L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage/02

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L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage
Revue des Deux Mondes (p. 161-206).
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L'ITALIE
ET LA VIE ITALIENNE
SOUVENIRS DE VOYAGE

II.
LE MONT-CASSIN. — ROME, LES ANTIQUES. — RAPHAËL.


2 mars 1864, de Naples à San-Germano et à Rome.

Jusqu’à Capoue, la campagne est un jardin[1]. Une récolte verte, fraîche comme en mai, couvre la plaine ; de quinze en quinze pieds, un orme ébranché soutient une vigne tortueuse qui pousse un sarment jusqu’à l’autre tronc ; tout le champ fait ainsi une large treille. Au-dessus de ce treillis brun des vignes, au-dessus des rameaux blanchâtres des ormes, les pins-parasols, comme une race étrangère et supérieure, élèvent tranquillement leur coupole noire.

Le Vulturne est une médiocre rivière jaunâtre, et Capoue une ville moins qu’ordinaire ; mais cette campagne est si riche ! Le sol végétal a parfois la hauteur d’un homme, et l’air est si doux qu’on laisse ouvertes toutes les fenêtres du wagon. On pense aux anciens Samnites en regardant l’âpre amas de montagnes qui montent derrière la ville. Comment ces loups des gorges et des hauteurs ne seraient-ils pas tombés sur la proie de la plaine ? Une pareille ville était une curée. On pense encore aux paroles de Tite-Live, à cette grande scène d’emphase et de sincérité méridionale où les députés, prosternés dans le vestibule de la curie, supplians, les yeux pleins de larmes, livrent en propriété au peuple romain leurs corps et leurs biens, « la ville de Capoue, le peuple campanien, les champs, les temples des dieux, toutes les choses divines et humaines. » Quel zèle pour l’état, quelles préoccupations politiques chez le moindre artisan, quelle confusion forcée des intérêts privés et des intérêts publics, quand du haut des murs chacun voyait approcher des bandes de pâtres pillards semblables aux brigands d’aujourd’hui, quand toutes les semaines, dans le temple principal, les citoyens délibéraient sur les moyens de n’être pas pillés, tués ou vendus ? Nous ne comprendrons jamais la passion d’un ancien pour sa ville.

Ces montagnes sont presque nues, âpres, hérissées de petits rocs qui semblent les ruines d’un écroulement, comme si les cimes et les versans avaient frissonné pendant un tremblement de terre, et que leur écorce fendillée se fût dispersée en lambeaux. La raide arête tranche comme une lame au milieu de l’air. Point d’arbres, quelques buissons maladifs ou tenaces, des mousses, parfois rien. La montagne allonge son triangle ébréché comme un amas de scories ; d’autres debout, crevassées comme par la fureur d’un incendie, se dressent, pareilles à une momie pleine de cendres, au milieu de leurs compagnes fauves, Les plus hautes, à l’horizon, ont un panache de neige. De là sortaient les Samnites, les aventuriers des « printemps sacrés, » en peaux de bique, les pieds entortillés de cordes, avec la barbe, avec les yeux noirs et fixes des pâtres que voici devant nous. Il faudrait avoir vécu en Californie ou en Nouvelle-Zélande pour se représenter aujourd’hui la situation d’une cité antique.

Le ciel est aussi beau qu’en juin, chaud et splendide. Les montagnes, des deux côtés, sont d’un bleu simple et grave (cœruleus), et s’ordonnent les unes, derrière les autres en amphithéâtre, comme pour le plaisir des yeux. L’air, épaissi par la distance, pose un superbe vêtement éclatant et diaphane sur ces grands corps, et au-dessus d’eux des nuages paisibles étagent leurs volutes de neige.

Il a plu violemment la veille, et des travailleurs de toute espèce déblaient la route, défoncée par les torrens. Pour la première fois, voici des femmes vraiment belles : elles sont en guenilles, et on ne les toucherait pas avec des gants ; mais à dix pas elles ressemblent à des statues. À force de porter l’eau, le mortier, tous les fardeaux sur leur tête, elles ont pris l’attitude droite, la démarche noble d’une canéphore. Un épais linge blanc leur couvre la tête et, retombant des deux côtés, les protège contre le soleil. Dans cette blancheur, la chaude couleur de la peau, les yeux noirs, sont d’un éclat admirable. Plusieurs ont des traits réguliers ; une d’elles, un peu pâle, est aussi fine qu’une figure de Vinci. La chemise se chiffonne autour du cou au-dessus du corset, et semble faite exprès pour la peinture ; la jupe tombe en tuyaux naturellement, parce que le corps se tient droit.

À mesure que le soir approche, les montagnes étagées à l’orient deviennent plus belles. Elles ne sont point trop proches ni trop grandes, accablantes comme les Pyrénées, tristes comme les Cévennes. Entre elles s’étend une large campagne fertile, elles sont toutes décoratives et servent de second plan au tableau. Leur noblesse est parfaite et aussi leur douceur. Insensiblement elles prennent les teintes de la violette, du lilas, de la mauve. Plusieurs semblent une jupe de moire avec ses cassures ; les fortes arêtes, les saillies nues ne sont à cette distance que des plis lustrés. Les villes et les bourgs sur les hauteurs forment des groupes blancs, et l’azur du ciel est si pur, si fort, et cependant si suave, que je ne me souviens pas d’avoir vu une plus belle couleur.

Le Mont-Cassin.

Je connaissais un des supérieurs du Mont-Cassin ; j’y suis monté en passant. Tu as lu ce nom, c’est celui de la principale et de la plus ancienne abbaye des bénédictins. Elle est du VIe siècle, fondée sur l’emplacement d’un temple d’Apollon ; mais les tremblemens de terre l’ont plusieurs fois détruite, et aujourd’hui l’édifice est du XVIIe. De ce centre, la vie monastique s’est propagée à travers l’Europe barbare dans les temps les plus noirs du moyen âge. Ce qui restait de la civilisation antique reposait ainsi dans des coins écartés, sous la croûte monacale, comme une chrysalide dans sa gaine. Les moines copiaient des manuscrits au bourdonnement des litanies ; cependant les sauvages du Nord passaient et repassaient dans les vallées, apercevant sur la cime rocheuse les fortes murailles qui protégeaient le dernier asile. Maintes fois ils les ont forcées ; plus tard, convertis, ils baissaient la tête avec une horreur superstitieuse, et venaient toucher les reliques. Un roi dont l’histoire est peinte sur la muraille a laissé ici sa couronne pour prendre la robe de moine.

Pour monter au couvent, on part de San-Germano ; c’est une petite ville sur un pan de montagne, pauvre et laide, où desquelles caillouteuses, grimpantes, s’échelonnent avec des enfans en guenilles et des porcs errans. Les portes des maisons sont ouvertes ; le porche noir tranche sur la blancheur crue des murailles, et les ustensiles de ménage, vaguement entrevus à travers l’ombre mouvante, poudroient dans la profondeur, pailletés de clartés qui tremblent. Sur la droite, au-dessus d’un entassement extraordinaire de blocs roussis, la montagne disloquée porte un débris de château féodal. Sur la gauche, pendant une heure et demie, une route en zigzag monte jusqu’au sommet ; des lentisques, des touffes de graminées, luisent entre les quartiers de roche ; à chaque pas, les lézards filent entre les pierres. Plus haut apparaissent les chênes-verts, des buis, des genêts, de grands euphorbes, et toute la végétation d’hiver qui a pu subsister entre les blocs croulans, sur les mamelons de pierre stérile.

Du côté vide se déploie l’armée des montagnes ; rien que des montagnes, ce sont les seuls habitans, elles occupent tout le paysage ; derrière elles, d’autres encore, et ainsi plusieurs files. Une d’elles, la tête déchirée, s’avance comme un promontoire, et son long squelette semble un saurien monstrueux accroupi à l’entrée de la vallée. Un tel spectacle laisse bien loin derrière soi les Colisée, les Saint-Pierre, tous les monumens humains. Chacune a sa physionomie, ainsi qu’un visage animé, mais une physionomie inexprimable, parce qu’aucune forme vivante ne correspond à cette forme minérale ; chacune a sa couleur, l’une grise et calcinée comme une cathédrale écroulée dans la flamme, d’autres brunes et rayées par les eaux de longs sillons blancs, les plus lointaines bleues et sereines, les dernières blanchâtres dans la plus glorieuse robe de lumière vaporeuse, toutes tachetées magnifiquement par les ombres de leurs voisins et par les noirceurs mouvantes des nuages, toutes, si diverses qu’elles soient, audacieuses ou rechignées, grandioses ou lugubres, ennoblies par la lumière veloutée qui les couvre et par la grande coupole céleste dont leur énormité les fait dignes. Nulle cariatide ne vaut ces colosses.

À la cime, sur une esplanade, s’étend le grand couvent carré, étageant ses terrasses, assis dans son enceinte de jardins pierreux, et le peuple de sommets nus fait un chœur dont il est le centre. Au bout d’un long porche en pente, on aperçoit une cour entourée de colonnes. De là, un large escalier élève ses gradins jusqu’à une cour plus haute, munie aussi de ses portiques ; les statues des abbés, des princes, des bienfaiteurs, font autour des murailles une assemblée silencieuse. Au fond s’ouvre l’église ; du portail on suit les rangées de colonnes, la courbe des arcs qui tranchent l’azur, puis au-delà, dans la poussière lumineuse du soir, l’ample architecture des montagnes. Pierre et ciel, il n’y a rien d’autre ; cela donne envie d’être moine.

Ma chambre est au bout d’un de ces énormes corridors où l’on se perd ; les deux fenêtres donnent chacune sur un horizon distinct de montagnes. Presque point de meubles ; au milieu, en guise de foyer, brûle un brasero sous des cendres blanches. Aux murs sont pendues de vieilles estampes d’après Luca Signorelli, de superbes corps nus posés comme des lutteurs à la façon de Michel-Ange. Dans l’autre pièce sont de vieux petits tableaux noircis, Tobie et l’Ange, entre des colonnades. Les moindres objets portent l’empreinte de l’ancienne grandeur.

Les savans de Rome viennent souvent ici passer deux ou trois mois dans les chaleurs de l’été, afin de travailler à leur aise, au frais et en silence. La bibliothèque a quarante mille volumes et une quantité de diplômes. L’hospitalité est complète, il n’y a pas de tronc, à peine si l’on peut donner quelque chose au domestique. L’ordre a gardé ses anciennes traditions, son goût pour la science, son esprit libéral. Les moines ne sont point cloîtrés, séparés du monde ; ils peuvent sortir et voyager. Un d’entre eux, le père Tosti, est un historien, un penseur, un réformateur respectueux, mais imbu de l’esprit moderne, persuadé qu’il faut désormais concilier l’église et la science. Ils travaillent comme autrefois et ils enseignent. Sur trois cents habitans du monastère, il y a vingt moines et environ cent cinquante élèves qu’on conduit depuis les rudimens jusqu’à la théologie. Le soir, au-dessous de nous, dans un creux plein de genêts et de lentisques, nous entendions les enfans du séminaire crier et courir, et leurs robes noires, leurs chapeaux à larges bords, apparaissaient entre le vert des arbres.

Nous avons dîné seuls dans l’immense réfectoire, à la lumière d’une lampe de cuivre, presque semblable à celles de Pompéi, sans verre ; la petite flamme jetait une clarté vacillante sur les dalles, sur la grande voûte de pierre ; tous les reflets se noyaient dans l’obscurité envahissante et vague. Sur la droite une fresque énorme du Bassan, la Multiplication des pains, tout un pan de muraille couverte de figures entassées, flottait comme une apparition de vieux fantômes, et quand le servant arrivait portant les plats, sa forme noire, solitaire au milieu de la pénombre jaunâtre, semblait aussi celle d’une ombre…

Le matin entre par votre fenêtre sans rideaux et vous éveille. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de choses aussi belles au monde qu’une pareille heure en pareil lieu. On s’étonne au premier regard de retrouver à la même place que la veille cette assemblée de montagnes. Elles sont plus sombres qu’hier, le soleil ne les a pas encore touchées, elles restent froides et graves ; mais dans le grand cirque qui s’évase au pied du couvent, dans les vallées voisines, on voit s’élever et planer des centaines de nuages, les uns blancs comme des cygnes, les autres diaphanes et fondans, quelques-uns accrochés aux rocs comme une gaze, d’autres suspendus, nageant, semblables à la vapeur qui flotte au-dessus d’un cours d’eau. Le soleil monte, et tout d’un coup son rayon oblique peuple les profondeurs. Les nuages illuminés forment un essaim d’êtres aériens, délicats, tous d’une grâce délicieuse ; les plus lointains luisent faiblement comme un voile de mariée, et toutes ces blancheurs, toutes ces splendeurs mouvantes font un chœur angélique entre les noires parois des amphithéâtres ; la plaine a disparu, on n’aperçoit que les montagnes et les nuages, les vieux monstres immobiles et sombres, et les jeunes dieux vaporeux, légers, qui volent et se fondent capricieusement les uns dans les autres, et prennent pour eux seuls toute la caresse du soleil.


L’église est du XVIIe siècle, peinte par Luca Giordano et par le Josépin. Comme la chartreuse de Naples, on l’a revêtue de marbres précieux incrustés les uns dans les autres, en sorte que le pavé ressemble à un beau tapis, et les murs à un riche papier peint. L’ancienne gravité et l’ancienne énergie de la renaissance disparaissaient ; on touchait déjà aux mœurs de cour et de salon. Aussi l’architecture est l’œuvre d’un paganisme mondain et montre un dilettantisme de décorateur ; coupoles, arcades, colonnes tordues, corinthiennes, de tout genre, figures sculptées, dorures, ils ont entassé là toutes les ressources de leur art. Les stalles du chœur sont travaillées avec un fini étonnant, couvertes de figurines et de feuillages. Les peintures plafonnent dans la coupole, s’étalent dans la nef, regorgent sur les chapelles, s’emparent des coins, se déploient en compositions énormes sur le portail et sur les voûtes. Le coloris flatte l’œil comme une robe de bal. Une charmante Vérité de Luca Giordano n’est presque vêtue que de ses cheveux blonds ; une autre figure, la Bonté, est, dit-on, le portrait de sa femme. Les autres Vertus, si gracieuses, sont les riantes et amoureuses dames d’un siècle qui, assis dans la paresse et résigné au despotisme, ne songeait plus qu’à la galanterie et aux sonnets. Le peintre froisse la soie, tortille les étoffes, suspend des perles aux oreilles mignonnes, fait reluire des colliers d’or sur la fraîcheur des épaules satinées, et poursuit tellement le brillant et l’agréable que sa fresque de l’entrée, la Consécration de l’église, est une somptueuse et tumultueuse parade d’opéra.

L’autel, dit-on, est de Michel-Ange ; deux enfans géans le soutiennent. Une pesante crosse d’or est de Cellini. L’orgue a les jeux les plus compliqués et les plus brillans ; deux moines sont Allemands, et étudient dans les archives les trésors enfouis de l’ancienne musique, On a tout ici, les arts, la science, les grands spectacles de la nature. Voilà ce que le vieux monde féodal et religieux avait fait pour les âmes pensives et solitaires, pour les esprits qui, rebutés par l’âpreté de la vie, se réduisaient à la spéculation et à la culture, d’eux-mêmes. La race en subsiste encore, seulement ils n’ont plus d’asile, ils vivent à Paris, à Berlin, dans des mansardes ; j’en sais plusieurs qui sont morts, d’autres s’attristent et se raidissent ; d’autres s’usent et se dégoûtent. La science fera-t-elle un jour pour ses fidèles ce que la religion a fait pour les siens ? Y aurait-il un Mont-Cassin laïque ?

Rome, 10 mars.

