L’amour saphique à travers les âges et les êtres/24

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(auteur prétendu)
Chez les marchands de nouveautés (Paris) (p. 187-193).

L’Amour saphique, Bandeau de début de chapitre
L’Amour saphique, Bandeau de début de chapitre

XXIV

COMMENT L’HOMME ENVISAGE LE SAPHISME


Le moraliste qui s’en tient aux principes courants, aux opinions toutes faites et aux phrases clichées qui se passent de bouche en bouche sans que l’esprit de chacun les examine et les contrôle, réprouve et stigmatise l’amour saphique sans chercher à en établir les causes physiologiques et pathologiques.

L’un de ses arguments est que les lesbiennes accomplissent un acte anormal et qui paraît attentatoire à l’avenir de l’humanité. Mais, son tort est de ne point chercher dans le domaine scientifique les moyens curatifs et de se tromper sur l’influence du saphisme sur les mœurs.

Volontiers l’on suppose que la femme, apprenant à se passer de l’homme pour satisfaire ses besoins passionnels, se refusera progressivement au mariage, à la cohabitation conjugale et à l’enfantement, cette épreuve si terrible pour elle.

Si tel était le résultat des amours saphiques passées dans les mœurs, il est évident que la race humaine s’éteindrait promptement.

Le raisonnement paraît assez probant ; néanmoins, nous croyons qu’il est profondément erroné. Le saphisme ne peut pas satisfaire la femme en bon état de santé physique et moral. Au cœur et au corps de la femme même un peu névrosée, il demeurera toujours un instinct qui la fera rechercher de préférence le mâle, et désirer l’enfant, au moins quelquefois dans sa vie, sinon perpétuellement.

Il nous paraît évident que le desiderata social serait que les préoccupations intellectuelles amortissent en l’être humain les besoins sexuels, le délivrassent de l’obsession passionnelle qui le tient enchaîné actuellement et que, hommes et femmes soient chastes sans effort durant la plus grande partie de leur existence.

Nous sommes persuadés qu’un avenir lointain apportera en l’homme la modification de son être, et que l’amour cessera de prendre dans la vie humaine la place disproportionnée qu’il occupe maintenant. Mais nous ne sommes pas encore parvenus à cette époque, et nous croyons que le philosophe à idées larges et éclairées peut, à l’heure présente, classer les amours anormales comme étant souvent moins dangereuses, moins fertiles en conséquences désastreuses que les amours normales entre hommes et femmes.

À côté du moraliste qui blâme le saphisme par un sentiment sincère et des plus respectables, il y a l’hypocrite qui, au fond, serait enchanté de participer à ces fêtes de la chair ou, tout au moins, de goûter d’âcres joies à les contempler, mais que son décorum retient et qui croit devoir stigmatiser violemment ce vice.

Il y a aussi l’homme sincèrement révolté dans sa chair, dans son orgueil, que la femme le dédaigne et l’écarte pour goûter, seule ou auprès de ses pareilles, les joies qu’il croit détenir uniquement.

Ceux qui se montrent indifférents sont parfois des impuissants et, souvent, des blasés, pour qui morale et vanité ne sont plus que des mots creux, incapables de faire vibrer quoi que ce soit, en leur scepticisme.

Les indulgents sont ceux qui s’accommodent, pour leurs passions, de l’amour saphique, y participent et en tirent des sensations neuves et aiguisées.

Dans l’amour vénal, le spectacle du baiser saphique est fréquemment réclamé par l’homme afin de l’exciter à la possession et, bien souvent, il lui suffit pour se contenter passionnellement.

Le vice de l’homme est certainement ce qui a le plus entretenu le saphisme, en l’encourageant.

Même dans les ménages légitimes, il n’est pas exceptionnel de rencontrer des maris qui autorisent chez leur femme l’amour lesbien, pourvu qu’ils soient témoins ou acteurs dans les scènes amoureuses qu’elles recherchent.

L’homme qui, dans le mariage, se conduit ainsi est, à la fois, un cynique et un vaniteux.

Il tient peu au respect de la société qui l’entoure ; il est, en réalité, intimement persuadé que les jouissances artificielles que goûtent ses compagnes sont inférieures à celles qu’il peut leur procurer.

