maxime du Camp, nous fait cette confidence : « Sans nous être donné le mot, et afin de ne point ranimer des pensées douloureuses, nous ne parlions jamais de l’isthme à Enfantin. » Pourtant, jusqu’au bout, il garda une attitude correcte, exempte d’envie et de jalousie. Quand le succès de l’entreprise se dessina, il disait encore : « J’ai été un vieux niais de m’affliger, car tout ce qui est arrivé a été providentiel. Entre mes mains, l’affaire eût échoué ; je n’ai plus la force et l’élasticité nécessaires pour faire face à tant d’adversaires… Pour réussir, il fallait, comme Lesseps, avoir le diable au corps. Grâce à Dieu, c’est lui qui mariera les deux mers… Il importe peu que le vieux Prosper Enfantin ait subi une déception, mais il importe que le Canal de Suez soit percé, et il le sera. C’est pourquoi je remercie Lesseps, et je le bénis. »

En somme, le rôle des Saint-Simoniens, dans l’histoire du Canal, est des plus honorables. C’est grâce à leur ardeur, à leur foi dans le progrès, à leur élan de jeunesse, à leur enthousiasme presque religieux que le projet de jonction put sortir du domaine de l’utopie, échapper aux cartons des ingénieurs et devenir une préoccupation publique dans l’Europe entière. S’ils ont échoué sur une question technique, il ne faut pas oublier qu’ils eurent raison sur une autre question du même ordre : en détruisant le préjugé de la surélévation, ils rendirent possible l’exécution du tracé qu’ils se refusaient à adopter. Enfin, ils s’abstinrent de créer aucune difficulté à leur rival plus heureux et firent preuve, jusqu’à la fin, de grandeur d’âme et de désintéressement. Ce n’est pas un des moindres mérites de M. Charles-Roux que d’avoir apporté plus de lumière sur cette curieuse et puissante initiative des Saint-Simoniens.


IV

Ferdinand de Lesseps, ayant pris résolument parti pour le tracé direct, le fit approuver par le Khédive. Linant-bey et Mougel-bey, ces anciens collaborateurs de Méhémet-Ali, terminèrent en mars 1855 leur Avant-projet pour le percement de l’isthme de Suez. Il fallait maintenant s’assurer l’approbation du sultan Abdul-Medjid, suzerain du Khédive, celle du gouvernement français, surtout le concours ou la neutralité de l’Angleterre. C’est à cette tâche, de caractère tout diplomatique, que l’ancien consul allait consacrer les meilleures années de sa vie. Lesseps avait à obtenir du Sultan la ratification du firman accordé par Saïd. Il se rendit d’abord à Constantinople et fut admis à l’audience d’Abdul-Medjid. C’était en pleine guerre de Crimée, et le Padishah ne pouvait que manifester de la bienveillance pour un projet français Tout aussitôt se dressa l’opposition de l’ambassadeur britannique, lord Stratford de Redcliffe. Celui-ci fit ajourner, jusqu’à ce que son gouvernement eût été consulté, la ratification du Sultan.

Lesseps comprit que l’opposition de l’ambassadeur anglais ne pouvait être brisée que par une campagne en Angleterre. A la fin de juin 1855, il était à Londres. C’est moins au gouvernement britannique qu’il comptait faire appel qu’à l’opinion et aux intérêts britanniques. La Compagnie des Indes, la Compagnie péninsulaire et orientale de navigation, les négocians de la Cité, les chambres de commerce, les armateurs, les fabricans de machines applaudirent à une entreprise dont le succès diminuerait de plus de moitié la durée et les frais du voyage entre la Grande-Bretagne et les Indes. En revanche, le gouvernement se révélait intraitable. Palmerston adressait au cabinet des Tuileries une note où il dénonçait « la poursuite d’une œuvre chimérique qui pouvait altérer les bons rapports des deux grandes nations européennes. » Clarendon, ministre des Affaires étrangères, invoquait « la tradition du cabinet de Saint-James, qui a toujours été contraire à la canalisation de l’isthme de Suez. »

Revenu à Paris, Lesseps obtint une audience de Napoléon III, qui lui dit : « Cela se fera ; soyez fort, et tout le monde vous soutiendra. »

Pour être fort, surtout contre Palmerston et Clarendon, il sentit qu’il lui fallait s’appuyer sur l’opinion britannique et sur l’universalité de l’opinion européenne. Lesseps constitua une commission internationale, où furent appelés des savans et des spécialistes appartenant à tous les pays. Elle comprit même des Anglais. Elle tint deux séances à Paris (octobre 1855) et désigna quatre de ses membres, dont un Anglais, pour aller étudier la question sur les lieux mêmes. Lesseps présenta au vice-roi les délégués ; Linant et Mougel leur firent les honneurs de l’Egypte, les promenèrent du Caire à Suez, puis de Suez à Péluse, sur les vestiges de l’ancien canal et sur la ligne des nouveaux puits de forage. Les délégués rédigèrent un rapport sommaire approuvant le projet Lesseps et l’adressèrent au Khédive. De retour en Europe, ils préparèrent un rapport définitif qui parut l’année suivante. Déjà le vice-roi, le 5 janvier 1856, avait accordé un firman qui renouvelait celui de 1854 et qui devait être la charte de la Compagnie. Lesseps repartit pour l’Angleterre. Il y tint une vingtaine de meetings, recueillit l’adhésion des chambres de commerce, et les témoignages d’une popularité presque universelle, mais sans réussir à désarmer l’hostilité des gouvernans. Palmerston déclarait à la tribune que l’entreprise était « physiquement impraticable ; » que tout au moins la dépense serait beaucoup trop grande pour faire espérer au capital aucune espèce de rémunération ; et qu’elle devait être placée « au rang de ces nombreux projets d’attrape (bubble) qui, de temps à autre, sont tendus à la crédulité des capitalistes gobe-mouches. » En même temps, il faisait, en secret, dire à Lesseps que, s’il consentait à lui livrer Suez et la garde du canal, l’opposition du cabinet anglais cesserait aussitôt. Lesseps éconduisit le porteur de ces propositions. Palmerston continuait, officiellement, à ne pas croire à la possibilité du canal ; mais il avait soin de faire occuper l’îlot de Périm, qui devait en commander l’issue méridionale. Le gouvernement anglais semblait alors isolé parmi tous ceux de l’Europe, dont les sympathies se déclaraient hautement pour l’entreprise ; en Angleterre même, il se trouvait en conflit avec les manifestations de l’opinion.

