L’Ombre des jours/La Mémoire

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 113-115).


LA MÉMOIRE


La mémoire assoupie, en d’insurgés sursauts
Parfois s’éveille et bouge,
Et, pareille aux fraisiers, va jetant ses arceaux
Et portant des fruits rouges ;

Alors ce qui dormait et ce qui n’était plus
Se lève et recommence,
On sent revivre l’air des instants révolus,
Et l’ancienne démence.


— Mémoire qui reviens, rapportant pour un jour
Dans tes mains étonnées
Les espoirs, les désirs, le tourment et l’amour
Qu’on souffrit des années.

Toi qui fais s’élancer les souvenirs assis
Et les mortes pensées,
Pourquoi tout cet effort et tout ce labeur, si
Ces choses sont cessées,

Pourquoi tout ce travail ponctuel, que prétend
Ta fureur décevante,
Vois, tu n’es pas la sœur ni l’épouse du Temps,
Tu n’es que sa suivante.

Tu ramasses, aux soirs des beaux plaisirs défunts,
Ce que la vie ardente
A laissé de raisins, de lierre et de parfums,
À sa branche pendante,


— Mais tu viens, nous voyons pressés sur ton cœur sec,
Des fruits et des ramures,
Alors tout l’arbre vif renaît en nous, avec
Son ombre et ses murmures.

Tu portes quelquefois dans le creux de ta main
De l’eau qui luit et tremble,
Et voici que la mer, la source, le chemin
Se retrouvent ensemble.

Tu rapportes des voix, des odeurs, le regard
Qu’a eus l’heure profonde,
Alors voici qu’ayant oublié ton retard
Le cœur se trouble et gronde,

Et tu reviens toujours, et rêves cet honneur,
Que l’âme inassouvie,
Sans voir ton vêtement et sans voir ta pâleur,
Te prenne pour la vie…