L’Unité de l’Afrique française - Transharien et transafricain

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L’Unité de l’Afrique française - Transharien et transafricain
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 657-684).
L’UNITÉ DE L’AFRIQUE FRANÇAISE
TRANSSAHARIEN ET TRANSAFRICAIN


I

L’Afrique Française, dès avant la fin du XIXe siècle, était tout autre chose qu’une poussière de possessions négligeables. Assortie de la Tunisie, l’Algérie affirmait l’emprise nationale sur les rives méridionales de la Méditerranée ; l’Afrique Occidentale avait, par plusieurs points, atteint le Niger et, du littoral congolais, nos explorateurs avaient pénétré jusqu’au lac Tchad. Il n’y avait là encore que trois tronçons ; l’idée d’en faire un organisme ne s’était ébauchée qu’en un petit nombre d’esprits. Comment nier toutefois que chacun de ces trois groupes ne fût déjà un élément notable de la puissance française ?

L’occupation de l’Algérie nous a mis en contact avec des populations qui nous étaient auparavant inconnues ; après quatre-vingts années de tâtonnemens, nous commençons à pénétrer leurs caractères, à discerner leur diversité. Comment nos premiers conquérans auraient-ils, autrement que par l’expérience, appris à ne plus confondre Arabes et Berbères, alors que les uns et les autres, si l’on n’y regarde pas de très près, semblent professer la même religion et parler la même langue ? Entrés dans Alger par la force des armes, vainqueurs des pirates barbaresques, nous avons rencontré devant nous ensuite des nomades de grande tente, excités par des prophètes musulmans, et nous avons, contre ces ennemis tout différons, continué la pratique de la manière forte ; nous n’y avons pas renoncé, plus tard, en présence des paysans, défenseurs passionnés du sol qu’ils exploitent, que sont les gens de la Kabylie et des oasis. Une ambiance européenne défiante nous a déterminés, plus qu’un parti pris raisonné d’innovations, à inaugurer en Tunisie le système plus délicat du Protectorat. Postérieurement, une pente irrésistible nous fait glisser au Maroc ; là aussi nous avons subi les impulsions plutôt que nous ne les avons données ; nous entrevoyons seulement les épreuves que nous peut coûter encore ce final nécessaire d’une restauration de l’Afrique romaine.

Pourtant, il n’est pas un Français aujourd’hui qui n’apprécie la possession de ce domaine nord-africain. Quelles que soient, au cours des années prochaines, les difficultés de l’action française au Maroc, quelles que soient les directions qui la guideront, il est clair que nous garderons sous notre contrôle prépondérant ce Finistère atlantique de la Berbérie. Une abdication, de ce côté, ne serait possible qu’après l’écrasement complet de notre pays sur d’autres champs de bataille ; et nous saurions, si des événemens plus forts que notre volonté nous y engageaient, disputer au moins la victoire. Il n’est donc pas présomptueux de considérer ici l’Afrique septentrionale française de demain dans son extension complète, de la Tunisie au Maroc. Une étude attentive des populations indigènes de la Berbérie nous persuade de la fausse unité de ce nom d’Arabes, sous lequel nous les désignons toutes ; elle nous révèle les fissures multiples de l’Islam, trop volontiers figuré bloc infrangible ; elle nous montre ici des cultivateurs acharnés, races vigoureuses de colonisation pour les vallées et les plaines resserrées, là des pasteurs dont l’activité plus extensive est celle qui convient le mieux aux vastes horizons des steppes. A côté de nos compatriotes et des étrangers européens, les indigènes ont ainsi leur part, — une part considérable, — dans le progrès de l’Afrique du Nord. Quels qu’en soient les ouvriers, ce progrès portera la marque de la civilisation française.

Cet empire, si précieux par sa valeur propre, n’a pas cependant sa fin tout entière en lui-même ; prolongement de la France en Afrique, il lui appartient de rayonner sur ce continent. Des Algériens furent, partis de la plaine de Bône, les premiers colons de la Tunisie, après l’institution du protectorat ; les défricheurs de l’Oranie ont débordé sur les « confins algéro-marocains, » dès que nos troupes y tinrent garnison ; nombreux sont les Français d’Algérie et de Tunisie, parmi nos premiers résidens de Tanger, de Casablanca, de Fez. On sait moins que ce mouvement d’osmose est sensible aussi dans les sociétés indigènes ; ainsi la bourgeoisie musulmane de Tlemcen a essaimé dans le monde commercial des souks marocains. La paix française confère aux indigènes aussi bien qu’aux Européens une faculté supérieure de travail ; elle fait naître des valeurs, qui sollicitent les échanges. Il est aisé d’exprimer ses bienfaits en peu de chiffres ; avant 1830, le commerce de l’Algérie montait à une dizaine de millions de francs ; à la veille du protectorat (1880), celui de la Tunisie n’atteignait pas 12 millions ; en 1912, le total pour ces deux colonies est supérieur à 1 300 millions ; encore ce nombre magnifique ne peut-il enregistrer la hausse de la consommation locale. L’Algérie et la Tunisie, dès maintenant, s’inquiètent de trouver des débouchés ; demain, il en sera de même du Maroc régénéré ; la Berbérie française, d’ores et déjà, a pris rang sur la liste des puissances mondiales.


Possession plus récente de la France, notre Afrique Occidentale ne connaît pas encore une aussi brillante fortune ; mais quant à son étendue territoriale, elle s’est développée beaucoup plus vite. A l’origine, Faidherbe n’était gouverneur que d’un petit Sénégal, à peine supérieur à la colonie fondée par Richelieu, peut-être même moins riche, car on n’y pratiquait plus la traite des nègres, condamnée par le Congrès de Vienne en 1815 ; le commerce de la Comme était le plus actif ; des Bordelais venaient d’inaugurer la culture en grand de l’arachide, qui a transfiguré depuis tout le bas Sénégal ; mais nos traitans, sur le fleuve, étaient toujours contraints de payer aux chefs maures d’humiliantes « coutumes. » Faidherbe renversa les rôles, et, désormais, les indigènes furent nos hôtes dans les anciennes escales, devenues des postes militaires. Médine était alors le plus avancé dans l’Est ; en 1857, cette pauvre citadelle fut attaquée par les hordes fanatiques d’El Hadj Omar ; une crue précoce du Sénégal permit a Faidherbe, prévenu, de faire monter des renforts, et le marabout fut rejeté vers le Niger ; de ce jour date, parmi les indigènes, le prestige des Français.

La conquête française de l’Afrique Occidentale, reprise non sans saccades après la guerre, depuis 1879, est une sorte d’amende honorable acquittée en expiation des méfaits de la traite ; elle tend à l’affranchissement, à la résurrection des races noires, si longtemps décimées. Lorsque les Européens, au cours du XIXe siècle, cessèrent progressivement de vendre des nègres pour les plantations d’Amérique, des chefs, musulmans ou islamisés, persistèrent à ravager l’Afrique, avec des bandes de sofas dont le noir était toujours le meilleur butin ; l’appareil dont s’entouraient ces brigands, plus instruits que leurs victimes, a pu faire illusion à quelques blancs, agréablement reçus par eux ; en fait, les fortunes d’un Tippo-Tib sur le Tanganika, d’un Ziber sur le Haut-Nil, d’un Samory près du Niger étaient fondées sur des ruines : le nègre d’Afrique était voué à disparaître, si l’Europe n’était intervenue pour le secourir. Dans cette œuvre, la France a laborieusement donné l’exemple et c’est ainsi, de proche en proche, qu’elle a créé son empire ouest-africain. Au début, le Sénégal fut son seul front d’attaque ; puis la conquête s’appuya sur d’autres points du littoral, antérieurement occupés sans aucun dessein d’ensemble : des Rivières du Sud, aujourd’hui Guinée française, de la Côte d’Ivoire, du Dahomey, des colonnes s’enfoncèrent vers le Soudan ; peu à peu, devançant nos rivaux, les itinéraires de nos explorateurs se lièrent dans l’arrière-pays et l’Afrique Occidentale Française se constitua, seule compacte à l’intérieur, bloquant les étrangers en quelques colonies côtières.