Lesseps, dans une réfutation publique du discours de Palmerston, mettait celui-ci en contradiction avec les conclusions de la science européenne, manifestée par les hommes les plus compétens et les plus désintéressés ; avec les termes du rapport définitif de la commission internationale ; avec les intérêts les plus évidens de l’industrie, du commerce et même de la politique britanniques. Il repoussait l’accusation d’avoir voulu tendre un piège à l’épargne britannique : lui avait-il seulement fait appel ? « Les capitaux anglais font si peu besoin à l’entreprise dont je suis le précurseur que, si la part réservée à l’Angleterre (40 millions sur un capital de 200 millions) n’était pas entièrement acceptée par elle, cette part serait à l’instant couverte par les demandes supplémentaires qui me sont parvenues de diverses parties du monde. »

A la suite d’un échange d’observations entre les deux cabinets des Tuileries et de Saint-James, il fut verbalement convenu que « ni la France, ni l’Angleterre ne pèseraient sur les décisions de la Turquie ou de l’Egypte, et qu’elles laisseraient l’affaire de Suez suivre en toute liberté son cours commercial et industriel. » C’était une de ces clauses de non-intervention comme celles qui étaient alors à la mode dans la plupart des complications européennes. Elle n’empêcha point le gouvernement anglais de continuer sa campagne auprès du Sultan pour lui faire refuser la ratification du firman khédivial.

Lesseps, comme s’il eût déjà obtenu cette ratification, s’occupait de constituer la Compagnie et d’en faire rédiger les statuts. Le capital social était fixé à 200 millions, divisé en 400 000 actions de 500 francs, réparties entre 25 000 souscripteurs. Lesseps aurait souhaité que toutes les nations européennes concourussent à la formation de ce capital ; mais leur concours fut très inégal : tandis que la France souscrivait à 207 111 actions et les pays ottomans à 96 517, la Hollande n’était représentée que par 2 615 actions, la Belgique par 324, la Suisse par 460, la Prusse par 15, le Danemark par 7. Ni l’Angleterre, ni l’Autriche, ni le reste de l’Allemagne, ni les Etats-Unis, ni la Russie n’avaient fait une seule demande. Lesseps n’en réservait pas moins, pour le cas où ces pays se décideraient enfin, un stock de 85 506 actions. Il avait refusé de s’adresser aux grands banquiers, qu’il estimait trop exigeans, et ne faisait appel qu’au public. La souscription prenait donc le caractère d’une manifestation presque entièrement française et en même temps très démocratique. C’est ce dernier caractère que ne manqua pas d’incriminer Palmerston, toujours acharné à discréditer l’entreprise. Il la dénonça comme étant uniquement l’œuvre de « petites gens. » Le Globe, journal officieux du cabinet anglais, paraphrasait en ces termes la boutade du premier ministre : « Les souscripteurs principaux sont des garçons de café, trompés par les journaux qu’ils ont sous la main, et des garçons épiciers, habitués à lire des puffs sur les enveloppes de leurs paquets. Le clergé a été largement victime, et 300 portefaix ont réuni leurs sous pour acheter des actions. Toute l’affaire est un vol manifeste, commis au préjudice de gens simples, qui se sont laissé duper, et jamais on ne percevra seulement un maravédi de péage sur un canal irréalisable. »

Lesseps, dédaignant de répondre à toutes ces attaques, achevait d’organiser ses chantiers. Le 25 avril 1859, il fit donner, en grande cérémonie, le premier coup de pioche au lido de Port-Saïd, sur la Méditerranée. Il annonçait au ministre des Affaires étrangères de France « le retentissement qu’a eu dans le monde entier notre coup de pioche. » De retentissement, il n’y en eut que trop. La diplomatie anglaise fit rage au Caire et à Constantinople. Justement la France se trouvait engagée dans la guerre d’Italie, et la Grande-Bretagne profitait de nos embarras. On menaça le vice-roi de révocation. Il dut signifier à temps que les travaux préparatoires avaient été seuls autorisés, non l’exécution définitive, subordonnée à la ratification par le Sultan. Les membres du corps consulaire d’Egypte furent invités à donner communication de cette défense à leurs nationaux. Même le consul de France, par un étrange excès de zèle, interdit aux siens de prêter aucun concours à Lesseps. Celui-ci risquait de se voir abandonner à la fois par ses travailleurs fellahs et par ses collaborateurs européens.

Il résolut d’en appeler à Napoléon III et se rendit à Paris. Dans l’intervalle étaient survenus Magenta, Solférino, l’affranchissement de l’Italie, la paix de Zurich ; l’empire français semblait à l’apogée de la gloire : l’Orient comme l’Occident s’inclinait devant son prestige. Lesseps fut reçu à Saint-Cloud, le 23 octobre, et l’empereur lui dit : « Comment se fait-il, monsieur de Lesseps, que tout le monde soit contre votre entreprise ? — Sire, c’est que tout le monde croit que Votre Majesté ne veut pas nous soutenir. — Eh bien ! soyez tranquille : vous pouvez compter sur mon appui et ma protection. » Le trop zélé consul de France fut rappelé d’Egypte. Notre ambassadeur à Constantinople, Thouvenel, reçut l’ordre d’y employer toute son influence en faveur de l’entreprise. L’ambassadeur anglais Bulwer, écrivait Lesseps, « cherche à détruire le soir ce que M. Thouvenel a fait le matin. Malheureusement pour lui, il se lève toujours trop tard, et, avec les Turcs, c’est de bonne heure qu’il faut faire les affaires. » Thouvenel trouva un précieux concours auprès de deux de ses collègues, l’Autrichien et le Russe. Bulwer eut beau tempêter, menacer d’une guerre la Turquie, Abdul-Medjid accorda son approbation. Toutefois ce n’était qu’en principe, et il fallut attendre longtemps encore l’iradé de confirmation.

