L’Origine de la Tragédie/21

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 187-199).
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21.

Abandonnant le ton de l’exhortation pour celui qui convient au penseur, j’affirme de nouveau que seulement des Grecs il est possible d’apprendre la véritable signification d’un tel brusque et miraculeux réveil de la tragédie, à l’égard des principes vitaux les plus secrets de l’âme d’un peuple. C’est le peuple des Mystères tragiques qui livre les batailles persiques ; et, en revanche, le peuple qui a soutenu ces guerres a besoin du dictame salutaire de la tragédie. Justement chez ce peuple qui venait d’être si profondément secoué durant plusieurs générations par les convulsions du démon dionysiaque, qui eût pu croire encore à un épanouissement aussi régulier et aussi puissant de l’esprit politique le plus élémentaire, des plus naturels instincts nationaux, à un semblable débordement de la toute primitive et virile joie de combattre ? À chaque progrès marqué des impulsions dionysiaques, on a cependant toujours la sensation que cet affranchissement dionysien des entraves de l’individu se manifeste tout d’abord au préjudice des instincts politiques, en incitant à l’indifférence et même à l’hostilité à leur endroit, si certain qu’il soit, d’autre part, qu’Apollon, ordonnateur des états, est aussi le génie du principe d’individuation et que l’État et l’amour du foyer ne peuvent subsister sans l’assentiment de la personnalité individuelle. Pour sortir de l’état orgiastique, il n’y a pour un peuple qu’un chemin, celui du bouddhisme indien qui, pour être seulement supporté avec son aspiration passionnée vers le néant, exige ces rares conditions extatiques qui transportent au delà de l’espace, du temps et de l’individu ; de même que celles-ci nécessitent à leur tour une philosophie qui enseigne à surmonter, à l’aide d’une représentation imaginaire, le dégoût des états intermédiaires. Non moins fatalement, par ailleurs, la prépondérance absolue des instincts politiques entraîne un peuple dans la voie de la sécularisation la plus extrême, dont la plus grandiose expression, mais aussi la plus effrayante, est l’imperium romanum.

Placés entre l’Inde et Rome et acculés à un choix dangereux, les Grecs ont réussi, avec une classique pureté, à inventer une troisième forme dont, certes, ils n’usèrent pas longtemps pour eux-mêmes, mais qui, précisément à cause de cela, est immortelle. Car si c’est une inflexible loi, applicable à toutes choses, que ce qui est aimé des dieux doit périr de bonne heure, il est également assuré que c’est pour vivre alors éternellement avec les dieux. Que l’on ne requière donc pas de la plus noble parmi toutes les choses qu’elle ait la durable solidité du cuir ; l’implacable ténacité, par exemple, qui fut le propre de l’instinct national romain, ne compte vraisemblablement pas au nombre des attributs indispensables de la perfection. Mais si nous voulons savoir quelle intervention tutélaire a permis aux Grecs de la grande époque, malgré l’extraordinaire énergie des déchaînements dionysiaques et des mouvements politiques, de ne pas s’annihiler dans l’extase d’une incubation morbide, ni de s’épuiser par une dévorante avidité d’hégémonie et de gloire mondiales ; par quel secours il leur fut accordé d’obtenir cet admirable mélange, — tel un vin généreux qui tout à la fois réchauffe et induit à la contemplation, — il faut nous rappeler cette puissance inouïe, qui exalte et stimule la vie populaire, cette force purifiante et libératrice de la Tragédie. Et nous ne pourrons pressentir la plus haute portée de cette Tragédie que si nous reconnaissons en elle, à l’exemple des Grecs, la somme intégrale de tous les éléments salutaires et prophylactiques, la médiatrice souveraine et directrice des instincts les plus violents et, en soi, les plus néfastes du peuple.

