L’Ombre des jours/Le Dialogue marin

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 133-136).


LE DIALOGUE MARIN


Ô mer qui fais traîner le bord des eaux d’argent
Sur le sable et les pierres,
Azur dont le regard innombrable et changeant
A la nuit pour paupières.

Visage étincelant du monde, battement
Du temps et de la vie,
Toi qui mènes vers nous infatigablement
Ta vive et chaude envie.


Que vois-tu quand tu vas dansant et te poussant
De l’une à l’autre rive,
Pendant que sur le bord des flots phosphorescents
L’aube ou le soir arrive ?

Ô mer, qui d’un soupir grave et prodigieux
Portes ton cœur vivace,
Vers l’infini secret et voilé, où les cieux
T’approchent dans l’espace.

Que vois-tu, qu’entends-tu, depuis le temps lointain
De l’heure éblouissante
Où tu berçais sur toi, dans l’insigne matin,
Aphrodite naissante.

Et la mer dit « Je vois, par les jours et les nuits,
Autour des terres rondes,
L’amour cruel et doux, pareil à moi qui suis
Le cœur mouvant du monde.


Toujours l’impétueux et douloureux attrait,
Sa touchante exigence
Que j’aille bondissant au sein des gazons frais
Ou glissant dans une anse.

Toujours, d’un bord du monde à l’autre, le désir,
L’appel et la conquête,
Le tourment du regret, le tourment du plaisir,
Chez l’homme et chez les bêtes.

Toujours le chant du rêve ou celui de la mort,
Leur détresse infinie,
Le destin qui caresse et le destin qui mord,
L’étreinte et l’agonie.

Toujours les cris, les pleurs, le mal universel.
La douleur obstinée,
Le vivre et le mourir plus amers que le sel
Des vagues alternées…