La mauvaise humeur du gouvernement anglais se donnait carrière dans les discours de Palmerston, répétant en plein parlement que l’entreprise était « une des plus remarquables tentatives de tromperie qui aient été mises en pratique dans les temps modernes. » Le Daily News assimilait le roman de Lesseps « aux plus extravagantes fictions d’Alexandre Dumas ; » le Times assurait qu’« une nuit d’orage engloutirait tout dans le sable. » Un membre de la Chambre des lords, Carnarvon, accusait le gouvernement français de « se laisser compromettre dans le projet d’une compagnie en banqueroute » et de « se faire le ravaudeur d’une spéculation qui n’est qu’un leurre aussi grossier et aussi trompeur qu’aucun de ceux qui aient été lancés sur la mer du commerce. » Lesseps, exaspéré, désigna deux témoins, le général Morris et l’amiral Jurien de la Gravière, pour aller demander au noble lord réparation par les armes. Ils lui firent comprendre que la meilleure réponse à ces calomnies serait de « mener à bonne fin la grande entreprise. »

La jalousie britannique cherchait, contre Lesseps, à faire vibrer toutes les cordes, même celles de l’humanitarisme et de la philanthropie. Dans son firman du 5 janvier 1856, le Khédive avait cru agir dans l’intérêt de ses sujets en stipulant que les « quatre cinquièmes au moins » des ouvriers employés aux travaux seraient égyptiens. Des membres du parlement anglais en prirent texte pour dénoncer l’exploitation du travail servile. Lesseps, dans une lettre rendue publique, réfuta ces accusations. A supposer que le travail servile fût une institution égyptienne, il demandait si un gouvernement étranger avait le droit de s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Egypte. L’Angleterre était-elle intervenue aux États-Unis pour faire cesser l’esclavage des noirs, en Russie pour demander l’abolition du servage ? Quand l’Angleterre avait éprouvé le besoin, sous le vice-roi Abbas-Pacha, de faire construire un chemin de fer d’Alexandrie au Caire, s’était-elle inquiétée s’il avait été exécuté par la main d’œuvre servile ? Quand les débordemens du Nil avaient endommagé une partie de la voie, n’était-ce pas sur ses instances que 50 000 fellahs avait été rassemblés en quelques jours, dans les conditions les plus défavorables à leur bien-être et à l’hygiène ? Au contraire, les indigènes employés aux travaux du Canal français recevaient une nourriture de choix, trouvaient, en cas de maladie, les secours médicaux les plus éclairés, étaient à l’abri de tout châtiment corporel, touchaient un salaire supérieur au taux du pays. On n’avait pas perdu deux hommes sur 10 000, proportion très inférieure à la mortalité normale de l’Egypte. Les travaux du Canal procuraient aux indigènes des millions de francs en salaires ; « nous élevons le fellah à la dignité de l’ouvrier libre. » Donc « à quoi bon, ces coups d’épingles ? »


V

A travers toutes ces difficultés et toutes ces polémiques, l’œuvre avançait. Le 2 février 1862, le canal d’eau douce, du Nil au lac Timsah, était terminé ; le 15 mai, on posait la première pierre de la Ville du Lac (Ismaïlia) ; le 18 novembre, les eaux de la Méditerranée faisaient leur entrée dans le Timsah.

Le 18 janvier 1863, mourait le khédive Mohammed-Saïd. Son successeur Ismaïl prononça une parole qu’il convient de relever, car elle avait un sens profond, presque prophétique : « Personne n’est plus canaliste que moi ; mais je veux que le Canal soit à l’Egypte, et non l’Egypte au Canal. » L’enchaînement des causes et des effets, ce que les Anciens eussent appelé la fatalité, devait être plus fort que la volonté d’un homme. Ismaïl verrait luire le jour où l’Egypte suivrait forcément les destinées du Canal et semblerait n’en être que la dépendance et l’accessoire.

Ismaïl n’avait pas l’énergie, la fermeté, la ténacité de son prédécesseur, ni sa franchise. Avec lui, les Anglais n’eurent que trop de facilités à continuer leurs menées. Ils trouvèrent moyen de séduire jusqu’à son ministre des Affaires étrangères, Nubar-Pacha. Quand celui-ci fut envoyé par son maître à Constantinople, il emportait deux séries d’instructions : les unes, qui lui étaient données par Ismaïl, mais dictées par les agens britanniques, avaient pour objet d’obtenir du Sultan qu’il réglât définitivement la situation de la Compagnie du Canal ; les autres, qui lui étaient confiées par ces mêmes agens, tendaient à solliciter auprès de la Porte la déchéance pure et simple de la Compagnie. Les instructions officielles étaient déjà bien assez rigoureuses pour celle-ci : Ismaïl remettait en question la charte du 5 janvier 1856. Il demandait ou était censé demander que le contingent de travailleurs fellahs fût réduit à 6 000 hommes ; que les dimensions fixées pour le Canal fussent révisées ; que les redevances payées au Khédive par la Compagnie fussent augmentées, tandis que les concessions territoriales primitivement accordées à celle-ci seraient énormément réduites. Si elle ne souscrivait pas, dans un délai de six mois, à ces conditions si dures, les travaux seraient interrompus, même par la force. Ces conditions firent le fond de l’ultimatum qui fut adressé à Lesseps par Fuad-Pacha, grand vizir de la Porte. En même temps les journaux anglais donnaient à Lesseps et aux « aventuriers qui l’ont soutenu de leur argent, » le conseil charitable « de se tirer promptement d’une mauvaise affaire et de faire le meilleur marché qu’ils pourront avec le pacha. » Cette fois les Anglais ne contestaient plus la possibilité d’achever le Canal ; ils travaillaient simplement à s’en réserver l’achèvement.