Tu demandes si l’on s’amuse à Rome. S’amuser est un mot français et n’a de sens qu’à Paris. Ici, quand on n’est pas du pays, il faut étudier ; nulle autre ressource. Je passe trois ou quatre heures par jour devant des tableaux et des statues ; j’écris mon impression, telle quelle et sur place, et je n’écris que lorsque j’ai une impression. Ainsi ne cherche pas ici une description complète ni un catalogue ; achète plutôt Murray, Forster ou Valéry : ils te donneront les renseignemens d’art ou d’archéologie. Encore sont-ils bien secs, et ce n’est pas leur faute ; est-ce qu’avec des mots alignés sur le papier on peut faire voir des couleurs et des formes ? Ce qu’il y a de meilleur, ce sont les estampes, surtout les vieilles, par exemple les Piranèse. Ouvre tes cartons, regarde ces grandes places carrées, bordées de hautes fabriques et de dômes, poudreuses, traversées d’ornières, où passe un carrosse Louis XIV chargé de laquais, pendant que des vauriens approchent, quêtant une aumône, ou dorment appuyés contre une colonne. Cela parle plus clairement que toutes les descriptions du monde ; seulement il en faut rabattre : l’artiste a choisi un beau moment, un effet de lumière intéressant, il n’a pu s’empêcher d’être artiste ; de plus une estampe a l’avantage de ne pas sentir mauvais, et les gueux qu’on y voit n’inspirent ni compassion ni dégoût. Tu m’envies d’être à Rome : je suis content d’y être venu, parce que j’y apprends beaucoup de choses ; mais pour le vrai plaisir, le plaisir sans mélange et poétique, je le trouvais plus aisément quand avec toi, sous ta lampe, à onze heures du soir, je fouillais tes vieux cartons.

Quant à la vie, elle n’a rien ici d’intéressant. J’ai loué un petit logement chez de braves gens, demi-bourgeois, tout à fait Romains, qui réservent toute leur propreté pour leurs hôtes et toute leur malpropreté pour eux-mêmes. Un des fils est avocat, un autre employé. La famille vit en louant les chambres qu’elle a sur le devant, et se confine dans les pièces du fond. On ne balaie pas l’escalier, la maison n’a ni concierge ni porte ; entre qui veut. En revanche, la porte de chaque appartement est massive et capable de résister à une attaque. Pas de lumière ; les locataires emportent le soir de » allumettes dans leur poche ; aucun moyen de s’en passer, sauf les jours de lune. Un de nos amis avait placé à ses frais un quinquet sur son palier ; le soir, le quinquet était volé ; un second et un troisième quinquet ayant eu le même sort, il est revenu aux allumettes. Le matin, on déjeune au café Greco ; c’est une longue pièce, basse, enfumée, point du tout brillante ni coquette, mais commode ; il paraît qu’il en est ainsi partout en Italie. Celui-ci, qui est le meilleur de Rome, semblerait de troisième ordre à Paris. Il est vrai que presque tout y est bon et à bas prix ; le café, qui est excellent, coûte trois sous la tasse. Cela fait, je vais dans un musée, dans une galerie, presque toujours seul ; sans cela, impossible d’avoir des impressions à soi et surtout de les suivre ; la conversation et la discussion font sur les rêves et les images intérieures l’effet d’un coup de balai sur une volée de papillons. Tout en vaguant dans les rues, j’entre dans les églises, mon guide imprimé m’en dit l’architecte et le siècle ; cela les remet pour moi dans leur entourage historique et me fait raisonner involontairement sur les mœurs d’où elles sont nées. Rentré chez moi, je trouve sur ma table des livres du temps, surtout des mémoires et des poèmes ; je lis une heure ou deux, et j’achève de griffonner mes notes. À mon sens, Rome n’est qu’une grande boutique de bric-à-brac ; qu’y faire, à moins d’y suivre des études d’art, d’archéologie et d’histoire ? Je sais très bien pour mon compte que si je n’y travaillais pas, le désordre et la saleté du bric-à-brac, les toiles d’araignées, l’odeur de moisi, la vue de tant de choses précieuses, autrefois vivantes et complètes, maintenant dédorées, mutilées, dépareillées, me jetteraient dans les idées funèbres. Le soir venu, on appelle un fiacre et l’on fait des visites. On m’a muni de lettres d’introduction, je vois des personnes de toute opinion et de toutes conditions, et j’ai rencontré beaucoup de politesse et de bienveillance. Mon hôte me parle du temps présent, de religion, de politique ; j’essaie de ramasser quelques idées sur l’Italie d’aujourd’hui, elle est le complément de l’Italie d’hier, et comme une dernière pièce dans une série de médailles ; toutes ces médailles se commentent et s’expliquent les unes les autres ; je fais sur elles mon métier ordinaire ; après avoir touché à bien des choses, je trouve qu’il n’y en a qu’une de bonne ou du moins de supportable, qui est de faire son métier.

Rome, l’arrivée.

Cette Rome hier au soir toute noire, sans boutiques, avec quelques becs de gaz éloignés les uns des autres, quel spectacle mortuaire ! La place Barberini, où je loge, est un catafalque de pierre où brûlent quelques flambeaux oubliés ; les pauvres petites lumières semblent s’engloutir dans le lugubre suaire d’ombre, et la fontaine indistincte chuchote dans le silence avec un bruissement de spectre. On ne peut rendre cet aspect de Rome le soir ; le jour, « cela sent le mort »[2] ; mais la nuit, c’est toute l’horreur et la grandeur du sépulcre

Premier dimanche, messe à la Sixtine.

On fait queue à l’entrée, les femmes sans chapeau, en voile noir, les hommes en habit noir officiel : c’est l’uniforme ; mais on met son plus vieil habit, quelques hommes ont un pantalon brun et un chapeau gris à larges bords : l’assemblée semble composée de clercs d’huissier et d’entrepreneurs de pompes funèbres. On est là par curiosité, comme à une pièce de théâtre ; les ecclésiastiques eux-mêmes causent librement et avec entrain de choses indifférentes.

Il s’établit autour de moi une conversation sur les chapelets. À Paris, ils coûtent trente-six francs la douzaine ; ici les meilleurs, au meilleur marché, se trouvent derrière l’église Santa-Maria sopra Minerva. « Je retiendrai ce nom ; par où faut-il passer ? — Vous savez que nous n’aurons pas le pape aujourd’hui, il est souffrant. — Moi, je suis logé via del Babuino à cinq francs par jour, le déjeuner compris ; mais le vin est faible. — Les singuliers Suisses coloriés et bigarrés ! On dirait des figurans d’opéra. — Celui qui vient d’arriver, c’est le cardinal Panebianco, un moine tout gris ; à la première vacance, il sera papabile. — Moi, je n’aime pas l’agneau, on ne peut pas avoir ici de vrai gigot. — Vous allez entendre Mustapha le soprano, un homme admirable. — Est-ce qu’il est Turc ? — Ni Turc ni homme., — Monsignor Landriani, une belle tête, mais un âne de première qualité ! — Les Suisses sont du XVIe siècle, regardez leur fraise, leur plumet blanc, leur hallebarde, les raies rouges, jaunes et noires de leur justaucorps ; on dit que le costume a été dessiné par Michel-Ange. — Michel-Ange a donc tout fait ici ? — Tout ce qu’il y a de meilleur. — Alors il aurait bien dû améliorer le gigot. — Vous vous y habituerez. — Pas plus qu’au vin, et les jambes commencent à me rentrer dans le corps. »

L’office est une belle cérémonie ; les chapes damasquinées luisent à chaque mouvement ; l’évêque et ses acolytes sont de haute taille, noblement drapés ; ils font et défont leurs files avec les attitudes les plus graves et les mieux choisies. Cependant un à un les cardinaux se sont avancés la calotte rouge sur la tête ; deux caudataires portent leur queue violette ; ils s’asseyent, et chacun d’eux a ses caudataires à ses pieds. Beaucoup de têtes sont creusées et profondément expressives, surtout parmi les moines ; mais nulle ne l’est plus que celle du prélat officiant : maigre, noir, les deux yeux enfoncés, le front saillant et superbe, il s’assied comme un dieu égyptien, immobile sous sa haute mitre blanche, dans les plis chatoyans de son étole. — Un général des théatins, en robe brune et casaque blanche, a prononcé un sermon latin, bien accentué, accompagné d’excellens gestes, sans cris ni monotonie. — C’aurait été un sujet d’estampe pour Sébastien Leclerc.

Musique vocale : ce sont d’affreux braillemens ; il semble que les intervalles étranges, inouis, aient été accumulés à plaisir. On démêle bien des modulations tristes et originales, mais l’harmonie est brutale, et il y a des coups de gosier de chantre ivre. Ou je n’ai plus d’oreille, ou les notes fausses abondent ; les voix hautes ne sont qu’un glapissement ; le gros chantre du milieu beugle ; on le voit dans sa cage qui sue et se travaille. Il y a eu après le sermon un beau chant d’un style élevé et sévère ; mais quelles désagréables voix, celles du haut aigres, celles du bas aboyantes !

La sortie est curieuse : on voit, au bout de la colonnade, chaque cardinal monter en carrosse ; trois laquais sont empilés derrière ; le parapluie rouge posé sur la caisse indique aux Suisses qu’ils doivent présenter les armes. La procession des personnages lointains sous les arcades, les Suisses bariolés, les femmes en noir et voilées, les groupes qui se font et se défont sur les escaliers, les fontaines jaillissantes qu’on aperçoit entre les colonnes, forment un tableau, chose inconnue à Paris ; la scène a une ordonnance, un cadre, un effet. On reconnaît les vieilles gravures.

À force d’errer dans les rues, à pied ou en voiture, on finit par trouver ceci qui surnage au milieu de tant d’impressions : Rome est sale et triste, mais non commune. La grandeur et la beauté y sont rares comme partout ; mais presque tous les objets sont dignes d’être peints et vous tirent de la petite vie régulière et bourgeoise. D’abord elle est sur des collines, ce qui donne aux rues une diversité, un caractère. Selon la pente, le ciel est coupé diversement par les files des maisons. Ensuite quantité de choses indiquent la force, même aux dépens du goût ; églises, couvens, obélisques, colonnades, fontaines, statues, tout cela révèle soit un grand parti-pris dans la vie, soit la grandeur des richesses accumulées par la conquête matérielle ou spirituelle. Un moine est un animal étrange, d’une race perdue. Une statue ne correspond pas aux besoins d’un bourgeois. Une église, même jésuitique, si emphatique qu’en soit la décoration, témoigne d’une corporation redoutable. Ceux qui ont fait le moine, la statue ou l’église, ont marqué visiblement sur la trame vulgaire de l’histoire, soit par le renoncement, soit par la puissance. Un couvent comme la Trinità-del-Monte, avec son air de forteresse fermée, une fontaine comme celle de Trevi, un palais massif, monumental, comme ceux du Corso et de la place de Venise, annoncent des vies et des goûts qui ne sont pas ordinaires.

D’autre parties contrastes abondent ; au sortir d’une rue bruyante et vivante, vous longez pendant un quart de lieue un mur énorme, suintant, incrusté de mousses ; pas un passant, pas une charrette ; de loin en loin une porte à boulons de fer s’arrondit sous une arcade basse : c’est la sortie secrète d’un grand jardin. — Vous tournez à gauche, et vous voilà dans une rue d’échoppes et de fritures, où pullule une canaille débraillée, où les chiens quêtent parmi les tas d’ordures. — Elle aboutit au portail sculpté, enjolivé d’une église trop ornée, sorte de bijou ecclésiastique tombé sur un fumier. Au-delà, les rues noirâtres et désertes recommencent à développer leurs files. Tout d’un coup, par une porte entre-bâillée, vous voyez un bois de lauriers, de grands buis taillés, un peuple de statues parmi des jets d’eau vive. Un marché de choux s’étale autour d’une colonne antique. Des baraques recouvertes d’un parapluie rouge se nichent contre la façade d’un temple ruiné, puis subitement, au sortir d’un monceau d’églises et de taudis, vous apercevez des tapis de verdure, des potagers, et au-delà tout un pan de campagne.

Enfin les trois quarts des maisons ont une tournure originale ; chacune intéresse par elle-même. Elles ne sont pas un simple massif de maçonnerie, une chose commode où on loge, et qui ne dit rien. Plusieurs portent une seconde maison plus petite, et au-dessus une terrasse couverte, un petit promenoir aérien. Les plus laides, avec leurs barreaux rouilles, leurs corridors noirs, leurs escaliers encrassés, sont rebutantes, mais on les regarde.

Je compare Rome encore une fois à l’atelier d’un artiste, non pas d’un artiste élégant, qui, comme les nôtres, songe au succès et fait montre de son état, mais d’un vieil artiste mal peigné, qui en son temps avait du génie, et qui aujourd’hui se dispute avec ses fournisseurs. Il a fait faillite, et les créanciers ont plus d’une fois démeublé son logis ; mais ils n’ont pu emporter les murailles, et ils ont oublié beaucoup de beaux objets. En ce moment, il vit de ses débris, sert de cicérone, empoche le pourboire, et méprise un peu les richards dont il reçoit les écus. Il dîne mal, mais il se console en pensant aux glorieuses expositions où il a figuré, et il se promet tout bas, parfois même tout haut, que l’an prochain il prendra sa revanche. Il faut avouer que son atelier sent mauvais, les planchers n’ont pas été balayés depuis six mois, le sopha a été brûlé par les cendres de la pipe, des savates éculées traînent dans un coin, on aperçoit sur un buffet des pelures de saucisson et un morceau de fromage ; mais ce buffet est de la renaissance, cette tapisserie râpée, qui cache un mauvais matelas, vient du grand siècle, le long du mur où monte l’ignoble tuyau de poêle pendent des armures, de précieuses arquebuses damasquinées. Il faut y venir et n’y pas rester.

Nous avons traversé de longues rues en pente, enfermées entre des murailles énormes, toutes borgnes ou grillées, sur un interminable pavé solitaire qui luit, et nous sommes allés, en passant devant le palais de Lucrèce Borgia, jusqu’à Saint-Pierre-aux-Liens, pour voir le Moïse de Michel-Ange. Au premier aspect, il surprend moins qu’on ne l’aurait cru. On l’a vu gravé ou réduit ; là-dessus l’imagination, comme toujours, a exagéré ; de plus il est poli, fini avec une perfection extrême. Il est dans une église parée et brillante ; on l’a encadré joliment dans une jolie chapelle. Toutefois, à mesure qu’on le regarde, la masse colossale fait son effet ; on sent la volonté impérieuse, l’ascendant, l’énergie tragique du législateur et de l’exterminateur. Par ses muscles héroïques, par sa barbe virile, c’est un barbare primitif, un dompteur d’hommes ; par sa tête allongée, par les saillies des tempes, c’est un ascète. S’il se levait, quel geste et quelle voix de lion !

Ce qu’il y a de plus charmant ici, c’est ce qu’on rencontre en chemin sans s’y attendre : tantôt le palais du Quirinal au sommet d’une colline, tout entier détaché dans l’air grisâtre, en face les chevaux et les colosses de bronze, un peu plus loin les verdures pâles d’un jardin et un horizon immense où fondent les nuages ; tantôt un couvent arménien avec ses eaux d’arrosement qui courent dans des rigoles de pierre, avec ses palmiers jetés au hasard, avec son énorme vigne, qui à elle seule fait un berceau, avec ses beaux orangers si nobles et si tranquilles sous leurs pommes d’or. Des figuiers d’Afrique viennent chauffer leurs plaques épineuses le long des roches ; les branches fines des arbres commencent à verdir ; on n’entend que le bruit presque insensible d’une petite pluie tiède. Qu’on serait bien ici pour être oisif, regarder ses sensations intimes ! Mais il faudrait avoir l’âme toujours gaie ou du moins toujours saine.

Les statues.

