L’Ombre des jours/L’Année

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 46-52).


L’ANNÉE


Déjà l’été, déjà l’évanouissement
De l’effort, du travail, du vouloir grave et mâle,
Et le retour, avec la menthe et le piment,
De toute la suave exigence animale.

Ainsi on était simple, on était calme et bon,
On écrivait le soir au clair des lampes jaunes,
Les maisons crépitaient de bois et de charbon,
On avait oublié la dryade et le faune.


On vivait noblement, ayant l’esprit si droit
Que la haute pensée y marchait sans courbure,
Les jours étaient petits et prompts, le rêve étroit
Mettait autour du temps son cercle et sa bordure ;

Et voici que le soir n’arrive plus si tôt,
Qu’une molle blancheur s’étire au crépuscule,
Qu’on entend au jardin le bruit doux des râteaux,
Et qu’un malaise clair dans les chambres circule.

C’est déjà, sourdement sous l’herbe et dans les bois
L’impétueux réveil des dieux chauds et vivaces
Qui ramènent, noues ensemble, les trois mois
D’impatient plaisir, de tumulte et d’audace

Alors chez les humains, le sage, l’orgueilleux,
Ceux qui goûtaient le plus la science et le livre
Viendront imprudemment vers l’été périlleux
Et pleureront d’espoir et du désir de vivre.


Ceux qui veillaient, penchés sur les savants secrets
Et ne relevaient pas le front de sur la table,
S’attarderont le soir dans l’air glissant et frais,
Et viendront boire au creux de l’été délectable.

L’invisible bacchante et le sylvain pampré
De leurs rapides mains leur presseront les tempes,
Ivres du vin d’odeur qui flotte sur le pré,
Ils n’apercevront pas le dieu qui rôde et rampe.

Le subtil dieu d’erreur et de tentation
Qui vient troubler le goût de l’heure familière,
Qui mène la colère et la crispation
Et qui s’enroule autour du désir comme un lierre.

Le dieu qui dit : « Voici l’ombre, le pré, le val,
La source, la colline et les ombelles rondes,
Qu’est-ce que tout cela qui ne te fait pas mal,
Toute joie est nouée à la douleur du monde


Si tu goûtais vraiment la paix en cet endroit,
Tu ne connaîtrais pas la jouissance auguste,
Faite d’espoir, d’appels, de peur, de désarroi.
Que peut, pour ton plaisir, la saison lourde et fruste ?

Écoute ta langueur s’irriter, es-tu sûr
De ne rien désirer que ces herbes paisibles ?
Cueille le blé grenu, bois l’air, mors le fruit sur,
Rien de ces choses n’est à ton vouloir sensible.

Respire cette odeur d’herbage et de cumin,
Sens-tu comme la terre en plein arome nage ?
Si le pré fleurissant avait un cœur humain,
Comme tu guérirais ta tristesse et ta rage.

Ah ! l’échange divin du cœur touchant au cœur,
Le dangereux, suave et subtil sacrilège
D’épancher son tourment, sa fureur, sa douleur,
Et qu’un cœur soit empli de l’autre qui s’allège… »


— Alors ayant ouï ces choses, comme moi
Vous irez, pauvres gens, errant, cognant vos têtes
À l’azur, au feuillage, à l’air brûlant du mois,
À tout ce qui dans l’aube et dans la nuit halète.

Toujours désenchantés et toujours désirant,
Vous connaîtrez l’amère et rude alternative
De presser contre vous le jour indifférent
Ou d’essayer de fuir votre âme obscure et vive.

Et ce sera cela, cette angoisse, ces cris,
Ce malaise, ces peurs, jusqu’à ce que l’Automne
Vienne et vous dise avec sa bouche qui sourit :
C’est fini, ce qui vous fait mal et vous étonne.

Voici que c’est fini tout cela, tout est mort,
Le bois va s’effeuiller, le soleil est sans force,
Rentrez chez vous, je vais tant qu’il fait jour encor,
Dorer la poire froide au nœud des branches torses.


Retournez doucement dans les bonnes maisons,
Reprenez l’hivernale et prudente habitude,
Elle est morte la folle et perverse saison,
Quel calme — quel repos — quelle béatitude ! …