Nubar-Pacha, qui avait si bien réussi à Constantinople, était venu à Paris dans l’espoir d’y compléter son œuvre de destruction ou de spoliation. M. Charles-Roux nous révèle qu’il y trouva, jusque dans l’entourage et presque la famille de l’Empereur, d’étranges patronages. Lesseps les démasqua et les flétrit en quelques boutades énergiques. Puis c’est à Nubar-Pacha qu’il s’attaqua. Il l’assigna devant le tribunal civil de la Seine, « pour avoir, en sa qualité privée, pris la responsabilité de la publication de documens falsifiés et diffamatoires contre la Compagnie. » Les actionnaires de celle-ci donnèrent un grand banquet présidé par le prince Napoléon et où le monde officiel était largement représenté. Le prince, dans son toast, prit vivement à partie l’intrigant ministre du Khédive : « Nubar est venu ici, quoi faire ? Essayer de mettre le désordre parmi nous... Quelles furent ses lettres de recommandation ? Ai-je besoin de le dire ? Des lettres de crédit sur des banquiers anglais. Son argent de poche, de quoi se composait-il ? De livres sterling, et non de napoléons d’or. » D’autres manifestations achevèrent de terrifier le ministre infidèle. Pour comble, à Paris même, Lesseps put signifier à Nubar-Pacha le désaveu de son maître : Ismaïl s’en rapportait complètement à l’arbitrage de l’empereur des Français pour régler amiablement tous les litiges. Et Napoléon III avait accepté le rôle d’arbitre.

Assisté d’une commission de sénateurs, de députés et de conseillers d’Etat, l’Empereur étudia ces litiges et, le 6 juillet 1864, rendit sa sentence arbitrale : la Compagnie renoncerait à exiger du gouvernement égyptien tout contingent de travail leurs fellahs ; elle lui rétrocéderait 60 000 hectares qu’elle avait obtenus de lui sur les bords du Canal, n’en gardant plus que 23 000, plus son domaine du Ouàdy ; elle cessait d’être propriétaire du canal d’eau douce, mais en restait usufruitière jusqu’à la fin de sa concession ; en échange, le Khédive s’engageait à lui verser, par annuités, une somme de 84 millions.

Lesseps éprouva quelque regret à rétrocéder ces 60 000 hectares, qui devaient leur fécondité nouvelle à la proximité des canalisations, et où il avait rêvé de créer une vaste colonisation, comme avait fait le Joseph de la Bible dans la terre de Gessen ; mais les 84 millions que la Compagnie devait recevoir du Khédive constituèrent une précieuse ressource, au moment où allaient commencer pour elle les difficultés financières. Un autre avantage sérieux, c’est que le gouvernement impérial, en assumant le rôle d’arbitre, s’engageait implicitement à soutenir la Compagnie contre toute malveillance de l’Égypte, de la Turquie, et même de l’Angleterre.

On ne pouvait espérer que l’arbitrage même ne fût pas discuté. Bulwer s’employait fiévreusement à le battre en brèche. Il rencontra dans le marquis de Moustier, successeur de Thouvenel à l’ambassade de Constantinople, un surveillant vigilant et un contradicteur résolu. Entre ces deux forces opposées, la résultante risquait d’être l’immobilité de la Porte. Elle s’avisa, pour gagner du temps, de demander un supplément d’informations. Bulwer lui-même tint à se documenter sur les lieux. Il se rendit en Égypte, et Lesseps lui fit, avec une joie peut-être ironique, les honneurs des travaux. Bulwer put se persuader que non seulement le Canal n’était pas une utopie, comme persistait à l’affirmer la presse britannique, mais que son achèvement n’était plus qu’une question de mois. Il revint à Constantinople absolument convaincu. Convaincu de quoi ? De la nécessité, puisque le canal allait être réalisé, d’assurer sur lui la mainmise britannique. Son hostilité resta aussi active, mais elle changea d’objet. Il ne s’agissait plus d’empêcher, mais de prendre. Bulwer avait pu, comme ses compatriotes, garder l’espérance que la Compagnie verrait la fin de son capital social de 200 millions avant l’achèvement de son œuvre ; or, voici que les deux Chambres françaises l’autorisaient à contracter un emprunt de 100 millions, qui fut aussitôt couvert. C’était donc bien avec de l’argent français, au profit des actionnaires français, que l’œuvre serait complètement réalisée. Bulwer n’eut plus d’autre souci que d’empêcher la ratification par le Sultan.

L’iradé se faisait toujours attendre. Quand l’empereur des Français, en avril 1865, vint à Marseille s’embarquer pour l’Algérie, Fuad-Pacha, qui faisait une cure dans notre Midi, s’empressa d’aller saluer le souverain. Celui-ci ne répondit pas à son salut. Très ému de ce froid accueil, le grand vizir demanda si l’Empereur avait quelque grief contre lui ou son gouvernement. On lui répondit par ce simple mot : Firman. Le Turc comprit, et quelques jours après arrivait en France l’iradé vainement sollicité depuis douze ans, le firman libérateur.

Le 14 mars 1869, le Canal, poussé jusqu’aux lacs Amers, y déversait, en présence du vice-roi et du prince de Galles, les eaux de la Méditerranée. Elles s’y rencontraient avec celles de la Mer-Rouge. La grande œuvre était achevée. Il ne restait plus qu’à en faire l’inauguration solennelle. Elle eut lieu le 17 novembre, avec une splendeur exceptionnelle, au milieu d’un prodigieux concours d’indigènes et d’étrangers, en présence de l’impératrice des Français, de l’empereur d’Autriche, du prince royal de Prusse, du couple héritier des Pays-Bas, de l’émir Abd-el-Kader, d’une infinité de princes et princesses, de diplomates, de généraux, d’amiraux, de savans, d’armateurs, d’ingénieurs. On peut dire que toute l’Europe fut témoin à ce « mariage des deux mers. » Je ne peux que renvoyer à l’ouvrage de M. Charles-Roux pour le détail de ces brillantes cérémonies. Tous les hôtes purent contempler ces villes nouvelles que le génie français avait fait sortir des sables ou des marais : Port-Saïd sur la Méditerranée, Ismaïlia sur le lac Timsah, Port-Tewfik sur la Mer-Rouge. Ils purent, sur une flottille nombreuse et magnifiquement pavoisée, naviguer sur le Canal enfin ouvert à toutes les nations et que l’énergie d’un homme avait fait passer du domaine du rêve dans le domaine de l’éblouissante réalité. Ce fut pour Lesseps un jour d’apogée et la récompense de quinze ans de persévérance. Comme l’a dit excellemment le vicomte Melchior de Vogué : « Désirs des vieux Pharaons, des conquérans romains, des khalifes arabes, du conquérant français et de ses savans confrères, désirs de Sésostris, d’Alexandre, de César et de Bonaparte, il n’a pas fallu moins que ces velléités pour forger enfin la volonté que nous l’avons vue vivre et vaincre dans la personne de Ferdinand de Lesseps. »