Bien m’en a pris d’emporter dans ma malle quelques livres grecs ; rien n’est plus utile, et d’ailleurs les phrases classiques reviennent sans cesse à l’esprit dans ces galeries ; telle statue rend sensible un vers d’Homère ou un début de dialogue dans Platon. Je t’assure qu’ici un Homère et un Platon sont de meilleurs guides que tous les archéologues, tous les artistes, tous les catalogues du monde. Du moins ils sont plus amusans, et pour moi plus clairs. Quand Ménélas est blessé par une flèche, Homère compare son corps blanc taché par le sang rouge à l’ivoire qu’une femme carienne a trempé dans la pourpre pour en faire un morceau de frein. « Beaucoup de cavaliers l’ont demandé ; mais c’est une pièce précieuse réservée pour la maison du roi, et qui sera un ornement pour le cheval en même temps qu’un sujet de gloire pour le cocher. Telles étaient, Ménélas, tes cuisses bien formées, tes jambes tachées par le sang qui descendait jusqu’à tes beaux talons. » Cela est vu, vu comme par un peintre et par un sculpteur ; Homère oublie la douleur, le danger, l’effet dramatique, tant il est frappé par la couleur et la forme ; au contraire, qu’y a-t-il de plus indifférent pour le lecteur vulgaire que la tache rouge coulante et la belle ligne de la jambe, surtout en pareil moment ? Il manque aux anciens d’être commentés par des artistes ; jusqu’à présent, ils ne l’ont été que par des érudits de cabinet. Ceux qui connaissent leurs vases n’en voient que le dessin, la belle composition régulière, le mérite classique ; il reste à retrouver le coloris, l’émotion, la vie ; tout cela surabondait : il n’y a qu’à voir la pétulance, les bouffonneries, l’incroyable imagination d’Aristophane, sa profusion d’inventions imprévues et saugrenues, sa fantaisie, sa polissonnerie, l’incomparable fraîcheur, les sublimités soudaines de la poésie qu’il jette au milieu de ses grotesques ; on mettrait ensemble tout l’esprit et toute la verve des ateliers de Paris depuis vingt ans qu’on n’en approcherait pas. La tête humaine était alors bâtie et meublée d’une façon particulière ; les sensations y entraient avec un autre choc, les images avec un autre relief, les idées avec une autre suite. Par certains traits, ils ressemblaient aux Napolitains d’aujourd’hui, par quelques-uns aux Français sociables du XVIIe siècle, par d’autres aux jeunes lettrés des républiques du XVIe siècle, par d’autres enfin aux Anglais armés qui s’établissent en ce moment dans la Nouvelle-Zélande ; mais il faudrait une vie d’homme et le génie d’un Goethe pour reconstruire de pareilles âmes. J’entrevois, je ne vois pas.

Il y a ici, outre les collections particulières, deux grands musées de sculptures antiques, celui du Capitole et celui du Vatican. Ils sont fort bien disposés, surtout le second ; les statues les plus précieuses sont dans des cabinets distincts, peints en rouge sombre, en sorte que les yeux ne sont point distraits, et que la statue a tout son jour : L’ornementation est grave et d’une sobriété antique ; les traditions se sont conservées ou renouvelées ici mieux qu’ailleurs ; les papes et leurs architectes ont eu de la grandeur dans le goût, même au XVIIe et au XVIIIe siècle.

Pour les deux édifices, je te renvoie encore à tes estampes ; les vieilles sont les meilleures, d’abord parce qu’elles partent d’un sentiment plus vrai, ensuite parce qu’elles sont tristes, ou du moins sévères. Dès qu’un dessin est propre, soigné, surtout dès qu’il se rapproche des élégantes illustrations contemporaines, il représente Rome à contre-sens. Il faut compter qu’un monument, même moderne, est négligé et sale, l’hiver l’a gercé ; la pluie l’a encroûté de taches blafardes ; les dalles de la cour ne joignent plus, plusieurs sont enfoncées ou rayées de cassures ; les statues antiques qui le bordent ont la moitié du pied amputé et des cicatrices sur le corps ; les pauvres dieux de marbre ont été grattés par le couteau d’un gamin, ou se sentent de leur long séjour dans la terre humide. Surtout l’imagination prévenue a amplifié ; il faut deux ou trois visites pour la ramener jusqu’à l’impression juste. Qui ne s’est pas émerveillé tout bas en pensant au Capitole ? Ce grand nom trouble par avance, et l’on est désappointé de trouver une place de grandeur médiocre entre trois palais qui ne sont point grands. Elle est belle cependant ; un grand escalier de pierre lui fait une entrée monumentale. Deux lionnes de basalte gardent le pied de sa rampe ; deux statues colossales en gardent le sommet. Des balustrades raient l’air de leurs rangées solides. Cependant, sur la gauche, un second escalier d’une longueur et d’une largeur énormes échelonne ses gradins jusqu’à la façade rougeâtre de l’église d’Ara-Cœli. Sur les degrés trônent par centaines des mendians aussi déguenillés que ceux de Callot, et qui se chauffent au soleil majestueusement sous leurs chapeaux bossues, dans leurs souquenilles brunes. Tout ce spectacle se montre d’un regard, couvent et palais, colosses et canaille ; la colline, chargée d’architecture, lève tout d’un coup au bout d’une rue sa masse de pierre tachée d’insectes humains qui grouillent. Cela est propre à Rome.

Le Capitole.

Au centre de la place est une statue équestre de Marc-Aurèle en bronze. L’attitude est d’un naturel achevé ; il fait un signe de la main droite : c’est une petite action qui le laisse calme, mais qui donne de la vie à toute sa personne. Il va parler à ses soldats, et certainement parce qu’il a quelque chose d’important à leur dire. Il ne parade pas ; ce n’est pas un écuyer, comme la plupart de nos statues modernes, ni un prince en représentation qui fait son métier ; l’antique est toujours simple. Il n’a pas d’étriers ; c’est là une vilaine invention moderne, un attirail qui nuit à la liberté des membres, une œuvre de ce même esprit industriel qui a produit les gilets de flanelle et les socques articulés. Son cheval est d’une forte et solide espèce, encore parente des chevaux du Parthénon. Aujourd’hui, après dix-huit cents ans de culturelles deux races, l’homme et le cheval, se sont affinées ; ils arrivent à l’air distingué. À droite, dans le palais des conservateurs, est un superbe César de marbre, en cuirasse ; la pose n’est pas moins virile et naturelle. Les anciens ne faisaient point cas de cette délicatesse à demi féminine, de cette sensibilité nerveuse que nous appelons la distinction et qui nous plaît tant. Aujourd’hui, à un homme distingué il faut un salon ; il est dilettante, il parle bien aux femmes ; quoique capable d’enthousiasme, il est enclin au scepticisme ; sa politesse est exquise, il n’aime pas les mains sales et les mauvaises odeurs ; il ne veut pas qu’on le confonde avec le vulgaire. Alcibiade ne craignait pas d’être confondu avec le vulgaire.

Un colosse énorme écroulé a laissé là ses pieds, ses doigts, sa tête de marbre ; les fragmens gisent dans la cour entre les colonnes. Ce qui frappe le plus, ce sont des rois barbares de marbre noirâtre, énergiques et tristes dans leur grande draperie. Ce sont les captifs de Rome, les vaincus du Nord, tels qu’ils paraissaient derrière le char de triomphe pour finir par la hache au sortir du Capitole.

On ne fait point un pas sans apercevoir un trait nouveau de la vie antique. En face, dans la cour du musée, s’étale une large statue de fleuve au-dessus d’une fontaine, un puissant torse païen qui sommeille à demi nu sous sa chevelure épaisse, dans sa grande barbe de dieu viril, et qui jouit de la vie naturelle. Au-dessus, le restaurateur du musée, Clément XII, a placé son charmant petit buste, une fine tête creusée, méditative, de politique et de lettré de cabinet. C’est la seconde Rome à côté de la première.

Comment décrire une galerie ? Il faut tomber dans l’énumération. Laisse-moi seulement nommer quelques statues, comme points de repère, pour donner un corps et un soutien aux idées qu’elles suggèrent : par exemple, le Gladiateur mourant, et autour de lui un admirable Antinoüs, une grande Junon drapée, le Faune de Praxitèle, une Amazone qui lève son arc. On voit tout de suite que les Grecs se représentaient naturellement l’homme comme nu, et naturellement nous nous représentons l’homme comme habillé. Ils trouvaient dans leur expérience personnelle et propre l’idée d’un torse, d’une ample poitrine étalée comme celle d’Antinoüs, de l’enflure des muscles costaux dans un flanc qui se penche, de la continuité aisée de la hanche et de la cuisse dans un jeune corps, comme ce Faune incliné. Bref, ils avaient deux cents idées sur chaque forme et mouvement du nu ; nous n’en avons que sur la coupe d’une redingote et sur l’expression d’un visage. Il faut à l’art l’expérience courante, l’observation journalière ; de là sort le goût public, j’entends la préférence décidée pour telle sorte de type. Ce type dégagé et compris, il se trouve toujours quelques hommes supérieurs qui l’expriment. C’est pourquoi, les objets ordinaires étant changes, l’art change. L’esprit est comme ces insectes qui prennent la couleur de la plante sur laquelle ils vivent. Rien de plus vrai que ce mot : l’art est le résumé de la vie.

On en trouve la preuve dans un autre Faune de marbre rouge qui tient dans chaque main une grappe de raisin, et la montre avec un air de bonne humeur charmante et point vulgaire. La joie physique n’est point avilie dans l’antiquité, ni reléguée, comme chez nous, parmi les ouvriers, les bourgeois et les ivrognes. Chez Aristophane, Bacchus est en goguette ; poltron, paillard, glouton, comme un buveur de Rubens, il est pourtant dieu, et quelle folie d’imagination rieuse ! Par suite, le moindre changement de l’animal musculeux excite l’attention : par exemple, dans cet Hercule de bronze doré, magnifique lutteur, tout l’intérêt de l’attitude est dans le petit rejet du corps en arrière ; cela donne une autre position au ventre et aux pectoraux. Pour comprendre cela, il ne nous reste que les écoles de natation de la Seine. Et qui n’est désagréablement choqué dans nos grenouillères de corps déshabillés qui barbotent ?

Un grand sarcophage représente l’histoire d’Achille, et là encore il faut remarquer qu’il n’y a aucun intérêt dramatique, mais seulement cinq ou six jeunes hommes nus, deux femmes vêtues au centre, et deux vieillards aux coins. Chaque corps, étant beau et vivant, est assez intéressant par soi ; l’action est secondaire, le groupe n’est pas là pour la représenter, l’action n’est là que pour lier le groupe. On passe d’une belle jeune femme vêtue à un beau jeune homme nu, puis à un beau vieillard assis : voilà toute l’intention de l’artiste. On a eu du plaisir à voir un corps penché, puis un bras levé, puis un tronc fermement assis sur les deux cuisses.

Il est certain que cela est à une distance immense de nos habitudes. Si nous sommes préparés aujourd’hui pour un art, ce n’est pas pour la statuaire, ni même pour la grande peinture, mais tout au plus pour la peinture de paysage ou de mœurs, et bien plus encore pour le roman, la poésie et la musique.

Puisque j’ose parler sans marchander et dire les choses comme je les sens, mon avis décidé est que le plus grand changement de l’histoire, est l’avènement du pantalon : tous les barbares du Nord le portent déjà dans les statues ; il marque le passage de la civilisation grecque et romaine à la moderne. — Ceci n’est point une boutade ni un paradoxe ; rien de plus difficile à changer qu’une habitude universelle et journalière. Pour déshabiller et rhabiller l’homme, il faut le démolir et le refondre. Le trait propre de la renaissance, c’est l’abandon de la grande épée à deux mains et de l’armure complète ; le pourpoint à crevés, la toque, la culotte collante, montrent alors le passage de la vie féodale à la vie de cour. Il a fallu la révolution française pour nous faire quitter l’épée et la culotte à mollets ; c’est que le plébéien, homme d’affaires et crotté, avec ses bottes, son pantalon, sa redingote, remplace alors le courtisan à talons rouges, le beau parleur brodé d’antichambre. — De même le nu est une invention propre des Grecs. Les Lacédémoniens l’ont trouvé en même temps que leur régime et leur tactique ; les autres Grecs l’ont adopté vers la quatorzième olympiade. Ils ont dû aux exercices qu’il comporte leur supériorité militaire. À Platée, dit Hérodote, si les braves Mèdes ont été vaincus, c’est qu’ils étaient embarrassés dans leurs longues robes. Chaque Grec pris à part se trouvait ainsi plus agile, plus adroit de ses membres, plus robuste, mieux préparé pour l’ancien genre de combat, qui s’engageait d’homme à homme et corps à corps. À ce titre la nudité était une portion dans un ensemble d’institutions et de mœurs, et le signe visible auquel la nation se reconnaissait…

Me voici dans la salle des bustes : il serait bien mieux d’en parler en phrases graves et avec des points d’exclamation ; mais le caractère vous saute aux yeux ; impossible de le noter autrement que par un mot peu respectueux. Après tout, ces Grecs et ces Romains étaient des hommes ; pourquoi ne pas les traiter comme des contemporains ?

Scipion l’Africain, une large tête sans cheveux, point belle ; les tempes aplaties comme celles des carnassiers, mais le solide menton, les lèvres énergiquement serrées des dominateurs.

Pompée le Grand, ici, comme dans l’histoire, il est du second ordre.

Caton d’Utique, un grimaud aigre, à grandes oreilles, tout tendu et raidi, les joues tirées d’un côté, grognon et d’esprit étroit.

Corbulon, un cou tors qui a la colique, grimé et patelin.

Aristote, une tête ample et complète comme celle de Cuvier, un peu déformée à la joue droite.

Théophraste, un visage labouré et plein d’angoisses ; c’est lui qui a dit sur le bonheur le mot désespéré que commente Leopardi.

Marc-Aurèle, son buste est un de ceux que l’on rencontre le plus souvent, et on reconnaît tout de suite ses yeux à fleur de tête. Il est triste et noble, et sa tête est celle d’un homme tout entier dominé par son cerveau : un rêveur idéaliste.

Démosthène, toute l’énergie et tout l’élan d’un homme d’action ; le front est un peu fuyant, le regard est comme une épée ; c’est le parfait combattant, toujours lancé.

Térence, un méditatif incertain, le front bas, peu de crâne, l’air étriqué et triste. Il était client des Scipions, pauvre protégé, ancien esclave, puriste délicat, poète sentimental, et on préférait à ses comédies des danses sur la corde.

Commode, figure fine et étrange, dangereusement volontaire ; les yeux à fleur de tête, un jeune beau, un élégant qui pourra faire de singulières choses.

Tibère, il n’est pas noble ; mais pour le caractère et la capacité, il peut porter dans sa tête les affaires d’un empire et l’administration de cent millions d’hommes.

Caracalla, tête violente, vulgaire et carrée, inquiétante comme celle d’une bête fauve qui va se lancer.

Néron, un beau crâne plein, mais une vilaine gaîté. Il ressemble à un acteur, à un primo huomo, fat et vicieux, malsain d’imagination et de cervelle. Le trait principal est le menton en galoche.

Messaline, elle n’est point belle et s’est attifée savamment d’une double rangée de papillotes recherchées. Elle a un vague sourire fade qui fait mal au cœur. C’est le siècle des grandes lorettes ; celle-ci avait la déraison, l’emportement, la sensibilité, la férocité de l’espèce. C’est elle qui, attendrie un jour par l’éloquence d’un accusé, se retire pour essuyer ses larmes, et auparavant recommande à son mari de ne pas le laisser échapper.

Vespasien, un homme fort, bien assis sur des facultés complètes, prêt à tout accident, avisé, digne d’être pape à la renaissance.

Voyez encore dans l’autre salle un buste de Trajan, impérialement grandiose et redoutable ; l’emphase et la fierté espagnole y éclatent. Il faudrait lire ici l’Histoire Auguste ; ces bustes sont plus parlans que les mauvais chroniqueurs qui nous restent. Chacun d’eux est l’abrégé d’un caractère, et grâce au talent du sculpteur qui efface les accidens, qui supprime les particularités indifférentes, on voit à l’instant ce caractère.

À partir des Antonins, l’art se gâte visiblement. Beaucoup de statues et de bustes sont comiques sans le vouloir, d’un comique déplaisant ou même odieux, comme si l’on avait copié la grimace d’une vieille femme étique, le tressaillement d’un homme usé, les expressions basses et douloureuses d’une machine nerveuse détraquée. La sculpture ressemble à la photo-sculpture ; elle approche de la caricature dans telle grande statue de femme au torse nu, la tête rechignée, coiffée de bouffantes postiches…

Pendant qu’on suit son rêve et que l’on converse intérieurement avec tous ces vivans de pierre, on entend autour de soi bruire et chanter l’eau qui sort par la gueule des lions, et à chaque tournant des galeries on aperçoit un morceau de paysage, tantôt un grand pan de mur noirâtre au-dessus duquel brille un oranger, tantôt un vaste escalier où pendent des herbes grimpantes, tantôt le pêle-mêle des toits, des tours, des terrasses, et l’énorme Colisée à l’horizon…

Je ne veux plus rien voir aujourd’hui ; pourtant est-ce qu’il est possible de ne pas entrer dans la galerie, sachant qu’elle renferme l’Enlèvement d’Europe de Véronèse ? Il y en a un autre à Venise ; mais celui-ci, tel que le voilà, met la joie au cœur. Les gravures n’en donnent pas l’idée ; il faut voir l’ample et florissante servante dans sa robe d’un glauque foncé qui se penche pour attacher le bracelet de sa maîtresse, la noble taille, le geste calme de la jeune fille qui tend le bras vers la couronne apportée par les Amours, la joie et la volupté délicieuse qui s’exhalent de ces yeux rians, de ces belles formes épanouies, de cet éclat et de cet accord des couleurs fondues. Europe est assise sur la plus magnifique étoffe de soie jaune et dorée, rayée de noir ; sa jupe, d’un pâle violet rosé, laisse sortir son pied de neige ; la chemise froncée encadre la molle rondeur de la gorge ; ses yeux noyés regardent vaguement les enfans qui jouent dans l’air ; aux bras, au cou, aux oreilles, chatoient des perles blanches.