Cette extension s’est accomplie au bénéfice principal de la race noire ; ici les conditions géographiques ne permettent pas, comme dans l’Afrique méditerranéenne, la colonisation directe par un peuplement européen ; une dissemblance fondamentale s’accuse donc, dès le premier coup d’œil, entre ces deux groupes de colonies ; même par ses indigènes, l’Afrique du Nord mérite d’être appelée aussi l’Afrique blanche ; sur le Sénégal et le Niger, nous entrons dans l’habitat des noirs. Certes les aspects ni les ressources ne sont identiques entre la latitude de Tombouctou et celle du golfe de Guinée ; mais partout cette nature est, de plus loin qu’en Algérie, distincte de celle de l’Europe. La France possède, dans l’Ouest Africain, des Indes noires, beaucoup moins peuplées que les Indes britanniques, qui sont une des fourmilières de l’humanité, mais riches de « possibilités » qui les font complémentaires, et non concurrentes, des régions plus tempérées de notre planète.

Le Soudan, c’est-à-dire la zone intérieure, est la partie de notre Afrique Occidentale où ces caractères sont le mieux marqués. Or l’accès en est, de toutes parts, difficile : au Nord, il est borné par le Sahara ; au Sud, il est séparé des ports du golfe de Guinée par une bande plus ou moins large de forêt équatoriale, à travers laquelle s’ouvrent des couloirs mal frayés. L’occupation s’est avancée en partant du front sénégalais de l’Ouest, qui appartient à la zone presque désertique encore ; le fleuve Sénégal est une voie de pénétration seulement temporaire, pendant la crue d’été ; en attendant qu’une ligne ferrée relie en permanence Kayes, terminus de cette navigation dans la saison privilégiée, et les ports de l’Atlantique, nos communications de ce côté resteront lentes et souvent précaires. Sans être un Eldorado, le Soudan n’est pas un pays indigent ; il a des terres drainées qui se prêtent à la culture du coton ; des races d’animaux domestiques, élevées conformément au climat, peuvent y prospérer ; elles contribueraient au ravitaillement en viande, en laines, en peaux, de marchés extérieurs et peut-être éloignés, si les transports étaient organisés pour maintenir assez bas les prix de revient ; déjà l’on doit noter, dans les limites de la colonie elle-même, des échanges actifs : production et consommation locales sont en hausse, aussi bien que dans l’Afrique du Nord. Mais, si l’on excepte le caoutchouc, matière riche, l’exportation n’est guère que de produits nés au voisinage des côtes. De plus les Français, dont la direction est nécessaire pour améliorer l’agriculture indigène, sont peu disposés à s’établir dans l’intérieur, alors que des voyages longs et pénibles leur sont nécessaires pour se rendre à pied d’œuvre.


Dans l’Afrique Equatoriale, troisième lot de notre domaine, nous rencontrons une nature originale et des hommes différens ; déjà ces traits sont esquissés dans les parties forestières de notre Afrique Occidentale, l’arrière-pays de la Côte d’Ivoire, par exemple. La végétation y est souveraine, surtout au voisinage des rivières, qu’encadre la forêt-galerie. Les bois de nos contrées sont, au plus profond des futaies, égayés par le jeu mobile des rayons du soleil ; sous l’équateur, la lumière ne perce pas l’épaisseur des feuillages ; les arbres ne s’épanouissent qu’au bout de troncs élevés, les lianes montent à l’assaut du jour, le long de ces fûts qu’elles étreignent d’une verdure sombre ; la terre est masquée par une jungle inextricable de racines enchevêtrées ; les pluies déversées sur ces masses forestières, en quantités triples de celles de l’Europe occidentale (2m,50 par an à Libreville), imprègnent la végétation basse d’une perpétuelle humidité ; même dans les clairières, le ciel se cache derrière des nuages, les observations astronomiques sont très malaisées, la lumière du soleil est amortie comme celle d’un clair de lune. Tel est l’obstacle, proche du littoral, auquel se sont heurtés les premiers Européens qui ont voulu pénétrer dans l’intérieur du Gabon ; les indigènes de cette forêt sont des chasseurs, armés d’arcs et de flèches, d’une rusticité presque simiesque, anthropophages quand passent auprès d’eux des hommes, gibier de choix.

Brazza, depuis 1875, a rompu le charme : franchissant la zone désespérément touffue, il est arrivé jusqu’au réseau navigable du Congo, touchant le fond de cette assiette à bords relevés, à laquelle on compare assez exactement l’Afrique centrale. Suivant le mouvement qu’il lui avait imprimé, le Gabon a grandi ; des explorations ont réuni au domaine français, défini par le Congrès de Berlin de 1884-1885 en face du Congo belge, une partie considérable du bassin congolais, puis le versant septentrional, dont le Chari et le Logone entraînent les eaux vers le lac Tchad ; croissant ainsi du côté du Nord, l’Afrique Equatoriale Française, au delà de la forêt dense, s’est étendue sur des territoires à forêts-galeries, puis sur des savanes soudaniennes ; elle a fini par atteindre les steppes à mimosées qui précèdent le Soudan du côté du Sahara ; par là, ses acquisitions dernières l’apparentent à l’Afrique Occidentale ; ses administrateurs ont découvert, dans les pays bas du Chari, la grande faune des pachydermes et des ruminans ; ils ont combattu des guerriers islamisés, exploiteurs de nègres esclaves ; sur ces espaces libres où l’on respire plus librement après l’oppression de la forêt, ils ont trouvé des sociétés de cultivateurs, d’éleveurs indigènes, empressés à saluer l’aurore de la paix française.

Mais, plus encore ici qu’en Afrique Occidentale, les accès sont malaisés : pour atteindre le Soudan oriental, il faut chercher, loin au Sud, l’amorce des voies navigables du Congo intérieur, remonter ces cours d’eau jusqu’au seuil qui les sépare du Chari, descendre par ce dernier fleuve vers le Tchad, partir enfin, des stations de cette route, pour d’interminables étapes au Nord, vers le Kanem, le Ouadai, le Borkou. Une politique mieux avertie, en 1885, eût sauvé les Compagnies françaises des bouches du Niger, que nos défaillances laissèrent absorber par leurs concurrentes anglaises ; ainsi la rouie fluviale du bas Niger, prolonge par son affluent de gauche, la Bénoué, échappe à notre contrôle ; les Anglais de la Nigeria, puis leurs voisins allemands du Cameroun reculent leurs frontières intérieures jusqu’au lac Tchad ; une masse dense de territoires étrangers s’interpose entre les colonies françaises de l’Afrique Occidentale et de l’Afrique Equatoriale, qui ne pourront plus se joindre que derrière le Tchad. Tout récemment, le traité franco-allemand du 4 novembre 1911, en cédant au Cameroun de vastes districts congolais, a écarté encore de la côte du Gabon la ligne de nos communications indépendantes à travers l’Afrique Equatoriale ; mais, si le Soudan oriental se trouve, de ce chef, rapproché de notre Ouest africain, l’isolement de notre Congo en est plus formel.


Ainsi les trois tronçons de l’Afrique Française demeurent séparés. Chacun d’eux prend sa part d’un mouvement commercial en progrès, développé vers l’extérieur, mais leur union économique et politique n’a pas encore été réalisée. Des patriotes clairvoyans ont cependant compris que cet admirable essor colonial, tout spontané à l’origine, devait être soutenu ensuite par une volonté, par une méthode nationales. De ces préoccupations est né, en 1890, le Comité de l’Afrique Française. « Dans le partage de l’Afrique, disait le programme des fondateurs, la France a droit à la plus grande part, en raison des efforts qu’elle a faits pour le développement de ses possessions de l’Algérie-Tunisie, du Sénégal et du Congo. » Le plan initial était d’organiser des missions qui, parties de ces trois groupes, se donneraient rendez-vous sur les bords du lac Tchad. Nous n’avions sur ce lac que des renseignemens incomplets et fragmentaires, ceux de Barth (1850), de Gerhard Rohlfs (1866), de Nachtigal (1870). Mais il occupait en quelque sorte le centre géométrique de nos domaines africains ; la jonction de tous nos territoires sur ses rives était une expression claire et concise des besoins nouveaux de l’expansion française en Afrique.