VI

La présence du prince de Galles à l’inondation des lacs Amers, celle de l’ambassadeur britannique George Elliot à la grande inauguration, indiquaient assez le revirement qui s’était opéré dans l’opinion britannique. Nous l’avons vu commencer dans le cerveau de Bulwer. Il se poursuivait, avec l’alliage des arrière-pensées que Bulwer, à la fois convaincu et convoiteux, avait rapportées d’Egypte à Constantinople. Certes, l’amende honorable que l’on faisait au génie longtemps méconnu de Lesseps était aussi complète qu’il le pouvait désirer. Dès 1868, lord Stanley avait, à la stupeur des cotonniers anglais qui l’écoutaient, fait cette déclaration : « Je n’ai aucune espèce de doute sur l’achèvement définitif du canal de Suez. » Duckworth, président de la chambre de commerce de Liverpool, rendait un public hommage à un des « grands bienfaiteurs de l’humanité, » affirmant que la postérité le lui rendrait « d’une façon plus ample et illimitée. » Gladstone s’écriait : « Nos grands ingénieurs se sont trompés ; M. de Lesseps était dans le vrai. » La reine d’Angleterre envoyait à celui-ci la grand-croix de l’Etoile de l’Inde, pour « l’énergie, l’habileté, la persévérance, avec lesquelles, pendant tant d’années et au milieu de si grandes difficultés, il avait poursuivi la création du Canal. » Avec des considérans analogues, la Cité de Londres lui décernait le titre de citoyen. Le Times, qui l’avait tant de fois diffamé, saluait par ces lignes son débarquement en Angleterre : « Le Canal de Suez est une des merveilles du monde moderne. Maintenant qu’il est fait, nombre de gens diront qu’il n’était pas difficile de le faire... M. de Lesseps arrive dans un pays qui n’a rien fait pour le Canal et qui, cependant, depuis qu’il est ouvert, l’a fait traverser par plus de navires que toutes les nations du monde ensemble. Ce pays lui fournira les dividendes presque entiers que ses actionnaires recevront. Que ce soit la satisfaction que nous offrons pour le tort que nous avons pu primitivement avoir ! »

Ainsi toute l’Angleterre, — commerçans, financiers, publicistes, les gouvernans eux-mêmes, — confessait « la grande faute d’incrédulité. » Restait à savoir comment on se proposait de la réparer. En ce qui concerne les intérêts français, la pénitence devait être pire que le péché. Les grosses difficultés, les vrais périls commencèrent lorsque les Anglais eurent cessé d’être « incrédules. »

Ce qui dominait la situation, c’était une dangereuse antinomie. Le Canal avait été exécuté uniquement par l’énergie française, presque uniquement par les capitaux français, sans aucune souscription britannique ; mais la rémunération des capitaux français allait reposer, pour les quatre cinquièmes au moins, sur les recettes fournies par le transit de vaisseaux britanniques. D’une part, des actionnaires surtout français ; d’autre part, des cliens surtout anglais. Il y avait là deux intérêts diamétralement opposés, deux prétentions qu’on pouvait croire parfois inconciliables. L’antithèse est nettement posée dans un échange de vues, en février 1885, entre lord Granville et Waddington, ambassadeur de France à Londres. Le Canal de Suez, faisait observer celui-ci, est une œuvre essentiellement française. — Le Canal, répondait celui-là, bien que construit par des Français, ne vit que par le transit du commerce anglais. — C’est possible, répliquait notre ambassadeur, mais « si le Canal n’avait pas été creusé par M. de Lesseps, il n’y aurait de transit d’aucune espèce. » Ce court dialogue pourrait servir d’épigraphe à toute l’histoire ultérieure du Canal.

Peu de temps après l’apothéose de novembre 1869, que suivit de près la chute de l’Empire, la situation financière de la Compagnie se révéla très difficile. La réalisation de son œuvre avait coûté 432 807 885 francs. Or. la Compagnie n’avait pu disposer que des 200 millions du capital social (le Khédive ayant pris à son compte les 176 602 actions que Lesseps avait réservées pour l’option de l’Angleterre) et des 100 millions de l’emprunt de 1868. Les recettes et la progression des recettes n’avaient pas été suffisantes pour combler la différence. La Compagnie était en retard pour le paiement de trois coupons, soit de 15 millions, aux obligataires. Les réclamations des obligataires et des autres créanciers, les assignations devant le tribunal de commerce de la Seine se multipliaient. Il pleuvait du papier timbré. D’autre part, aucun dividende n’étant réparti, les actions tombaient au-dessous du pair. La spéculation en profitait pour organiser une campagne de presse contre la Compagnie, dont les titres s’en trouvaient encore plus discrédités. Elle tenta d’émettre un nouvel emprunt de 20 millions : il ne fut couvert que jusqu’à concurrence de 12 millions. On put croire un moment qu’elle serait contrainte à liquider.