Le Forum est à deux pas ; on y descend et on s’y repose. Le ciel était d’une pureté parfaite ; les lignes nettes des murs, les vieilles arcades en ruine, posées les unes sur les autres, se détachaient sur l’azur comme si elles eussent été marquées avec le plus fin crayon ; on prenait plaisir à les suivre, à revenir, à les suivre encore. La forme dans cet air limpide a sa beauté par elle-même, indépendamment de l’expression et de la couleur, comme un cercle, un ovale, une courbe réussie sur un fond clair. Peu à peu l’azur est devenu presque vert ; ce vert imperceptible est semblable à celui des pierres précieuses et des eaux de source, mais plus fin encore. Il n’y avait dans cette longue avenue rien que de curieux ou de beau : des arcs de triomphe à demi enterrés, posés en travers les uns des autres, des restes de colonnes dressées près d’autres colonnes tombées, des fûts énormes, des chapiteaux sur le bord de la route ; sur la gauche, les voûtes colossales de la basilique de Constantin parsemées de plantes vertes pendantes ; de l’autre côté, les ruines des palais des césars, vaste entassement de briques roussies que des arbres couronnent, Saint-Côme avec un portail de colonnes dégradées, Santa-Francesca avec son élégant campanile ; au haut de l’horizon, une rangée noirâtre de fins cyprès ; plus loin encore, pareilles à un môle en débris, les arcades croulantes du temple de Vénus, et à l’extrémité, pour fermer la voie, le gigantesque Colisée doré d’une lumière riante.

Sur toutes ces grandes choses, la vie moderne s’est nichée comme un champignon sur un chêne mort. Des balustrades de perches à demi dégrossies comme celles d’une fête de village entourent la fosse d’où s’élèvent les colonnes déterrées de Jupiter Stator. L’herbe pousse sur les pentes éboulées. Des polissons déguenillés jouent au palet avec des pierres. De vieilles femmes avec des enfans crasseux se chauffent au soleil parmi les ordures. Des moines blancs ou bruns passent, puis des écoliers en chapeau noir conduits par un ecclésiastique rogue. Une fabrique de lits en fer tinte et résonne auprès de la basilique. Vous lisez à l’entrée du Colisée une oraison à la Vierge qui procure cent jours d’indulgence ; cette oraison la traite comme une déesse indépendante. Cependant vous découvrez encore de grands traits de l’ancienne race et de l’ancien génie. Plusieurs de ces vieilles femmes ressemblent aux sibylles de la renaissance. Tel paysan en guêtres de cuir, avec son manteau taché de terre, a la plus admirable figure, le nez busqué, le menton grec, des yeux noirs qui parlent, tout pétillans et luisans de génie naturel. Sous les voûtes de Constantin, j’entendais depuis une demi-heure une voix qui semblait psalmodier des litanies. J’approche, et je trouve un jeune homme assis par terre, qui lisait tout haut, d’un ton de récitatif, devant cinq ou six drôles couchés, l’Orlando furioso, le combat de Roland et de Marsile. — Vous retournez souper dans la première auberge venue, chez Lepri : un pleutre sale, un coiffeur pommadé avec un vieux toupet gras qui lui tombe jusqu’aux joues s’installe dans la salle voisine muni d’une mandoline et d’un petit piano portatif à pédales ; avec ses deux bras et ses pieds, il fait le chant, la basse, et vous joue des airs de Verdi, un finale de la Sonnambula ; la délicatesse, l’élégance, la variété, l’expression de son jeu, sont admirables. Ce pauvre diable a une âme, l’âme d’un artiste, et l’on oublie de manger en l’écoutant.

Le Vatican.

C’est ici probablement le plus grand trésor de sculpture antique qu’il y ait au monde. Voici une page de grec qu’il faut avoir dans l’esprit en le parcourant.


« Je les questionnai, dit Socrate, au sujet des jeunes gens, pour savoir s’il y en avait quelques-uns parmi eux éminens en sagesse ou en beauté, ou des deux façons à la fois. — Alors Critias, ayant regardé vers la porte, vit quelques jeunes gens qui entraient et se disputaient entre eux, et par derrière une foule qui suivait. Il me dit : « Puisque tu parles de beauté, Socrate, tu vas bientôt avoir à juger toi-même, car ceux-là qui entrent sont les avant-coureurs et les amoureux du plus beau jeune homme qu’il y ait aujourd’hui ; je crois qu’il est lui-même tout près d’ici et qu’il va venir. — Qui est-ce donc, dis-je, et de qui est-il fils ? — Tu le connais, répondit-il, mais il n’était pas encore d’âge avant ton départ : c’est Charmide, fils de Glaucus, notre oncle, et mon cousin. — Par Jupiter ! dis-je, oui, je le connais ; il n’était pas médiocrement beau quand il était enfant, et il doit l’être tout à fait à présent qu’il est jeune homme. — Tu vas voir tout de suite, me dit-il, comme il est devenu beau et grand. » Et en même temps qu’il disait cela, Charmide entra.

« Il me parut admirable pour la taille et la beauté, et tous les autres qui étaient là me semblèrent amoureux de lui, tant ils furent troublés et frappés lorsqu’il entra ; beaucoup d’autres amoureux de lui, étaient encore par derrière avec ceux qui suivaient. Qu’il fît cette impression sur nous autres hommes, cela est moins étonnant ; mais je remarquai que parmi les enfans aussi personne ne regardait autre part, pas même les plus petits, et que tous le contemplaient comme une statue.

« Alors Chéréphou, m’appelant : « Que te semble du jeune homme, Socrate ? me dit-il. N’est-il pas beau de visage ? — Merveilleusement beau, répondis-je. — S’il voulait se dépouiller, dit-il, son visage ne te semblerait plus rien, tant il est parfaitement beau par toute sa forme. » Les autres qui étaient là dirent la même chose que Chéréphon.

« Charmide, dis-je, il est naturel que tu l’emportes sur tous les autres, car personne ici, je pense, ne pourrait montrer dans Athènes deux autres maisons dont l’alliance puisse produire quelqu’un de plus beau et de meilleur que celles dont tu es sorti. En effet, votre famille paternelle, celle de Critias, fils de Dropide, a été célébrée par Anacréon, Solon, et par beaucoup d’autres poètes, comme excellente en beauté, en vertu, et dans tous les biens où l’on met le bonheur. Et de même celle de ta mère, car personne ne parut plus beau ni plus grand que l’on oncle Pyrilampe toutes les fois qu’on l’envoyait en ambassade auprès du grand roi, ou auprès de quelque autre sur le continent. Cette autre maison ne le cède en rien à la première. Étant né de tels parens, il est naturel que tu sois en tout le premier. »


Avec cette scène dans l’esprit, on peut errer dans les grandes salles, et voir agir et penser les statues, le Discobole par exemple, et le jeune Athlète, copié, dit-on, d’après Lysippe. Celui-ci vient de courir, il a dans la main un numéro par lequel on voit qu’il est arrivé le cinquième, et il se frotte avec le strigile. La tête est petite, l’intelligence ne va pas au-delà de l’exercice corporel qu’il vient de faire ; cette gloire et cette occupation lui suffisent. En effet, dans les plus beaux temps de la Grèce, les triomphes gymnastiques paraissaient si importans que beaucoup de jeunes gens s’y préparaient pendant des années, chez des maîtres et avec un régime particulier, comme aujourd’hui les chevaux de course chez les entraîneurs. Il a l’air un peu las, et raclé avec son strigile la sueur et la poussière collée sur sa peau. Qu’on me pardonne ce mot, il s’étrille ; le mot est choquant en français ; il ne l’est pas pour des Grecs qui ne séparent point comme nous la vie humaine de la vie animale. Homère, énumérant les guerriers qui sont devant Troie, met sans y penser sur le même rang les chevaux et les hommes. « Ce sont là, dit-il, les chefs et les rois des Grecs. Dis-moi, muse, quels étaient les meilleurs parmi les hommes et les meilleurs parmi les chevaux ? »

Mais d’autre part, considérez quelles chairs une pareille vie devait faire, quelle solidité de tissu et de ton l’huile, la poussière, le soleil, le mouvement, la sueur, le strigile, devaient donner aux muscles ! Dans les Rivaux de Platon, le jeune homme adonné à la gymnastique raille amèrement son adversaire, qui s’est fait lettré et liseur. « Il n’y a que l’exercice qui entretienne le corps. Vois Socrate, ce pauvre homme qui ne dort pas, qui ne mange pas, qui a le cou raide et grêle à force de se tracasser l’esprit. » Et tout le monde se met à rire.

Le corps de celui-ci est parfaitement beau, presque réel, car ce s’est pas un dieu ni un héros. À cause de cela, le petit doigt du pied est gâté, l’arrière-bras est assez maigre, la chute des reins est très marquée ; mais les jambes, surtout la droite vue par derrière, auront la détente et l’élan d’un lévrier. C’est devant une pareille statue qu’on sent nettement la différence qui sépare la civilisation antique de la nôtre. Une cité entière choisissait pour la lutte et la course les meilleurs jeunes gens dans les meilleures familles ; elle assistait aux jeux, hommes et femmes étaient là ; on comparait les dos, les jambes, les poitrines, tous les muscles en mouvement dans les cent mille aspects de l’effort. Un spectateur ordinaire était connaisseur, comme aujourd’hui un cavalier juge les chevaux dans un derby ou dans un carrousel. — Au retour, la cité accueillait le vainqueur par une cérémonie publique ; parfois on le choisissait pour général ; son nom était parmi les fastes de la ville, sa statue prenait rang parmi celles des héros protecteurs ; le vainqueur de la course donnait son nom à l’olympiade. — Quand les dix mille arrivent en vue de la Mer-Noire et se sentent sauvés, leur première idée est de célébrer des jeux ; ils ont échappé aux barbares, voilà enfin la vraie vie grecque qui recommence. « Cette colline, dit Dracontios, est un terrain excellent pour courir où l’on voudra. — Mais comment pourra-t-on lutter sur un sol si dur et si boisé ? — Tant pis pour qui tombera ! — Pour la course du grand stade, il y eut plus de soixante Crétois ; les autres se présentèrent pour la lutte, le pugilat et le pancrace. Et le spectacle fut beau, car il y eut beaucoup d’athlètes, et comme leurs compagnons regardaient, ils firent de grands efforts. »

Un siècle plus tard, au temps d’Aristote, de Ménandre et de Déosthène, quand la culture d’esprit est complète, quand la philosophie et la comédie touchent à leur achèvement et presque à leur décadence, Alexandre débarquant dans la Troade se met nu avec ses compagnons pour honorer par des courses le tombeau d’Achille. Imaginez Napoléon faisant la même chose à sa première campagne d’Italie. L’action correspondante fut pour lui, je suppose, de boutonner son uniforme et d’assister grave et raide au Te Deum à Milan.

On peut voir la perfection de cette éducation corporelle dans le jeune athlète qui lance le disque, dans la courbure de son corps tout penché d’un côté, dans le calcul de tous ses membres qui se tendent ou se ploient pour rassembler le plus de force possible sur un même point. Un mot de Platon est bien frappant à ce sujet ; il divise l’éducation en deux branches égales, la gymnastique et la musique. Par gymnastique, il entend tout ce qui touche à la formation et à l’exercice du corps nu. Par musique, il entend tout ce qui est compris dans le chant, c’est-à-dire, outre la musique, les paroles et les idées, des hymnes et des poèmes qui enseignent la religion, la justice et l’histoire des héros. Quelle percée et quelle ouverture sur la jeunesse antique ! Quel contraste si l’on met en regard notre éducation de savantasses et de culs-de-jatte !

De temps en temps, on déterre des inscriptions qui mettent en lumière ces habitudes et ces sentimens si éloignés des nôtres. En voici une publiée cette année même sur un jeune athlète de Théra, et trouvée sur le piédestal de son effigie. Les quatre vers ont la beauté, la simplicité, la force d’une statue : « La victoire pour le pugile est au prix du sang ; mais cet enfant, le souffle encore chaud de la rude bataille du pugilat, demeure ferme pour le lourd labeur du pancrace, et la même aurore a vu Dorocleides deux fois couronné. »

Mais il faut songer au mal en même temps qu’au bien. L’amour que suggérait la vie des gymnases est une perversion de la nature humaine ; à cet égard, les récits de Platon sont exorbitans. De même encore ces mœurs antiques qui dans l’homme respectent l’animal développent par contre-coup l’animal dans l’homme : là-dessus Aristophane est scandaleux. Nous nous croyons gâtés parce que nous avons des romans crus ; que dirions-nous si l’on jouait sa Lysistrata sur un de nos théâtres ? Heureusement ce que la sculpture montre de ce monde singulier, c’est la beauté toute seule. Une canéphore debout, à l’entrée du Braccio-Nuovo, est semblable à celles du Parthénon, quoique d’un travail secondaire. Quand une fille des premières familles n’avait pour vêtement, comme celle-ci, qu’une chemise et par-dessus une demi-chemise, quand elle avait l’habitude de porter des vases sur sa tête, et par suite de se tenir droite ; quand pour toute toilette elle retroussait ses cheveux ou les laissait tomber en boucles, quand le visage n’était pas plissé par les mille petites grâces et les mille petites préoccupations bourgeoises, une femme pouvait avoir la tranquille attitude de cette statue. — Aujourd’hui il en reste un débris dans les paysannes des environs qui portent leurs corbeilles sur la tête, mais elles sont gâtées par le travail et les haillons. — Le sein paraît sous la chemise ; la tunique colle et visiblement n’est qu’un linge ; on voit la forme de la jambe qui casse l’étoffe au genou ; les pieds apparaissent nus dans les sandales. Rien ne peut rendre ce sérieux naturel du visage. Certainement, si on pouvait revoir la personne réelle avec ses bras blancs, ses cheveux noirs, sous la lumière du soleil, les genoux plieraient, comme devant une déesse, de respect et de plaisir.

Qu’on regarde une statue toute voilée, par exemple celle de la Pudicité : il est évident que le vêtement antique ne modifie pas la forme du corps, que les plis collans ou mouvans reçoivent du corps leurs formes et leurs changemens, qu’on suit à travers ces plis sans peine l’équilibre de toute la charpente, la rondeur de l’épaule ou de la hanche, le creux du dos. L’idée de l’homme n’est pas alors, comme chez nous, celle d’un esprit pur ou impur, plus un paletot ou une robe des bons faiseurs ; c’est celle d’une poitrine, d’un dos, d’un emmanchement de muscles, d’une échine avec ses vertèbres saillantes, des tendons du cou, d’une jambe raidie depuis le talon jusqu’aux reins. On a dit qu’Homère savait l’anatomie, parce qu’il décrit exactement les blessures, la clavicule, l’os iliaque ; il savait simplement de l’homme, de son ventre, de son thorax, ce que tout le monde en savait alors. Le peu que j’ai appris à l’école pratique m’éclaircit les trois quarts des choses ; impossible aujourd’hui de comprendre la pensée de ces artistes, si l’on n’a pas touché soi-même l’articulation du cou et des membres, si l’on n’a pas acquis au préalable l’idée des deux parties maîtresses du corps, le buste mobile sur le bassin, si l’on ne connaît pas le mécanisme qui lie tous les muscles, de la plante du pied au mollet, à la cuisse, au creux des lombes, pour dresser un homme et le tenir debout.

