L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV IX

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 243-244).

SECTION IX
Pourquoi les objets visuels qui sont grands dans leurs dimensions, sont sublimes.

La vision se fait lorsque des rayons de lumière réfléchis d’un objet en impriment au même instant l’image entière sur la rétine, ou sur la partie nerveuse de l’œil la plus reculée. D’autres pensent qu’il n’y a qu’un seul point d’un objet qui se peigne à la fois sur notre œil, et que l’organe en se mouvant rassemble avec une extrême célérité les diverses parties de l’objet, de manière à en former un tout uniforme. Si l’on adopte, la première opinion, on doit faire attention[1] que quoique la lumière réfléchie d’un vaste corps frappe l’œil dans le même instant, il faut cependant supposer que le corps lui-même est formé d’un très-grand nombre de points distincts, dont chacun, ou le rayon réfléchi de chacun, fait une impression sur la rétine. Par-là quoique l’image d’un seul point ne cause qu’une faible tension dans cette membrane, plusieurs impressions successives doivent dans leur progrès en causer une très-forte, et la porter enfin à son plus haut degré : et toutes les parties de l’œil étant dans une vibration violente, il en résulte une sensation très-voisine de la douleur, et qui doit produire par conséquent une idée du sublime. D’ailleurs, si l’on veut qu’on ne puisse distinguer à la fois qu’un seul point d’un objet, mon opinion n’en souffrira pas ; au contraire, on verra avec plus d’évidence que la grandeur des dimensions est une des sources du sublime : car, si nous n’apercevons qu’un seul point à la fois, l’œil doit parcourir la vaste étendue de ces corps avec une rapidité extrême ; les nerfs et les muscles délicats destinés au mouvement de cette partie doivent se tendre avec force, et leur grande sensibilité doit beaucoup souffrir de cette tension. Mais l’effet produit est toujours le même, soit qu’un corps ayant toutes ses parties liées, lasse en un seul tems une impression générale, soit que n’imprimant qu’un seul point à la fois, il donne une succession de points semblables ou différens, assez rapide pour faire qu’ils paraissent unis : c’est ce que prouve le cercle de feu qu’on décrit en tournant avec célérité une torche enflammée ou un charbon ardent.

  1. Part. II, sect. 7.