La Tragédie absorbe en elle le délire orgiastique de la musique, portant ainsi du premier coup la musique à sa perfection, chez les Grecs comme parmi nous, mais elle y ajoute aussitôt le mythe tragique, et le héros tragique qui, pareil à un formidable Titan, prend sur ses épaules le fardeau du monde dionysien et nous en délivre. Tandis que, d’un autre côté, par ce mythe lui-même, elle sait montrer dans la personne du héros tragique l’affranchissement de l’âpre désir de vivre cette vie, et suggérer, d’un geste admoniteur, la pensée d’une autre existence et d’une joie plus élevée entrevues par le héros combattant, et auxquelles il se prépare, non par ses victoires, mais par sa défaite et sa ruine. Entre la portée universelle de sa musique et l’auditeur soumis à l’influence dionysiaque, la Tragédie introduit un symbole sublime, le mythe ; et elle suscite chez celui-là l’illusion que la musique ne soit qu’un admirable procédé, un inégalable moyen de donner la vie au monde plastique du mythe. Ce noble subterfuge permet alors à la musique d’assouplir ses allures aux rythmes des danses dithyrambiques, de s’abandonner impunément à un sentiment orgiastique de liberté auquel, en tant que musique en soi, il lui serait interdit d’oser se livrer avec une telle licence, sans la sauvegarde de cette illusion. Le mythe nous protège contre la musique, et lui seul, d’autre part, donne à celle-ci la suprême liberté. La musique, en retour, confère au mythe tragique une portée métaphysique si pénétrante et si décisive que, sans cet auxiliaire unique, la parole et l’image fussent demeurées à jamais impuissantes à l’atteindre. Et c’est tout spécialement par l’effet de la musique que le spectateur de la Tragédie est envahi de ce sûr pressentiment d’une joie suprême, à laquelle aboutit ce chemin de ruine et de déception, de sorte qu’il croit entendre la voix la plus secrète des choses qui, du fond de l’abîme, lui parle intelligiblement.

Si, dans les dernières parties de cette démonstration difficile, je n’ai réussi à donner peut-être qu’une expression provisoire de ma pensée, immédiatement accessible seulement à un petit nombre de mes lecteurs, j’en suis d’autant moins autorisé, juste en cet endroit, à renoncer d’entraîner avec moi mes amis dans une nouvelle tentative et de les prier de s’aider d’un exemple tiré de notre expérience commune, pour l’intelligence de la thèse générale. Cet exemple ne saurait concerner ceux qui ont besoin de l’auxiliaire des tableaux, des péripéties scéniques, des paroles et des passions des personnages de l’action, pour stimuler leur sentiment musical : car ceux-là n’entendent pas la musique comme une langue maternelle, et, en dépit de ces expédients, ne dépassent pas le vestibule de la perception musicale, sans pouvoir pénétrer jamais jusqu’en ses sanctuaires les plus reculés ; nombre d’entre eux, comme Gervinus, n’arrivent pas ainsi même à ce vestibule. Je m’adresse uniquement à ceux dont le contact avec la musique est immédiat, pour qui la musique est, en quelque sorte, le giron maternel, et dont le commerce avec les choses est presque exclusivement constitué d’inconscients rapports musicaux. C’est à ces musiciens authentiques que je demande s’il leur est possible d’imaginer un être humain dont la réceptivité fût capable de supporter le troisième acte de Tristan et Isolde sans le secours de la parole et de l’image, comme une prodigieuse composition purement symphonique, à moins de suffoquer sous la tension convulsive de toutes les fibres de l’âme ? Un homme ayant, comme ici, appliqué son oreille en quelque sorte au ventricule cardiaque de la Volonté du monde, et senti le frénétique désir de vivre déborder et se répandre dans toutes les artères du monde avec le fracas d’un torrent ou le murmure d’un ruisseau aux plus délicats méandres, l’âme de cet homme pourrait ne pas se briser subitement ? Sous l’enveloppe fragile comme verre et misérable de l’individu humain, il lui serait possible de percevoir l’écho d’innombrables cris de joie et de douleur s’élevant de « l’immensité de la nuit des mondes », sans obéir irrésistiblement à cet « appel de berger » de la métaphysique, et se réfugier dans son bercail primordial, à son foyer originel ? Mais si, dans son intégralité, on peut cependant supporter l’impression d’une telle œuvre sans renier l’existence individuelle, si une semblable création a pu être édifiée sans écraser son créateur, — où trouverons-nous la solution d’un problème aussi contradictoire ?