Rien de tout cela n’est possible sans le costume antique. Voyez Diane regardant Endymion. La robe tombe jusqu’aux pieds ; elle a, outre cela, l’espèce de seconde robe ordinaire ; mais le pied est nu. Dès que le pied est chaussé, comme celui des jolies demoiselles qui se promènent ici un livre à la main, vous ne voyez plus le corps naturel, mais une machine artificielle. Ce qui vous apparaît, ce n’est plus l’être humain, mais une cuirasse articulée, excellente contre les intempéries, et agréablement lustrée pour briller dans une chambre. La femme, par la culture et le vêtement moderne, est devenue une sorte de scarabée sanglé à la taille, raide dans son corselet luisant, monté sur des pattes sèches et vernissées, chargé d’appendices et d’enveloppes brillantes ; les rubans, les chapeaux, la crinoline, ont l’agitation, le chatoiement des antennes et de la double paire d’ailes. Très souvent, comme chez un insecte, la figure se réduit aux yeux, à l’expression, le corps entier a l’activité remuante d’un bourdon ; la meilleure partie de la beauté consiste dans la vivacité nerveuse, surtout dans l’arrangement coquet de l’enveloppe lustrée, dans l’appareil compliqué et diamanté qui bruit à l’entour. Au contraire, ici le pied nu montre tout de suite que la longue tunique n’est qu’un voile sans importance. La ceinture est une simple corde nouée par le premier nœud venu au-dessous du sein ; les deux seins soulèvent l’étoffe ; la tunique, agrafée sur l’épaule, n’est pas large à cet endroit de plus de deux doigts, en sorte qu’on sent l’épaule se continuer dans le bras, qui est ample, fort, et ne ressemble pas à ces pattes filamenteuses qui pendent aujourd’hui des deux côtés d’un corset. Dès qu’il y a corset, il n’y a plus de corps naturel ; au contraire, tout ce vêtement peut se mettre et se défaire en un instant ; ce n’est qu’un linge qu’on a pris et dont on s’enveloppe.

Tout cela est dans le Braccio-Nuovo, et en outre quantité d’autres statues, celles d’Auguste, de Tibère ; à côté de chaque grand morceau est un buste d’empereur. On ne peut tout noter ; je remarque seulement une Julie, fille de Titus. Le corps est encore beau, mais la tête porte les ridicules bouffantes modernes. Ce seul ornement suffit pour détruire l’effet de la sculpture et toute l’idée antique.

De là on suit un long corridor peuplé aussi de débris grecs et romains, et l’on arrive au musée Pio-Clementino, où les œuvres d’art sont séparées et groupées chacune autour de quelque pièce capitale, dans des chambres de moyenne grandeur. Je ne dis rien des objets simplement curieux, de ce tombeau des Scipions si précieux pour les antiquaires, si simple de forme, et dont la pierre semble de la cendre cuite. Les hommes ensevelis là appartiennent à la génération des grands Romains qui, par la conquête du Samnium et par l’organisation des colonies, ont établi la puissance de Rome sur l’Italie, et par suite sur le monde. Ils sont les fondateurs, ils sont les vainqueurs de Carthage, de la Macédoine, et du reste n’ont fait que continuer leur monument. Ce bloc de peperin est une des premières pierres de l’édifice dans lequel nous vivons encore aujourd’hui, et l’inscription semble la voix grave du mort qui s’y est couché il y a vingt et un siècles :

Cornélius Lucius Scipio le Barbu,
Né de son père Gnævus, homme sage et brave,
Dont la beauté fut égale à la vertu.
Il fut censeur, consul, édile dans votre cité,
Prit Taurasai, Cisanna dans le Samnium,
Soumit toute la Lucanie, et emmena des otages.

C’est ici que sont les chefs-d’œuvre, — d’abord le Torse, tant loué par Michel-Ange. En effet, par la vie, l’effort grandiose, la puissante attache des cuisses, la fierté du mouvement, le mélange de passion humaine et de noblesse idéale, il est conforme au style de Michel-Ange. — Un peu plus loin est le Méléagre, dont la copie est aux Tuileries. Ce n’est qu’un corps, mais un des plus beaux que j’aie jamais vus. La tête, presque carrée, taillée à pans solides, comme celle de Napoléon, n’a qu’un front médiocre, et l’expression semble d’un homme un peu obstiné ; en tout cas, rien n’y indique la grande capacité et la grande flexibilité d’esprit que nous ne manquons guère de donner à nos statues, et qui suggère tout de suite au spectateur l’idée d’offrir au pauvre grand homme si peu habillé un pantalon et un paletot. La beauté de celui-ci est dans le col puissant, dans le torse si bien continué par la cuisse ; c’est un chasseur et un guerrier, rien de plus : il l’est par les muscles du jarret aussi bien que par la tête. Ces gens-là avaient inventé pour l’espèce humaine le système des haras ; de là leur rang dans l’histoire. Les Spartiates, qui, dans les temps anciens de la Grèce, ont donné le branle aux autres cités, se prêtaient entre eux leurs femmes pour avoir des rejetons d’élite. Là-dessus Platon, leur admirateur, conseille aux magistrats d’arranger les mariages annuels de telle façon que les meilleurs hommes aient les meilleures femmes. Xénophon, de son côté, blâme Athènes, qui n’a rien de semblable, loue l’éducation des femmes Spartiates tout entière arrangée pour qu’elles enfantent à l’âge qu’il faut et qu’elles aient de beaux enfans. Leurs jeunes filles, dit-il, s’exercent à la course et à la lutte, et cela est sagement ordonné, car comment des femmes élevées, comme on le veut d’ordinaire, à faire des ouvrages de laine et à demeurer tranquilles « enfanteraient-elles quelque chose de grand ? » Il remarque que dans leurs mariages tout est réglé dans cette vue ; un vieillard ne peut garder sa jeune femme pour soi : il doit choisir « entre les jeunes gens dont il admire le plus le corps et l’âme un homme qu’il amènera dans sa maison, et qui lui donnera des enfans. » On voit que chez ce peuple, qui a poussé le plus loin l’esprit tout gymnastique et militaire de l’institution nationale, il s’agit avant tout de faire la race.

Une petite rotonde à côté de là renferme les chefs-d’œuvre de Canova, tant loué, je ne sais pourquoi, par Stendhal, un Persée qui est un élégant efféminé, deux Lutteurs qui sont des boxeurs rancuniers, des charretiers déshabillés occupés à échanger des gourmades. Nul intermédiaire entre la fadeur et la grossièreté, entre le joli jeune homme de salon et les déchargeurs de la halle. Cette impuissance montre à l’instant la différence de l’antique et du moderne.

En continuant, on trouve le Mercure du Belvédère ; c’est un homme jeune et debout comme le Méléagre ; mais encore plus beau, le torse est plus fort et la tête plus fine ; sur son visage voltige une légère expression souriante, une grâce et une pudeur de jeune homme bien né, qui sait parler, car il est de race intelligente et choisie, mais qui hésite à parler, parce que son âme est encore neuve. L’éphèbe grec, devant qui Aristophane fait plaider le Juste et l’Injuste, avait assez couru, lutté et nagé, pour avoir cette superbe poitrine et ces muscles souples ; il était demeuré assez voisin de la simplicité primitive, assez exempt des curiosités, des disputes et des raffinemens qui commençaient à s’introduire, pour avoir ce visage calme. Ce calme est si grand, qu’au premier regard on le prendrait pour un air boudeur et un peu triste. Si l’on ôte la Vénus de Milo et les statues du Parthénon, je ne lui sais pas d’égal.

L’Apollon du Belvédère est d’un âge plus récent et moins simple. Si beau qu’il soit, il a le défaut d’être un peu élégant, il devait plaire à Winckelmann, aux critiques du XVIIIe siècle. Ses cheveux crêpés tombent derrière l’oreille avec une distinction charmante, et se relèvent sur le front en une sorte de petit diadème, comme pour une femme ; son attitude donne vaguement l’idée d’un beau jeune lord qui renvoie un importun. Certainement cet Apollon a du savoir-vivre et en outre la conscience de son rang ; je suis sûr qu’il a des domestiques.

Le Laocoon non plus n’est pas d’un âge très ancien ; je crois que si ces deux statues ont été d’abord admirées plus que les autres, c’est qu’elles sont plus que les autres voisines du goût moderne. Celle-ci est un compromis entre deux styles et deux époques, pareille à une tragédie d’Euripide. La gravité et l’élévation du premier style subsistent encore dans la pose symétrique des enfans, dans la noble tête du père qui a perdu force et courage, et qui fronce le front sans crier ; mais l’art nouveau, sentimental et expressif, se montre dans le caractère terrible et touchant du sujet, dans la réalité atroce du corps ondoyant des serpens, dans la faiblesse attendrissante du pauvre petit qui meurt tout de suite, dans le fini des muscles, du torse et du pied, dans l’enflure douloureuse des veines, dans la minutieuse anatomie de la souffrance. Aristophane eût dit de ce groupe, comme de l’Hippolyte ou de l’Iphigénie d’Euripide, qu’il fait pleurer, qu’il ne fortifie pas, qu’au lieu de changer les femmes en hommes, il change les hommes en femmes.

Si les pas des visiteurs ne troublaient la paix des salles, on passerait ici la journée sans s’en apercevoir. Chaque dieu, chaque héros repose dans son oratoire, entouré de statues moindres ; ces quatre oratoires font les coins d’une cour à huit pans, autour de laquelle règne un portique. Des cuves de basalte et de granit, des sarcophages chargés de figurines, sont posés çà et là sur le pavé de marbre ; seule une fontaine s’agite et murmure dans ce sanctuaire de pierres immobiles et de formes idéales. Un grand balcon s’ouvre sur la ville et la campagne ; de cette hauteur, on voit s’étaler l’espace immense, les jardins, les villas, les dômes, de beaux pins-parasols posés un à un dans l’air limpide, des rangées de cyprès noirs sur les blancheurs et les clartés de l’architecture, et à l’horizon une longue chaîne de montagnes crénelées, dont les pics neigeux montent dans l’azur.

Je suis revenu à pied derrière le château Saint-Ange, puis le long du Tibre, sur la rive droite ; on ne peut se figurer un pareil contraste. La rive est une longue bande de sable croulant, bordée de haies épineuses abandonnées. En face, sur l’autre bord, s’allonge une file de vieilles maisons sales, lamentables baraques bossuées et jaunies, toutes tachées par l’infiltration des eaux et le contact de la vermine humaine, quelques-unes plongeant dans le fleuve leur assise rongée, d’autres laissant entre elles et lui une petite cour infectée d’immondices ; on n’imagine pas ce que peut devenir un mur qui a subi, cent ans durant, les intempéries de l’air et les vilenies du ménage. Toute cette bordure ressemble à la jupe, fripée d’une sorcière, à je ne sais quel reste de torchon infect et troué. Le Tibre roule jaune, fangeux, entre ce désert et cette pourriture. Pourtant l’intérêt et le pittoresque ne font jamais défaut. Çà et là, un reste de vieille tour plonge à pic dans le fleuve ; une place au-dessous d’une église étage ses escaliers jusque dans l’eau, et des bateaux y abordent. On dirait de ces vieilles estampes que l’on trouve sur nos quais, à demi effacées par la pluie, déchirées, crasseuses, mais où l’on aperçoit un morceau grandiose de fabrique ou de paysage à côté d’un trou entre deux pâtés de boue.

Le Panthéon, les Thermes de Caracalla.

On resterait ici trois ou quatre ans qu’on y pourrait toujours apprendre. C’est le plus grand musée du monde ; tous les siècles y ont laissé quelque chose ; qu’est-ce que j’en puis voir en un mois ? Un homme qui aurait le temps d’étudier et saurait regarder trouverait ici dans une colonne, un tombeau, un arc de triomphe, un aqueduc, surtout dans ce palais des césars que l’on déterre, les moyens de recomposer et de redresser devant ses yeux la Rome impériale. J’en visite trois ou quatre restes, et je tâche de deviner sur ces fragmens.

Le Panthéon d’Agrippa est sur une place sale et baroque, où de misérables fiacres stationnent, épiant les étrangers ; des échoppes de légumes jettent leurs épluchures sur le pavé noirâtre, et des troupes de paysans en grandes guêtres, une peau de mouton sur les épaules, attendent et regardent, immobiles, les yeux brillans. Le pauvre temple lui-même a souffert tout ce que peut souffrir un édifice ; des bâtimens modernes se sont collés contre son dos et contre ses côtés ; on l’a flanqué de deux clochers ridicules ; on lui a volé ses poutres et ses clous de bronze pour en faire les colonnes du baldaquin de Saint-Pierre ; longtemps des masures incrustées entre les colonnes ont obstrué son portique ; la terre l’avait tellement encombré que, pour arriver dans l’intérieur, au lieu de monter on descendait. Encore aujourd’hui, tout réparé qu’il est, sous ses teintes noirâtres, avec ses fentes, ses mutilations et l’inscription demi-effacée de son architrave, il a l’air d’un estropié et d’un malade. En dépit de tout cela, l’entrée est grandiosement pompeuse ; les huit énormes colonnes corinthiennes du portique, les pilastres massifs, imposans, les poutres de l’entablement, les portes de bronze, annoncent une magnificence de conquérans et de dominateurs. Notre Panthéon, mis en regard, semble étriqué, et quand au bout d’un quart d’heure on est parvenu à faire abstraction des dégradations et des moisissures, quand on a séparé le temple de ses alentours modernes et vieillots, quand on imagine l’édifice blanc, éclatant, avec la nouveauté de ses marbres, avec le scintillement fauve de ses tuiles de bronze, de ses poutres de bronze, du bas-relief de bronze qui ornait son fronton, tel enfin qu’il était lorsqu’Agrippa, après l’établissement de la paix universelle, le dédia à tous les dieux, on se figure avec admiration le triomphe d’Auguste qui s’achevait par cette fête, la réconciliation de l’univers soumis, la splendeur de l’empire achevé, et l’on entend la mélopée solennelle des vers où Virgile célèbre la gloire de ce grand jour. « Porté par un triple triomphe dans les murs de Rome, Auguste consacrait aux dieux italiens un vœu immortel, trois cents grands temples par toute la ville. Les rues frémissaient de la joie, des jeux, des applaudissemens de tout un peuple. Dans les temples des chœurs de femmes, dans tous des autels ; devant les autels, des taureaux immolés jonchaient la terre. Lui-même, assis sur le seuil de marbre de l’éclatant Phœbus, passe en revue les dons des peuples et les attache aux colonnes superbes ; les nations vaincues s’avancent en long ordre, aussi diverses d’armes et d’esprit que de langage : Nomades, Africains aux robes pendantes, Léléges, Gares, les Gelons armés de flèches, les Morins, les plus lointains des hommes, les Daces indomptés. L’Euphrate coule docile, et l’Araxe frémit sous le pont qui l’a vaincu. »

On entre dans le temple, sous la haute coupole qui s’évase en tous sens comme un ciel intérieur ; la lumière tombe magnifiquement, d’une grande chute, par l’unique ouverture de la cime, et, près de cette vive clarté, des ombres froides, des poussières transparentes, rampent lentement le long des courbures. Tout alentour, les chapelles des anciens dieux, chacune entre ses colonnes, se rangent en cercle en suivant la muraille ; l’énormité de la rotonde les rapetisse encore ; ils virent ainsi réunis et amoindris sous l’hospitalité et la majesté du peuple romain, seule divinité qui subsiste dans l’univers conquis. Telle est l’impression que laisse cette architecture : elle n’est pas simple comme un temple grec, elle ne correspond pas à un sentiment primitif comme la religion grecque ; elle indique une civilisation avancée, un art calculé, une réflexion savante. Elle aspire au grandiose, elle veut exciter l’étonnement et l’admiration ; elle fait partie d’un gouvernement, elle complète un spectacle ; elle est une décoration dans une fête, mais cette fête est celle de l’empire romain.

On longe le Forum, ses trois arcs de triomphe, les grandes voûtes de ses basiliques ruinées, l’énorme Colisée. Il y en avait trois ou quatre autres : l’un d’eux, le Circus maximus, contenait quatre cent mille spectateurs. Dans un combat naval sous Claude, dix-neuf mille gladiateurs combattirent ; un triton d’argent sorti du lac avait donné le signal avec son clairon. Tel théâtre contenait vingt mille personnes. C’est parmi ces idées qu’on arrive aux Thermes de Caracalla, la plus grande chose après le Colisée qu’on puisse voir à Rome.

