L’Odalisque (Mayeur)/04

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Chez Ibrahim Bectas (À Constantinople) (p. 9-14).
Avant-Propos




RÉFLEXIONS
SUR L’ODALISQUE.

DISCOURS PRÉLIMINAIRE
OU
AVANT-PROPOS.



Quelques personnes m’ont objecté que l’amour, la tendresse et le tempérament se sont développés de bonne heure dans la jeune Zeni ; il serait à souhaiter (dans des matières à la vérité plus importantes,) que ceux qui veulent juger oubliassent un peu les manières et les usages de leur pays, pour se prêter à ceux du pays sur lequel ils décident.

Les femmes en Turquie n’ont aucune distraction, telle qu’elle puisse être : elles ne pensent, ne doivent penser et ne peuvent être occupées que de l’amour.

Dans tous les pays du monde la religion produit une dissipation ; chez tous les Turcs, encore plus dans le sérail, on ne leur dit autre chose, sinon qu’elles ont été créées pour les plaisirs des Musulmans : elles ne peuvent donc être occupées que du desir de les mériter, et que de l’envie de les conserver quand elles sont parvenues au comble de tous leurs vœux. Les jeunes esclaves, et sur-tout les Odalisques, n’ont jamais vu d’autres hommes ; ou si elles en ont vu, ça été dans un âge si peu avancé qu’ils n’ont pu faire sur elles la moindre impression. Elles ne voient et n’imaginent uniquement dans le monde que le grand Seigneur, sans qu’il leur soit possible d’espérer d’en voir aucun autre de leur vie, à moins d’un événement fort rare et fort singulier. Toutes les passions, tous les desirs du cœur, toutes les idées de l’esprit sont donc tendues vers ce seul objet. D’après cela, je soutiens que deux mille femmes plus ou moins, qui sont dans le sérail, ne connaissent que l’amour pour le sultan, et la plus vive jalousie pour leurs rivales. Ce mot d’amour révoltera peut-être ; mais si le lecteur veut y réflechir, il trouvera que le sentiment qu’elles éprouvent est celui de l’amour le plus violent et le plus emporté.

Il arrive quelquefois que ces malheureuses esclaves vivant dans une retraite aussi austère, ressentent quelques desirs les unes pour les autres ; mais cette foible dissipation ne change rien à ce que j’ai avancé.

Je m’estimerais heureux si l’histoire de Zeni ne méritait point d’autre critique que celle à laquelle je viens de répondre, et qu’elle pût se répandre dans la France. Voici mes raisons :

Les femmes françaises abusent d’une jouissance momentanée ; elles sont trop sultanes dans ces heureux instans. Je crois donc, et je le crois fermement, que le contraste prodigieux qui se trouve entre la soumission des femmes turques, et la hauteur des femmes françaises, s’il était mis au jour, pourrait engager ces dernières à quelques adoucissemens d’humeur. Il serait à souhaiter qu’elles pussent unir la douceur aux charmes de leur société et aux agrémens de leur esprit ; elle redoubleraient le bonheur des Français qui sont sans contredit les hommes les plus heureux sur tous les autres points.