Entre cette musique et notre plus haut émoi musical, s’interposent ici le mythe tragique et le héros tragique, et, au fond, seulement en tant que symboles des données les plus universelles, des phénomènes les plus généraux que seule la musique peut directement exprimer. Mais, comme symbole, le mythe resterait absolument inefficace et inaperçu à nos côtés, à aucun moment il ne pourrait nous détourner de prêter l’oreille aux résonnances de l’universalia ante rem, si notre sensibilité demeurait sous la pure influence dionysienne. C’est alors que se manifeste la force apollinienne, ressuscitant, à l’aide du baume salutaire d’une bienheureuse illusion, l’individu presque anéanti. Nous croyons soudain ne plus voir que Tristan lui-même lorsqu’il gît là sans mouvement et demande d’une voix étouffée : « Le vieil air ! que m’éveille-t-il ? » Et ce qui tout à l’heure nous semblait un sourd gémissement jailli des profondeurs de l’Être, cela signifie pour nous maintenant : « Nue et vide est la mer ! » Et où nous imaginions défaillir haletants, sous la détente convulsive de toutes nos facultés affectives et ne tenir plus que par un fil à cette existence, nous ne voyons à présent que le héros blessé à mort, et pourtant vivant encore, et nous n’entendons que son cri de désespoir : « Désir ! Désir ! Désirer, lors que je meurs, ne pas mourir de désir ! » Et quand après une telle profusion et une telle outrance de dévorantes tortures, la joie frénétique du cor[1], presque comme la plus atroce de toutes ces tortures, nous fait éclater le cœur, alors, entre nous et cette « allégresse en soi », se dresse Kurwenal ivre de bonheur, criant vers le vaisseau qui porte Isolde. Si puissamment que la pitié nous pénètre, cependant, en un certain sens, cette pitié nous délivre de la souffrance originelle du monde, de même que le tableau symbolique du mythe nous sauve de la perception immédiate de l’Idée suprême du monde, comme la pensée et la parole nous préservent du débordement désordonné de l’inconsciente Volonté. Grâce à cette admirable illusion apollinienne, nous croyons voir le monde des sons s’avancer vers nous sous la forme d’un monde plastique et il nous semble désormais qu’en lui, comme en la matière la plus délicate et la plus expressive, ait été modelée et sculptée la seule aventure de Tristan et d’Isolde.

C’est ainsi que l’esprit apollinien nous arrache à l’universalité de l’état dionysiaque et nous enthousiasme pour les individus ; il retient sur eux et captive notre pitié, il assouvit par eux notre instinct de beauté, avide de formes grandioses et sublimes ; il fait passer devant nos yeux des tableaux de vie et incite notre pensée à en saisir le sens plus profond, à pénétrer jusqu’au principe vital que recouvrent ces symboles. Par la puissance inouïe de l’image, de l’idée, de l’enseignement éthique, de l’émotion apitoyée, l’esprit apollinien arrache l’homme à l’orgiastique anéantissement de soi-même, et, en dépit du caractère universel des contingences dionysiennes, l’entraîne à se figurer qu’il voit un tableau isolé du monde réel, par exemple Tristan et Isolde, et que le rôle de la musique est ici simplement de le lui faire mieux voir et discerner plus profondément. Quelle n’est pas la force de l’enchantement tutélaire d’Apollon s’il est capable de susciter en nous jusqu’à cette illusion, que l’élément dionysiaque, au service de l’art apollinien, soit véritablement apte à en exalter les effets et qu’enfin la musique soit même essentiellement l’art représentatif d’un sujet apollinien ?

Par cette harmonie préétablie qui règne entre le drame parfait et sa musique, le drame atteint à un degré de perspicuïté suprême, inaccessible par ailleurs au drame parlé. Alors que les figures animées de la scène se simplifient devant nous, dans les mouvements indépendants des lignes mélodiques, pour la plus grande netteté de la ligne prépondérante, le mélange combiné de ces lignes nous fait entendre une succession d’harmonies qui traduit, avec la plus délicate fidélité, les péripéties de l’action. Par cette polyphonie, les rapports des choses nous deviennent immédiatement perceptibles, et cela non pas d’une façon abstraite, mais d’une manière matériellement sensible, de même que nous reconnaissons aussi par elle que seulement dans ces rapports peut se manifester dans toute sa pureté la nature essentielle et intime d’un caractère et d’une ligne mélodique. Et pendant que la musique nous force ainsi à voir mieux et plus profondément, et à étendre devant nous le voile de l’action comme un fin tissu de gaze, le monde de la scène est, pour notre œil spiritualisé, pénétrant jusqu’au dedans des choses, aussi infiniment agrandi qu’illuminé par une flamme intérieure. Que pourrait nous offrir d’analogue le poète littéraire qui, à l’aide d’un mécanisme moins parfait de beaucoup, par une voie indirecte, en partant de la parole et de l’idée, s’épuise à atteindre à cet épanouissement en profondeur et à ce rayonnement interne du monde perceptible de la scène ? Et si, à la vérité, la tragédie musicale s’adjoint également la parole, elle peut en même temps aussi montrer juxtaposées la cause fondamentale occulte et l’occasion génératrice de la parole et, par le rayonnement d’une lumière intérieure, rendre pour nous intelligible l’apparition de la parole et son développement futur.