Au fond, tous ces colosses sont des signes du temps. La Rome impériale exploitait tout le bassin de la Méditerranée, l’Espagne, la Gaule et les deux tiers de l’Angleterre au profit de cent mille oisifs. On les amusait au Colisée avec des massacres de bêtes et d’hommes, au grand Cirque avec des luttes d’athlètes et des courses de chars, au théâtre de Marcellus avec des pantomimes, des décorations, des défilés d’armes et de costumes. Ici on les baignait, ils venaient causer, regarder des statues, écouter un déclamateur, passer au frais les heures chaudes. Tout ce qu’on avait inventé jusque-là de commode, d’agréable ou de beau, tout ce qu’on pouvait ramasser au monde de curieux ou de magnifique était pour eux ; les césars les nourrissaient, les divertissaient, cherchaient à leur complaire, tâchaient d’obtenir leurs applaudissemens. Un Romain de la classe moyenne pouvait à la rigueur considérer les empereurs comme des intendans (procurator) tenus d’administrer son bien, de lui éviter l’embarras des affaires, de lui fournir à bon compte ou gratis son blé, son vin, son huile, de lui donner de somptueux repas, des fêtes bien entendues, de le fournir de tableaux, de statues, de mimes, de gladiateurs et de lions, de réveiller tous les matins son goût blasé par quelque nouveauté surprenante, même quelquefois de se faire histrions, cochers ; chanteurs et gladiateurs pour son plaisir. Afin de loger ce peuple d’amateurs d’une façon digne de sa condition royale, l’architecture inventa des formes grandioses et nouvelles. Les vastes bâtimens indiquent toujours quelque excès semblable, une concentration et une accumulation démesurées du labeur humain. Voyez les cathédrales gothiques et les pyramides d’Égypte, Paris contemporain et les docks de Londres.

Au bout d’une longue file de ruelles, de murailles blanches, de jardins déserts, apparaît la grande ruine. Sa forme ne peut se comparer à rien, et la ligne qu’elle découpe dans le ciel est unique. Ni les montagnes, ni les collines, ni les édifices, ni les œuvres naturelles, ni les œuvres humaines n’en donnent l’idée ; elle ressemble à tout cela : c’est une œuvre humaine que le temps et les accidens ont déformée et transformée jusqu’à la rendre, naturelle. Au milieu de l’air, sa cime de bosselures émoussées, sa crête labourée de larges vides, sa masse rougeâtre morne et morte tournent silencieusement sur un linceul de grands nuages.

On entre, et il semble qu’on n’a rien vu au monde d’aussi grand ; le Colisée lui-même n’en approche pas, tant la multiplicité et l’irrégularité des débris ajoutent encore à l’énormité de l’énorme enceinte. Devant ces monceaux de briques roussies et rongées, devant ces voûtes rondes élancées comme les arches d’un grand pont, devant ces môles croulans, on se demande s’il n’y a point eu là une ville entière. Souvent une voûte est tombée, et le massif monstrueux qui la soutenait se dresse encore dans l’air, avec un reste d’escalier, avec un fragment d’arcade épais comme une maison, ventru et difforme. Parfois il est fendu par le milieu, et il semble qu’un pan va se détacher, rouler comme une roche. Des parois de mur, des morceaux de voûtes fléchissantes s’y sont collés, et les saillies menacent, extravasées dans l’air vide. Les cours sont pleines de débris, et les morceaux de briques, sous l’effort du temps, se sont incrustés ensemble aussi âprement que les blocs de cailloux tassés par la mer. Ailleurs les arcades intactes s’étagent les unes au-dessus des autres ; le ciel, tranché par leur courbe, luit derrière elles, et tout en haut, sur le rouge terne des briques, les chevelures verdoyantes des plantes chatoient et ondulent au milieu de l’azur.

Il y a des profondeurs suspectes où l’ombre humide traîne parmi des noirceurs étranges. Les lierres y descendent ; les fenouils, les anémones, les mauves foisonnent sur les bords ; à demi ensevelis sous des monceaux de pierres écroulées, les fûts de colonnes s’enfoncent sous un pêle-mêle d’herbes grimpantes ; le trèfle aux feuilles grasses tapisse les pentes. De petits chênes-lièges arrondis, des arbrisseaux verts, des milliers de giroflées perchent sur les saillies, s’accrochent dans les deux, panachent les crêtes de leurs fleurs jaunes. Tout cela bruit au vent, et les oiseaux chantent dans le grand silence.

On distingue encore les arcades de la Pinacothèque, haute comme un dôme d’église, la grande salle ronde destinée aux bains de vapeur, les énormes hémicycles où se donnaient les spectacles. Supposez un club comme l’Athenæum à Londres, c’est-à-dire un palais à l’usage de tout le monde, celui-ci à l’usage d’un monde qui, outre les besoins de l’esprit, avait ceux du corps, qui venait non-seulement pour voir des livres, des journaux, des œuvres d’art, pour écouter des poètes et des philosophes, pour converser et disputer, mais encore pour nager, se frotter, transpirer, même lutter et courir, en tout cas pour regarder des lutteurs et des coureurs, car Rome à cet égard n’est qu’une Athènes agrandie : le même genre de vie, les mêmes instincts, les mêmes habitudes, les mêmes plaisirs s’y perpétuent ; la seule différence est dans la proportion et dans le moment. La cité s’est enflée jusqu’à renfermer des maîtres par centaines de mille et des esclaves par millions ; mais de Xénophon à Marc-Aurèle l’éducation gymnastique et oratoire n’a point changé : ils ont toujours des goûts d’athlètes et de parleurs ; c’est dans ce sens qu’il faut travailler pour leur plaire ; c’est à des corps nus, à des dilettantes de style, à des amateurs de décoration et de conversation qu’on s’adresse. Nous n’avons plus l’idée de cette vie corporelle et païenne, oisive et spéculative ; le climat est demeuré le même, mais l’homme s’est transformé en se vêtant et en devenant chrétien.

On monte je ne sais combien d’étages, et au sommet on trouve le pavé des chambres supérieures, un marquetage de petits dés de marbre ; les genêts, les arbrisseaux s’y sont implantés et les disjoignent ; parfois au-dessous de la croûte de terre on voit reparaître un morceau intact, presque frais de la mosaïque. On comptait ici seize cents sièges de marbre poli. Dans les thermes de Dioclétien, il y avait place pour trois mille deux cents baigneurs. Quand de cette hauteur on jette les yeux autour de soi, on voit la plaine rayée à perte de vue par les vieux aqueducs, et du côté du mont Albano, trois autres vastes ruines, des amas d’arcades noircies ou rougeâtres, crevassées, déchiquetées, émiettées par les siècles et brique à brique.

On descend et l’on regarde encore : la salle de la piscine a cent vingt pas de long ; celle où l’on se déshabillait a quatre-vingts pieds de haut ; tout cela était revêtu de marbre, et ce marbre est si beau que de ses débris on fabrique des bijoux de cheminée ; on en a tiré au XVIe siècle l’Hercule Farnèse, le Torse, la Vénus Callipyge, et je ne sais combien de chefs-d’œuvre, au XVIIe des centaines de statues. Il est probable que nul peuple ne retrouvera les aises, les divertissemens et surtout les beautés que les Romains trouvaient à Rome. Il faut venir ici pour comprendre ce mot : une civilisation autre que la nôtre, autre et différente, mais dans son genre aussi complète et aussi fine. C’est un autre animal, mais également parfait, comme tel mastodonte avant l’éléphant moderne.

Dans un coin, à l’abri, fleurissait le plus charmant amandier, tout rose comme une jeune fille parée pour le bal, tout en fleur, riant et traversé par une pluie de rayons de soleil, tombé par hasard entre ces murs colossaux, dans le squelette vermoulu du monstre fossile.

La Peinture. Raphaël.

Parlons de ton Raphaël ; puisque tu aimes les impressions franches, je te donnerai l’ordre des miennes. Combien de fois n’avons-nous pas raisonné de lui ensemble devant les dessins originaux et les estampes ! Ses plus grandes œuvres sont ici. Quand du milieu des sensations l’idée commence à poindre, on prend la liste des endroits où il y a quelque peinture de lui. On va d’une fresque à un tableau, d’une galerie à une église ; on revient, on lit sa vie, celle de ses contemporains et de ses maîtres. C’est un travail ; il en faut bien un pour Pétrarque et Sophocle : toutes les grandes choses un peu lointaines correspondent à des sentimens que nous n’avons plus.

Le premier aspect est singulier ; on vient d’entrer, dans la cour du Vatican, on a vu un entassement de bâtimens, et au-dessus de sa tête une allée de vitrages qui donnent à l’édifice l’apparence d’une grande serre. Muni de cette belle idée, on a monté une infinité d’escaliers ; sur le palier, un suisse doucereux et prudent a empoché vos deux pauls avec un sourire de reconnaissance. Vous êtes dans une vaste salle encombrée de peintures. Laquelle regarder ? Voici la Bataille de Constantin, dessinée par Raphaël et peinte par Jules Romain, avec de la brique pilée, je suppose ; probablement aussi il a plu dessus, et la couleur détrempée s’en est allée par places. Vous suivez un long portique vitré où doivent être les arabesques de Raphaël : elles n’y sont plus ; seulement à leurs traces vagues on devine qu’elles ont été là ; certainement des polissons avec leur couteau ont gratté assidûment sur la muraille. Vous vous renversez en arrière, et vous apercevez au plafond les cinquante-deux scènes bibliques qu’on appelle les loges de Raphaël ; il en reste cinq ou six entières ; pour les autres, on a emmanché un balai au bout d’une perche et on a frotté vigoureusement. D’ailleurs était-ce la peine de faire des chefs-d’œuvre pour les faire si petits, les placer si haut, les réduire à l’état de caissons sous une voûte ? Certainement ils ne sont qu’un accessoire dans la pensée de l’architecte, un bout de décoration dans un promenoir ; quand le pape, après son dîner, venait ici prendre le frais, il apercevait de loin en loin un groupe, un torse, si par hasard il levait la tête. — Vous revenez et vous faites une première tournée dans les quatre célèbres chambres de Raphaël : ce sont les appartemens de Jules II. Le pape y remplissait les offices de sa place. Dans l’une, il signait les brefs : le peintre ici est secondaire ; la salle n’était pas faite pour lui, il a travaillé pour la salle. Les jours sont médiocres, une moitié des fresques reste dans l’ombre. Le plafond est surchargé, les sujets s’y étouffent. Le coloris s’est terni ; des gerçures coupent par la moitié les corps et les têtes. L’humidité a marbré de teintes blafardes les visages, les vêtemens et les architectures ; les ciels n’ont plus d’éclat, la moisissure y met ses plaques de lèpre ; les déesses de la voûte s’écaillent. — Cependant les étrangers, un livret à la main, font leurs observations tout haut ; les copistes remuent leurs échelles. Figure-toi au milieu de tout cela le malheureux visiteur obligé de se tordre le cou pour manœuvrer sa lunette !

Assurément dix-neuf visiteurs sur vingt sont déçus dans leur attente et demeurent bouche béante en murmurant : « N’est-ce que cela ? » Il en est de ces fresques comme des textes mutilés de Sophocle ou d’Homère. Donnez le manuscrit du XIIIe siècle à un lecteur ordinaire, et supposez qu’il puisse le déchiffrer. S’il est de bonne foi, il ne comprendra rien à votre admiration, et demandera en échange un roman de Dickens ou un lied de Heine. Moi aussi, je comprends que je ne comprends pas. Il me faudra deux ou trois visites pour faire les abstractions et les restaurations nécessaires. En attendant, je vais dire ce qui me choque : c’est que tous ces personnages posent.

Je viens de monter à l’étage supérieur et de voir cette célèbre Transfiguration qu’on appelle le plus grand chef-d’œuvre de l’art. Y a-t-il au monde un sujet de tableau plus mystique ? Le ciel ouvert, les personnages bienheureux qui apparaissent, les corps pesans, qui, dégagés des grossières lois terrestres, montent dans la gloire et dans la lumière, tout le délire et la sublimité de l’extase, un vrai miracle, une vision comme celle de Dante lorsqu’il s’élève au paradis les yeux fixés sur les yeux rayonnans de Béatrix ! Je pensais à l’apparition des anges dans Rembrandt, à cette rose de figures mystérieuses qui tout d’un coup flamboie dans la nuit noire, épouvantant les troupeaux, annonçant aux bergers qu’un sauveur vient de naître. Le Hollandais dans ses boues et dans sa brume a senti les terreurs et les ravissemens évangéliques ; il a vu, il a été secoué jusqu’aux moelles par le poignant sentiment de la vie et de la vérité, et en effet les choses se sont passées telles qu’il nous les montre ; devant son tableau, on y croit parce qu’on y assiste. Raphaël croit-il à quelque chose dans son miracle ? Il croit avant tout qu’il faut choisir et ordonner des attitudes. Cette belle jeune femme à genoux songe à bien placer ses deux bras ; les trois saillies de muscles sur son bras gauche font une suite agréable ; la chute des reins, la tension de toute la machine depuis le dos jusqu’à l’orteil sont justement la pose qu’on arrangerait dans un atelier. L’homme au livre pense à montrer son pied si bien dessiné. Celui qui lève un bras, le voisin qui tient l’enfant possédé, font des gestes d’acteur. Qu’est-ce que ces apôtres qui se laissent tomber symétriquement de façon à faire un groupe ? Moïse et Elie dans la gloire aux deux côtés du Christ sont des nageurs qui déploient leurs jambes. Ce Christ lui-même avec ses pieds si nettement marqués, ses orteils séparés, n’est qu’un beau corps ; Raphaël, avant de l’habiller, l’a fait nu dans son esquisse ; ses cous-de-pied l’ont préoccupé autant que sa divinité.

Ceci n’est pas impuissance, mais système, ou plutôt instinct, car alors il n’y avait pas de système. J’ai encore devant les yeux une estampe célèbre, son Massacre des Innocens. Je réponds que pas un des innocens ne court de danger. Le grand gaillard de gauche qui montre ses pectoraux, l’autre du centre qui fait voir le creux de son échine, ne tueront jamais les bambins qu’ils empoignent. Mes amis, vous êtes bien portans, et vous savez tendre vos muscles ; mais vous ne savez pas votre métier. Pour un roi Hérode, les tristes bourreaux que vous faites ! Quant aux mères, elles n’aiment pas leurs enfans, elles se sauvent avec tranquillité ; si elles crient, c’est modérément ; elles auraient trop peur de déranger l’harmonie de leurs attitudes. Mères et bourreaux, c’est une assemblée de figurans calmes qui s’encadrent devant un pont entre des fabriques. — J’ai retrouvé la même chose à Hampton-Court dans les fameux cartons ; les apôtres qui foudroient Ananias s’avancent jusqu’au rebord de l’estrade comme un chœur d’opéra au cinquième acte.

On redescend, et de nouveau on va se planter devant les fresques des chambres, par exemple devant l’Incendie du Borgo, pauvre incendie et bien peu terrible ! Il y a quatorze personnes à genoux sur l’escalier, voilà une foule ; ces gens-là ne s’écraseront pas, d’ailleurs ils se remuent sans se presser. En effet, ce feu ne brûle pas ; comment brûlerait-il, n’ayant pas de bois à dévorer, étouffé comme il est par des architectures de pierre ? Il n’y a pas d’incendie ici, mais seulement deux rangées de colonnes, un large escalier, un palais dans le fond, et des groupes répandus çà et là, à peu près comme les paysans qui en ce moment s’asseyent et se couchent sur les marches de Saint-Pierre. Le personnage principal est un jeune homme bien nourri, suspendu par les deux bras, et qui trouve le temps de faire de la gymnastique. Un père sur la pointe des pieds reçoit son enfant que la mère lui tend du haut d’une muraille ; ils seraient à peu près aussi inquiets s’il s’agissait d’un panier de légumes. Un homme porte son père sur ses épaules, son fils nu est à côté de lui, et sa femme suit : sculpture antique, c’est Enée avec Anchise, Ascagne et Creuse. Deux femmes apportent des vases et crient ; des cariatides de temple grec auraient le même mouvement. Je ne vois là que des bas-reliefs peints, un complément de l’architecture.

On s’en va sur cette idée, et on la médite, ou plutôt elle se développe toute seule dans la tête et porte des fruits. Pourquoi en effet des fresques ne seraient-elles pas un complément de l’architecture ? N’est-ce pas un tort que de les considérer en elles-mêmes ? Il faut se mettre au point de vue du peintre pour entrer dans les idées du peintre. Et certainement ce point de vue-ci était celui de Raphaël. L’Incendie du Borgo est compris dans un arc ornementé qu’il a pour emploi de remplir. Le Parnasse et la Délivrance de saint Pierre sont des dessus de porte ou de fenêtre, et leur place leur impose leur forme. Ces peintures ne sont pas plaquées sur l’édifice, elles en font partie, elles le revêtent comme la peau revêt le corps. Pourquoi, appartenant à l’architecture, ne seraient-elles point architecturales ? Il y a une logique intérieure dans ces grandes œuvres ; c’est à moi d’oublier mon éducation moderne pour la chercher.