En général, c’est l’opinion de l’homme que la femme, dans l’amour saphique, ne trouve que des joies inférieures et incomplètes tout à fait impossibles à comparer à celles qu’elles rencontrent auprès d’un homme.

Ils ont à la fois raison et tort.

Au point de vue matériel pur, la jouissance apportée aux organes féminins par le moyen des lèvres, des doigts ou d’un objet quelconque est la même que celle que produirait le membre viril. Et même, souvent, la femme n’ayant aucune crainte de grossesse, nullement retenue par une pudeur, une timidité, se laisse aller à un plaisir plus franc en compagnie d’une autre femme que vis-à-vis d’un homme.

Cependant, au point de vue imaginatif, mises à part les inverties et quelques lesbiennes sentimentales qui ont sincèrement horreur de l’homme, la femme préfère l’amour intellectuel, la cour et l’attention de l’homme.

En somme, dans l’amour lesbien, la femme sensuelle trouve un plaisir matériel, mais ne peut guère contenter ses désirs de coquetterie, de vanité féminine, car elle ne saurait demander à sa pareille l’admiration, l’étonnement qu’elle cause à l’homme.

Rien que le fait de la différence des sexes, de la structure du corps donne à l’homme auprès de la femme une curiosité, une émotion qui ne saurait exister chez l’amant féminin.

De même, cette incompréhension intellectuelle des sexes qu’entretient et approfondit l’éducation séparée, donne à l’amour naturel une illusion, un mystère qui ne saurait exister entre deux femmes qui s’aperçoivent sans aucun voile possible.

Or, en amour, il faut bien reconnaître que l’attrait de l’inconnu est le principal ; une fois percé le mystère de l’amante ou de l’amant, survient soit une bonne et tiède amitié lorsque les caractères se conviennent, soit une animosité, un agacement, une répulsion lorsque déplaisent les particularités qui, peu à peu, se sont précisées dans l’individu et l’ont fait apparaître en silhouette nette devant l’autre.

C’est le charme de l’inconnu qui jette les amants dans les bras l’un de l’autre ; c’est la connaissance précise de l’être que l’on a aimé qui amène la satiété et le dégoût.

Plus l’illusion est vive, plus l’amour et le désir sont passionnés.

Dans l’amour lesbien, l’illusion et l’inconnu de l’amante sont fortement atténués par le fait de la similitude des sexes, des éducations, des tendances et des sensations sexuelles.

Par conséquent, au point de vue intellectuel, l’amour saphique ne peut être qu’inférieur à l’amour entre sexes différents.

Il faut naturellement mettre à part certaines créatures mal douées au point de vue de la beauté, ayant un caractère très masculin, n’ayant jamais, pour ainsi dire, été traitées en femmes, et qui sont pourvues de la faculté de s’émouvoir à l’égal des hommes pour les charmes féminins et pour qui l’âme des éternellement femmes est complètement étrangère. Celles-ci aiment cérébralement avec toute l’ardeur d’un homme celles qu’elles élisent leurs maîtresses.

Mais elles sont l’exception ; et leur amour ne saurait alors pleinement contenter leur maîtresse, car, si celle-ci trouve chez elles passion et ardeur, elles ne peuvent éprouver elles-mêmes aucune admiration, aucun désir envers l’être plus ou moins laid et disgracié qui les étreint et les caresse.

Avec un amant féminin, la femme connaîtra la plupart du temps des jouissances matérielles supérieures à celles que lui donnerait un amant ou un mari ; mais si son appétit sexuel est satisfait, sa cérébralité est privée d’une foule de bonheurs qu’elle ne rencontre qu’en face d’un homme, qui comble sa vanité avec l’adulation et l’admiration qu’il met à ses pieds.

Énormément de femmes sont plus sensibles aux jouissances cérébrales que leur apporte la certitude d’être passionnément admirées qu’à celles de la chair proprement dites ; c’est ce qui leur permet de supporter et d’aimer des hommes qui, charnellement, ne leur procurent aucune joie.


L’Amour saphique, Vignette de fin de chapitre
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