Précisément au moment où se constituait le Comité, la France et l’Angleterre signaient leur accord du 5 août 1890. Par cette convention, en échange de concessions dans l’Afrique orientale, nous obtenions la reconnaissance de la suzeraineté française sur toute l’étendue saharienne, entre l’Algérie-Tunisie et le Soudan nigérien ; maigre cadeau, raillait lord Salisbury, que ces « terres légères où le coq gaulois pourrait gratter à son aise. » Des missions partaient, cependant, de plus en plus populaires, à mesure que l’opinion, éclairée par le petit groupe désintéressé des coloniaux d’avant-garde, estimait plus justement la valeur nationale des conquêtes à accomplir : Crampel, monté du Congo, était massacré par le sultan Snoussi, sur la limite des nègres forestiers et des musulmans chasseurs d’esclaves (1891) ; d’autres s’élançaient sur ses traces, et, désormais, aucun traité de limites, entre Niger et Congo, n’était signé sans qu’il fût tenu compte des droits ainsi gagnés par la France. Du Sénégal, en 1891, Monteil avait atteint le Tchad, puis, traversant le désert de part en part, était sorti sur la Méditerranée par Tripoli ; d’autres, s’appuyant sur le haut Sénégal et sur les colonies côtières du golfe de Guinée, réunissaient dans l’arrière-pays du Soudan toutes nos anciennes possessions littorales, puis marchaient, à l’Est du bas Niger, vers le Tchad. En 1897, pour la première fois, une chaloupe à vapeur flottait sur les eaux du lac, portant les couleurs françaises ; c’était, descendue par le Chari, la canonnière de Gentil, le Léon-Blot.

L’échec de la mission du colonel Flatters, en 1881, frappa d’un long discrédit les tentatives de pénétration du Sahara par le Nord. En 1898 seulement, sur les fonds d’un legs recueilli par la Société de Géographie de Paris, une expédition transsaharienne fut décidée ; elle était dirigée par un expert du Sud algérien, M. Foureau, et fortement constituée par une colonne de tirailleurs algériens, aux ordres du commandant Lamy. Partie d’Ouargla, au Sud de Constantine, le 23 octobre 1898, elle atteignait le 28 juillet 1899 Agadès, où des eaux superficielles moins rares annoncent l’approche du Soudan ; poursuivant son chemin, elle rencontrait d’autres officiers venus de l’Ouest, c’est-à-dire du Sénégal, et les deux groupes de conserve poussaient jusqu’au Tchad. Là, des Français arrivaient au même moment, partis du Congo pour venger les camarades assassinés sur la ligne de front par le conquérant musulman Rabah. En. avril 1900, la concentration était achevée : sept cents réguliers indigènes, une trentaine d’Européens étaient rassemblés sous la direction supérieure de Gentil ; cette poignée d’hommes attaquait à la française les 5 000 guerriers de Rabah, les décimait et mettait en déroute ; Rabah lui-même était tué en cette journée de Kousseri (24 avril), qui nous coûtait la perte du commandant Lamy. Cette fois, la pensée du Comité de l’Afrique Française, !’ « utopie » dont riaient les ironistes et les négateurs, était réalisée sur le terrain ; les trois tronçons s’étaient soudés. La prise de possession française coïncide avec la disparition des derniers négriers du Tchad ; une aube se lève sur l’Afrique centrale.


Le Sahara, — le succès de Foureau l’a prouvé, — n’est donc pas infranchissable. La complaisance dédaigneuse de lord Salisbury nous aurait-elle abandonné un lot de quelque intérêt ? Il ne semble pas que cette bande désertique offre un grand attrait par elle-même ; la colonne Foureau-Lamy, sans doute, n’a en rien souffert des Touaregs, qui la savaient trop forte pour rien tenter contre elle ; mais elle a traversé de vastes régions sans eau, des montagnes sèches, des plateaux poussiéreux tour à tour brùlans et glacés ; entre l’Afrique méditerranéenne et le Soudan, cette première expérience complète démontre que le Sahara demeure un obstacle. Il est d’autant plus souhaitable de le supprimer que les régions qui l’encadrent sont mieux connues, plus complètement occupées, plus capables de commander un effort qui assure l’effective continuité de leurs territoires ; la pénétration saharienne est entrée dans la période décisive, celle des solutions.

Nous n’en raconterons pas ici les péripéties. Qu’il nous suffise d’en marquer les étapes et d’en retenir les leçons. Les années 1898 et 1899 ont été signalées par deux conventions franco-anglaises, qui ont terminé, sur la carte, la délimitation de l’Afrique Française ; les frontières entre Niger et Tchad ont été fixées, puis, après les événemens de Fachoda, celles du Soudan oriental ; le Darfour fut reconnu zone d’influence anglaise, le Ouadaï ressortit à la France ; la colonie française de l’Afrique Equatoriale engloba tout le Sahara, au Sud des dernières oasis tripolitaines, alors occupées par les Turcs, c’est-à-dire jusqu’au Fezzan ; ainsi fut complétée la définition du cadre désertique, intermédiaire entre nos trois grands groupes coloniaux africains. Dès 1900, nous en avons commencé l’exploration et l’occupation progressives ; nous nous établissons dans les « oasis sahariennes » du Sud-Oranais, Gourara, Touat, Tidikelt ; nos soldats mettent garnison dans Adrar, qui est la plus méridionale, en janvier 1901.

Dans les oasis sahariennes, en avril 1902, furent formées les premières troupes spéciales pour la reconnaissance du désert, des compagnies mixtes de fantassins, de cavaliers et de méharistes. Cet instrument fut ensuite amélioré, à mesure que nous entrions en relations plus sûres avec les indigènes, éleveurs de ce chameau rapide et très délicat qu’est le méhara. Du Touat rayonnèrent des raids sahariens, à travers les pâturages des Touaregs et les arrems où, sur des plaques de sol plus humide, leurs captifs s’acharnent à de pauvres cultures. Militaire et scientifique tout ensemble, cette expansion a fait justice des terreurs arabes, dénonçant les pays « de la poudre et de la peur. » Les pasteurs du Sahara sont pirates par indigence ; leur vie, comme celle des plantes de la steppe, est réduite à un minimum d’exigences physiologiques ; ils sont endurans, sobres et, à l’occasion, voraces comme des animaux de proie, toujours en quête d’une subsistance incertaine ; leur garantir une existence moins dure est, après les frictions du premier contact, le moyen sûr de les apprivoiser. Ainsi avons-nous fait progressivement des Hoggars, dont le chef principal, Moussa Ag Amastane, est aujourd’hui pour nous un auxiliaire intelligent ; ainsi faisons-nous aujourd’hui des Azdjers du Nord-Est, des Aouellimidens et des Kélouis du Sud, en attendant que nous nous conciliions de même les Ouled-Slimans et les Tibbous du Sahara oriental. L’Afrique Occidentale Française a pris sa part de la découverte du Sahara ; la première rencontre des troupes parties des deux « rives » eut lieu au Nord-Est de Tombouctou, en avril 1904 ; depuis lors, ces réunions concertées furent fréquentes ; le « péril targui » s’est évanoui, comme un mirage du désert.

L’inventaire scientifique du Sahara est en bonne voie. Deux géologues, MM. Chudeau et Emile Gautier, ont parcouru à plusieurs reprises le désert occidental, et publié des documens qui mettent au point la thèse, si complète et si remarquable à sa date, de M. Henri Schirmer, parue en 1893. Les études sont moins avancées pour les régions orientales, dont la France ne possède pas la façade méditerranéenne, la Tripolitaine. Au Sud, autour du Tchad, la « mission Tilho, » dont l’objectif principal était l’abornement d’une frontière franco-anglaise, a ramassé une moisson de renseignemens géologiques, géographiques, ethnographiques, dont une partie est déjà publiée : nous avons aussi des relations d’officiers sur les régions du Ouadaï. En somme, il nous est maintenant permis de nous faire du Sahara une idée suffisamment précise. Ce désert ne ressemble en rien à une dépression uniformément couverte de sable, où le légendaire simoun enterre les caravanes ; il a ses montagnes et ses vallées, les premières assez hautes pour condenser quelques pluies et abriter quelques cultures : de vastes plateaux cristallins, les tanesrouft, sont les parties les plus désolées, mais, proches de l’Algérie, les terrains crétacés du Mzab offrent un aspect aussi triste que ces « pénéplaines » du désert central. Au Sud, une zone « sahélienne, » est la transition entre Sahara et Soudan. On ne saurait la représenter comme riche, et la culture n’y est guère possible sans irrigation ; mais l’eau pour irriguer n’est pas rare, elle est peu profondément enfouie dans le sol et probablement, pour l’avenir de notre domaine, ces mines d’eau valent-elles mieux que des mines d’or. Nous connaissons assez le Sahara, aujourd’hui, pour affirmer que la traversée n’en est plus un exploit exceptionnel.


