L’Ombre des jours/La Raillerie

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 99-102).


LA RAILLERIE


Autrefois puérilement
Tu menais ton cœur et ta vie,
Chaque journée était suivie
D’un repos paisible et clément.

Le matin tu filais la laine,
Tu couvrais d’odeur tes cheveux,
Et puis tu finissais tes jeux
Au bord des eaux de la fontaine.


Le jour, sous le platane ou l’if,
Tu chantais, et puis moins frivole,
Tu portais au pauvre une obole,
À Pan sylvestre, un fruit votif.

Mêlée aux autres jeunes filles
Tu courais entre les troupeaux
Laissant rouler sous ton chapeau
Tes cheveux couleur de vanille.

Tu riais sans cesse, le soir
Tu dansais jusqu’à la folie,
Les autres te trouvaient jolie,
Tu goûtais le flottant espoir.

Et quand ayant quitté tes voiles
Tu te couchais calme en ton lit,
Tu sentais, sur ton cœur molli,
Descendre toutes les étoiles.


Mais tes jours sont bien mieux remplis
Maintenant, ta vie est heureuse
Des larmes chaudes et nombreuses
Coulent entre tes doigts pâlis.

Assise au bord de ta fenêtre,
Dès que la belle aurore a lui
Tu regardes venir celui
Qu’Éros cruel t’a fait connaître.

Afin d’attendrir le destin,
Peureuse et superstitieuse,
Tu forces ton âme amoureuse
À croire l’espoir incertain.

Et lorsqu’il te devient visible
Ton ami, entre les passants,
Tu sembles porter dans ton sang
L’agonie, aux humains terrible.


Et tout le jour au fond du cœur
Tu gardes ce malaise étrange
Tu ne dors, ne ris ni ne mange,
Mais qu’importe c’est le bonheur…