Aujourd’hui nous voyons les tableaux à l’exposition, et chacun d’eux existe pour lui-même : dans la pensée de l’artiste, il est complet par soi ; on l’accrochera n’importe à quel panneau, ce n’est pas son affaire. Le peintre a découpé dans la nature ou dans l’histoire un paysage ou une scène ; que le morceau soit intéressant, voilà son premier objet : il agit ici comme un romancier ou un écrivain de théâtre ; c’est un dialogue qu’il a seul à seul avec nous. Il est tenu d’être véridique et dramatique : s’il nous montre une bataille, que ce soit la barricade de Delacroix ; s’il nous montre un Christ consolant les malades, que ce soit ce pauvre et divin Christ des misérables, celui de Rembrandt, dans son auréole de lumière jaune, au milieu des clartés qui meurent douloureusement dans l’ombre humide ; mais, dans la peinture décorative, l’objet est autre, et le tableau change en même temps que son objet. Voici l’arc d’une fenêtre qui se courbe gravement et simplement ; la ligne est noble, et une bordure d’ornemens accompagne sa belle rondeur, mais les deux côtés et le dessus restent vides ; ils ont besoin d’être remplis, et ils ne peuvent l’être que par des figures aussi sérieuses et aussi amples que l’architecture ; des personnages abandonnés à l’emportement de la passion feraient disparate, on ne peut pas imiter ici le désordre des groupes naturels. Il faut que les personnages s’étagent selon la hauteur du panneau, les uns courbés ou enfantins au sommet de l’arc, les autres debout et adultes sur les côtés. La composition n’est pas isolée, elle est le complément de la fenêtre, elle dérive comme tout le palais d’une idée unique. Un vaste édifice royal est par nature grandiose et calme, et il impose à ses revêtemens, c’est-à-dire à la peinture, son calme et sa grandeur.

Mais surtout il faut se dire et se redire qu’alors l’âme du spectateur n’était pas la même qu’aujourd’hui. Depuis trois cents ans, nous nous sommes rempli la tête de raisonnemens et de distinctions morales ; nous nous sommes faits critiques, observateurs des choses intérieures ; enfermés dans nos chambres, serrés dans notre habit noir, bien protégés par les gendarmes, nous avons négligé la vie corporelle, l’exercice des membres ; nous nous sommes adonnés aux mœurs de salons, nous avons cherché notre plaisir dans la conversation et la culture d’esprit ; nous avons remarqué les nuances des bonnes façons, les particularités des caractères ; nous avons lu et commenté des historiens et des romanciers par centaines, nous nous sommes chargés de littérature. L’esprit humain s’est vidé d’images et comblé d’idées ; ce qu’il comprend et ce qui le touche dans la peinture, c’est la tragédie humaine ou la vie naturelle dont il aperçoit un lambeau, telle scène de mœurs, tel aspect de la campagne, le Larmoyeur, d’Ary Scheffer, une Mare au soleil, de Decamps, le Meurtre de l’évêque de Liège, de Delacroix. Nous trouvons là comme dans un poème la confidence d’une âme passionnée, une sorte de jugement sur la vie ; ce que nous venons chercher dans les couleurs et les formes, ce sont des sentimens. En ce temps-là, on n’y cherchait rien de semblable. L’ensemble des mœurs qui nous intéresse à la pensée intérieure, à la forme expressive, intéressait au personnage nu, au corps animal en mouvement. On n’a qu’à lire Cellini, les lettres de l’Arétin, les historiens du temps, pour voir combien la vie était alors corporelle et périlleuse, comment un homme se faisait justice à lui-même, comment il était assailli à la promenade, en voyage, comment il était forcé d’avoir sous la main son épée et son arquebuse, de ne sortir qu’avec un giacco et un poignard. Les grands personnages s’assassinent sans difficulté, et jusque dans leurs palais ils ont les rudes manières des gens du peuple. Le pape Jules, irrité contre Michel-Ange, tombe un jour à coups de bâton sur un prélat qui voulait s’interposer. Aujourd’hui, qui est-ce qui comprend l’effet d’un muscle, sauf un chirurgien ou un peintre ? Alors c’était tout le monde, charretiers et seigneurs, le grand personnage aussi bien que le premier rustre venu. L’habitude de donner des coups de poing et d’épée, de sauter, de lancer la paume, de jouter en lice, la nécessité d’être fort et agile remplissait l’imagination de formes et d’attitudes. Tel petit amour nu, aperçu par la plante des pieds et lancé en l’air avec son caducée, tel grand jeune homme qui se renverse sur ses hanches, éveillent des idées familières comme aujourd’hui tel intrigant, telle femme du monde, tel financier de Balzac. En les voyant, le spectateur copiait sympathiquement leur geste, car c’est la sympathie, la demi-imitation involontaire ; qui rend possible une œuvre d’art ; sans cela, elle n’est pas comprise, elle ne naît pas. Il faut que le public imagine l’objet sans effort, qu’il s’en figure à l’instant les précédens, les accompagnemens, les suites. Toujours, lorsqu’un art règne, l’esprit des contemporains en contient les élémens propres, tantôt des idées et des sentimens, si cet art est la poésie ou la musique, tantôt des formes et des couleurs, si cet art est la sculpture ou la peinture. Partout l’art et l’esprit se rencontrent, c’est pour cela que le premier exprime le second et que le second produit le premier. Aussi bien, si l’on voit alors en Italie une renaissance des arts païens, c’est qu’on y trouve une renaissance des mœurs païennes. César Borgia, ayant pris je ne sais plus quelle ville du royaume de Naples, se réserva quarante des plus belles femmes. Les priapées que décrit Burchard, le camérier du pape, sont des fêtes à peu près semblables, celles qu’on voyait du temps de Caton sur les théâtres de Rome. Avec le sentiment du nu, avec l’exercice des muscles, avec le déploiement de la vie corporelle, le sentiment et le culte de la forme humaine apparaissent une seconde fois.

Toute la peinture italienne roule sur cette idée : elle a retrouvé le corps nu ; le reste n’est que préparation, développement, variété, altération ou décadence. Les uns, comme les Vénitiens, y mettent le grand mouvement libre, la magnificence et la volupté ; d’autres ; comme Corrège, y sentent la grâce délicieuse et riante ; d’autres, comme les Bolonais, l’intérêt dramatique ; d’autres encore, comme le Caravage, la vérité crue et saisissante : en somme, il ne s’agit jamais pour eux que de la vérité, de la grâce, du mouvement, de la volupté, de la magnificence du beau corps, nu ou drapé, qui lève une jambe ou un bras. S’il y a des groupes, c’est pour compléter la même idée, opposer un corps à un corps, équilibrer une sensation par une sensation semblable. Quand viendront les paysages, ce ne seront que des fonds et des accompagnemens ; ils sont subordonnés, comme aussi l’expression morale du visage ou la vérité historique du tableau. Vous intéressez-vous au gonflement des muscles qui soulèvent une épaule, et par contre-coup arc-boutent le tronc sur la cuisse opposée ? C’est dans cette enceinte fermée et limitée que les grands artistes de ce temps-là ont pensé, et Raphaël se trouve au centre.

Cela devient encore bien plus visible quand on lit leurs vies dans Vasari. Ce sont des ouvriers qui ont des apprentis et fabriquent. L’élève ne passe pas par le collège ; il ne se remplit pas de littérature et d’idées générales : il va tout d’abord à l’atelier et travaille. Le personnage habillé ou nu, telle est la forme dans laquelle se moulent tous ses sentimens. Raphaël a la même éducation que les autres. Ce que Vasari cite de lui pendant toute sa jeunesse, ce sont des madones, et puis encore des madones. Pérugin, son maître, est un simple fabricant de saints ; il aurait pu mettre ce titre sur son enseigne ; encore les siens sont-ils des saints d’autel, mal affranchis de la pose consacrée : ils ne se remuent guère ; quand il en met quatre ou cinq dans un tableau, chacun d’eux agit comme s’il était seul. Ils sont un objet de dévotion autant qu’une œuvre d’art ; on s’agenouillera devant eux en leur demandant des grâces : ils ne sont pas encore peints uniquement pour faire plaisir aux yeux. Raphaël passera des années dans cette école, étudiant l’emmanchement d’un bras, le pli d’une étoffe d’or, la forme d’une figure pacifique et recueillie, après quoi il ira à Florence regarder des corps plus amples et des mouvemens plus libres. Cette culture si concentrée rassemblera toutes ses facultés sur un seul point ; toutes les aspirations vagues, toutes les rêveries touchantes ou sublimes qui occupent les heures vides d’un homme de génie aboutiront à des contours, à des gestes ; il pensera par des formes comme nous pensons par des phrasés.

Il fut très heureux, noblement heureux, et ce genre de bonheur si rare perce dans toutes ses œuvres. Il n’a point connu les tourmens ordinaires des artistes, leurs longues attentes, les souffrances de l’orgueil blessé. Il n’a point subi la pauvreté, ni l’humiliation, ni l’indifférence. À vingt-cinq ans, sans effort, il s’est trouvé le premier parmi les peintres de son temps ; son oncle Bramante lui a épargné les sollicitations et l’intrigue. À la vue de sa première fresque, le pape fit effacer les autres et voulut que toute la décoration de ses chambres fût de sa main. On ne lui opposait qu’un rival, Michel-Ange, et, bien loin de lui porter envie, Raphaël s’inclinait devant lui avec autant d’admiration que de respect. Ses lettres indiquent la modestie et le calme de l’âme. Il était extrêmement aimable et fut extrêmement aimé ; les plus grands le protégeaient et l’accueillaient ; ses élèves lui faisaient un cortège d’admirateurs et de camarades. Il n’a eu à lutter ni contre les hommes, ni contre son propre cœur, Il ne semble pas que l’amour ait troublé sa vie, il s’y est complu sans déchirement et sans angoisses. Il n’a pas été obligé comme tant de peintres d’enfanter douloureusement ses conceptions ; il les a produites comme un bel arbre produit ses fruits. La sève était abondante, et la culture avait été parfaite ; l’esprit enfantait naturellement, et la main exécutait sans peine. Enfin les images qui l’occupaient semblaient exprès choisies pour entretenir la sérénité dans son âme. Il avait passé sa première jeunesse parmi les madones du Pérugin, pieuses et paisibles jeunes filles, d’une quiétude virginale, d’une douceur enfantine, mais saines, et que la fièvre mystique du moyen âge n’avait point touchées. Il avait ensuite contemplé les nobles corps antiques et compris la fière nudité, le bonheur simple de ce monde détruit dont on venait de déterrer les fragmens. Entre les deux modèles, il avait trouvé sa forme idéale, et il errait dans un monde tout florissant de force, de joie et de jeunesse comme la cité antique, mais où la pureté, la candeur, la bonté d’une inspiration nouvelle répandaient un charme inconnu, sorte de jardin dont les plantes avaient la vigueur et la sève païenne, mais où les fleurs demi-chrétiennes s’ouvraient avec un sourire plus timide et plus doux.

À présent je puis aller regarder ses œuvres, en premier lieu la Madone de Foligno au Vatican. Ce qui frappe d’abord, c’est la douceur et la pudeur de la Vierge, c’est le geste timide avec lequel elle touche la ceinture bleue de son enfant, c’est l’effet charmant de la bordure dorée de sa robe rouge. Dans toutes ses premières œuvres et dans presque toutes ses madones, il a gardé le souvenir de ce qu’il a senti à Pérouse, auprès d’Assise, au centre des traditions de la piété heureuse et du pur amour. Les jeunes filles qu’il peint sont des communiantes, leur âme n’est pas épanouie ; la religion, en les couvant, a retardé leur éclosion ; avec un corps de femme, elles ont une pensée d’enfant. Pour trouver aujourd’hui des expressions pareilles, il faut voir le visage immobile, innocent, des religieuses qui, élevées dès l’enfance au couvent, n’ont jamais senti le contact du monde. Évidemment il étudie avec amour, avec recherche, avec la délicatesse d’un cœur jeune, la fine courbe du nez, la petitesse de la bouche et de l’oreille, un reflet de lumière sur de doux cheveux blonds. Le sourire épanoui d’un enfant le charme ; cette cuisse enfantine qui vient toucher le ventre se replie si mollement ! Une mère seule peut dire la complaisance tendre avec laquelle les yeux s’attardent sur un pareil plaisir. Le peintre est un autre Pétrarque, un contemplatif qui suit son rêve, et ne se lasse pas de l’exprimer. Sonnet sur sonnet, il en fera cinquante à propos du même visage, et passera des semaines à épurer les vers où il dépose son bonheur silencieux. Il n’a pas besoin de mouvement ni de tapage, il ne cherche pas l’effet, il ne sent pas le contre-coup des événemens environnans. Ce n’est point un combattant comme Michel-Ange, un voluptueux comme ses contemporains ; c’est un rêveur charmant, qui a rencontré le moment où l’on savait faire des corps.

Nulle part cette délicatesse n’est plus visible que dans la Déposition de la croix du palais Borghèse. Il n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il la fit, et approchait sans y toucher encore du moment où il peignit ses fresques. Il a déjà laissé derrière lui les ordonnances froides du Pérugin, et remue ses personnages, quoique avec une sorte de timidité et un reste de raideur. Des deux côtés du corps sont des groupes qui se font équilibre, trois hommes à gauche, à droite quatre femmes, et les attitudes sont déjà variées et parfaitement belles. Toute la jeunesse de l’invention y luit comme une aurore : non que le tableau soit touchant, comme le veut Vasari ; c’est dans Delacroix qu’il faut voir une mère désespérée près d’un cadavre, un vrai linceul, le grand deuil de la nature, les teintes lugubres des fonds violacés, où tranche tragiquement le rouge d’un manteau froissé. Ce qui éclate ici, c’est la riante ou superbe adolescence ; rien n’est plus beau que le beau jeune homme qui se tend en arrière pour soutenir le corps, sorte d’éphèbe grec avec des cnémides rouges relevées par une bordure d’or ; rien de plus délicieux que la jeune femme aux cheveux, tressés, qui, demi-accroupie, lève ses bras vers la pauvre mère, afin de la soutenir. Ces corps sont vierges, parés comme pour une fête, et la bonté la plus aimable reluit dans leurs regards. Des fleurs suaves dressent çà et là leurs calices ; l’horizon est rayé d’arbres grêles et rares. L’âme, noble et gracieuse comme celle de Mozart, est encore en bouton et perce son enveloppe.