L’occupation du désert par la France est réglée sur la maigreur même de ce pays ; on n’y peut entretenir de garnisons fixes, mais seulement discipliner le nomadisme des Touaregs, assurer la police par ceux contre lesquels nous avons dû la faire au début, Nous surveillons le Sahara par des tournées de méharistes, dont les formations militaires, très souples, tendent à ordonner sous des directions françaises les déplacemens saisonniers des tribus. Cette appropriation sommaire du désert ferme au Nord du Soudan le cercle de protection que nous avons tendu en Afrique autour des races noires indigènes. Jadis, les caravanes transsahariennes conduisaient dans les ports du Nord des esclaves, bêtes de somme en même temps que marchandises ; les caravaniers, musulmans de Tripoli et du Sud marocain, en dernier lieu, étaient les correspondans de chefs négriers du Soudan méridional ; ils vendaient leurs noirs dans les sociétés musulmanes de. la Berbérie, et parfois, malgré les interdictions officielles, réussissaient à en faire passer jusqu’en Turquie. Ainsi les survivans des razzias soudanaises étaient décimés par les fatigues d’un interminable voyage transsaharien ; on ne s’étonnera pas de la vigueur des noirs rencontrés de nos jours dans les villes nord-africaines, si l’on pense qu’ils ont été trempés par une aussi effroyable sélection.

Dans l’espace de quelques années, le progrès européen en Afrique, — un progrès surtout français, — a condamné la chasse à l’homme et coupé toutes les routes du commerce des esclaves. Un régime économique nouveau doit être introduit parmi les populations noires, en correspondance avec ce changement social. Il y a une dizaine d’années, un humoriste définissait l’Afrique soudanaise « un pays qui manque de nègres ; » ce n’est qu’une boutade, mais qui exprime la surprise légitime des voyageurs, trouvant à peine peuplées des régions certainement habitables et même fertiles. Des siècles de guerres et de servitude les ont appauvries ; mais, quelle que fût leur malfaisance, les chefs négriers et les caravaniers du Sahara représentaient pour les noirs des cadres politiques ; si nous avons eu raison de les briser, il faut les remplacer, soit par des Européens, soit par des noirs que nous élèverons peu à peu dans leur race. Éducation ou gestion directe exigent la présence en nombre de moniteurs blancs ; c’est là une conclusion que pose irrésistiblement le fait même de la conquête. Les noirs, même affranchis, ne seront pas immédiatement capables d’un travail assidu, réparateur pour le pays. Que l’on ne juge pas du Soudan intérieur par le bas Sénégal, où les contacts sont depuis longtemps établis et les exemples donnés par les colons exactement appréciés par les indigènes. L’exploration du Sahara ne suffit donc pas à rapprocher effectivement les deux rives du désert, à développer l’action civilisatrice des blancs sur les noirs de l’Afrique tropicale et équatoriale ; la tâche entamée n’est pas finie.

Les dix années qui viennent de s’écouler n’ont pas été stériles : l’unité purement cartographique et diplomatique de notre empire africain a été précisée par la jonction de nombreux itinéraires, par la détermination d’une méthode de reconnaissance, d’inventaire et de domination politique à travers le Sahara. Cette œuvre ne comporte plus que des additions et des retouches de détail dans les régions orientales. Mais avouons sans fausse modestie que nous l’avons menée à bien en « jouant la difficulté, » au bout des fils ténus de nos lignes d’étapes, en marge de colonies laissées, pratiquement, sans lien les unes avec les autres. Le moment est venu de consommer une union plus intime, et de faire ainsi un faisceau de toutes nos forces africaines. Après le massacre de la mission Flatters, l’opinion s’était désintéressée des chemins de fer transsahariens ; des raisons impérieuses nous commandent de reprendre et de réaliser au plus tôt ces projets. Sans transsaharien, l’Afrique française restera morcelée. Un transsaharien lui permettra de vivre sa vie pleine, de courir toutes ses chances d’avenir.


II

Les conditions présentes de l’Afrique et de l’Europe sont telles que notre domaine africain devient une des pièces essentielles de la puissance française dans le monde. Le chemin de fer transsaharien fut compris, à l’origine, comme devant relier seulement l’Afrique méditerranéenne au Soudan ; aujourd’hui, nous estimons nécessaire qu’il soit prolongé jusque dans l’Afrique Equatoriale. Sa raison d’être, en effet, est d’assurer la jonction pratique, indépendante de tout contrôle étranger, des diverses parties de notre empire, et l’Afrique Equatoriale ne saurait être négligée ; trop longtemps elle fut la « Cendrillon » de nos colonies, contrainte à grandir sans dot ; elle paraissait promise à de prochains dédommagemens, lorsque l’accord franco-allemand de novembre 1911 lui a fait payer notre liberté d’action au Maroc. Elle possède, sur les territoires qui lui restent, des richesses forestières indéfinies dans la zone proprement congolaise et, sur les confins soudaniens, de vastes régions de culture et d’élevage, peuplées d’indigènes moins grossiers. Le chemin de fer transsaharien, s’il s’arrêtait aux limites du Soudan, ne remplirait pas tout son rôle, qui est de permettre la circulation facile des Européens, initiateurs et surveillans du progrès, à travers les contrées aux ressources diverses de toute notre Afrique..

Aussi posons-nous en principe l’utilité politique du transsaharien, complété par son prolongement congolais ; ce chemin de fer servira sans doute à l’échange des personnes avant que ses trains soient lourdement chargés de marchandises ; mais ceux-là mêmes qui en ont accueilli l’idée avec le plus de scepticisme n’ont jamais contesté qu’il fût une valeur impériale. Et d’abord, ils l’admettent comme utile à la création de notre « armée noire. » La baisse de la natalité métropolitaine nous invite à renforcer nos armées en y incorporant de nombreux sujets français, indigènes de l’Afrique du Nord, noirs de l’Afrique tropicale ; toutes les campagnes coloniales ont fait briller les qualités militaires de nos « tirailleurs sénégalais ; » il est avéré que nous lèverions sans peine, parmi ces populations, vingt à trente mille hommes de plus, l’effectif d’un corps d’armée. En cas de guerre continentale, ces troupes viendraient garder l’Afrique du Nord, laissant disponibles pour d’autres emplois tous les contingens, européens et indigènes, du 19e corps et de la division de Tunisie.

La combinaison, en principe, est excellente ; mais elle suppose la permanence de relations rapides entre l’Algérie et le Soudan ; des petites expériences tentées, avec deux bataillons noirs, dans le Sud-Oranais, il ressort que l’Afrique méditerranéenne ne doit pas être, en temps de paix, le dépôt d’unités dont les soldats constituent surtout des troupes de campagne ; nos noirs s’acclimatent dans les oasis, c’est entendu, mais ils s’y sentent déracinés, mauvaise condition pour donner tout leur effort utile ; le trajet par les voies actuelles, du moyen Niger aux oasis sud-algériennes, par Dakar et Oran, n’est-il pas au moins d’un mois ? Quelle différence, économique, morale, lorsque quatre ou cinq jours seulement les sépareront de leurs pays, de leurs tribus ? Avec le chemin de fer transsaharien, le corps d’armée noir a sa ligne de mobilisation et ces soldats, bien formés dans leur milieu, gagneront aisément, le moment venu, les postes de défense ou de combat qui leur seront assignés.

Les Allemands insistent sur ce rôle stratégique du transsaharien ; nous sommes maîtres chez nous et, si nous tâchons à mieux administrer notre patrimoine national, nous ne dénions à personne le droit d’en faire autant : nous nous abstenons de toutes réflexions désobligeantes en présence des augmentations considérables des effectifs allemands du temps de paix. Mais il n’est pas vrai que le transsaharien ne soit qu’une ligne militaire ; il apparait plus immédiatement encore économique, si l’on songe qu’il sera la route rapide des administrateurs, des commerçans, des planteurs français entre la Méditerranée et l’Equateur. Des capitalistes nord-américains n’hésitent pas, sous nos yeux, à s’enfoncer dans les forêts de l’Amazonie, parce qu’ils ont organisé sur le réseau navigable et, par chemin de fer, entre les biefs, des communications rapides ; ils ménagent ainsi les capitaux affectés aux transports, et cet autre capital plus précieux qui est la santé du blanc sous les climats équatoriaux. A dix jours de France, le Congo n’est plus la colonie dangereuse, où l’Européen arrive débilité par les étapes préliminaires ; il garde, avec son équilibre physiologique, son prestige de direction, sa lucidité de commandement.