A la taxe de 10 francs par tonne payée par les navires transitans dans le Canal elle voulut ajouter une surtaxe, temporaire à la vérité, de 1 franc par tonne. Cette tentative n’eut d’autre résultat que de provoquer les protestations des armateurs et de soulever la question très épineuse de l’évaluation du tonnage. La Compagnie imposait celle de l’ordonnance de Colbert (1681), aux termes de laquelle la tonne équivaudrait à un cube de 1m,44 ; les armateurs prétendaient que l’évaluation portée sur le livre de bord devait faire foi ; or, cette évaluation variait pour les navires d’une même nation. On plaida devant les tribunaux de Paris : la Compagnie perdit son procès en première instance et le gagna en appel. Quant à la surtaxe de 1 franc, elle ne fut admise ni par les armateurs, ni par le gouvernement égyptien, ni par la Porte, retombée sous l’influence britannique depuis les désastres de la France. Le Sultan envoya sur le Canal 10 000 soldats ottomans pour prêter main-forte aux revendications des armateurs.

Cette fois, ce n’était plus le gouvernement anglais qui se montrait hostile à la Compagnie ; c’était ce monde commercial de la Grande-Bretagne sur qui Lesseps avait, naguère, pu prendre appui contre le gouvernement. En revanche, c’est celui-ci qui prépara le coup de théâtre de 1875 : on apprit tout à coup qu’il venait d’acquérir les 176 602 actions que le Khédive, dont la fortune était en pleine déconfiture, ne pouvait plus garder. Le gouvernement anglais les achetait au prix de 100 millions, soit 568 francs par action : en prenant le cours d’aujourd’hui, à environ 3 500 francs, on voit qu’il a réalisé un bénéfice d’environ 518 millions, plus les 120 millions de dividende qu’il a touchés. C’était une très bonne affaire comme acte de pure spéculation financière ; c’en était une meilleure encore comme spéculation politique. Propriétaire de 176 602 actions sur un total de 400 000, le gouvernement devenait, dans une forte proportion, copropriétaire du Canal ; il acquérait le droit de faire entrer dans le conseil d’administration trois et, par la suite, dix représentans de la Reine. C’est ainsi que l’Angleterre savait réparer, au mieux de ses intérêts, la « grande faute d’incrédulité. »

Cette désagréable surprise eut du moins son bon côté. Le gouvernement anglais se trouva intéressé désormais à défendre la Compagnie comme les tracasseries turco-égyptiennes, contre les attaques dénigrantes de ses propres journaux, contre les prétentions excessives de ses propres armateurs. Il y eut une période de calme et de prospérité. Le transit par le Canal suivait régulièrement une progression ascendante ; il en était de même pour les dividendes, et les simples obligataires percevaient exactement le montant de leurs coupons. Si la Compagnie recourait à de nouveaux emprunts, de 27 millions en 1878 et de 100 millions en 1885, ce n’était plus pour parer à un déficit ou pour échapper à la faillite : c’était uniquement pour réaliser certaines améliorations que l’expérience avait révélées nécessaires et qui, à leur tour, ne pouvaient que favoriser l’augmentation des recettes.

On put, sans compromettre les bénéfices raisonnables des actionnaires, accorder d’importantes détaxes aux armateurs.

Dans les années 1881 et 4 882, une crise beaucoup plus grave que les précédentes, de caractère tout politique, faillit compromettre le caractère français, ou plutôt international, que Lesseps avait voulu garder à son œuvre. Dès janvier 1855, il semble qu’il eût prévu cette crise. Il avait alors fait remettre à Napoléon III une note destinée à être insérée dans les protocoles du futur traité de paix avec la Russie et qui était ainsi conçue : « Les puissances signataires garantissent la neutralité du Canal maritime de Suez en tout temps. Aucun bâtiment ne pourra être saisi ni dans le Canal, ni à quatre lieues des entrées sur les deux mers. Aucune troupe étrangère ne pourra stationner sur les bords du Canal, à moins d’avoir le consentement du gouvernement territorial. » Les craintes prophétiques de Lesseps ne furent pas prises alors en considération. Ni dans le traité de Paris de 1856, ni dans aucun acte ultérieur, aucune disposition ne fut insérée pour garantir la neutralité du Canal. Il restait dans une situation imprécise, comme en dehors du droit des gens.

L’inconvénient de cette situation se révéla quand éclatèrent les troubles qui provoquèrent et suivirent la déposition du vice-roi Ismaïl (26 juin 1879). L’histoire de l’Égypte et du Canal se confond avec celle de la politique générale européenne. Il nous est impossible, ici, d’entrer dans le détail de négociations où la France et l’Angleterre restèrent d’abord en tête à tête, où intervinrent ensuite les quatre autres puissances et la Porte Ottomane. M. Charles-Roux a exposé avec une lumineuse précision la politique qui fut suivie en Égypte successivement par Jules Ferry et son ministre des Affaires étrangères, Barthélémy Saint-Hilaire, puis par Gambetta, puis par M. de Freycinet, puis par la cabinet Duclerc, puis par Jules Ferry revenu aux affaires, enfin par M. Flourens. Deux fois la France, à la suite des plus tristes journées parlementaires, perdit la possibilité de se maintenir en Égypte. Deux fois la Chambre des députés fit échouer les plus sages combinaisons de nos gouvernans. Ce fut le 29 juillet 1882, lorsque les partisans d’une intervention complète en Égypte et ceux de la non-intervention absolue se coalisèrent contre M. de Freycinet, préconisant une intervention restreinte, mais qui eût suffi pour empêcher la mainmise de l’Angleterre sur l’Égypte, et le mirent en échec par 417 voix contre 75. Ce fut surtout le 30 mars 1885, lorsque les députés, affolés par les nouvelles de Langson, renversèrent Jules Ferry. Celui-ci, le matin même de cette journée, avait présidé la première séance d’une commission formée par les délégués des puissances, et dont il n’avait arraché à l’Angleterre la constitution qu’à force de persévérance et d’énergie. La neutralité du Canal devait y être traitée à fond, les résultats des victoires anglaises à Alexandrie et à Tell-el-Kébir soumis à l’examen de l’Europe. Jules Ferry pouvait compter, — ce fut la première manifestation de la future alliance, — sur le concours de la Russie et, dans une certaine mesure, sur celui des deux puissances germaniques. Le vote de la Chambre bouleversa toutes ces combinaisons ; l’Angleterre recouvra sa pleine liberté d’action aussi bien en Égypte qu’en Indo-Chine, où elle se hâta d’opérer la conquête de la Birmanie, et en Afrique occidentale, où elle put contrecarrer à son gré le mouvement d’expansion française.