De là il faut passer à ses œuvres païennes, et on y entre de plain-pied sitôt qu’on regarde ses esquisses. Je les ai vues à Paris, à Oxford et à Londres ; le sentiment intérieur du peintre s’y imprime au vol ; on y touche la pensée prime-sautière, intacte, telle qu’elle était dans son âme avant d’être arrangée pour le public. Cette pensée est toute païenne, il sent le corps animal comme faisaient les anciens ; ce n’est pas seulement une anatomie qu’il a apprise, une forme morte dont il s’est pénétré, un dessous de draperie qu’il est obligé de connaître pour figurer des mouvemens justes. Il aime la nudité elle-même, l’attache vigoureuse d’une cuisse, la superbe vitalité d’un dos plein de muscles, tout ce qui constitue en l’homme le coureur et l’athlète. Je ne sais rien du monde d’aussi beau que son esquisse des noces d’Alexandre et de Roxane ; j’en ai la photographie sous les yeux, je la préfère à la fresque elle-même que je viens de voir au palais Borghèse. Les personnages sont nus, et on se croirait devant une fête grecque, tant cette nudité est naturelle, a mille lieues de toute idée d’indécence ou même de volupté, tant la joie simple, la gaîté rieuse de la jeunesse, la santé, la beauté des corps nourris dans la palestre, y éclatent comme aux plus heureux jours de la plus florissante antiquité. Un petit amour rampe dans la grande cuirasse, trop pesante pour ses membres enfantins ; deux autres emportent la lance ; d’autres ont mis sur le bouclier un de leurs camarades qui boude un peu, et le portent en dansant avec un fol entrain et des cris d’allégresse. Le héros s’avance, aussi noble que l’Apollon du Belvédère, mais plus viril, et rien ne peut exprimer l’élan, le rayonnant sourire des deux jeunes gens, ses compagnons, qui lui montrent la douce Roxane assise pour le recevoir. Un souffle de bonté gracieuse et de bonheur charmant court parmi toutes ces têtes ; les corps se meuvent et se déploient comme s’ils étaient heureux de vivre. La belle jeune fille est une fiancée des premiers jours ; elle n’a pas besoin de vêtement, les autres non plus ; c’est à tort qu’on leur en donnera dans la fresque ; ils peuvent demeurer ainsi sans impudeur ; comme les dieux et les héros des anciens sculpteurs, ils sont purs, et le libre épanouissement de la vie corporelle est aussi conforme à l’ordre chez eux que chez les fleurs. Les déesses du monde adolescent, l’immortelle Hébé, les dieux sereins assis sur les sommets lumineux que n’atteignent jamais les brutalités des saisons ni les angoisses de la condition humaine, se reconnaîtraient ici une seconde fois. Ils sont présens aussi dans le Jugement de Paris, tel que l’a gravé Marc-Antoine. On passe des heures à contempler le torse tranquille de ce fleuve couché dans les roseaux, les sérieuses déesses debout autour du pâtre, les grandes nymphes si fièrement étendues au pied de la roche, la superbe épaule de la naïade penchée, les cavaliers héroïques qui au plus haut de l’air retiennent l’élan de leurs chevaux. Il semble que dix-huit siècles aient été tout d’un coup effacés de l’histoire, que le moyen âge n’a été qu’un mauvais rêve, et qu’après tant d’années de légendes mesquines ou douloureuses, l’homme, s’éveillant en sursaut, se retrouve au lendemain de Sophocle et de Phidias.

Je suis allé à Santa-Maria-della-Pace : vilaine façade ronde qui fait ventre ; mais on entre par un joli petit cloître du Bramante, où deux étages d’arcades élégantes se développent en promenoirs. L’église est trop parée, comme toutes les églises de Rome ; sur la gauche, un cardinal du XVIe siècle est couché sur sa tombe, la tête appuyée sur la main, maigre, avec toute la grandeur tragique de la mort : tombeaux et dorures, les deux extrêmes qui peuvent le mieux ébranler l’imagination, ce sont là ici les traits dominans du culte. Le contraste est frappant lorsqu’à la dernière chapelle de gauche, au-dessus d’un arc, on aperçoit les quatre Sibylles de Raphaël. Elles sont debout, penchées ou assises, pour s’accommoder à la courbure de la voûte, et de petits anges, leur présentant le parchemin pour écrire, achèvent de former le groupe. Silencieuses, pacifiques, ce sont bien là des créatures surhumaines, situées, comme les déesses antiques, au-dessus de l’action ; un geste calme leur suffit pour apparaître tout entières ; leur être n’est pas dispersé ni transitoire, elles subsistent immuables dans un présent éternel. Il ne faut point chercher ici l’illusion, le relief ; une pareille apparition est un rêve, et c’est les yeux fermés, dans les grands momens d’émotion muette, qu’on peut les retrouver. Un homme comme celui-ci a mis toute la noblesse de son cœur, toutes ses conceptions solitaires de bonheur charmant et sublime dans ces formes et dans ces attitudes, dans l’enlacement fraternel des beaux bras paisiblement étendus qui, se cherchant, font une guirlande. Si un jour, effaçant de notre esprit tous les souvenirs tristes et laids de la vie, nous pouvions entrevoir un tel groupe d’adolescens, d’enfans et de femmes, nous serions heureux, nous ne concevrions rien au-delà. Une surtout, debout, penchée en arrière, et qui lentement retourne la tête, a le regard fier et sauvage, l’étrange grandeur demi-animale et demi-divine des êtres primitifs. Derrière elle, une vieille, ridée, encapuchonnée, est transfigurée jusqu’à paraître belle, comme les vieillards des Champs-Elysées dans Virgile. De l’autre côté, une douce jeune femme, dans la fleur de l’âge, s’assied, et le contour arrondi de son visage exprime la plus parfaite bonté tranquille.

Me voici enfin revenu au Vatican, et toutes mes impressions changent : je me suis mis au point de vue ; ce qui paraissait froideur ou recherche est justement ce qui fait plaisir. Il y a un germe dont le reste n’est que le développement, c’est le beau corps bien portant, solidement et simplement peint dans une attitude qui manifeste la force et la perfection de sa structure ; c’est cela seul qu’il faut chercher ; les autres parties de l’art sont subordonnées. Le tableau est comme une phrase musicale bien rhythmée où chaque son est pur, et que la passion dramatique n’altère jamais au point d’y introduire une dissonance ou un vrai cri. À ce titre, tel geste qui semble apprêté est beau comme un accord ample et juste ; je n’ai qu’à le prendre en lui-même, abstraction faite du sujet et de la vraisemblance, et mes yeux en jouiront comme mon oreille jouit d’un chant plein et doux.

Tout ce peuple de figures parle maintenant, et ne parle que trop haut. Il y en a trop, on ne peut plus décrire. Je te dirai seulement ce qui m’est resté le plus vif dans le souvenir : d’abord les loges du Vatican, et dans les loges ce grand lutteur qu’il appelle Dieu le père, et qui d’un bond, étalant ses membres, franchit les ténèbres ; ce dos cambré d’Eve cueillant la pomme, sa tête charmante, les vigoureux muscles de ce jeune corps tordu sur ses hanches, tous ces personnages d’une structure si forte et d’un mouvement si libre ; ensuite les cariatides blanches de la salle d’Héliodore, simples figures en grisaille pâle, véritables déesses d’une grandeur et d’une simplicité sublimes, parentes des antiques, avec une expression de douceur et de bonté que n’ont point les Junons et les Minerves, exemptes de pensée comme leurs sœurs grecques, occupées dans leur sérénité inaltérable à tourner la tête ou à lever un bras. C’est dans ces sortes de personnages idéaux et allégoriques qu’il triomphe. Sur le plafond, la Philosophie, si forte et si sérieuse, la Jurisprudence, vierge austère qui, les yeux baissés, lève une épée, surtout la Poésie, surtout les trois déesses assises en face du Parnasse, et qui, se tournant à demi, forment avec trois enfans un groupe digne du vieil olympe, sont des figures incomparables et au-dessus de l’homme. Comme les anciens, il supprime l’accident, l’expression fugitive de la physionomie humaine, toutes les particularités qui annoncent un être ballotté et froissé par les hasards et le combat de la vie. Ses personnages sont affranchis des lois de la nature ; ils n’ont jamais souffert, ils ne peuvent pas être troublés ; leurs attitudes si calmes sont celles des statues. On n’oserait leur parler, on est pénétré de respect, et cependant ce respect est mêlé de tendresse, car on aperçoit sous leur gravité un fonds de bonté et de sensibilité féminines. Raphaël leur donne son âme ; même parfois, par exemple dans les Muses du Parnasse, plusieurs jeunes femmes, entré autres celle dont on voit l’épaule nue, ont une suavité pénétrante, une douceur presque moderne, Il les a aimées.

Tout cela éclate plus visiblement encore dans l’École d’Athènes. Ces groupes sur cet escalier, au-dessous et autour des deux philosophes, n’ont jamais existé ni pu exister, et c’est justement pour cela qu’ils sont si beaux. La scène est dans un monde supérieur, que les yeux des hommes n’ont jamais vu, tout entier sorti de l’esprit de l’artiste. Tous ces personnages sont de la même famille que les déesses du plafond. Il faut rester devant eux une après-midi ; une fois qu’on les sent marcher, on éprouve qu’une pareille scène est au-dessus de tout. Le jeune homme, vêtu de longs vêtemens blancs, au visage d’ange, monte comme une apparition méditative. L’autre, aux cheveux bouclés, qui se penche sur la figure de géométrie, et ses trois compagnons à côté de lui, sont des êtres divins. C’est un rêve dans l’azur. Ils peuvent, comme les figures entrevues dans l’extase ou dans le rêve, persister indéfiniment dans la même attitude. Le temps ne s’écoule pas pour eux. Le vieillard debout en manteau rouge, son voisin qui regarde, le jeune homme qui écrit, pourront demeurer ainsi toujours. Ils sont bien, leur être est accompli ; ils sont dans une de ces minutes dont parle le Faust de Goethe, où l’on dit au moment : « Arrête-toi, tu es parfait. » Leur repos, c’est le bonheur fixe ; quand on a atteint un certain état d’accomplissement, il n’en faut plus bouger.

La vie humaine, celle du corps ou de l’âme, est infinie et énormément multiple ; mais il n’y a que certaines portions, certains instans qui, comme une rose entre cent mille roses, méritent de subsister, et telles sont ces attitudes. La plénitude de la force et l’harmonie de toute la structure humaine s’y manifestent sans disparate ni effort. Cela suffit ; on ne souhaite rien d’autre. Deux hommes adultes penchés au-dessous d’un calme adolescent debout font une belle forme, et il est doux de s’oublier devant elle. L’expression des têtes n’y contredit pas ; trop pensives, trop semblables au réel, trop brillamment peintes, elles appelleraient la passion ou l’élan ; dans cette sérénité, sous cette teinte sombre, elles s’accordent avec la paisible architecture des poses.

De tous les artistes que je connaisse, il n’y en a aucun qui lui ressemble plus que Spenser. À la première lecture, beaucoup de gens le trouvent compassé ou terne ; rien chez lui ne semble réel ; puis on monte avec lui dans la lumière, et ses personnages, qui ne peuvent pas exister, sont divins.

La Farnésine.

On traverse en fiacre une quantité de rues tortueuses et tristes ; on passe sur le pont San-Sisto, et l’on voit des deux côtés du fleuve un pêle-mêle de bicoques, et je ne sais quel long cloaque d’arcades suintantes, au-delà un amas de bouges ; tout cela garde encore l’aspect du moyen âge. Au bout d’un instant, vous voilà dans un palais de la renaissance, devant les Psychés de Raphaël.

Elles font la décoration d’une grande salle à manger lambrissée de marbres, dont le plafond se courbe encadré dans une guirlande de fleurs et de fruits. Au-dessus de chaque fenêtre, la guirlande s’évase pour recevoir les vigoureux corps de Jupiter, de Vénus ou de Psyché, et l’assemblée des dieux couvre la voûte. En levant les yeux, au-dessus de la table chargée de vaisselle d’or et de poissons monstrueux, les convives apercevaient ces grands nus dans le bleu foncé de l’olympe, parmi les guirlandes voluptueuses, où des courges femelles et des radis mâles font penser à la large joie d’Aristophane. La courtisane Imperia pouvait y venir ; les hôtes, des parasites comme Tamisius, des artistes licencieux comme Jules Romain et l’Arétin, des seigneurs et des prélats nourris dans les dangers et dans la franche sensualité du siècle, devaient contempler avec sympathie cette peinture gaie, grande et forte, ces figures rudement faites, indiquées plutôt qu’achevées, ces tons de brique. Souvent un paquet de blanc avec une tache noire fait les yeux ; les trois Grâces nues dans le banquet sont musclées comme des lutteurs ; plusieurs dieux, Hercule, Pan, Pluton, le Fleuve, ne sont que de robustes forgerons tracés à grands traits et par grosses plaques de couleur comme pour une tapisserie ; les Amours qui rapportent Psyché ont la solide chair empâtée d’enfans surnourris. Il y a dans toute la peinture une exubérance de vigueur et je dirai presque de lourde sève païenne ; à Rome, le type est plutôt fort qu’élégant ; les femmes, ne remuant guère, deviennent pesantes et grasses ; on trouve les traces de cette impression dans beaucoup de femmes de Raphaël, dans ses Grâces charnues, dans son Eve massive, dans la largeur du torse de sa Vénus. Le paganisme vers lequel il inclinait n’était point attique, et ses élèves qui ont exécuté les peintures de cette salle ont outré ou négligé à demi ses indications, comme un graveur qui reproduit un tableau en oubliant les délicatesses. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à mettre en regard dans la fresque et dans le dessin original Vénus recevant le vase. La figure dessinée est une vierge des temps primitifs, d’une innocence et d’une douceur inexprimables, et sa tête d’enfant qui n’a pas encore pensé, posée sur un tronc herculéen, produit une émotion telle que l’esprit se reporte involontairement jusqu’à l’origine de la famille humaine, dans ces temps où la fille s’appelait la laitière, où des races athlétiques et naïves, avec l’épée courte et des dogues qui terrassaient les lions, descendaient de leurs montagnes pour coloniser l’univers. Même à travers la traduction des élèves, la figure peinte ici, comme dans toute la fresque, est encore unique ; il y a là un type nouveau, non pas copié sur le grec, mais sorti tout entier du cerveau du peintre et de l’observation du modèle nu, d’une énergie et d’une plénitude étranges, où le muscle est accusé non par imitation obligée de la nature, mais parce qu’il est vivant, et que par sympathie l’artiste jouit de sa tension. Psyché lancée à travers l’air et soutenue par des amours, Vénus suppliant Jupiter, sont d’une fraîcheur et d’une jeunesse charmantes. Et que dire des deux bouquetières aux ailes de papillon, de l’aimable Grâce dansante qui dans le banquet arrive effleurant le sol ? Tout cela rit et cueille à pleines mains les plus riches fleurs de la vie. Dans l’espace, à côté des grandes déesses, volent des enfans, un Amour qui soumet au joug un lion et un cheval marin, un autre précipité comme un nageur dans une eau molle où il va s’ébattre, puis des colombes blanches, de petits oiseaux, des hippogriffes, un sphinx à corps de dragon, toutes les gaîtés de l’imagination idéale. Parmi ces fantaisies serpente la guirlande touffue entremêlant les magnificences du printemps et de l’été, les grenades et les feuilles de chêne, les pâquerettes épanouies et l’or pâle des limons, les calices satinés du narcisse blanc avec les rondeurs opulentes des courges. Comme il est loin de ses premières timidités chrétiennes ! Entre la Déposition de la croix et la Farnésine, le souffle de la renaissance païenne a passé sur sa tête et développé tout son génie du côté de la joie et de la vigueur.

Sa pauvre Galathée, qui est dans la salle voisine, a bien souffert du temps. Elle a l’air détrempé, une partie du modelé a disparu, la mer et le ciel sont ternes et salis par plaques ; mais elle est de la main de Raphaël : on s’en aperçoit à la grâce et à la douceur de Galathée, au geste du petit amour qui déploie si harmonieusement ses membres, à l’invention si originale des dieux et des déesses marines. La nymphe nue enlacée à mi-corps, se laisse faire avec une expression de coquetterie charmante ; le triton barbu au nez busqué qui l’enserre dans ses bras nerveux a toute l’allégresse et l’élan d’un dieu animal qui respire à pleine poitrine dans l’air salé de la mer le contentement et la force. Derrière, une femme aux blonds cheveux flottans s’assied sur la croupe du dieu qui l’emmène, et son dos cambré se creuse avec la plus savante élégance. — Le peintre ne s’abandonne pas à son sujet, il demeure sobre et modéré, il évite d’aller jusqu’au bout du mouvement et de l’expression, il épure des types et arrange des poses. Ce goût naturel de la mesure, ces instincts affectueux qui le portent, comme Mozart, à peindre la bonté native, cette délicatesse d’âme et d’organes qui lui fait rechercher partout les êtres nobles et doux, tout ce qui est heureux, généreux et digne de tendresse, cette fortune singulière d’avoir rencontré l’art sur la cime extrême qui sépare l’achèvement de la préparation et de la décadence, ce bonheur unique d’une éducation double, qui, après lui avoir montré l’innocence et la pureté chrétiennes, lui a fait sentir la force et la joie païennes, il a fallu tous ces dons et toutes ces circonstances pour le porter au faîte. Vasari dit très justement : « Si l’on veut voir clairement combien parfois le ciel peut se montrer libéral et large en accumulant sur une seule personne les infinies richesses de ses trésors, et toutes ces grâces et dons particulièrement rares qu’en un long espace de temps il disperse entre beaucoup d’individus, il faut contempler Raphaël Sanzio d’Urbin. »


H. TAINE.

  1. Voyez, pour la première partie, la Revue du 15 décembre 1864.
  2. Mot d’un voyageur moderne.