Politiquement, enfin, le transsaharien nous permet de classer nos colonies d’Afrique ; entre les hautes terres de la Berbérie, le Soudan et le Congo, il sera l’artère vitale d’un « gouvernement des steppes » auquel ressortira logiquement toute l’administration du Sahara. L’Algérie et l’Afrique Occidentale, sous le régime actuel, se disputent ces « terres légères, » et l’Afrique Equatoriale en revendique une partie. Ce qui était naturel pendant la période de la conquête devient maintenant absurde ; il est ridicule de tracer une frontière, évidemment toute cartographique, en plein Sahara, parce qu’il est jugé opportun de donner satisfaction aux autorités des deux rives. Réfléchissons que, depuis dix ans déjà, le « Sud, » en Algérie, a son administration et son budget particuliers ; de même les confins sahariens de l’Afrique Occidentale sont, en fait, sous le nom de territoire militaire, un organisme distinct du reste de la colonie. Le commandement du général qui résiderait au milieu du transsaharien, à Agadès ou Zinder par exemple, offrirait moins d’agrémens qu’un chef-lieu de corps d’armée en France, mais toute l’organisation saharienne aurait alors son unité, assurée par la continuité d’une voie toute française. Lorsque le transsaharien sera terminé, aucun point de nos colonies africaines ne sera éloigné de plus de vingt-cinq ou trente étapes d’une station sur le rail français ; les ravitaillemens du Ouadai seront affranchis d’un détour de huit mois, par le chemin de fer du Congo belge. Et peut-être une administration logique du Sahara nous conduira-t-elle à une autre nouveauté désirable, l’institution d’un ministère de l’Afrique Française.


Ce transsaharien souhaitable, objectent les pessimistes, représente, au plus favorable, d’immenses sacrifices financiers. Le budget français, lourdement chargé, succomberait si l’on ne cessait délibérément de lui imposer des dépenses non strictement obligatoires. Mais d’abord le transsaharien nous parait une de ces dépenses-là ; de plus,. à l’examen critique, on s’aperçoit que les frais en seront beaucoup moins gigantesques qu’on ne l’imagine au premier abord ; enfin des idées toutes nouvelles, que nous exposerons plus bas, simplifient encore la solution de ce problème national. Alors que l’on pensait seulement au transsaharien Algérie-Tchad, M. Paul Leroy-Beaulieu publiait sur ce sujet un livre fortement documenté qu’il donnait explicitement comme « une complète réhabilitation du Sahara (1904). » Le désert, disait-il, n’est rigoureux nulle part, les coins réputés les plus secs du Sahara voient quelquefois des pluies ; les points d’eau reconnus suffiraient, pour peu que les puits fussent entretenus, à l’approvisionnement des machines et des services d’exploitation d’un chemin de fer ; quant au trafic, pour ne rien dire des voyageurs, le transsaharien aurait à transporter du sel, des peaux, du coton, peut-être des minerais, en somme un fret capable de « rémunérer largement le capital engagé. »

Ces conclusions, bien qu’appuyées sur les observations des divers explorateurs et sur des calculs prudemment établis, paraissent teintées de quelque optimisme. Les renseignemens plus précis recueillis depuis 1904 sur le Sahara n’ont rien confirmé encore des hypothèses minières ; le trafic du sel n’occupe que quelques milliers de chameaux, et subit la concurrence des arrivages par mer ; le coton, essayé sur le moyen Niger, n’a fait encore l’objet que d’expériences très localisées ; les peaux ni les laines ne sont des produits de prix élevé pouvant supporter des transports chers ; si l’on en croit M. Gautier, l’un des savans les mieux informés sur le Sahara, le commerce transsaharien assurerait à peine la charge annuelle d’un train de marchandises. Admettons ces constatations peu réconfortantes ; elles ne s’appliquent qu’à l’état de choses présent et l’on sait qu’en pays neuf, même désertique, le rail fait naître le trafic ; à plus forte raison, lorsque la traversée du désert n’est qu’une étape entre des rives beaucoup plus riches, et riches de ressources différentes. Mais, même en supposant provisoirement nulle la circulation des marchandises, quel serait le capital à rémunérer ? Le rail atteint, dans le Sud-Oranais, Colomb-Béchar ; de là aux oasis extrêmes du Tidikelt, on compte 600 kilomètres, et 1 500 de ces oasis à Tombouctou, sur le Niger navigable ; de Biskra au Tchad, la distance dépasse peu 2 500 kilomètres. Au prix de revient raisonnable, et plutôt fort, de 100 000 francs par kilomètre, le transsaharien de l’Est monterait à 250 millions, celui de l’Ouest à moins de 200 millions, soit, à 4 pour 100 d’intérêt, des annuités de 10 ou de 8 millions ; ce ne serait pas une prime d’assurance redoutable pour notre budget national. Encore devrait-on inscrire en déduction toutes les économies sur les transports administratifs, détournés et prolongés, auxquels nous condamne l’actuelle insuffisance de nos communications.


Ces frais médiocres, qui eussent été ceux du transsaharien des anciens programmes, seront atténués ou du moins amortis très promptement, si les pouvoirs publics et l’opinion se rangent à un projet nouveau, qu’il nous reste maintenant à exposer, celui de « l’Union française pour la réalisation des chemins de fer transafricains. » Il ne s’agit plus cette fois de lier seulement l’Algérie au Soudan et au Congo, mais bien de faire du transsaharien français complet le tronçon d’une voie ferrée, coupant obliquement toute l’Afrique, de la Méditerranée au Cap de Bonne-Espérance. L’idée première de cette création hardie revient à M. André Berthelot, qui n’est pas un rêveur et que recommande un succès vaillamment acquis, celui du Métropolitain de Paris. Au Sud de l’Afrique, de même que sur les rivages de la Méditerranée, vit une société coloniale originaire de l’Europe ; elle s’est implantée parmi des races indigènes qu’elle domine ; sous sa direction, des valeurs longtemps ignorées sont maintenant exploitées ; la fortune publique, dans l’Afrique australe, monte sans cesse, mais c’est d’Europe qu’arrivent tous les capitaux éveilleurs d’énergies, c’est à l’Europe que sont destinés, pour la plus large part, les produits des mines et de l’agriculture sud-africaines ; une intercirculation de voyageurs et de marchandises est depuis longtemps établie, exclusivement desservie jusqu’ici par la voie de mer.

Cette société européenne se compose de deux élémens, anglais et hollandais ; elle sort à peine d’une crise de croissance qui faillit lui être mortelle. La guerre si rude du Transvaal, qui ensanglanta les premiers mois du XXe siècle, eut du moins l’avantage d’édifier les Anglais sur les qualités des Boers, leurs adversaires ; la réconciliation suivit de près les combats, car le vainqueur eut l’adresse d’adopter une législation accueillante aux vaincus ; l’Afrique australe, sept ans après la paix rétablie, était érigée en une fédération où tous les citoyens rivalisaient de loyalisme britannique ; tel ancien commandant des troupes boers, devenu ministre de l’Union sud-africaine, était fraternellement accueilli, à Londres, par la conférence interimpériale des « premiers » coloniaux. Ici sans doute, comme dans l’Afrique du Nord, les Européens ont jugé opportun de se rapprocher, car ils sont une minorité parmi les indigènes ; d’après le recensement de mai 1911, le Cap, Natal, l’Orange et le Transvaal possèdent ensemble 1 278 025 individus de race blanche sur un total de 5 958 499 habitans, soit à peine plus que le cinquième ; on observe, depuis le recensement de 1904, un progrès des blancs dans l’intérieur des terres, phénomène dont la concordance est remarquable avec l’essor des voies de communication.

Les noirs de l’Afrique australe sont, en moyenne, beaucoup plus avancés que ceux du Congo, voire du Soudan ; mais seuls les blancs, les Afrikanders tiennent les directions économiques et intellectuelles. Les Boers, acclimatés depuis plus longtemps que les Anglais, sont la race établie des agriculteurs et des pasteurs. Les Anglais demeurent des coloniaux, maîtres des organismes de la mise en valeur, entreprises minières, chemins de fer. Ce sont eux qui, suivant l’exemple de Cecil Rhodes, ont étendu les limites du domaine britannique vers le Nord, conquis les savanes du Matébélé, que leur disputaient de vigoureux guerriers indigènes et des lions, coupé le Mozambique portugais de l’Angola, qui relève aussi de Lisbonne (conflit anglo-portugais de 1891), franchi le Zambèze, atteint enfin la province minière du Katanga, qui fait partie du Congo belge. Ainsi leurs possessions sud-africaines s’étendent de 35°, latitude comparable à celle de notre Algérie, jusqu’au Sud du Tanganika, par 9° ; ils ont, symétriquement à nous dans l’hémisphère du Nord, des pays tempérés à vigne et troupeaux de moutons, des steppes, puis des pâturages du type soudanien, qui s’épaississent peu à peu en forêt, à mesure que l’on s’approche de l’équateur. Leur Soudan est la région des Barotsés et du lac Nyassa, ici favorisée par une altitude qui permet le séjour prolongé des Européens.