Pendant leur lutte contre Arabi-Pacha, bien que Lesseps eût obtenu de celui-ci qu’il se tiendrait éloigné du Canal, les généraux britanniques avaient occupé les établissemens de la Compagnie et suspendu le trafic international. Devant les protestations de Lesseps, ils réduisirent à quelques jours cette usurpation (20-24 août 1882). En fait, Lesseps avait obtenu un succès, de caractère tout personnel ; en droit, la question n’était pas résolue. La chute de Jules Ferry semblait en reculer indéfiniment la solution. Pourtant les négociations furent reprises par M. Flourens. Elles traînèrent en longueur, parce que, d’une part, l’Angleterre entendait réserver au Khédive, c’est-à-dire à elle-même, un droit exclusif de police sur le Canal et que, d’autre part, elle n’acceptait pas que la convention à intervenir pût être opposée « à aucune mesure qui serait nécessaire pour la défense de l’Égypte, » c’est-à-dire à l’occupation britannique (Propositions de lord Salisbury, 4 mai 1887). Vainement M. Flourens essaya de savoir par qui ces mesures seraient prises et qui serait juge de leur nécessité : il ne recueillit que des explications tendant à identifier le Khédive et « . son alliée » l’Angleterre.

Enfin, le 21 octobre 1887, un nouveau projet de convention fut remis à notre ambassadeur : entre autres concessions, l’Angleterre acceptait le principe de la surveillance collective des puissances sur l’exécution du traité à intervenir et la réunion annuelle d’une commission composée de leurs représentans. Cette fois, le gouvernement français accepta, et les deux cabinets soumirent aux autres puissances les termes de leur accord. Elles n’y firent que des modifications sans importance, et, le 22 décembre 1888, fut signée à Constantinople, par les représentans des six puissances et de la Porte, la « Convention internationale pour le libre passage du Canal de Suez[2]. » M. Charles-Roux, se livrant à l’examen de ce document, constate que la commission permanente proposée par la France n’a pas été maintenue ; que la surveillance internationale du Canal n’est pas organisée ; et qu’il n’existe pas de sanction. Sa conclusion n’en est pas moins celle-ci : « Fût-elle encore plus platonique, plus dépourvue de sanction, plus entourée de réserves, la Convention de 1888 conserverait la valeur d’un traité international au respect duquel sont liés l’honneur et la bonne foi des puissances qui l’ont signé. »


VII

Six années après la Convention de Constantinople, — années qui furent les plus douloureuses de sa vie, — mourait Ferdinand de Lesseps (7 décembre 1894).

Les derniers chapitres de l’ouvrage de M. Charles-Roux présentent un intérêt tout autre que les précédens. L’économiste, chez lui, prend la place de l’historien. Il nous fait assister à toutes les améliorations, à tous les perfectionnemens dont a bénéficié le service du Canal : rectifications de tracé, élargissement des berges, dragage des fonds, organisation de l’éclairage de nuit, qui réduit de moitié la durée du parcours et double l’utilité de cette voie. Le chapitre sur l’Œuvre sociale de la Compagnie démontre que celle-ci n’est restée étrangère à aucune des préoccupations d’humanité qui sont l’honneur de notre époque : organisation du service sanitaire et médical ; fondation d’hospices, de salles d’asile, d’écoles ; création des caisses de retraites ; indemnités de logement, de mariage, de voyage, pour les employés ; participation de ceux-ci aux bénéfices, pour une somme qui, aujourd’hui, ne s’élève pas à moins de 16 millions. Les deux chapitres sur l’histoire des titres de la Compagnie, — actions, obligations, parts de fondateur, parts civiles, — et sur l’avenir commercial de l’entreprise, avec une grande abondance de statistiques, de tableaux, de graphiques, sont fort instructifs et d’un intérêt tout pratique.

L’examen de la situation actuelle, l’appréciation de l’œuvre économique, financière, sociale, accomplie sous les auspices de Lesseps, donne la même impression que l’histoire de ses luttes contre la rivalité saint-simonienne, contre la timidité des Khédives, les tergiversations de la Porte, l’hostilité multiforme de l’Angleterre, contre la résistance des roches ou la mobilité des sables, contre les intrigues des spéculateurs ou les chantages de la presse, contre tant de fléaux, plus nombreux que tous ceux que Moïse déchaîna autrefois sur la terre d’Egypte. On sent en Ferdinand de Lesseps l’homme merveilleusement doué au physique comme au moral, armé de toutes pièces pour mener à bonne fin une entreprise compliquée de difficultés si diverses, d’une intelligence lucide pour découvrir aussitôt les solutions les plus pratiques, de prompte résolution pour les mettre aussitôt en vigueur, capable d’enthousiasme comme un saint-simonien des premières heures, de précision comme un ingénieur, de finesse, de patience comme un diplomate, surtout d’une volonté capable de dompter toutes les résistances et de briser tous les obstacles. On comprend mieux que les infortunes et même les erreurs des dernières années n’aient en rien diminué l’admiration ou découragé les dévouemens qui s’attachèrent tout d’abord à sa personne et qu’il tint en haleine pendant trente années de luttes heureuses et de victoires. La devise qu’il emprunta à Gœthe et aux Saint-Simoniens, Suez et Panama, était peut-être trop ambitieuse : elle excédait les forces d’un seul homme et dépassait la durée d’une seule vie.