Mais on pourrait pourtant tout aussi bien définir le processus que nous venons de décrire uniquement comme une admirable apparence, à savoir cette illusion apollinienne qui nous délivre de l’oppression et de la pléthore dionysiaque. Au fond, le rapport de la musique au drame est juste le contraire : la musique est la véritable « Idée » du monde, le drame n’est qu’un reflet, une ombre concrétée de cette Idée. Cette identité entre la ligne mélodique et la figure vivante, entre l’harmonie et les affinités caractéristiques de cette figure, est vraie dans un sens opposé à celui qui pourrait nous paraître exact au spectacle de la tragédie musicale. Nous pouvons bien rendre palpables, perceptibles à nos sens de la façon la plus évidente le mouvement, la vie, le rayonnement centrifuge de cette figure, elle reste toujours uniquement l’apparence qu’aucun pont ne relie à la véritable réalité pour nous conduire jusqu’au cœur du monde. C’est du fond de ce cœur que parle la musique ; et d’innombrables apparences de ce genre pourraient être successivement le prétexte de la même musique, sans parvenir à en épuiser jamais la substance ; elles n’en seraient jamais que les figurations extériorisées. L’antithèse populaire et totalement fausse de l’âme et du corps ne saurait certes éclaircir en rien le problème complexe des rapports de la musique et du drame, et est, au contraire, propre à tout embrouiller ; mais la grossièreté antiphilosophique de cette antithèse paraît être devenue, on ne sait trop pourquoi, un article de foi confessé volontiers par nos esthéticiens, tandis qu’ils n’ont rien appris, ou, pour des motifs pareillement ignorés, n’ont rien voulu apprendre, d’une opposition de l’apparence et de la chose en soi.

Si l’on devait conclure de notre analyse que, dans la tragédie, l’esprit apollinien a remporté au moyen de son illusion une victoire complète sur l’élément dionysiaque primordial de la musique, et a transformé celle-ci en un instrument utilisable à ses desseins, dont l’objectif est la suprême clarté du drame, — il y aurait certes à faire ici une très importante réserve. Sur le point le plus essentiel, cette illusion apollinienne est rompue et anéantie. Le drame qui, à l’aide de la musique, se déroule devant nous avec une clarté si pénétrante, une telle illumination intérieure de tous les gestes et de toutes les figures qu’il nous semble voir, sous la brusque bascule des oscillations alternées, la tapisserie naître au métier du tisseur, — ce drame, en tant que tout intégral, arrive à produire un effet qui est en dehors et au delà de tous les effets artistiques apolliniens. Dans l’effet d’ensemble de la tragédie, l’élément dionysien reconquiert la prépondérance ; elle se termine par un accord dont l’harmonie n’eût jamais pu s’élever de la sphère de l’art apollinien. Et ainsi se révèle la vraie nature de l’illusion apollinienne dont le but est de voiler sans cesse, pendant la durée de la tragédie, l’authentique action dionysiaque. Mais celle-ci est cependant assez puissante pour pousser à la fin le drame apollinien lui-même dans une sphère où il commence à parler le langage de la sagesse dionysienne, et où il renie et soi-même, et son évidence apollinienne. Le rapport complexe de l’esprit apollinien et de l’instinct dionysiaque dans la tragédie devrait ainsi, en réalité, être symbolisé par une alliance fraternelle de ces deux divinités. Dionysos parle la langue d’Apollon, mais Apollon parle finalement le langage de Dionysos : et par là est atteint le but suprême de la tragédie et de l’art.



  1. «… du cor,… » — c’est la lettre du texte. En réalité, l’instrument auquel Nietzsche fait allusion est un cor anglais, de la famille des hautbois. — N. d. T.