Dans cette Afrique australe, continent moins largement déployé que l’Afrique boréale, le désert figure en réduction, accolé aux côtes occidentales ; mais l’accès des districts les mieux dotés s’amorce fort loin d’Europe, aux ports du Sud et du Sud-Est africains ; du Cap, de Port-Élisabeth, de Durban, de Lourenço-Marquez, de Beira, partent les chemins de fer de pénétration. Tous, après des parcours plus ou moins compliqués, confluent dans la ligne méridienne qui, dès maintenant, unit la ville du Cap à Elisabethville, capitale du Katanga. Par mer, d’Angleterre à Capetown, en train sur les 3 500 kilomètres de voie en service, Elisabethville est à vingt-cinq jours au moins de Londres ; par le transafricain français, continué à travers le Congo belge, le trajet serait de dix à douze jours. Aussi les Anglais, qui sont gens d’affaires, ont-ils volontiers approuvé l’innovation proposée en France ; ils apporteront certainement une clientèle au futur chemin de fer. Nous en dirons autant des Belges. Le chemin de fer du bas Congo, chef-d’œuvre de patience et de volonté du colonel Thys (1889-1898), leur a ouvert le bassin intérieur avec son réseau navigable ; ils ont déjà doublé par des voies ferrées les rapides du Congo supérieur ; mais malgré tout, le chemin de fer, sans transbordement, venant du Nord, étendrait leur prise de possession de la zone la plus forestière et raccourcirait d’au moins moitié le voyage d’Europe au coude septentrional du Congo. Entre les empires de la France et de l’Angleterre, le transafricain ne servirait pas moins utilement le domaine équatorial des Belges.


Ainsi, du Soudan au Cap, deux nations européennes seraient intéressées directement au chemin de fer projeté ; ce sont l’une et l’autre des nations amies de la France et dont les besoins en Afrique se rapprochent beaucoup des nôtres : il leur faut avant tout, pour coloniser leurs possessions, en faciliter l’accès et la traversée par des Européens. Pour répondre à cette nécessité fondamentale, le transafricain sera essentiellement une ligne de voyageurs. Sur l’ensemble de sa longueur, 10 à 11 000 kilomètres, les quelque 2 000 du Sahara ne seront qu’une section ennuyeuse à franchir ; par delà, c’est immédiatement la zone colonisable qui commence, avec les pâturages du Soudan. Le tronçon septentrional du transafricain, au moment où l’Europe se plaint des soucis de la vie chère, met aux portes de la France, à quatre jours de l’école de Grignon, dit M. André Berthelot, d’immenses terrains d’élevage, une Argentine ou une Australie françaises. Ne suffirait-il pas de ces possibilités pour attirer un courant de voyageurs ? Mais le transafricain transportera aussi les forestiers en route pour le Congo, les prospecteurs de cuivre, de diamant, d’or allant au Katanga et au Transvaal, tout le personnel des Compagnies financières engagées dans l’exploitation de ces richesses. Sur de si longs parcours, pour une pareille clientèle, il faut des transports non seulement rapides, mais aussi peu fatigans que possible, donc des trains de vitesse et des voitures confortables, ce qui comporte voie large, rails lourds, locomotives puissantes, vagons à couloirs et à couchettes ; le transsaharien timide de jadis était prévu à voie étroite ; le transafricain sera construit sous d’autres proportions, et c’est précisément cette extension qui rend le transsaharien pratique.

Déjà la presse anglaise témoigne au projet français une curiosité sympathique ; en l’examinant de plus près, nos voisins reconnaissent aussi que le transafricain hâterait, en en transposant légèrement les termes, la solution du fameux Cap-Caire. Rien n’empêche en effet la construction ultérieure d’un embranchement entre l’Oubangui et le Soudan Egyptien, approximativement de Zémio à El Obéid, en corniche au-dessus des pays bas du Bahr el Ghazal ; pour notre part, nous jugerions plus intéressante une jonction plus difficile sur le terrain, celle de Zémio avec le lac Victoria Nyanza et le chemin de fer de l’Ouganda ; cette dernière voie deviendrait la route rapide de l’Europe vers l’Océan Indien du Sud, Madagascar, la Réunion, l’Ile de France. Sans même escompter l’avenir de si loin, la ligne transafricaine seule peut se promettre de transporter des voyageurs pour de nombreuses destinations ; nul ne pense à y faire courir des trains fréquens ; qu’il y en ait un par jour dans chaque sens, avec une centaine de voyageurs au total, c’en est assez pour justifier la création et pour couvrir, estime M. Berthelot, les frais d’exploitation. Aux gens d’affaires s’ajouteront peu à peu les touristes, les chasseurs de gros gibier ; les exploits cynégétiques de M. Roosevelt dans l’Ouganda deviendront, le long du transafricain, des prouesses banales.

Bien plus, négligeant complètement le trafic « né sur la voie, » ne doit-on pas prévoir, de bout en bout, des transports de marchandises ? Les voyageurs ne sont pas la clientèle exclusive des lignes de raccourci ; médiocrement outillé, parfois interrompu, le transandin qui unit depuis 1910 l’Argentine au Chili convoie en service normal les courriers, les colis postaux, les messageries ; il sert à tous les transports pour lesquels il n’est pas indifférent d’employer, entre Valparaiso et Buenos-Aires, quarante heures au lieu des dix à douze jours qu’exige le détour par Magellan ; encore la ligne andine est-elle à voie étroite, d’où transbordement obligatoire sur la voie large, au bas de chacun des versans. L’or et les diamans du Cap sont marchandises précieuses, qui emprunteront vraisemblablement les vagons du transafricain ; telle sera aussi la route des expéditions postales et de ces petits colis, tissus, nouveautés, articles de Paris, conserves fines, etc., qui sont une des formes originales de l’exportation française. Tout cela finit par chiffrer. Ces accessoires de la grande vitesse, dans nos Compagnies métropolitaines, ajoutent une recette d’un tiers à celle du trafic des voyageurs. On n’estimera donc pas imprudente l’affirmation que le transafricain, dès l’origine, sera un chemin de fer à revenu.

Est-il techniquement possible ? Assurément, car plusieurs chemins de fer désertiques sont déjà réalisés et exploités. La question de l’eau ne se pose que pour la section centrale du Sahara, soit sur 1 500 kilomètres environ ; notre expérience récente de ces régions prouve qu’elle n’est pas insoluble ; autre chose est l’approvisionnement d’une caravane ou même d’un raid rapide de méharistes, et celui de locomotives, capables de parcourir sans boire, en quelques heures, des espaces que les chameaux couvrent à peine en une semaine ; l’inconvénient des points d’eau éloignés est moindre pour des trains de poids, circulant sur la voie large, que pour des machines plus petites destinées à une voie étroite et remorquant des trains légers ; toujours apparaît, dès qu’on discute les objections, la vérité pratique de la conception nouvelle, qui est la simplification du problème par l’agrandissement des termes. Le transsaharien nous obligera à un aménagement des points d’eau que permettent la méthode des recherches et la perfection des forages modernes ; le vent, qui fut jusqu’ici l’ennemi redouté des caravaniers, deviendra l’auxiliaire du chemin de fer, montant mécaniquement l’eau profonde dans des réservoirs : ce système est d’usage courant dans les parties les plus sèches de la pampa argentine.