Il eût fallu deux jeunesses au brillant sportsman, à l’ardent lutteur, à l’avisé politique que fut le Lesseps du Canal de Suez. N’est-ce pas Charles-Quint vieilli qui disait que la Fortune est femme et ne sourit qu’aux jeunes ? Plus près des événemens que nous ne le sommes, les hommes les plus éminens ont laissé tomber sur son cercueil des paroles qui ne se souvenaient que de la gloire et qui amnistiaient la défaite. Au lendemain de sa mort, M. Gréard, l’orateur de l’Académie française, saluait en ces termes le confrère disparu : « Dans la vie si pleine, si militante, de M. de Lesseps, tout, jusqu’au sommeil qui vint à temps l’endormir dans le sentiment de sa gloire et lui épargner les plus amères tristesses, tout prépara la légende dont, un jour, l’imagination populaire, comme pour les plus grands pionniers de la civilisation au XVIe siècle, enveloppera son histoire. » A mesure que les jours s’écoulaient, et que de plus près on étudiait cette vie, les plans les plus rapprochés s’effaçaient pour ne laisser apparaître que les sommets. Dès 1897, sur la proposition de son président, le prince Auguste d’Arenberg, l’Assemblée générale des actionnaires de la Compagnie décidait qu’un monument serait élevé à Lesseps sur cette terre d’Egypte qui lui avait pris le meilleur de son existence. L’emplacement choisi fut la jetée de Port-Saïd ; c’est au puissant artiste Frémiet que l’on confia la tâche de couler en bronze la statue colossale où revit Ferdinand de Lesseps dans toute la force et la grâce de ses belles années, le sourire de l’espérance sur les lèvres. Le 17 novembre 1899, fut célébrée l’inauguration, en aussi grand appareil que celle qui, trente années auparavant, jour pour jour, avait consacré le mariage des deux mers. Le nouveau khédive, Abbas-Hilmi, héritier de tant de vice-rois qui avaient, eux aussi, été à la peine, présidait la cérémonie. Il glorifia, dans une courte allocution, « la haute intelligence et l’infatigable activité » du fondateur. Le prince d’Arenberg terminait ainsi son discours : « Lorsque le soleil émergeant de l’horizon oriental se lèvera pour inonder de ses paillettes d’or les sables du désert, il enveloppera d’une éblouissante clarté la figure qui se dresse devant lui... Les pavillons des nations, en pénétrant dans le Canal de Suez, s’abaisseront devant la statue de Ferdinand de Lesseps, et ils salueront son immortalité. » L’Académie française, toujours fidèle à ses membres dans la mauvaise fortune comme dans la bonne, avait délégué le vicomte Melchior de Vogüé. Voici quelques lignes de sa péroraison : « L’humanité peut hésiter un moment devant les tâches rationnelles et nécessaires : armée du pouvoir souverain que la science lui a conféré, elle ne balancera pas longtemps à les accomplir. Le jour est prochain peut-être, le jour viendra certainement où un navire passera au pied de cette vigie anxieuse, qui l’attend : il aura fait le tour abrégé du monde en franchissant, dans les deux hémisphères, les deux canaux interocéaniques. Ah ! que le Dieu juste l’amène vite, le vaisseau consolateur qui cicatrisera l’ancienne blessure, le messager de la revanche qui apportera cette complète réparation ! Laissez-moi faire un dernier souhait : puisse-t-il battre les couleurs de France, le navire annonciateur de la bonne nouvelle ! »

Assurément l’autre canal interocéanique s’exécutera quelque jour, bien qu’il ne soit guère permis d’espérer aujourd’hui que ce sera par des mains françaises. Quand même le vœu exprimé par l’éloquent académicien ne se réaliserait pas de tout point, il semble que les années, en s’écoulant, en isolant de nos dernières polémiques la mémoire de Lesseps, en le faisant justiciable uniquement de l’histoire, doivent amener pour cet homme de volonté et d’action, tour à tour si heureux et si malheureux, des appréciations de plus en plus équitables, peut-être de plus en plus clémentes. On distinguera mieux, parmi les succès et les fautes, ce qui lui appartient en propre. On n’oubliera pas que, sur la terre d’Egypte, il a laissé une trace plus profonde que les plus fameux conquérans qui y parurent avant lui et que, dans la transformation du monde, il a joué un rôle comparable à celui des Colomb et des Gama. Or, quel est l’homme, parmi ces grands découvreurs et ces grands conquérans, qui n’a compté que des victoires sans mélange d’infortunes ? Quel est celui qui n’a doté l’humanité que de bienfaits sans compensation ? C’est pourtant à leur toise qu’il convient de mesurer Ferdinand de Lesseps.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Signalons, à la fin du tome II, une Bibliographie qui ne comprend pas moins de 1 499 numéros, où sont indiqués, par ordre chronologique, tous les livres, brochures, rapports, cartes, articles de revues qui forment la vaste littérature de la question de l’Isthme et du Canal, de l’année 1766 jusqu’à nos jours.
    Quelques-unes des premières et des plus importantes études ont paru dans la Revue des Deux Mondes. Il nous suffira de relever les articles les plus anciens : de Letronne, 15 juillet 1841, l’isthme de Suez : le canal de jonction sous les Grecs, les Romains et les Arabes ; Michel Chevalier, 1er janvier 1844, Projets de percement de l’Isthme : l’Isthme de Panama et l’Isthme de Suez ; J.-J. Baude, 15 mars 1835 ; Paulin Talabot, 1er mai 1855 ; Alexis et Emile Barrault, 1er janvier 1856, etc.
  2. Voici, en résumé, les principales dispositions : — Toutes les nations ont droit, dans le Canal, en temps de guerre comme en temps de paix, au libre transit de leurs navires de commerce, de leurs navires de guerre et même des prises convoyées par ceux-ci. — Toutes ont droit à un traitement égal ; aucune ne pourra rechercher des avantages particuliers, territoriaux ou commerciaux. — En aucun cas, le Canal ne sera assujetti à l’exercice du droit de blocus. — Aucun acte de guerre ne pourra être accompli sur le parcours du Canal, ni sur ses bords, ni dans un rayon de trois milles de ses deux entrées. — Ces navires de guerre ne pourront séjourner ni dans le Canal, ni dans les ports d’accès, sauf les cas de force majeure. Il leur est interdit d’y débarquer ni troupes, ni munitions, ni matériel de guerre. — Si deux navires ennemis se suivent dans le Canal, un intervalle de vingt-quatre heures devra séparer leur sortie. — D’autres dispositions limitent strictement pour les belligérans le droit à se ravitailler sur le parcours du Canal et dans ses dépendances.