Mais, ajoute-t-on, l’eau saharienne encrassera les chaudières, et le sable se glissera dans les rouages, faussera les ressorts, parfois s’accumulera contre la voie et paralysera le trafic ? L’eau chargée d’impuretés n’est plus un empêchement à la marche des machines ordinaires ; on l’épure avant de s’en servir et c’est une opération facile, qui grève fort peu l’exploitation ; le chemin de fer tunisien de Sfax à Gafsa, même le Bône-Guelma dont les lignes courent plus au Nord dans la Régence ont équipé à cet effet des installations intelligentes, que l’on pourra prendre pour types : les conditions géographiques de Metlaoui, la mine phosphatière proche de Gafsa, sont carrément sahariennes. Quant au sable, on en est revenu de l’idée que le désert est couvert d’une couche mobile, que le vent gonfle en vagues et transporte par masses ; dans les nebkas, le sable superficiel est bombé en mamelons et agglutiné par un peu d’humidité ; le reg est un conglomérat assez ferme, qui pave le plus souvent les défilés ou gassis ouverts au cœur des dunes moins stables, la hamada est une table de grès dur. Nous ne craignons donc pas l’enterrement des trains par le sable ; sur les points où l’expérience en démontrerait la nécessité, on placerait des palissades de protection, ainsi que font les Russes dans la Transcaspie ou, contre la neige, les ingénieurs américains dans la traversée des Montagnes Rocheuses. C’est de poussière, plutôt que de sable, que l’exploitation devra s’inquiéter ; même sur les grès, le vent agit comme une râpe irrésistible. Mais les chemins de fer exploités dans l’Asie Russe, en Californie, sur les zones découvertes de l’Amérique du Sud, sont exposés à de pareils inconvéniens ; il en ressort, pour les entreprises, des frais spéciaux d’entretien, pour les voyageurs de menus désagrémens qu’atténue beaucoup l’équipement d’un matériel approprié.

Alors que les Russes et les Américains nous ont, depuis longtemps, ouvert la voie, nous serions mal venus à déclarer que le transsaharien est une impossibilité technique ; le premier transcontinental américain, concédé en 1862, fut inauguré en mai 1869, construit à la vitesse moyenne de 450 kilomètres par an dans les sections difficiles et mal connues encore de l’Ouest. Le transcaspien a été, à plus d’un titre, une école à laquelle se sont instruits ensuite les ingénieurs du transsibérien et des chemins de fer complémentaires entre la Russie d’Europe et le Turkestan. Partant de ces faits, l’Union pour la réalisation des transafricains s’est demandé, non pas si elle ferait le transafricain, mais comment ; elle a constitué un premier capital, et s’est assortie d’une Société d’études, qui a immédiatement attaqué la prospection définitive, en Afrique ; de cette Société font partie plusieurs banquiers de Paris, de Marseille et de l’Afrique Française, des Compagnies de transport par terre et par mer, des « concessionnaires » du haut Congo, quelques industriels. Les études ont été divisées en trois sections, l’une proprement saharienne, des oasis du Sud algérien au Soudan et au Tchad, la seconde entre Tchad et Congo, la troisième enfin des oasis au littoral méditerranéen.

La mission saharienne est partie de Marseille, le 17 janvier 1912. de Colomb-Béchar, terminus des chemins de fer algériens, le 27 janvier ; elle était à Adrar, dans le Sud des oasis, le 14 février, organisait là sa traversée du désert et partait au commencement de mars pour jalonner l’itinéraire dont le tracé est son objet particulier. Ses étapes principales furent Silet, en pays Hoggar (mai), Agadès dans l’Aïr (juin), Zinder, et enfin Nguigmi, sur le lac Tchad (septembre). Elle se composait d’un personnel éprouvé, aux ordres du capitaine Nieger, qui compte dix années de Sahara et qui a pris part, depuis 1902, à toutes les reconnaissances importantes entre Algérie et Soudan ; son maître fut le colonel Laperrine, dont le nom ne doit pas être oublié au moment où va tomber pour toujours l’obstacle du Sahara. Les lieutenans du capitaine Nieger étaient le capitaine Cortier, de l’infanterie coloniale, qui parcourt le désert, à la tête de pelotons méharistes, depuis 1906, M. Chudeau, normalien géologue, habitué depuis longtemps à préparer entre Alger et le Tchad ses livres de documentation précise et ses travaux de laboratoire, trois ingénieurs spécialisés dans des études de chemins de fer, enfin un adjudant chef d’escorte, vétéran des raids méharistes.

La mission a trouvé le concours le plus empressé auprès des autorités civiles et militaires de l’Algérie et des territoires du Sud ; les rivalités de bureaux, si faciles à envenimer, se sont heureusement assoupies devant l’évidence d’un intérêt supérieur à servir ; mais nous croyons savoir que les transports par chameaux, dans la zone des oasis sahariennes, ne furent pas assurés sans peine ; les bons animaux deviennent rares, comme si les indigènes se désintéressaient d’un élevage qui n’aura plus sa place dans le Sahara de demain ; or c’est là une erreur parce que le chemin de fer créera lui-même son réseau d’affluens qui seront des pistes caravanières ; les Sahariens verront sans doute la renaissance du chameau sortir un jour de ce qu’ils estimèrent d’abord une concurrence mortelle. En Afrique Occidentale, la mission Nieger fut suivie avec bienveillance ; les ordres avaient été donnés par le Gouvernement général pour qu’une petite colonne, conduite par le lieutenant Laibe, montât du moyen Niger à la rencontre des Algériens. La meilleure preuve de l’accord sincère intervenu est que le lieutenant Laibe, continuant à compter dans les cadres de l’Afrique Occidentale, était cependant détaché aux ordres du capitaine Nieger Un collaborateur précieux fut le P. de Foucauld, vaillant officier d’Afrique, l’un des premiers découvreurs, naguère, du Maroc inconnu, aujourd’hui prêtre de la congrégation des Pères Blancs, hôte d’un modeste ermitage saharien, populaire parmi les Touaregs, dont il possède à fond le pays et parle couramment la langue. Enfin le chef des Hoggars lui-même, Moussa ag Amastane, loyalement rallié à la France, a sollicité comme un honneur la permission d’accompagner le capitaine Nieger, qu’il connaît de longue date, jusqu’aux rives soudaniennes du Sahara ; cette coopération politique est d’un excellent augure.

La mission avait pour instructions, d’abord, de rechercher un itinéraire unique entre le Sud des oasis et la pointe méridionale des montagnes du Hoggar ; les oasis occupant le fond d’une dépression, le tracé remontera par la vallée d’un oued, le Tassaret probablement, à travers les steppes à pâturages du Mouydir-Ahnet, puis, de la cote 700 mètres environ, il se poursuivra sur des glacis peu inclinés vers Silet, au Sud du Hoggar. Là, il se bifurque, et c’est à Silet que fut concertée la jonction avec le lieutenant Laibe ; de là une section, renforcée par le peloton de ce dernier officier, a gagné le Niger par les plateaux des Iforas, atteints déjà par les pluies atlantiques, sahéliens plutôt que sahariens ; l’autre visait, vers le Sud-Est, le gros puits d’In-Guazzam, puis les oasis méridionales de l’Aïr, autour d’Agadès ; elle obliqua alors vers l’Est, par le pays subsaharien de Zinder, afin de reconnaître les accès du Tchad et, s’embarquant à Kano dans les trains de la Nigeria anglaise, est rentrée en France par Lagos et le golfe de Guinée, en novembre 1912. Les missionnaires s’efforcèrent, non de réduire les distances, mais d’éviter les terrains difficiles et les travaux d’art ; ils ne s’asservirent pas aux pistes traditionnelles, entre des points d’eau connus ; leur objectif essentiel était de déterminer des profils convenables pour la circulation de trains lourds et rapides ; leurs levés de terrain sont complétés par des observations géologiques, météorologiques et, si possible, des analyses de l’eau rencontrée ; le transsaharien était une sorte de transposition sur rails des caravanes ; le transafricain sera tout autre chose, une entière nouveauté.

Entre Tchad et Congo, la Société d’études n’a pas encore organisé ses enquêtes ; mais elle est d’accord avec la Compagnie des Sultanats du Haut-Oubangui, dont plusieurs agens s’occupent en ce moment même à la reconnaissance d’une partie de cette région ; le travail sera ainsi bien préparé pour une prochaine campagne ; la saison 1912 était trop avancée pour permettre l’envoi utile d’ingénieurs venant de France ; un itinéraire, dans ces savanes tropicales, ne saurait être jalonné d’abord qu’en saison sèche, on n’a plus ensuite qu’à le retoucher, en raison des corrections que suggérera l’étude en période de pluies. La section méditerranéenne, entre le littoral et les oasis, est dès maintenant l’objet d’études plus poussées. Ici, il importe d’écarter tout d’abord deux questions préalables : gardons-nous d’une part de confondre transafricain et franco-marocain ; évitons ensuite de raviver les rivalités algériennes, entre les cités côtières qui déjà convoitent le débouché du futur chemin de fer sur la Méditerranée.

Ainsi dégagée des complications adventices, la question est la suivante : un chemin de fer à voie large peut-il traverser toute la Berbérie, des oasis à la mer, et comment ? Lorsque les trains transafricains passeront sans rompre charge sur la voie large qui relie toutes nos grandes villes nord-africaines (et qui doit être, ajoutons-le en passant, celle des chemins de fer de l’Algérie à Fez et à l’Atlantique), le moment sera venu de trancher s’il vaut mieux les aiguiller sur Alger, sur Oran ou sur tout autre port. A l’heure présente, la voie étroite partie d’Oran arrive, à 700 kilomètres plus au Sud, jusqu’à Colomb-Béchar ; elle franchit successivement les montagnes du Tell, les hauts plateaux, puis l’Atlas saharien ; elle se termine sur le plateau triangulaire que découpent, la pointe au Sud, les oueds Zousfana et Guir, sources de la Saoura ; elle a rendu de grands services pour l’occupation des oasis, dont le chapelet s’échelonne sur 600 kilomètres jusqu’au Tidikelt ; elle facilite à nos troupes la surveillance des confins marocains, sur les hauts plateaux et vers les oasis du Tafilelt ; elle porte, de bout en bout, des trains assez rapides, au matériel plus moderne que sur beaucoup de lignes algériennes, mais on ne saurait la considérer comme la plate-forme possible d’un chemin de fer tout autrement conçu.

La Société d’études constitue donc aussi une mission spéciale, pour la fixation du tracé dans la portion méditerranéenne du transafricain. La direction en fut confiée à des techniciens éminens, qui ont travaillé longtemps en Algérie, MM. Guérin et Maitre-Devallon. Les travaux étaient divisés en trois sections ; du Tidikelt au revers Nord de l’Atlas Saharien, sur les hauts plateaux, enfin à travers le Tell. La mission eut pour programme de remonter la Saoura, depuis le point de départ du capitaine Nieger ; son exploration était escortée et facilitée par l’autorité militaire. Il y a là des passages difficiles, la vallée étant dominée à l’Est par une falaise crayeuse, et serrée à l’Ouest par des dunes ; on prévoit donc des travaux d’art notables, mais dont l’établissement solide n’est pas pour effrayer des ingénieurs qui se sont exercés sur le terrible parcours Berrouaghia-Boghar, dans le Tell algérien. Le tracé, touchant probablement à Béchar la voie étroite oranaise, s’engagera dans l’Atlas saharien en tournant au Nord le massif des Doui-Ménia, par Ain-Chair ; il débouchera sur les hauts plateaux à Fortassa. De là au seuil du Tell, pas de difficultés sérieuses. Quant à la percée du Tell, plusieurs passages ont été étudiés déjà, le long des vallées qui tombent de l’Ouarsenis. Ce sont des plans préparés depuis plusieurs années par le service des travaux publics du gouvernement général ; on estime que le transafricain pourrait joindre la ligne à voie large d’Alger à Oran dans la vallée du Chélif, soit près de Malakoff, dans le bas, par 105 mètres d’altitude, soit à Affreville, plus près d’Alger, aux environs de la cote 400.

Après relevés sur le terrain, les pièces sont présentement rassemblées à Alger, et le dossier soumis à un dépouillement critique. La fin des études de cette section du Nord précédera de peu la mise au net du tracé pour la section saharienne. Les conclusions seront donc très certainement arrêtées avant beaucoup de semaines et, très prochainement, la construction pourrait être commencée si, dans l’intervalle, la combinaison financière indispensable était réalisée. Que l’on ne s’étonne pas de la rapidité de ces enquêtes actuellement poursuivies ; elles n’ont d’autre objet que de coordonner et de préciser, en vue d’un travail défini, les documens recueillis depuis une dizaine d’années ; officiers et savans ont précédé dans le Sahara et dans l’Algérie du Sud la mission du transafricain ; rappelons, pour prendre un exemple plus concret, que, avant de diriger les recherches dernières sur le tracé de ce chemin de fer, le capitaine Nieger avait assuré, au Service géographique de l’armée, la publication d’une carte au cent millième des oasis sahariennes. Peut-être, sur les rapports des missions, des critiques s’élèveront-elles ; il n’en manque jamais, surtout à la veille des succès que les censeurs professionnels regrettent de n’avoir pas flairés ; le Métropolitain de Paris ne fut-il pas déclaré une fantastique utopie ?

Sans ajouter à ces inévitables négations la valeur de discussions, propres à retarder des gens résolus à l’action, il importe, dès à présent, de préluder aux pourparlers diplomatiques indispensables avec la Belgique et l’Angleterre, puis de grouper les concours financiers pour l’exécution du transafricain. Un géographe belge qui connaît fort bien le Congo, M. A.-J. Wauters, écrivait dernièrement dans le Mouvement Géographique qu’il juge les projets français trop vastes et que mieux vaut, au Congo, se borner à des tronçons ferrés reliant les biefs, améliorés, des fleuves navigables. Cette opinion sera, sans doute, celle de nombreux Belges, surtout de ceux qui sont intéressés à drainer le commerce vers le bas pays atlantique et le chemin de fer de Léopoldville à Matadi ; mais, même parmi ceux-là, nous connaissons des hommes d’esprit libre et de vues larges qui se rallieront, toutes réflexions faites, au programme du transafricain ; dans les Sociétés du haut Congo, des concours tout amicaux ont été déjà concertés entre des Français et des Belges, collègues en divers Conseils d’administration : la colonie est assez riche et assez grande pour donner du fret à plusieurs chemins de fer. Et peut-être le Congo de nos voisins serait-il efficacement garanti contre certaines ambitions territoriales par une convention de collaboration économique qui contribuerait à resserrer l’amitié naturelle de la Belgique et de la France.

Notre solidarité avec l’Angleterre s’affirmera de même en Afrique, très utilement pour la santé de l’entente cordiale, autant dire de l’équilibre européen. L’Angleterre, dans le monde contemporain, n’est plus maîtresse de poursuivre une politique étroitement insulaire ; il n’est pas indifférent à nos voisins qu’une voie ferrée africaine relie la Méditerranée occidentale à la mer des Indes, pendant symétrique à ce chemin de fer transpersan, qui doit, un jour ou l’autre, doubler au Nord les routes maritimes de la Mer-Rouge et du golfe Persique ; ce rôle serait dévolu à l’embranchement Ouganda-Chari soudé à notre transsaharien. De même, les lignes de la Nigeria ne devront pas s’arrêter à Kano, mais rejoindre le rail français dans le Zinder. Le transafricain marquera sur tout un continent la fin de l’ère des voies de pénétration en impasse ; il pressera ainsi le règlement, combiné entre les puissances européennes, d’une législation efficace adaptée à la protection de la flore et de la faune indigènes, à la renaissance de la race noire : prohibition des spiritueux, vente surveillée des armes de guerre, police de la chasse, du déboisement, etc. Aux Anglais, qui accusent un si juste souci de ces conventions prévoyantes, il ne sera pas vain de montrer le transafricain un instrument de progrès civilisateur... Et nous ne verrions aucun inconvénient, pour notre part, à ce que, français, belge et anglais sur son tracé principal, ce chemin de fer acceptât, provoquât même des liaisons avec les voies africaines d’autres puissances, de l’Allemagne notamment, au départ du Cameroun ou de la côte orientale.

La diplomatie aura donc, elle aussi, son rôle à jouer pour l’établissement du transafricain et de ses complémens. Mais, si brillantes que soient ces perspectives, les promoteurs ne vont-ils pas, dès le début, se heurter à une impossibilité financière ? Certainement non, si l’accord se fait, comme on doit l’espérer, sur cette entreprise d’avenir national, entre l’opinion et les pouvoirs publics. La Société d’études, qui a mobilisé un capital d’études de 400 000 francs, est capable et désireuse de bien autres efforts ; elle se présentera donc avant longtemps avec l’apport de projets étudiés à ses frais et d’une mise de fonds pour la construction. Elle a confiance que ses capitaux seront rémunérés par le trafic, dès que la ligne sera complète ; il semble qu’une collaboration de l’Etat lui serait due pendant la période préliminaire d’attente, tout au moins ; personne n’estimerait somptuaire un crédit de quelques millions affecté à garantir les dépenses de construction et pouvant, au besoin, être récupéré ultérieurement par une participation de l’Etat aux bénéfices de l’exploitation, concédée à la Compagnie. Quelle que soit d’ailleurs la formule adoptée, nous souhaitons vivement que la solution soit prompte ; l’unité de l’Afrique Française est au prix du chemin de fer transafricain. C’est aujourd’hui, ce sera demain plus encore l’un des aspects de notre unité nationale : la génération réaliste qui monte ne permettra pas que la France passe, sans la saisir, à portée de cette occasion.


HENRI LORIN.